Un sens fou du tact

Le cinéma de Nazim Djemaï

L'ours est roublard mais la rondeur hirsute est l'enveloppé de la fêlure, sa fourrure. Nazim Djemaï est un obsessionnel qui tourne autour d’obsessions dont le trou est partout, à la margelle de ses images comme au fond du puits creusé pour y puiser la matière noire et blanche de ses visions.

 

 

 

Il faut une juste mesure qui est une question de distance et de respect, de grands sauts dans l'inconnu des êtres et d'écarts infimes constitutifs des plis de leur mystère. Un autre nom pour ce tact en vertu duquel les êtres, ceux qui sont filmés, ceux qui les ont filmés et ceux qui les regardent, se touchent mutuellement sans se blesser. Un tact fou.

 

 

 

Le tact est fou en effet quand la juste mesure est, indiciblement, l’indication de l’incommensurable. La juste mesure est comme un tempo rubato ; c’est un secret que souffle aussi le titre en langue inuktitut du premier film de Nazim Djemaï, qui disait déjà tout et qui continue de le dire aujourd’hui alors que le jour est tombé sur nous : Je ne sais pas.

 

9 juin 2021

De tous les écarts

 

(la juste mesure)

 

 

 

 

 

C'est un jour de grand soleil algérien. Pour la première fois, Nazim Djemaï vient aux Rencontres Cinématographiques de Béjaïa pour y présenter deux films, un court-métrage de fiction, La Parade de Taos (2009), suivi d'un long-métrage documentaire, À peine ombre (2012), qui a reçu le Prix Georges de Beauregard au FID-Marseille en 2012. On fait alors connaissance avec Nazim Djemaï, réalisateur quand il peut, photographe quand ça lui plaît, plasticien quand son plaisir consiste aussi à plastiquer toute idée de faire carrière. Une pareille volonté n'est pas son affaire, ne l'aura jamais été, tous ses films sont en ligne. On se souvient de la manière généreuse et dégingandée, on pourrait dire ursine, avec laquelle il s'est adressé aux spectateurs lovés dans la pénombre offerte par la Cinémathèque de Béjaïa. La sûreté du propos s'y est manifestée avec la douceur paradoxale d'une sensibilité à fleur de peau. L'ours gentil cache un écorché vif. L'hospitalité qui lui a été donnée par les RCB, Nazim Djemaï l'aura rendue au centuple parce qu'elle fonde la vérité d'un geste de cinéma tenu par l'égard dû aux êtres regardés.

 

 

 

Le respect n'est pas une question de distance mais, on le comprend rapidement, un désir de mesure dans la saisie de l'incommensurable – la folie – qu'il y a entre les êtres comme en chacun d'entre eux. Un tact. Un sens fou du tact.

 

 

 

Nazim Djemaï est un cinéaste capable d'arpenter à grandes enjambées un immense territoire de cinéma. Elles marquent le pas (de géant) de Nawna (Je ne sais pas...) tourné dans l'arctique canadien, on n’a découvert le film qu'après. Pour le moment, on est immédiatement frappé par le sens des écarts et des distances de l'auteur de La Parade de Taos et de À peine ombre. Sur un bord, un court-métrage de fiction compose, entre les ruines romaines de Tipasa et ces autres ruines que sont les jardins publics algérois, de quoi polir le blason noir et blanc dédié aux amours secrets et aux sexualités proscrites. Sur un autre, un long-métrage documentaire en couleurs est tendu, aux limites de la rupture, par l'approche des différentes figures abîmées par la folie, mais abritées et protégées aussi par l'utopie concrète qu'est alors la clinique de La Borde. Par un tour de passe-passe d'autant plus virtuose qu'il n'y paraît pas, les pôles s'inversent, les polarités s'intervertissent.

 

 

 

Né à Leningrad, Nazim Djemaï qui a passé son enfance à Alger et vécu à Blois est le cinéaste discret de tous les écarts entre les infinitésimaux et les extravagants. La fiction pourrait bien cacher en réalité un documentaire qui, autrement, aurait été impossible à tourner si le masque de la fiction ne l'y avait pas autorisé par la bande, comme de biais. Quant au documentaire, ses plans présenteraient des surfaces miroitantes qui réfléchiraient depuis leurs bris, qui sont des plis de vieillesse et des rides creusées par la maladie, un entrelacs serré de fictions hypothétiques ou effectives mais enfouies.

 

 

 

L'ours est roublard mais la rondeur hirsute est l'enveloppé de la fêlure, sa fourrure. Nazim Djemaï est un obsessionnel qui tourne autour d’obsessions dont le trou est partout, à la margelle des images comme au fond du puits creusé pour y puiser la matière noire et blanche de ses visions.

 

 

 

La Parade de Taos et À peine ombre manifestent, chacun selon leurs façons et dispositions, une obsession qui ne se déduit pas d'une idée abstraite en découlant d'un mouvement réel, intime et sismique, obsédés qu'ils sont l'un comme l'autre par un motif qui est une hantise, motif subtil et hantise sublime : le tact. Le tact du premier film est une fleur qui a poussé dans l'interstice des fragments à haute teneur érotique, inspirés notamment par le morcellement bressonien. C'est ainsi que La Parade de Taos touche à l'insu des choses croisées du sexe et du sentiment provoqué par les mauvais réglages du genre en Algérie quand ils recouvrent autant de dérèglements personnels et relationnels. L'insu est un invu et il faut en effet du tact pour le voir, l'entendre et le faire sentir. Le tact est à l'œuvre autrement dans À peine ombre. Jean Oury, le directeur de la clinique qu’il a créé en 1953 en introducteur d'une psychothérapie institutionnelle alternative à la psychiatrie, lui-même en parle directement au réalisateur quand il évoque les grands joueurs de piano usant du rubato, caractéristique des musiciens romantiques. Le tempo rubato, qui signifie dérobé en italien, fait varier les vitesses d’exécution, tantôt en avançant certaines notes, tantôt en les retardant.

 

 

 

La finesse ésotérique caractérisant la parole du clinicien aide sans peine à qualifier la manière avec laquelle le recours aux plans longs, fixes et frontaux dévolus à l'exposition des êtres filmés et leur comparution déploie une puissance de trouble et de mélange, pourquoi pas de dérobade ruinant la dichotomie normative entre raison (savante et soignante) et déraison (des patients soignés).

 

 

 

Les deux films de Nazim Djemaï poussent le motif du tact à des niveaux élevés d'intensité et de sensualité. Le cinéaste montre qu’il sait jouer du plan et ses durées comme un pianiste du rubato. Sur un versant, il s'agit de mobiliser la fiction pour composer avec la rigueur du pianiste alliée à la patience de l'artisan le blason d'un mystère comme un pansement dont la qualité fragmentaire compense l'impossibilité pratique du documentaire. Sur un autre, l'enregistrement tout en fixité, durée et frontalité de plusieurs régimes d'apparaître faits de silences, de paroles et de distances concourt à produire, jusque dans le surgissement d'une drôlerie insoupçonnée, un espace commun ou une zone où ses zonards peuvent s'amuser à jouer et faire bouger le logos de part et d'autre de la ligne de démarcation entre raison et déraison et dont la folie demeure le nom générique. La Parade de Taos et À peine ombre offrent ainsi au regard des surfaces réfléchissantes, tantôt d'inscription documentaire, tantôt d'écriture fictionnelle sur lesquelles les lignes de conduite du quadrillage social sont diagonalisées par le traçage des « lignes d'erre » dont a tant parlé Fernand Deligny, grand ami de La Borde où il y a été invité grâce à l'hospitalité de Jean Oury et Félix Guattari.

 

 

 

Jardins et asile, botanique et clinique : les lignes d'erre constituent à chaque fois chez Nazim Djemaï un « lieu-chevêtre » pour y accueillir « ce quelque chose en nous qui échappe au conjugable ».

 

 

 

À peine ombre n'a pas besoin de citer Gilles Deleuze et Michel Foucault pour leur donner raison quand on voit les malades produire eux-mêmes le discours de leur maladie. Il suffit de bien les regarder et pas moins de les écouter ; c’est pourquoi le regard et l'écoute constituent ici un soin redoublé. Nazim Djemaï n'a pas besoin non plus de chinoiser en montrant sans forcer le trait sa proximité avec le cinéma tout en persévérance de Wang Bing (celui du recueillement frontal et patient d'une parole souvent inaudible comme dans Fengming, chronique d'une femme chinoise). Le discours est donc moins le produit d'un didactisme extérieur que la matière première et sauvage avec laquelle un réalisateur a construit son documentaire plié de diagonales fictionnelles, lignes d’erre dont sont couturés des patients qui ressemblent à des soignants et des soignants qui se confondent avec des patients, c’est à s'y méprendre. Raison pour laquelle À peine ombre compte de solides arguments attestant qu'il aurait réussi à faire au moins aussi bien que La Moindre des choses (1997) de Nicolas Philibert également tourné à La Borde. Parmi eux il y a, discrètement indiquée, la position réellement occupée par celui qui a fait son film dans une institution qui, alors, prenait soin de lui. Le documentaire tourné aurait par conséquent pour vertu de rendre au lieu la pareille.

 

 

 

Voilà donc un cinéaste préoccupé par la manière dont le cinéma, son art et ses formes, son histoire et ses histoires, peut aider à résoudre la difficulté consistant à être touché par des êtres si fragiles qui le seraient davantage si on les regardait mal, de trop loin ou de trop près. Le tact prévient ainsi le regard en lui refusant d'être une distraction ou une empoignade. Nazim Djemaï peut dès lors s'autoriser une citation de Michelangelo Antonioni (l'agression enfantine et collective d'une femme comme un court-circuit reliant L'Avventura en 1960 à Zabriskie Point en 1970) ou bien laisser venir à lui une inspiration dreyerienne (la brume enveloppant l'« entour » de la clinique est digne du Vampyr de Carl T. Dreyer). Après tout, La Borde se situe à Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher, pas loin de Courtempierre et son château hanté, situé quant à lui pas loin dans le Loiret.

 

 

 

Surtout Nazim Djemaï fait montre d'une grande hospitalité. Par exemple en accueillant un récit en langue des signes qui est l'aveu crypté témoignant d'une véritable rencontre amoureuse à l'insu du réalisateur : c'est la fin, sublime, de La Parade de Taos où les mains parlent sans rien briser du silence enveloppant l'aveu dont le sens promis ne viendra qu'en différé. Par exemple, encore, en exposant subtilement les indices selon lesquels l'auteur de À peine ombre est lui-même un pensionnaire de La Borde (ainsi que le comprend un jeune homme qui, venu travailler dans la clinique, dit qu'il s'est trompé sur le statut de celui qui le filme).

 

 

 

Produit (et lâché depuis) par Capricci, salué deux fois au FID-Marseille, Nazim Djemaï est un cinéaste, un grand. Et si on ne l’a pas vu ainsi, c’est que l’on ne reconnaît pas dans les montagnes de l’arctique canadien les géants endormis des légendes qui se transmettent de moins en moins. De toutes les façons, Nazim Djemaï est assurément le plus grand réalisateur russe-algérien-français que le cinéma ait jamais connu. C'est pourquoi il faut impérativement venir et revenir aux films qui témoignent pour toujours d'un si grand désir de cinéma. Un désir de faire du cinéma comme une aventure au carrefour des questions biographiques et esthétiques, et des interrogations éthiques et politiques. Si est immense l'écart esthétique entre les films, il y a aussi, non moins sensible, l'infinitésimal de leurs intervalles, le présent compliqué de la sexualité des Algérois et l'avenir difficile d'une institution alternative. Les lignes de tact ne sont tracées qu’en indication subtile de profondes lignes de faille.

 

 

 

C'est une aventure de la perception et de la sensation qui est une aventure de la pensée au travail, celle de la juste mesure nécessaire comme le rubato à ce que le distance coïncide avec le respect. En atteste encore un plan issu de La Parade de Taos, celui du changement de point et de focale, du flou au net, afin d'extérioriser les larmes intérieures d'une femme (bouleversante Amal Kateb, regardée par Nazim Djemaï comme s'il l'en-visageait). Le voile qui recouvre ses cheveux a alors pour contrepoint poétique l’émouvant dévoilement d'un miroir qui pleure.

 

 

 

La juste mesure, Nazim Djemaï y a insisté en ces termes, pourrait s'apparenter à la prudence aristotélicienne (phronèsis) si et seulement si elle n'engageait pas dans le même mouvement une audace qui est le courage de la vérité à l'endroit des plus grands périls – le sentiment comme tabou aussi grand que le sexe ; la folie comme tâche aveugle et frappe de l'irrémédiable avec laquelle il faut pourtant tenter de vivre.

 

 

 

La juste mesure est affaire de distance et de respect, autrement dit de grands sauts dans l'inconnu des êtres et d'écarts infimes constitutifs des plis de leur mystère. Elle est un autre nom pour ce tact en vertu duquel les êtres, ceux qui sont filmés, ceux qui les ont filmés et ceux qui les regardent encore, se touchent mutuellement sans se blesser. De part et d'autre de la membrane diaphane de l'écran, le sol ciré d'À peine ombre par une machine comique digne de Jacques Tati ou le miroir brouillé de larmes de La Parade de Taos sont comme le bouclier d'Athéna décrit par Siegfried Kracauer. De telles images possèdent la valeur apotropaïque de conjurer le mauvais sort en nous autorisant à voir et recevoir ce qui, autrement, sidérerait en nous pétrifiant mortellement. Le sorcier qui ne savait rien savait seulement que son art sorcellaire l’empêchait de conjurer le sien.

 

 

 

 

 

11 septembre 2014

 

 

 

 

 

Affleurements

 

 

 

 

 

C'est un autre jour de grand soleil à Béjaïa. Nazim Djemaï est de retour dans la pénombre offerte par le souterrain en hauteur et vue sur la mer de la Cinémathèque. L'ours franco-russo-algérien est revenu pour accueillir les spectateurs dans l'atelier de la « juste mesure » dont ses films abritent le souci comme une caverne aux trésors. La juste mesure qui, ainsi que lui-même l'aura raconté, affleure à la conjonction douce et ferme du cadre fixe et de la durée, autrement dit la sensibilité qu'il faut pour rendre justice à la dignité des sujets filmés.

 

 

 

Nawna (Je ne sais pas...) et À peine ombre : la discussion avec un photographe amateur de Cambridge Bay en arctique canadien, la conversation avec un médecin partageant les troubles psychiques de certains patients de La Borde, ces deux entretiens ouvrent le plan à une double exigence, de tenue (par la durée qui prolonge la force du discours au-delà de l'anecdote) et de retenue (par le cadre qui respecte le monde du sujet filmé tout en marquant la distance qui est la juste mesure de sa folie).

 

 

 

Au carrefour d'un maintien d'une ample idée de cinéma, la figure de l'autre qui vient, inuit ou fou, savant ou autodidacte, se présente dans la plus grande incertitude catégorique (la folie ni la raison ne sont exclusives l'une de l'autre) comme avec la plus étroite proximité intersubjective (la rencontre est au principe d'une image qui promet d'en engager une autre, celle du spectateur qui la regardera plus tard sur un écran, chez soi ou au cinéma). L'autre s'expose ainsi sans jamais que ne soit levé le voile recouvrant sa figure, sans jamais que ne soit dissipé son mystère. L'autre filmé par Nazim Djemaï est le gardien de notre propre altérité et opacité, la part de l'ombre qu'il y a en nous. L'autre se présente comme une singularité quelconque au sens où Giorgio Agamben en parle, exemplaire en ne l'étant que de lui-même – tel que nous importe son quel.

 

 

 

On pourrait autrement évoquer l'extrême acuité d'un regard dans les termes de la finesse (et de la sensibilité comme on parlerait de sensibilité photochimique concernant des plaques photographiques ou de la pellicule argentique). On parlera surtout du tact en conséquence d'une prise de contact qui est la déprise nécessaire à la restitution cinématographique d'une vérité subjective (l'image est un document audiovisuel portant témoignage d'une subjectivité) et intersubjective (l'image est l'archive d'un acte résultant d'une rencontre entre deux sujets dans l'absence d'un tiers à venir, le spectateur).

 

 

 

Comme une poignée de mains tendue de part et d'autre de l'écart qui, sans comblement possible, rend le geste nécessaire et salutaire en le faisant passer de l'imaginaire au réel. Jusqu'à produire d'incroyables décentrements, vitaux, incandescents. Ceux qui ont notamment permis à Nazim Djemaï, né en Russie d'un père algérien en exil politique qui lui a donné comme prénom celui du poète turc Nazim Hikmet, d'aller se faire voir ailleurs en dépliant aux quatre coins sa propre géographie personnelle, chez les Inuits ou avec les patients d'un asile, tous reconnus comme des semblables et des égaux. Parce que les uns sont d'anciens colonisés expropriés de leur culture traditionnelle et minés par l'alcool. Et parce que les autres sont autrement colonisés quand ils sont l’objet de regards toujours informés par le vieux discours normatif pesant sur les partages entre raison et folie.

 

 

 

La sensibilité à l'oppression, tellement raffinée qu'elle se dérobe souverainement à toute idée de forçage émotionnel ou d'explication didactique, est ce qui touche infiniment dans un geste de cinéma, un rubato qui offre aux plans la possibilité d’être des surfaces d’affleurement (Affleurement est, on ne s’en étonnera pas, le titre d’un bel essai vidéo qui n’aurait pas dépareillé dans Five d’Abbas Kiarostami). Chaque plan fait ainsi sentir sa touche qui, en excédant la seule motivation intéressée de la signature, nous touche. C’est une autre manière de parler de cette juste mesure. C’est ce tact grâce auquel la représentation de la sexualité, dont les secrets peuplent les jardins publics algérois comme des animaux sauvages ou des plantes exotiques, prend la forme, avec La Parade de Taos (2009), d'un blason médiéval distribuant ses éléments érotiques et énigmatiques dans une composition fragmentaire digne d’un film de Robert Bresson.

 

 

 

Il a fallu plusieurs prises de vue tournées dans pas moins de cinq jardins algérois (dont deux plans montrant de loin le fameux jardin d'essai où, pour des raisons de réaménagement, le réalisateur n’a malheureusement pas pu tourner son film) pour composer un jardin utopique comme en a longtemps rêvé la tradition littéraire arabe. Par exemple le poète persan Saadi auteur au XIIIème siècle de Golistan – Le Jardin de roses ou la nouvelle Le Gardien issu du recueil La Ceinture de l’ogresse (1999) de Rachid Mimouni, la même qui a inspiré une parenthèse à Bienvenue à Madagascar (2015) de Franssou Prenant.

 

 

 

Déposé sur les sels d’argent de la pellicule, tourné en noir et blanc, La Parade de Taos est une pure offrande faite à Amal Kateb en femme vaincue mais sûrement pas défaite. C’est le sens de sa parade et l’héroïne, cette paonne en bute à la panne symbolique de toute une société, d’être une sœur silencieuse de la chanteuse Taos Amrouche. Dans le film, les blancs attrapent un soleil qui tape aussi dur et fort que l’œil de la loi quand les noirs sont les grains de beauté des plans. Avant l’à peine ombre de la folie à laquelle il est si difficile d’échapper, la pénombre est celle des secrets qui frémissent en lisière des images. Avec les signes cryptiques qu’on s’échange dans un bus comme un trafic clandestin, à l’orée des feuillages ou bien à la dérobée de la police des mœurs. Même quand des enfants qui n’ont jamais été innocents en prolongent pour rire et s’amuser la réelle férocité.

 

 

 

Il y a pourtant, dans La Parade de Taos, un amour qui ne coule pas en passant au-dessus de la ligne de flottaison. Sa ligne d’erre est une résistance à la noyade du contrôle social et elle affleure à la surface de son dernier plan. Dans les paroles cryptées d'un vieux couple sourd-muet assis sur un banc, le secret d’un amour intraitable s’expose sans être percé. Pour cela, il a fallu un sens fou du tact pour faire que l’amour soit l’incommensurable dont se soutient toute image digne de ce nom.

 

 

 

Le tact est fou en effet, fou quand la juste mesure est, indiciblement, l’indication de l’incommensurable. La juste mesure a elle-même un secret que dit le tempo rubato et que souffle aussi le titre en langue inuktitut du premier film de Nazim Djemaï, qui disait déjà tout et qui continue de le dire aujourd’hui alors que le jour est tombé sur nous : Je ne sais pas.

 

 

 

 6 septembre 2016


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