Toute révolution est un coup de dés a besoin de quoi ? Un site chargé d'histoire, neuf personnes vivantes, un texte. C'est ainsi qu'il évalue le devenir spectral de la Révolution, cryptique comme un poème vivant malgré les cryptes de pierre du cimetière. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en ont besoin au moment où la lucidité politique leur a permis de voir que la promesse révolutionnaire était alors en train de perdre sa consistance et son urgence.
La révolution s'est obscurcie, elle est devenue un cryptogramme énigmatique. S'il a remplacé la fable prophétique d'un matérialisme historique ossifié, c'est en s'ouvrant à un devenir hasardeux, ouvert à tous les possibles – à tous les coups de dés. Ce que comprennent Danièle Huillet et Jean-Marie Straub dix ans après Mai 68, Louis Althusser l'écrira dix ans après eux : si le matérialisme a encore de l'avenir, c'est en étant celui de l'aléatoire.
« L'histoire est une résurrection »
(Jules Michelet)
L'époque et l'éclipse
Nous sommes en mai 1977. Le « Programme commun » signé depuis 1972 par le Parti Socialiste (incarné par François Mitterrand sorti victorieux du Congrès d' Épinai tenu l'année précédente), le Parti Communiste (à la tête duquel siège Georges Marchais) et le Mouvement des Radicaux de Gauche domine le paysage politique de la gauche française une décennie après Mai 68. Au même moment, le « compromis historique » (compromesso storico) cherche, avec l'alliance de la Démocratie Chrétienne (personnifiée par Aldo Moro) et du Parti Communiste Italien (dirigé par Enrico Berlinguer), à inclure ce dernier dans un processus d'intégration politique sur la base d'un accord portant sur plusieurs grandes réformes sociales, en termes d'emploi et de salaire notamment. En 1978, le recul du PC par rapport au PS lors des élections législatives en France comme, en Italie, l'enlèvement puis l'assassinat d'Aldo Moro par les Brigades rouges marquent la suspension d'une stratégie de normalisation institutionnelle du communisme.
Les 9 et 10 mai 1977, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sont au cimetière du Père-Lachaise pour y tourner en 35 mm. un court-métrage de moins de onze minutes, Toute révolution est un coup de dés. Si le titre du film vient de Jules Michelet, le texte vient de Stéphane Mallarmé. Plus de quarante années après, à l'époque actuelle qui est à la dévastation d'une gauche et plus largement d'une social-démocrate flinguée par son ralliement fatal au néolibéralisme, ce film apparaît comme un cristal de pensée dédié aux conditions d'éloignement ou d'obscurcissement de toute rupture historique qui tiendrait de la révolution et du communisme. L'époque est celle d'une éclipse qui a commencé et s'il est facile de le clamer après coup, cela l'est moins quand un film en donne la perception si limpide que la lucidité s'apparente à une vision, une hallucination.
Toute révolution est un coup de dès est un film exceptionnel et cela pour plusieurs raisons. Des raisons externes dès lors que le moment est en effet celui du pic historique de l'alliance entre communistes et socialistes en France ou sociaux-démocrates en Italie. L'héritage de Mai 68 est alors particulièrement fourchu, divisé entre un tissu hétérogène d'expériences communautaires et autogestionnaires localisées, un programme global de conquête du pouvoir dans les formes électorales de la démocratie libérale et une stratégie marginale mais continuée de la tension menée par les groupes armés se réclamant d'un marxisme radical. Il y a à côté des raison externes des raisons internes également, intrinsèques à un geste de cinéma dont la radicalité consiste à repenser à sa racine l'usage du médium employé. La racine, c'est ici le cinématographe des frères Lumière prolongé sur le versant technique de la prise de son.
La terre, la langue
Le premier court-métrage de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub remonte à 1963 (Machorka-Muff d'après Heinrich Böll). Toute révolution est un coup de dés a donc été tourné quasiment quinze ans après ce premier tour de manivelle, exactement situé entre Fortini/Cani (1976) d'après Chiens du Sinaï (1967) de Franco Fortini et Dalla nube alla resistenza – De la nuée à la résistance (1979) d'après deux textes de Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco (1947) et La Lune et les feux (1950). De fait, Toute révolution est un coup de dès est, de tous leurs films, le tout premier à avoir été tourné en France et en langue française, qui sont le pays et la langue maternelle des cinéastes. Danièle Huillet est née à Paris en 1936 et Jean-Marie Straub à Metz en 1933.
D'autres films réalisés dans la même langue ont depuis vu le jour. Citons En rachâchant (1982) d'après Ah ! Ernesto de Marguerite Duras, le diptyque Cézanne (1989) et Une visite au Louvre (2003) consacré aux propos du peintre Paul Cézanne consignés par le critique d'art Joachim Gasquet, Lothringen ! (1994) d'après Colette Baudoche de Maurice Barrès, les paroles de Jean Bricard enregistrées pour Itinéraire de Jean Bricard (2008). On évoquera également une moitié du magnifique quadriptyque O Somma Luce (2011) incluant une lecture par Jean-Marie Straub d'un passage du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) de Jean-Jacques Rousseau (pour le court Pour Joachim Gatti) et une autre par Cornelia Geiser de stances de Pierre Corneille issues de Horace et Othon (c'est la partie française de Corneille-Brecht ou Rome, l'unique objet de mon ressentiment).
Enfin, la langue française est l'idiome dominant la plupart des courts-métrages signés du seul Jean-Marie Straub depuis le décès de Danièle Huillet en 2006 : Un héritier (2010) et À propos de Venise (2013) d'après Maurice Barrès, Un conte de Michel Montaigne (2013) d'après Montaigne et Dialogue d'ombres (2013) d'après Georges Bernanos, La Guerre d'Algérie ! (2014) d'après Jean Sandretto, le premier segment de Kommunisten (2014) et L'Aquarium et la nation (2015) d'après André Malraux, Gens du lac ! (2018) d'après Janine Massard et La France contre les robots (2020) d'après Georges Bernanos.
La langue française qui est l'idiome maternel partagé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet aura longtemps tardé avant d'être employé de façon plus régulière. D'emblée, la langue allemande est préférée, dès Machorka-Muff suivi par Nicht versöhnt oder Es hilft nur Gewalt wo Gewalt herrscht – Non réconciliés ou Seule la violence aide, où la violence règne (1965) toujours d'après Heinrich Böll et Chronik der Anna Magdalena Bach (1967). Le premier film en français à partir de la pièce de Pierre Corneille intitulée Othon (1664) a été tourné en dehors de la France, à Rome : Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour (1969). L'usage inaugural de la langue allemande possède un certain sel quand on rappelle que le natif de Metz a connu l'annexion de la Lorraine en 1940 qui a répété celle de 1871 en ayant duré jusqu'en 1918. La langue allemande a donc été pour Jean-Marie Straub une langue coloniale.
Quant au différé de la coïncidence française de la langue et du sol, il a pour condition politique la condamnation par contumace du réalisateur à un an de prison par le tribunal militaire de Metz en 1960. C'est que Jean-Marie Straub a déserté en 1958 l'armée française et s'est réfugié en Allemagne de l'ouest afin de se soustraire à l'obligation militaire de faire la guerre aux Algériens. Pour ces derniers, la langue coloniale n'était pas l'allemand mais le français. Dans les deux cas, la langue fait entendre les rapports étroits du culturel et du colonial. L'usage cinématographique des langues demeure celui, pluriel et conflictuel, d'une histoire de cinéma vécue à deux et à rebrousse-poil : dans les espaces élus qui sont les sites d'un cosmopolitisme avéré ; et dans les temps et les contretemps qui font les battements dialectiques du passé et du présent.
En 1971, cessent les poursuites judiciaires et militaires contre Jean-Marie Straub. Cinq ans plus tard, il tourne avec Danièle Huillet leur premier film en France. Ce qui ne manque pas de sel tient également à la conjonction d'un texte et d'un lieu : si leur premier film tourné en langue française et en terre française parle la langue cryptique du poème mallarméen, sa scène est un cimetière, et pas n'importe lequel. La France apparaît pour la première fois chez Straub et Huillet à l'endroit même du dernier sang versé de la Commune de 1871.
Le deuil, l'énigme
Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour représente peut-être l'une des meilleures critiques à chaud de Mai 68. Le présent chaud bouillant de la séquence contestataire y est en effet examiné à partir du temps long de l'histoire des reniements qui allaient inclure bon nombre de ses participants. Les renégats préférant s'extraire de la rue populaire et bruyante pour rejoindre en effet les allées des jardins et palais où ceux qui ont le pouvoir font tout pour le conserver. La révolte n'est pas une révolution si elle s'arrête sur le seuil de la question de l'État et si la révolte a échoué à se transmuer en révolution, alors la réaction ne se fera pas attendre. En 1977, Mai 68 s'apparente à un cimetière et l'évidence de la prose contestataire a laissé place désormais aux fragments d'une poétique nébuleuse.
Toute révolution est un coup de dés a besoin de peu : un coin herbeux du cimetière du Père-Lachaise accueillant le récitatif par neuf amis, cinq hommes et quatre femmes parmi lesquelles Danièle Huillet, de l'un des derniers poèmes de Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard (écrit en 1897, il a été publié de façon posthume en 1914). Le film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet repose donc sur cela : un site chargé d'histoire, neuf personnes vivantes, un texte. Les cinéastes en ont eu besoin pour évaluer le devenir spectral et cryptique d'un paradigme politique, la Révolution, sans pour autant induire ni sa volatilisation pure, ni son évanouissement strict. Ils en ont besoin au moment où un peu de lucidité politique permet de voir que la promesse révolutionnaire est déjà en train de perdre en consistance. 1977 est d'ailleurs l'année du Fond de l'air est rouge de Chris. Marker, requiem dédié à l'échec du gauchisme à renouveler le vieux communisme. La promesse s'effiloche, d'un côté avec le processus de normalisation du communisme induisant avec la compromission des alliances électorales sa neutralisation, de l'autre avec le passage au terrorisme d'une fraction de l'extrême-gauche. La rupture révolutionnaire avec l'avènement du communisme qu'elle doit imposer, si elle a encore de l'avenir, n'en a qu'en tant qu'énigme d'une histoire qui ne s'écrit plus selon les rythmes programmatiques du développement calculable des forces historiques.
Voilà ce dont il faut faire le deuil, le deuil d'une certaine fable
héritée du marxisme le plus mécaniciste et déterministe, et qui aura déjà été démentie par le surgissement de la Commune,
événement imprévisible. Si l'énigme a remplacé la fable du matérialisme historique le plus ossifié, elle s'ouvre aussi à un devenir hasardeux, c'est-à-dire un devenir ouvert à tous possibles – à
tous les coups de dés du possible. Le deuil de la révolution le serait donc moins que d'une certaine idée, mécanique et obsolète, de la révolution.
Ce que comprennent Danièle Huillet et Jean-Marie Straub dix ans après Mai 68, Louis Althusser l'écrira dix ans après eux : si le matérialisme a encore de l'avenir, c'est en étant celui de l'aléatoire. « Un jour viendra où les jeux seront à redistribuer, et les dés de nouveau à jeter sur la table vide ».
Événement du poème, poème de l'événement
Le 21 mai 1871, 147 défenseurs de la Commune de Paris sont fusillés par les versaillais. Le mur de leur exécution au cimetière du Père-Lachaise devient le « Mur des Fédérés ». Le Fort de Vincennes capitule le lendemain. La Commune est assassinée. 26 ans plus tard, en 1897, et quelques mois seulement avant son décès, Stéphane Mallarmé compose l'un de ses derniers poèmes, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, acmé d'un geste poétique désireux de réinventer une métrique à après l'alexandrin classique et l'assomption du vers libre. Ce qu'expérimente le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, c'est justement la question du rapport possible entre un fait historique et une œuvre poétique, hétérogènes a priori. Quel rapport y a-t-il en effet entre l'écrasement par les troupes d'Adolphe Thiers de la première expression de la « dictature du prolétariat » selon Karl Marx et l'une des dernières expérimentations littéraires d'un poète ayant voulu pousser le plus loin son art poétique dans le sens d'un « culte capable de satisfaire l'esprit moderne » ?
Toute révolution est un coup de dés s'ouvre avec un extraordinaire mouvement d'appareil. Un ample mouvement de caméra déploie en contre-plongée un ciel gris borduré de frondaisons avant de descendre le long du Mur des Fédérés devenu le symbole de la répression de la Commune. Puis revenir en sens inverse le long d'une allée dallée afin de découvrir en plan large les neuf « (ré)citants » comme l'indique le générique-fin, tous assis sur l'herbe en formant un arc-de-cercle. Comme pour une invocation, une cérémonie païenne, une incantation. Si le tracé a pour plan géométrique celui d'une écliptique, l'idée de l'éclipse fait vite apparaître une valeur métaphorique : la Révolution a connu de telles éclipses, après 1848, 1871, 1917, 1967 (année de l'expérience chinoise de la Commune de Shanghai), 1968. Toute révolution est un coup de dés poursuit durant dix minutes avec la distribution de plans fixes rompant avec l'unité inaugurale de l'assemblée des (ré)citants. Le film propose ainsi de composer par le montage un lieu de parole purement cinématographique. La retraduction des formes typographiques caractérisant l'originalité du poème mallarméen, onze double pages ouvertes aux variations des tailles, majuscules et italiques, s'y accomplit avec une manière de diction et de scansion rythmique radicalement anti-naturaliste, caractéristique du geste des cinéastes.
Il s'agirait de faire d'une pierre brute deux coups étincelants.
Investir un espace chargé d'histoire invite déjà à se coltiner le risque du figement de son régime d'historicité dans le geste commémoratif soucieux de l'entretenir, par exemple avec la couronne
de fleurs au pied du mur. Investir le lieu consiste aussi à en faire un site propice non pas à la récitation (rien de moins scolaire ici, les récitants étant conviés à incarner des citations
vivantes) ou à la déclamation (rien de moins théâtral non plus, le texte de Stéphane Mallarmé s'étant séparé de tout désir d'une parole pleine et vivante au nom de la blancheur silencieuse de la
page écrite), mais à la profération originale d'un texte dont l'énigme même recouperait poétiquement celle de la Commune. La re-citation comme ré-volution.
« Rien n'aura eu lieu que le lieu » représente, en lettres majuscules et en trois fragments (« RIEN / N'AURA EU LIEU / QUE LE LIEU »), l'un des plus célèbres vers du poème mallarméen. Le lieu vide du poème se voit donc ajointé à l'autre lieu vide dédié aux communards décédés. Le cimetière de la Commune devient ainsi la scène de profération d'un poème qui n'a été écrit ni pour être récité, ni pour l'être en un pareil lieu. Le vide n'est pas le néant quand la scène est organisée comme le tombeau que le cimetière abrite, et qui n'est pas seulement pour l'œil comme l'a dit Serge Daney dans un texte fameux en l'étant aussi pour l'oreille. À cet endroit-là, rien ne demeurerait. Rien, sinon les traces silencieuses du massacre des prolétaires insurgés, engagés dans la lutte pour l'émancipation universelle.
Le site élu peut ainsi accueillir les paroles vives proférées depuis l'écriture silencieuse du texte qui, loin de vouloir signifier l'horreur passée qui de toutes les façons ne le serait jamais vraiment, exposent la scène d'une énigme élevée au carré. La scène de profération se tient donc à la fois dans la distribution des vers selon un découpage filmique fidèle à la complexité typographique du poème (Guillaume Apollinaire saura s'en souvenir avec ses Calligrammes) et dans la scansion des voix reposant sur une rythmique combinant tenue des articulations et rigueur des pauses ou respirations. Un geste du poing de Danièle Huillet serait une indication privilégiée de ce que la profération se fait exclamation.
L'exclamation comme une ex-clamation. L'exclamation dont le point va jusqu'à s'affirmer dans les titres, Lothringen !, Sicilia ! (1999), La Guerre d'Algérie !, Gens du lac ! La clameur qui s'exprime appartient à une énigme redoublée : le poème en regard de la Commune et la Commune en vis-à-vis du poème.
Le tombeau repeuplé, l'avenir retrouvé
Alors le tombeau se repeuplerait. Pas seulement avec les vivants que sont les neuf (ré)citants comme autant de citations vivantes composant une internationale à la croisée de la poésie et du cinéma, de la politique et de l'amitié. Outre Danièle Huillet, on reconnaît les français Michel Delahaye, ancien critique aux Cahiers du cinéma, l'universitaire Dominique Villain et Georges Goldfayn, un écrivain et traducteur proche des surréalistes. Il y a également les allemands Helmut Färber qui est historien de cinéma, le scénariste et ingénieur du son Manfred Blank (il joue dans Klässenverhaltnisse – Amerika, rapports de classes d'après Franz Kafka) et la traductrice Andrea Spingler. Il y a aussi l'italienne Marilu Parolini qui travaille alors avec Jacques Rivette et un dénommé Aksar Khaled, un ami probablement d'origine arabe. Toutes et tous se présentent à nous au terme d'un mouvement d'exposition qui relie le ciel opaque au Mur des Fédérés. Ils exposent aussi le fait qu'une multiplicité d'accents et d'origines participe à faire bouger et grincer la langue française.
« Rien n'aura eu lieu que le lieu » : le lieu du poème a pour vérité la quintessenciation de l'idiome maternel. « Excepté peut-être une Constellation… » : la localisation de l'événement a quant à lui pour vérité l'internationalisme de ses acteurs et le cosmopolitisme de ses héritiers.
Beaucoup, parmi lesquels Paul Valéry et Albert Thibaudet, Jean-Paul Sartre et Maurice Blanchot, Gilles Deleuze et Jacques Rancière, Thierry Roget et Quentin Meillassoux, ont rendu justice à l'effort paradoxal d'un écrivain engagé à l'époque de la IIIème République, née sur les cendres de la Commune, à faire du poème un nouvel acte liturgique dans une société française alors en cours difficile de sécularisation, et sur le point d'accoucher de son pacte de laïcité avec la loi de 1905. Un Absolu laïc opposable au retour des vieilles idoles au moment même où Friedrich Nietzsche venait d'affirmer la mort de Dieu. Objet idéal de culte républicain, le poème doit pour Stéphane Mallarmé s'exposer avec un formalisme qui, synonyme d'ésotérisme pour les uns ou pour les autres d'hermétisme, tient à conjuguer l'avance (la promesse du sens dans la raréfaction qui est raffinement de la langue commune) et le retrait (le sens est cryptique en rechargeant la langue d'un mystère que son usage banalise). En quoi, donc, cette poétique peut-elle être mise en rapport avec l'écrasement de la Commune si, a minima, l'événement n'apparaissait pas déjà comme une énigme en attente hasardeuse de son déchiffrement ?
Créer des rapports là où il semblerait qu'il n'y en ait pas, voilà le travail créateur de la pensée. Voir le rapport qu'il y a entre le sens cryptique d'un poème et la crypte d'un soulèvement populaire réprimé. Quand l'esthétique mallarméenne articule avance et retrait au nom de l'Absolu poétique et du Sens promis en tant qu'il reste à venir, Toute révolution est un coup de dés suture conjonction (la distribution des neuf voix en respect de l'hétérogénéité des manières de l'écriture poétique) et disjonction (le découpage cinématographique déduit de la scansion des fragments proférés) afin de conjuguer l'énigme littéraire du poème avec celle, politique et historique, de l'événement de la Commune. Le tombeau se repeuple en accueillant une « constellation » (le mot apparaît chez Mallarmé et l'on sait à quel point il est important pour Walter Benjamin) qui met en relation la résistance du poème avec sa compréhension par le lecteur, avec son appropriation cinématographique, et avec la résistance même du sens de la Commune.
L'énigme appelle un sens dont l'épreuve engage une résistance. La résistance de l'énigme, qu'elle soit littéraire ou politique, qu'elle soit encore cinématographique quand l'événement du poème est mis en rapport dialectique avec le poème de l'événement, a pour vérité que son sens reste encore à venir. C'est ainsi que le sens ne s'épuise pas en ouvrant un avenir – l'avenir d'un reste dont Jacques Derrida aurait dit qu'il est une restance.
Avec l'avenir retrouvé, l'aurore du passé redevient possible.
Le Sphinx et son Chiffre secret
De quoi Un coup de dés jamais n'abolira le hasard est-il le récit ? On y reconnaît la situation d'un Maître qui, alors qu'il a fait naufrage, lance les dés en direction d'un ciel abandonné des dieux. L'allégorie d'une époque critique où l'ordre ancien n'est pas entièrement aboli et l'ordre nouveau n'est pas totalement accompli est tout à fait possible et légitime. Elle préfigure en passant la fameuse citation d'Antonio Gramsci suivante : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Le maître qui se confond avec son homonyme le mètre décide donc au cœur de la tempête moderne de jeter par-dessus bord les « anciens calculs » (par exemple l'alexandrin) en raison d'une « mémorable crise » motivée par l'horizon inaccessible d'un « unique Nombre » (soit la nouvelle métrique mallarméenne issue de la révolution du vers libre).
Avec le montage proposé par le film dès lors qu'il offre à l'événement du poème mallarméen l'autre événement qui en fournirait le sol historique (la Commune), on comprendrait aussi ceci : en finir avec les anciens calculs de la bourgeoisie et du capitalisme exige le recours au Nombre unique du peuple qui se soulève en abolissant les anciennes divisions, sociales et internationales.
En exergue du film est placée une citation de l'historien Jules Michelet qui vaut aussi pour son titre : « Toute révolution est un coup de dés ». Il faut en effet souligner que le film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ne porte pas comme titre attendu celui du poème de Stéphane Mallarmé, mais bien une citation arrachée au travail du plus grand historien français du 19ème siècle. Décédé d'une crise cardiaque en 1874, Jules Michelet est inhumé en mai 1876 au cimetière du Père-Lachaise. Un cortège de plus de 10.000 personnes assiste alors à son inhumation. Sur la stèle funéraire gravée, Clio la Muse de l'Histoire pointe l'épitaphe suivante : « L'histoire est une résurrection ». L'avenir peut être en effet à la résurrection hasardeuse des promesses portées par les insurrections populaires écrasées. Le hasard peut être celui de l'Histoire qui se réveille de son sommeil quand les opprimés décident à rebrousse-poil des hypnoses de l'idéologie d'en écrire le livre.
D'un titre l'autre, entre Toute révolution est un coup de dés et Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, un intervalle creusé par le sillon du film indique que le contre-coup de la répression versaillaise n'abolira jamais le hasard d'un après-coup de la passion communarde. Le coup de dés du camp révolutionnaire a échoué à abolir le hasard équivalant à sa répression. Le contre-coup de dés du camp réactionnaire n'est pas moins capable d'abolir le hasard quand il est celui de l'événement révolutionnaire. Dialectique rénovée quand le matérialisme se frotte à l'aléatoire.
Dans Camarade Mallarmé. Une politique de la lecture, Jean-François Hamel rappelle qu'au début des années 1970 des figures comme Roland Barthes et Guy Debord considéraient l'auteur de Igitur (commencé en 1869, ce poème où importe le motif du coup de dé est achevé l'année même de la Commune) comme incarnation d'un désir de changement radical. Transformer la langue comme on transforme le monde pour Roland Barthes quand il se souvenait encore des onze Thèses sur Feuerbach (1845) de Karl Marx. Quant à Guy Debord, la métaphore mallarméenne de la destruction qui a été sa Béatrice lui a permis d'évoquer son investissement militant avec les situationnistes. « Tout se passe en somme comme si le Livre, duquel Mallarmé attendait l'explication orphique de la terre, représentait pour ces lecteurs un cryptogramme du Capital, un traité de résistance aux mystifications de la société du spectacle, voire un équivalent du petit livre rouge du Grand Timonier » (éd. Minuit, 2014 – l'avant-propos intitulé « Toute révolution est un coup de dés » cite à juste titre le film éponyme de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet).
Jean-François Hamel le rappelle pourtant : Stéphane Mallarmé ne fut
ni communard, ni communiste. La révolution est celle du poème mallarméen dont le cryptogramme compose un mixte d'idéal républicain et d'absolu littéraire. La convocation cinématographique de sa
puissance poétique s'est donc traduite par l'exposition d'une communauté faite d'amitié et de radicalité esthétique et politique. C'est aussi la construction d'un lieu cinématographique en vertu
duquel une œuvre littéraire pourrait évoquer le Chiffre secret d'un événement à l'instar de la Commune. Cet événement dont Karl Marx a dit dans La Guerre civile en France (1871) qu'il représentait comme « un sphinx qui met l'entendement bourgeois à si dure épreuve ». Toute
révolution est un coup de dés est un cryptogramme de la révolution. Dans Le Nombre et la Sirène (éd. Fayard, 2011), Quentin Meillassoux, philosophe
de la contingence, souligne l'importance mallarméenne du chiffre 7, symbole théologique au centre de son poème. En son parfait milieu, deux « comme si » (si est la septième note de la gamme) encadrent le O du gouffre et donnent ainsi 707 : 7 (Dieu), 0 (le
néant) et 7 (l'Art à la place de Dieu). 707 est le nombre de mots que compte Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. Le film de Straub et Huillet a été tourné en
1977...
Du Chiffre poétique au Sphinx de la Commune en demeure d'être encore déchiffré : le hasard des lectures rétrospectives et de l'après-coup des relectures excède toute mesure en faisant de l'incommensurable le nombre privilégié de la Commune en excès face à la comptabilité bourgeoise. On pense au Nombre qui empêche de compter selon Paul Claudel, élève de la poétique mallarméenne. On songe encore au Nombre qui prescrit l'infini contre la finitude des nombres pour Franz Rosenzweig dont l'un des lecteurs a été Walter Benjamin. Ce Nombre dont le Chiffre dit le secret, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet le donnent à percevoir dans le dernier plan de leur film dédié aux amis comme Jacques Rivette et Jean Narboni, plus quelques autres qui ne sont pas nommés. C'est ainsi que l'innommable a l'hospitalité de nous être aussi destiné.
Quand s'élève enfin, par-dessus le Mur des Fédérés, le ciel ouvert sur Paris. Le ciel gros de nuages est ouvert aux cinéastes qui vont suivre, en ayant pour la suite du monde de la suite dans les idées : ceux qui font le mur de l'histoire des vaincus en sautant par-dessus le mur des musées (Main pour main de Juliette Achard et Ian Menoyot) ; ceux qui s'amusent des nouvelles technologies en n'oubliant pas de jouer avec elles comme on joue aux dés (Les Trois Désastres de Jean-Luc Godard).
Le dernier plan de Toute révolution est un coup de dés
s'offre au libre regard de ceux qui viendront cent ans après, cent cinquante ans après, en s'assemblant dans un cimetière pour faire pousser sur le tombeau de
l'horizon les fleurs de hasard de la révolution. Une constellation.
20 novembre 2014 - 31 mai
2021