Ils rêvaient d'un film sur Jean-Sébastien Bach mais il faudra plus d'une décennie d'efforts pour y parvenir. Lire Heinrich Böll permet en attendant de faire bouillir la marmite en faisant advenir Machorka-Muff et Nicht versöhnt, premiers films et doublet de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Du chaudron jaillit une bombe, un coup de tonnerre à double détente, mèche du court-métrage et explosif du moyen-métrage.
La RFA à l'époque de la remilitarisation et de la démocratie y est rappelée à l'ordre de ses généalogies, où le libéralisme s'oppose moins au nazisme qu'il en continue l'histoire mais autrement, avec ses statues et ses coups de feu dont la folie en restitue la raison.
Lire Böll et bouillir
Plus de dix ans ont été nécessaires à Danièle Huillet et Jean-Marie Straub pour réaliser Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967). Plus de dix ans – entre le moment où le projet avait été proposé aux environs de 1954 à Robert Bresson et la rencontre une décennie plus tard avec l'organiste, claveciniste et chef d'orchestre d'origine néerlandaise, Gustav Leonhardt, qui a pour eux accepté de jouer Jean-Sébastien Bach.
Dans l'intervalle, après avoir commencé à bricoler un peu de cinéma dans les parages complices de la future Nouvelle Vague, notamment Le Coup du berger (1956) de Jacques Rivette, Jean-Marie Straub quitte la France en solidarité avec les militants de l'Algérie indépendante, échappant aux conséquences pénales d'une condamnation pour désertion. Danièle Huillet le rejoint en Allemagne de l'ouest peu après 1958.
Les deux réalisateurs, alors respectivement âgés de 22 ans pour elle et 25 ans pour lui, découvrent l'Allemagne de Konrad Adenauer. Le premier chancelier de la République Fédérale Allemande entre 1949 et 1963 est issu de la bonne vieille bourgeoisie catholique, à la fois chantre de l'européanisme et de l'atlantisme, démocrate-chrétien et promoteur du rapprochement économique franco-allemand, partisan du réarmement du pays et militant pour un anticommunisme (déjà à l'époque du soviet de Cologne en 1919) au service d'un intérêt national subsumé sous les intérêts du capitalisme occidental.
Danièle Huillet et Jean-Marie Straub lisent Heinrich Böll en y reconnaissant un même désir de trancher dans le lard d'un consensus construit pour passer par pertes et profits la blessure irrémédiable du nazisme, au nom du redressement économique et symbolique de l'État allemand. Ils décident alors, sans attendre de pouvoir disposer de tous les moyens nécessaires à l'ambitieux projet qualifié plus tard par ses supporters de « Bachfilm », de passer à la réalisation avec ce coup double représenté par l'adaptation en 35 mm. de deux récits du romancier allemand : Le Journal du général Erich von Teuf-Teufzim dans la capitale fédérale pour le court-métrage Machorka-Muff (1962, 18 minutes) et Les Deux sacrements pour le moyen-métrage Nicht versöhnt (1965, 55 minutes).
Ce diptyque en guise de premier long-métrage d'une heure dix est une frappe retentissante, au point d'avoir su faire hier entendre sa singularité au moment de l'avènement de ce qui sera peu après qualifié, dans la suite du Manifeste d'Oberhausen (1962), de « Nouveau cinéma allemand ». Les critiques et historiens y ont alors associé des réalisateurs aussi différents que Rudolph Thome (qui fait d'ailleurs une apparition dans Nicht versöhnt) et Alexander Kluge, Volker Schlöndorff et Peter Fleischmann, Rainer Werner Fassbinder et Wim Wenders, Werner Herzog et Michael Verhoeven, Werner Schroeter et Hans-Jürgen Syberberg, Margaret Von Trotta et Helma Sanders-Brahms. Tous, cependant, sans partager la force de frappe de ces deux petits films, chargés comme des bâtons de dynamite.
Machorka-Muff et Nicht versöhnt, c'est comme un coup de tonnerre, et à double détente. Deux films en forme de mèche et d'explosif d'une bombe déchirant le ciel d'un cinéma allemand qui, alors, ronronnait en biberonnant aux « Heimatfilme » ou « films de terroir », succès de Paul May et comédies avec Heinz Erhardt et Liselotte Pulver. Avec le diptyque adapté de Heinrich Böll, et célébré lors de la mythique édition du Festival de Pesaro en 1966 par Jean-Luc Godard et Joris Ivens, Pier Paolo Pasolini et Marco Bellocchio, une jeunesse attrape à la gorge, happée par l'urgence impérative du constat.
Une vitesse d'exécution alliant le tranchant du style, avec ces arêtes architecturales soulignées en plongée et contre-plongée, à la lucidité de l'analyse, avec ces paroles qui, si elles ne tuent pas, font mouche. Ainsi Inn à son futur époux Erich von Machorka-Muff : « À notre famille personne ne peut résister » ou l'antifasciste juif Schrella à Nettlinger converti au libéralisme dans Nicht versöhnt : « Vos bienfaits sont peut-être plus effrayants que vos méfaits ».
Le scandale du présent –
et le style qui en est le stylet
Il y va, donc, d'une nécessité de cinéma qui s'épargne le faux devoir de la prudence en imposant une esthétique radicale qui est une politique l'étant autant. Et que l'on ne saurait peut-être guère mieux résumer que par la formule autorisée par le titre (traduit en français) du second volet du diptyque : non réconciliés. La non réconciliation réinscrirait ainsi l'« inquiétude du négatif » (1) dans la partition des conciliations qui sont positivement des compromissions, exigées par l'industrie du cinéma de l'époque comme par la fabrique médiatique de l'opinion. De fait, les deux premiers films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub se posent et s'imposent comme des films d'actualité.
Mieux : des films qui, contrairement aux actualités d'alors, font l'histoire de cette actualité (il s'agit en effet d'histoires de généalogies) en y voyant son soubassement, une crypte farcie de hantises (ils sont pareillement et en toute logique des films de fantômes). C'est pourquoi la paire de cinéastes, la première de l'histoire du cinéma qui fait du Deux un opérateur essentiel pour penser une pratique de cinéma et son idée consistant à le fracturer, peut engager une maîtrise littéralement soufflante du découpage et du montage, peaufinée à l'intersection de forces de concrétion et de puissances d'abstraction, dans la suite des gestes cinématographiques respectivement donnés par Fritz Lang et Robert Bresson.
C'est qu'il s'agit d'aller vite en visant l'essentiel, comme si ces premiers films savaient encourir le risque d'être aussi les derniers, courant vite comme un animal chassé. C'est pourquoi il leur faut engager une partie qui est une lutte en coupant court aux séductions de la joliesse et l'anecdote, au nom d'une rigueur non négociable en termes de précision documentaire (l'archive qui surgit au banc-titre ou en transparence claque, une gifle). Provoquer des courts-circuits en les accentuant d'un film à l'autre, c'est faire du discontinu le moyen paradoxal d'indiquer des continuités fatales, trancher à vif dans la chaîne de commandement des enchaînements du régime de représentation qui domine en lui soustrayant une subtilité intempestive.
La soustraction s'y affirme d'emblée comme subtilisation et restitution, sous la forme nerveuse et intervallaire d'indices lisibles depuis la difficulté même, et ici non escamotée, d'une lisibilité brouillée par le jeu de l'idéologie. On pourra ainsi toucher au nerf (la suture d'un plan à un autre y donnerait en effet à les ressentir comme des terminaisons nerveuses) d'une amnésie politiquement organisée au service d'une classe soucieuse de reconquérir, dans les nouvelles formes de gouvernement caractérisant l'après-guerre, un pouvoir historiquement fragilisé par ses investissements multiples et fautifs dans l'hitlérisme.
La frappe inaugurale de l'œuvre aura dès lors pris acte du scandale (du) présent (2), celui d'un discrédit scandaleusement effacé comme un créancier effacerait la dette de ses débiteurs, en proposant d'en faire les comptes depuis le temps d'Allemagne année zéro (1947) de Roberto Rossellini, et même avant encore, ou plus loin en amont de l'Histoire. On reste surpris par un désir insolent et presque juvénile de fiction encore attachée en ses entournures par les réquisits plutôt traditionnels de la narration et de la figuration – à la seule mesure, toutefois, de les inscrire dans un régime de contraction et de tension, autrement dit de vitesse à l'époque sans équivalent.
Ce sera le cas une dernière fois, mais de façon plus ramassée encore dans l'exercice sans précédent d'un matérialisme strict offert en purge à toute subordination illustrative à la musique de Jean-Sébastien Bach, avec Chronique d'Anna Magdalena Bach. Avant le grand saut dans l'inconnu proposé par Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour (1970) d'après Othon (1664) de Pierre Corneille, où la langue du dramaturge français, moins morte que fossilisée, ensevelie avant d'être dés-enfouie, peut être à nouveau parlée en confrontation dialectique avec le présent de la rumeur populaire et urbaine bruyant des échos déjà affaiblis de Mai 68.
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet osent beaucoup sans jamais rater un seul coup. La satire mordante avec Machorka-Muff et une épopée familiale en trois générations compactée en même pas 52 minutes chrono dans Nicht versöhnt. Un montage d'articles de journaux ici et, là, un montage de bandes d'archives tirées des ruines de l'après-guerre. Une séquence de cauchemar ponctuée des dissonances grinçantes issues des Permutations de l'organiste François Louis dans le premier film et, dans le second, un entrelacs presque indiscernable de séquences alternant plaques de présent et pointes de passé, d'un côté bordé par Béla Bartok (avec le début de sa Sonate pour deux pianos et percussions) et de l'autre (déjà) par Jean-Sébastien Bach (et l'ouverture de sa Suite n°2 en si mineur BWV 1067). On est encore saisi par l'allure vif-argent d'un style aussi sûr de lui, c'est-à-dire dont la pointe s'identifie justement comme celle du stylet, style aussi perçant qu'infaillible, croisant le fer du meilleur Fritz Lang avec celui du meilleur Robert Bresson, pour une sismographie du bougé des plaques tectoniques qui, alors, participaient à faire le soubassement de l'actualité allemande.
Le geste de cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ne serait au fond tel qu'en ayant été contraint par un présent largement sacrifié aux pressions, prescriptions et accélérations d'un régime de pouvoir capable, aux yeux d'une opinion facilement satisfaite (l'opinion est un ventre, comme le dit avec un mépris de classe revenu de Platon un ami du héros de Machorka-Muff : « elle avale tout »), de faire passer le nazisme pour une parenthèse passée, coupable mais négligeable.
L'Histoire qui s'écrit dans la pierre
Le carton posé en pré-générique de Machorka-Muff, signé de la main même de Jean-Marie Straub (déjà un effet d'écriture et de signature qui n'aura de cesse de revenir en se disséminant sur plus d'un demi-siècle de cinéma, notamment en graffitis, de Le Fiancé, la comédienne et le maquereau d'après une pièce de Ferdinand Bruckner et trois poèmes de Jean de la Croix en 1968, à Du jour au lendemain d'après l'opéra éponyme d'Arnold Schoenberg en 1996), indique la région peu fréquentée abordée par ce premier court-métrage : « Un rêve symboliquement abstrait, pas une histoire ».
Mais c'est aussi un titre secondaire accolé à Nicht versöhnt, à la longueur (déjà) inhabituelle, proposant une citation à valeur de paradigme (« Seule la violence aide, là où elle règne » – c'est la toute fin de Sainte Jeanne des abattoirs, pièce épique écrite par Bertolt Brecht entre 1929 et 1931, et adaptée pour la radio en 1932). Et puis, pour marquer la revendication d'un anti-naturalisme largement frotté de brechtisme, cette citation du dramaturge allemand en guise de principe et de commandement esthétique : « Au lieu de vouloir créer l'impression qu'il improvise, l'acteur devrait plutôt montrer ce qui est la vérité : il cite ». Un peu d'écriture déposée en main propre œuvre ainsi à compliquer l'idée de fiction. La proposition stratégique d'un « rêve symboliquement abstrait » est préférée au terme traditionnel d'histoire en substituant en lieu et place d'une fausse transparence objective les marques formalisées, avec la voix-off qui l'emporte sur la voix-in et la séquence de cauchemar surgissant presque au début du film, d'une subjectivité précise et socialement localisée.
Erich von Machorka-Muff est nommé général par le ministre afin de s'engager plus fortement encore dans la bataille idéologique de la remilitarisation de l'Allemagne de l'ouest, requérant l'appui des églises catholique et protestante notamment. Au travail de la production d'un discours (l'armée est le lieu de la régénération symbolique d'un nationalisme blessé par la Seconde Guerre mondiale) s'ajoute alors celui de la reproduction de sa position de classe (le catholique qu'il est souhaite se marier avec Inn, protestante et sept fois divorcée). Machorka-Muff, c'est l'extrême précision et concision langienne au service de l'analyse d'un gestus de classe en ses postures et manières, sèches et cassantes, hautaines et méprisantes. Et cette autosatisfaction s'irise de ridicule qui se lit sur le visage affable et presque souriant de l'acteur (Erich Kuby) interprétant le général Machorka-Muff.
Les gestes même de la main caractéristiques du représentant d'une vieille aristocratie embourgeoisée signent dans Machorka-Muff une dynamique d'efficacité filmique relayée en coupes nettes et en mouvements panoramiques. Comme autant de façons manifestes de quadriller et baliser un territoire afin d'avoir la main sur lui, pour le prendre ou le reprendre en main (la toile d'araignée et le pouvoir métonymiquement ramassé dans la main sont des motifs manifestement langiens). Comme autant de coups de main auxquels s'oppose la main même du cinéaste démontant l'Histoire.
Du rêve à la réalité s'impose alors l'érection – de statues en discours consacrant la future académie Hürlanger Hiss – d'un ordre qui hante le cerveau de ceux qui s'efforcent d'inscrire dans la société allemande une continuité oublieuse du moment nazi, dont la face obscène et ricanante ressurgit à l'occasion d'un cauchemar. Seuls quelques plans consacrés aux serveurs du grand hôtel exposeraient les figures mutiques, et pas si crédules, d'un service compris comme une domesticité généralisée.
Déjà, la pierre est l'objet d'une manipulation idéologique. Elle matérialise, pour le figer dans le dur, un rapport de pouvoir instrumentalisant l'histoire pour institutionnaliser et réifier les tours particuliers et détours intéressés d'une mémoire, fallacieusement imposée comme générique et universelle. Contre l'Histoire qui impose sa lecture univoque dans l'écriture des dominants, la contre-écriture d'un couple réfractaire à cette domination recourt à la restitution indicielle et symptomatique de son « rêve symboliquement abstrait ».
Contre l'Histoire et ses recouvrements, il faudra ensuite, après Othon, donner à entendre les textes donnant à voir l'impossible que la pierre des statues trahit, et que la terre indifférente recouvre pour y faire oubli. Pensons entre autres ici à Fortini/Cani (1976) avec un texte de Franco Fortini lu par lui-même, Toute révolution est un coup de dés (1977) d'après Stéphane Mallarmé, De la nuée à la résistance (1979) d'après deux textes de Cesare Pavese, Trop tôt/Trop tard (1981) d'après un texte de Friedrich Engels et un autre de Mahmoud Hussein, Sicilia ! (1999) d'après Elio Vittorini, jusqu'à Europa 2005 – 27 octobre (2006).
La leçon giflée par Machorka-Muff est celle que se donne alors à elle-même la vieille bourgeoisie allemande et la claque compte pour triple : la reconduction et reconstitution du vieux pouvoir de classe, finalement moins déstabilisé par le nazisme que par sa défaite, exige la maîtrise du jeu des formes gouvernementales fédérales fondues dans le centrisme consensuel propre à la démocratie-chrétienne (3) ; elle se prolonge dans l'histoire qui l'intéresse comme discours qu'elle veut imposer à tous en l'étatisant, l'histoire institutionnalisée en étant statufiée ; et elle nécessite l'activisme de chacun de ses membres, dans l'armée et l'académie militaire comme dans les bars de l'hôtel, sur les bancs de l'assemblée et dans l'église célébrant leur mariage, de la sphère publique à l'espace privé.
Le cinglant des gifles
Cet activisme idéologique, le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en porte témoignage cinématographiquement, du gestus de la classe mobilisée à reconstruire son hégémonie, en reléguant dans le registre onirique et fantasmatique l'obscène figure nazie dont elle aura adopté le masque, jusque dans le montage accablant des fragments d'articles de presse célébrant les retrouvailles allemandes du sabre et du goupillon.
À Bonn, capitale de la RFA où se joue Machorka-Muff, le protagoniste en avatar contemporain du docteur Mabuse y décèle, à l'occasion d'un panoramique nocturne comme manifestation d'une vision panoptique, « des énergies qui ne sont pas toutes libérées ». Ces énergies-là, Nicht versöhnt les examine avec soin, mais à rebrousse-poil de l'activisme effréné pour la remilitarisation d'une société intéressée à être oublieuse qu'elle a été démilitarisée précisément parce qu'elle avait été militarisée à la mesure de sa nazification.
La vitesse narrative dont fait montre le second volet du diptyque adapté de Heinrich Böll est telle qu'elle aplanit toute différenciation entre moments passés et instants présents. Comme s'il fallait supprimer une séparation des temps, hiérarchique et biaisée (l'histoire passée d'un côté et de l'autre la succession des instants présents), au profit d'une temporalité conjuguant le passé avec le présent, d'une historicisation du présent.
Fouillant dans le sac de nœuds ophidiens des faits, des héritages conscients et impensés, des amitiés trahies et des généalogies, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en tirent une matière dense et condensée d'où surgissent un sens du grotesque (cette délirante secte de l'agneau désireuse de sauver gentiment le monde par le lait de brebis et le tricot), aujourd'hui surprenant (sauf à le rapporter à l'insolente jeunesse des réalisateurs). Et puis des piqûres sur la peau toujours aussi finement observée d'un gestus en ses actes (la séquence du restaurant où l'ancien nazi Nettlinger se régale d'une entrecôte, de saumon et de vin français, tandis que l'ancien antinazi Schrella ne peut finir de boire sa bière et manger son morceau de poulet).
L'héritage transversal de quelques injustices échappant à la mesure bourgeoise du droit (l'antinazi juif dans sa fuite via la Hollande comme y alla Jean-Marie Straub fuyant l'armée française est devenu depuis apatride, le nazi repenti revenant, lui, en bourgeois bien installé) voisine encore avec des éclats retentissants autant que différés dans leurs effets (de l'attentat contre le sadique maître de gymnastique Vacano au coup de feu de Johanna Fähmel, devenue entre-temps vieille et folle mais pas si déraisonnable).
Nicht versöhnt raconte en saisissantes compressions filmiques rien moins qu'un demi-siècle d'histoire allemande. À ce niveau d'allure cinématographique frisant l'abstraction obtenue par célérité et fragmentation, on le redit, c'est comme si Fritz Lang avait le bonheur de coïncider avec Robert Bresson. Le souci consiste, à l'inverse du cycle télévisuel Heimat initié par Edgar Reitz en 1984, à ciseler le coin du négatif, qui est l'angle de la non réconciliation persévérant dans une famille d'architectes, de la première à la troisième génération : du grand-père Heinrich qui fit construire l'abbaye de Saint-Antoine à son petit-fils qui la fit reconstruire après sa destruction initiée pendant la guerre par Robert Fähmel, père du second et fils du premier.
La persistance hasardeuse de quelques déflagrations possède ici le cinglant des gifles : des humiliations scolaires à coup de balle puis de fouet en fer barbelé pour des militants antifascistes condamnés à mort, en passant par la tristesse et la folie résultant du déshonneur de lignées familiales brisées par la mort des enfants broyés ou incorporés dans la machine de guerre nazie. Et tout file à vive allure en rebondissant d'un souvenir archivé des gravats de 1945 aux prises de vue documentaires portant sur les immeubles illustrant le volontarisme de la reconstruction.
La lucidité confondante du regard des cinéastes s'exerce alors par ponctuations, de manière intervallaire et perçante, coups d'aiguille en bordure des impostures de la lisibilité organisée par l'État de l'illisibilité dévolue à une parole sauvage : des silences qui en disent long de Schrella à la logorrhée en boucle de Johanna Fähmel. On comprendra pourquoi toutes les paroles dites en allemand ne bénéficient pas de l'entièreté de leurs sous-titres français, laissant ainsi béant le lisible ou bien en pointillés, suspendu au nom de l'autonomie relative des visibilités.
Quand elle était plus jeune, c'est d'ailleurs Danièle Huillet (notée dans le générique-début comme Danièle Straub) qui interprète la bascule entre le retrait bourgeois et domestique et la chute dans une lucidité qui est folie, ne cessant de répéter la ritournelle pas si bête : « cet abruti d'empereur ». Il fallait bien commencer à destituer, par le jeu de la langue enfantine et folle, la figure patriarcale et impériale du chef pour pouvoir ensuite s'autoriser, telle une improbable squaw (ou, pourquoi pas ?, la cousine grecque antique de la princesse mythique de The New World de Terrence Malick), à proclamer, depuis le vert de la terre de Noir péché (1989) d'après la deuxième version de La Mort d'Empédocle (1799) de Friedrich Hölderlin, qu'enfin vienne le « Nouveau Monde ». Cette exclamation faisant saillie au milieu de la clameur du monde est une explosion cosmique et elle aurait sûrement toujours déjà commencé avec le « Big Bang » de Machorka-Muff et Nicht versöhnt.
La folie d'un coup de feu,
jamais n'abolira le hasard
À l'origine, donc, il y eut une jeune femme devenue dans l'intervalle une vieille dame aimée par ses enfants et ses petits-enfants, tellement habitués à l'entendre mouliner les anecdotes familiales qu'ils ne peuvent imaginer ce que les cinéastes vont montrer dès lors que Johanna Fähmel s'apprête, d'abord de dos (le premier grand dos du cinéma straub-huilletien, comme puissance de résistance, de refus et de persévérance) puis devant son miroir, à passer de l'autre côté. C'est-à-dire au fond d'une serre, une porte recoupant la toile plane de l'écran en escamotant l'illusion d'une puissante profondeur de champ, à l'endroit où se cacherait une arme, un pistolet retrouvé de la guerre dont l'usage reste encore à venir.
Alors, Johanna Fähmel passe à l'acte. Elle tire à l'occasion d'un défilé militaire favorable à la remilitarisation de l'Allemagne en célébrant la fierté nationale reconquise. Hésitant entre une première cible (le chef du cortège) et une seconde (l'organisateur de la manifestation situé dans le balcon d'à côté, et probable assassin de son petit-fils) incroyablement désignée par son mari Heinrich, le vieil architecte qui, par amour pour elle, partagerait non seulement sa folie, mais sa déraison comme preuve commune d'un désir de non réconciliation.
Comme l'attentat contre Vacano ne le blessa que superficiellement, il paraît que la balle tirée par Johanna Fähmel aurait frôlé de près le politicien visé ; ce n'est de toute façon que l'acte d'une folle qu'il faudra peut-être davantage surveiller. On oubliera. Tout doit rentrer dans l'ordre désormais.
Cette perspective de lecture appartient cependant au registre consensuel d'une lisibilité fortement idéologique, quand persiste avec ce coup de feu intempestif le fracas lointain d'autres éclats moins idéologiques que politiques (l'attentat de Vacano où un enfant fut accidentellement tué quand la cible ne fut que blessée). Nicht versöhnt laisse alors au spectateur la liberté d'être ou non troublé par un bruit fou pouvant a minima défrayer la chronique de l'ordre social régnant en RFA. Un jeu fermé semblable au billard ou à ce sport qu'est la thèque, en ce qu'il impose au plus grand nombre de donner mandat au nombre plus restreint des hommes de pouvoir s'activant à vaquer aux petites affaires déterminantes de la remilitarisation allégée du poids de culpabilité de la nazification.
Si ne suffit pas dans Nicht versöhnt le montage des documents (journalistiques) dans Machorka-Muff ou des archives (projetées en transparence, comme en préfiguration du travail de Hans-Jürgen Syberberg), persiste toutefois un coup de dé en forme de coup de feu, un coup de folie imprévisible rappelant que jamais le hasard ne sera aboli. Un éclat intempestif en forme d'acte pseudo-irrationnel ; la frappe d'une déraison qui en appelle, contre la rationalité de la loi, à l'incommensurabilité d'une justice hors de toute mesure.
Cet acte relève d'une pure décision en excès à l'état des possibles, préfigurant celui de l'héroïne de Antigone (1992) d'après Sophocle, Friedrich Hölderlin et Bertolt Brecht. Une trouée fulgurante de réel qui peut s'apparenter à cette violence que Walter Benjamin avait, dans sa Critique de la violence (1921), moins qualifiée de « mythique » (en ce qu'elle instaure et conserve un droit) que de « divine » (en ce qu'elle rompt avec celui-là) (4). C'est la marque d'une violence qui aide en s'opposant à la violence qui règne. Et cela, fondamentalement, reste la grande leçon d'histoire que n'auront cessé de raconter des cinéastes jamais oublieux du haut degré de captivité idéologique dans lequel l'Histoire se trouve arraisonnée.
Devant la lutte politique entre deux violences oppositionnelles, l'une contraignant la légitimité de l'autre à prendre la forme de l'illégalité qui est folie, on ne pourra pas ne pas penser, enfin, à certains probables spectateurs du diptyque inaugural straub-huilletien. Qui, plus tard peut-être, y repenseront à leur tour en s'apprêtant à sauter radicalement le pas de l'antagonisme des deux violences au nom d'une politique de la jeunesse et de l'émancipation, close quinze ans après par la victoire écrasante de la première sur la seconde, dans le coup de feu, le sang versé et l'incarcération, dans la folie, la mort et le suicide.
Cela brûle à chaque revoyure de Machorka-Muff, et
surtout de Nicht versöhnt. Cela brûle, de la lutte nécessaire à sauver ces deux premiers films des griffes du droit bourgeois qui voulait alors en
déposséder leurs auteurs (qui, d'une certaine façon, en auront fini avec cette Allemagne-là, après la réalisation de Le Fiancé, la comédienne et le maquereau tourné en compagnie de la troupe fassbinderienne de l'Action-Theater). Cela brûle toujours, jusqu'à la dédicace amicale et fraternelle à l'adresse de Holger Meins, signée de
la main de Jean-Marie Straub au début de Moïse et Aaron (1975) d'après l'opéra éponyme et inachevé d'Arnold Schoenberg (5).
De la main à la main. Donner la main et la garder tendue, en maintenir ouverte la poignée.
19 juin 2016
Notes
:
2) « Le présent règne » comme l'écrit Max Horkheimer : Notes critiques (1949-1969), éd. Payot & Rivages, 2009.
3) L'ordolibéralisme est un courant de pensée libérale né en Allemagne en 1932 qui confie à l'État le rôle d'un régulateur fort. Il s'impose après 1945 comme la doctrine de la nouvelle société de marché, abritée par l'Union Européenne et dominée par l'Allemagne (cf. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle raison du monde, éd. La Découverte, 2009).
5) Cela, Une jeunesse allemande (2015) de Jean-Gabriel Périot n'en a cure en n'en racontant jamais l'histoire, s'abusant dans les aisances de l'après-coup de pouvoir, avec les archives neutralisées de l'époque, faire la comptabilité des points d'un match nul. La nullité du comptable consistant à éteindre ce que la société de classes, elle, ne cesse de faire brûler.