0) Y aurait-il encore des gens pour croire sérieusement que le documentaire ne serait définissable qu'en raison stricte de la situation minoritaire, économique en termes de production et de diffusion, faite à un certain genre de films dits documentaires alors qu'il en représenterait historiquement le fondement ? Le documentaire, moins une étiquette statutaire pour un genre distinctif et restrictif qu'une part constitutive du cinéma, et cela depuis son origine : il faudrait raconter cette histoire, l'histoire du documentaire comme une manière de raconter autrement l'histoire du cinéma dès lors que l'art autorisé par cette technique ne fait pas l'économie de la confrontation dialectique avec le réel. Oui, dialectique – un adjectif encore honni et dont il faudrait rétablir, après la fin de sa longue capture idéologique, la puissance de division primordiale dès lors qu'est impliquée ici la question de la vision. Parce qu'elle ne saurait se suffire du réflexe saturé d'idéologie posant l'équivalence mimétique et sans reste entre le réel et sa représentation. Mais comment raconter une histoire depuis la perspective documentaire qui ne se réduirait pas au catalogue illustratif d'une définition dont les prémisses auront été avancées quelques trente années après la projection de la Sortie des usines Lumière (1895) lorsque John Grierson proposa le terme de documentaire lors d'une critique de Moana (1926) de Robert Flaherty, suivi par Jean Vigo évoquant à l'époque de A propos de Nice (1930) l'idée d'un « point de vue documenté » ? Une histoire qui attesterait dans ses efforts narratifs d'une impondérable subjectivité, notamment par le recours de la citation fragmentaire rompant autant avec le continuum historique qu'elle fait fi des chronologies instituées ? Raconter (ou bien tenter a minima de le faire) le cinéma en sa part documentaire, ce serait proposer des histoires racontables depuis le point de vue d'un narrateur plié ou couturé d'histoires aux fils tirés depuis la trame du siècle passé. En regard d'un pluriel impossible à épuiser ou linéariser, le fragment représenterait le vecteur privilégié d'une saisie non-chronologique, diagonale ou transversale du cinéma en sa part documentaire, au carrefour de quelques films importants ayant fait l'histoire du cinéma documentaire, et de quelques idées témoignant d'une intelligence au travail depuis plus de quarante ans, théoriquement et pratiquement, à substituer à la division catégorique entre cinéma de fiction et cinéma documentaire la relève d'une vérité refoulée : le cinéma aurait toujours déjà été documentaire. Avec son film intitulé Cinéma documentaire, fragments d'une histoire (2014), Jean-Louis Comolli soutenu par Richard Copans des Films d'Ici et Gérald Collas de l'INA propose en à peine une heure de faire de quelques œuvres singulières, exemplaires de l'histoire du cinéma dit documentaire, les fragments d'une autre histoire du cinéma. Le paradoxe voulant que son statut minoritaire la prédisposerait peut-être à produire l'énonciation de quelques vérités essentielles au médium cinématographique lui-même. N'est-ce pas Gilles Deleuze qui, dans un inattendu court-circuit avec Lénine, a affirmé que seuls les minoritaires sont révolutionnaires ? La révolution, il en sera à plusieurs questions dans ce film de Jean-Louis Comolli mais, dans un registre moins politique qu'esthétique (encore que Jacques Rancière aura montré comment ces deux termes peuvent s'agencer et entrer en polarité). La première d'entre elle poserait (c'est un implicite persistant) que l'oubli de la part documentaire du cinéma constituerait, outre une mutilation, un obstacle permanent à l'intelligence et la sensibilité dont peut faire preuve l'art qui en relève. L'oubli lui-même attestant encore qu'il en irait philosophiquement de son caractère de vérité si l'on n'oublie pas non plus que vérité se disait en grec ancien alèthéia. Et puisque 25 films auront été nécessaires à l'entreprise de l'un des documentaristes les plus attachants, parce que l'un des cinéastes parmi les plus attachés à restituer au cinéma sa part documentaire, 25 fragments vaudront ici en guise de prolongement d'une réflexion devenue nôtre.
1) Les yeux clignent, les stores des fenêtres s'ouvrent puis se referment. Le montage court distribue alternativement ces deux séries en frisure d'une indistinction entre ce que peut l’œil humain et ce que permet l’œil de la caméra : commencer avec L'Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, c'est commencer en affirmant la force essentiellement machinique d'un dispositif technique qui augmente ou intensifie la perception humaine (avec les mouvements d'avancée et de recul de l'objectif, on identifie aussi une érotique de la machine partagée par d'autres cinéastes soviétiques d'alors si l'on songe en effet à la fameuse séquence de l'écrémeuse de La Ligne générale de Sergueï M. Eisenstein en 1929). Voir avec la machine cinéma, ce n'est pas revoir ce que l'on peut voir, c'est voir ce que l'on ne verrait pas si le cinéma ne le montrait pas.
2) D'emblée, le peuple à l'écran et, d'emblée, cette figuration pose un grand problème. Si le premier film de l'histoire du cinéma est Le Salut de Dickson (1891), un film de trois secondes ayant bénéficié d'une présentation publique, la première projection publique et payante eut lien le 28 décembre 1895 dans le salon indien au sous-sol du Grand Café à Paris. Il s'agissait de Sortie des usines Lumière, une vue tournée par Louis Lumière dont on sait aujourd'hui qu'il en existe deux autres versions (l'une tournée le 19 mars et projetée le 22 mars à des journalistes, et l'autre plus tardive, en août), deux variantes représentant comme autant d'esquisses préalables, la version la plus connue valant déjà comme le remake des précédentes. On songe alors à Jacques Derrida ou Édouard Glissant : il y a moins genèse univoque que digenèse – l'origine est toujours déjà divisée, toujours déjà celle d'une division. La vue Lumière en ses variabilités expose dès l'origine deux éléments fondamentaux du cinéma : un se divise en deux (puisqu'il existe trois versions du film) et le documentaire se divise en fiction (puisque la reprise de la même vue s'explique par les essais de synchronisation du temps du métrage alors disponible et du temps mis par le groupe des ouvriers pour sortir de l'usine). Plus un troisième : l'apparition à l'écran du peuple exploité dédouble la scène de sa exploitation puisqu'il s'agit après tout d'en sortir. Passé l'exergue vertovien, une bien belle entrée en matière, quelque part entre Eric Rohmer (Louis Lumière, 1968), André S. Labarthe (Lumière, le cinéma à vapeur, 1995) et Harun Farocki (Les Ouvriers quittent l'usine, 1995).
3) Le peuple, s'il demeure un enjeu essentiel des pouvoirs étatiques, l'aura été sous la forme exemplaire des grandes mises en scènes totalitaires du 20ème siècle. Il y a tout lieu pourtant de poser quelques distinctions, non pas tant en regard de l'horreur des existences massivement dégradées en vie nue corvéable à merci dans les goulags et les camps de concentration, ou bien réduite en cendres dans les camps d'extermination nazis, qu'en termes esthétiques. En effet, les ouvrières de Enthousiasme. La symphonie du Donbass (1930) de Dziga Vertov bénéficient encore d'une singularisation de ses figures niées dans les chorégraphies de masse leur imposant, comme le montre Le Triomphe de la volonté (1936) de Leni Riefenstahl, un alignement géométrique sous la forme de rangées de bras dressés. La citation de Walter Benjamin posant que le fascisme induit l'esthétisation de la politique, tandis que le communisme proposerait à l'inverse la politisation de l'esthétique, trouverait moins dans la distinction minimale des mises en scène totalitaires sa parfaite illustration, qu'elle annoncerait la réappropriation politique par les sujets dominés d'un cinéma employé à des fins de propagande.
4) Filmer pour voir et voir le peuple (mis) au travail du patronat puis de l’État, sortant des usines pour les frères Lumière (la sortie des usines apparaissant elle-même comme un travail), défilant pour la gloire étatique de l'industrialisation chez Dziga Vertov ou dans les rythmes du moulage et de l'incorporation dans l’État nazi pour Leni Riefenstahl : au cinéma professionnel du contrôle disciplinaire et de l'édification des masses aurait alors répondu plus de trente années après le cinéma amateur consacré à la subjectivité des multitudes populaires, qu'elle trouve à se décliner sur le versant de la subjectivation militante (Classe de lutte du Groupe Medvedkine en 1968) ou bien sur celui de la lutte collective (Kashima Paradise de Yann Le Masson et Bénie Deswarte en 1973). Ce passage du pouvoir patronal et de l'État à la puissance populaire et créatrice des multitudes, quelques innovations techniques en auront historiquement soutenu l'effectivité.
5) A la mise au travail du peuple au bénéfice des pouvoirs (marchands et étatiques) qui les dominent, les peuples se seront mis au travail politique de leur propre effort de libération de ces mêmes pouvoirs. Cette mise au travail des dominés soucieux de s'émanciper aura donc été corrélative des modifications techniques libérant à l'orée des années 1960 les appareils d'enregistrement de l'image et du son des logiques lourdes des studios. La caméra se porte sur l'épaule (Chronique d'un été de Jean Rouch et Edgar Morin en 1961) et le son se synchronise avec l'image (Méthode n°1 de Mario Ruspoli produit dans le cadre du Service de la Recherche de l'ORTF en 1964). C'est le paradoxe d'une situation considérée de manière rétrospective puisque l'allègement des techniques est venue de la production télévisuelle, la même qui aujourd'hui s'ingénie à produire formatages et narrations consensuelles au service de logiques marchandes. La figure du spectateur, Jean-Louis Comolli ne cesse pas, dans son film comme dans ses ouvrages, de la questionner depuis la place que les films savent plus (dans les bons films) ou moins (dans la norme médiatique) lui donner.
6) L'exposition cinématographique du peuple est affaire de mise en scène. L'ouverture d'un espace dans lequel il devient visible et racontable devient l'enjeu esthétique d'une réappropriation à l'époque où Jean-Louis Comolli commence à travailler comme critique dans les Cahiers du cinéma. Et si mise en scène il y a, une fiction en détermine le déploiement. Dans un autre registre, moins propagandiste qu'ethnographique, de représentation et de figuration du peuple, Nanouk l'esquimau (1922) de Robert Flaherty, en plus d'être considéré aujourd'hui comme le premier long-métrage documentaire, expérimente autrement la question de la mise en scène comme de la fiction dont elle se soutient corrélativement (ce qui d'ailleurs lui aura été fortement reproché au nom d'un objectivisme censé scientifiquement conditionner toute justesse d'observation). La mise en scène détermine aussi la production spécifique d'un espace commun au filmeur et au filmé et il aura fallu la coupe longitudinale d'un igloo afin de pouvoir filmer la famille de Nanouk au réveil. Il faut aussi et surtout une réelle relation de compréhension, voire de complicité, entre ces derniers pour autoriser les aménagements nécessaires au film. Filmer pour voir consiste à voir aussi une réalité relativement altérée par le fait même qu'elle soit filmée.
7) Dès lors qu'elle est filmée, la réalité apparaît toujours déjà divisée : entre documentaire et fiction, entre le document attestant d'une fiction propagandiste et celui témoignant d'une relation amicale transversale à l'observation ethnographique, entre des mises en scène idéologiques encore attentives ou alors pas du tout à la singularité des figures soumises aux rythmes des chorégraphies de masse et la documentation politique de l'intérieur de processus de subjectivation initiés par des minorités en lutte. La réalité se divise elle-même entre ce qu'elle montre d'une forme d'organisation et de partition du monde, et le réel qui est la part qui en conteste le partage. Le jeu du réel et de la réalité est donc un enjeu de lutte et la part documentaire en témoignerait plus décisivement que le cinéma de fiction, moins dialectique dès lors qu'il accepterait de s'en déprendre. La fiction, le documentaire en aura raconté, placée sous diverses auspices, du grand récit totalitaire à la fiction ethnographique. Et ce dans la perspective (évidemment différenciée selon le point de vue occupé et la perspective adoptée, les visions et les visées) d'une réalité autrement impossible à filmer. Mais l'une des fictions documentaires parmi les plus dignes de mémoire appartient à Moi un noir (1958) de Jean Rouch. En demandant à ses interprètes nigériens à s'amuser et jouer, là où ils vivent (à Treichville, un faubourg d'Abidjan à l'époque coloniale), à faire du cinéma en interprétant comme bon leur semble des archétypes de fiction (Edward G. Robinson, Eddie Constantine, Tarzan, etc.). Ce cinéma-là, c'est déjà un peu de distance et d'ironie, c'est la preuve de subjectivités obliques à la domination qui les assujettit en les obligeant à ressembler à ce qu'ils sont censés être. La résistance, c'est aussi une affaire de dissemblance, d'écart et de fuite.
8) La fiction comme processus de subjectivation, le cinéma en rendrait compte de manière documentaire. Il documenterait ces processus avec le sentiment du direct (du live comme on dirait abusivement aujourd'hui), d'un direct aux puissants effets phénoménologiques mais toujours déjà divisé, structurellement, entre ce qu'il montre et ce qu'il signifie, entre ce qu'il expose et ce qu'il sous-expose afin d'imposer sa manière d'exposition. Y compris dans Primary (1960) réalisé par Robert Drew, tourné par Richard Leacock et Albert Maysles et monté par D. A. Pennebaker valant autant comme captation documentaire de John Fitzgerald Kennedy en campagne des élections primaires dans le Wisconsin que comme représentation d'une fiction incarnée (le programme du politicien qu'il faut élire en régime démocratique et libéral afin de lui assurer d'occuper une position de pouvoir censé bénéficier en retour à ses électeurs). Une fiction politique faite corps et dont l'office exige une mise en commun, ce théâtre, impliquée par la présence d'autres corps, en particulier des spectateurs-citoyens : Raymond Depardon s'en souviendra forcément avec son premier long-métrage initialement intitulé 50,81 % (bloqué par son producteur, Valéry Giscard d'Estaing, le film ne sortira qu'en 2002 sous le nouveau titre de 1974, une partie de campagne).
9) Le cinéma documentaire, c'est le réel en plus de sa mise en scène tendanciellement fictionnelle. Avant que le plan-séquence ne s'affirme dans les années 1960, sous les dénominations diverses de « cinéma-vérité » (Jean Rouch) ou « cinéma direct » (Mario Ruspoli), comme un principe d'unité filmique entrelaçant de manière plus ou moins discernable prise de vue et prise de son synchrone, captation documentaire et mise en récit de soi-même pour soi et pour les autres. On n'oublie pas l'expérience des camps donnée par Marceline Loridan lors d'une marche toujours extraordinaire de Chronique d'un été. Toutefois, le montage a affirmé ses puissances doublement disjonctives et conjonctives, de destruction-reconstruction du réel filmé. C'est, à l'intérieur des images, le montage synthétique de plusieurs tempêtes afin d'en produire une image idéale (The Man of Aran – L'Homme d'Aran de Robert Flaherty en 1934). Et c'est, dans l'écart distinguant la bande-image de la bande-son, le collage après coup de la voix des hommes dont les activités ne pouvaient encore bénéficier du son direct, en plus d'un filmage livré forcément aux difficultés et contraintes matérielles de la situation (la série des courts-métrages en 16 mm. consacrés par Vittorio De Seta aux pêcheurs du sud de la péninsule italienne).
10) Une autre manière d'écart entre l'image et le son est soutenue par la personnalisation du commentaire qui, de fait, participe à la modification du représenté : en renchérissant de manière provocatrice sur l'horreur filmée (Terre sans pain de Luis Buñuel en 1932) ou bien en se retranchant dans une neutralité factuelle qui, paradoxalement, viendrait renforcer le caractère scandaleux de la scène (Le Sang des bêtes de Georges Franju en 1949), en n'hésitant pas à faire preuve d'une ironie mordante (L'Amour existe de Maurice Pialat en 1960) ou bien en s'amusant à faire rimer des alexandrins depuis la description d'une organisation industrielle sans poésie (Le Chant du styrène d'Alain Resnais en 1958). Sans oublier la blancheur monotone de la voix ressaisissant avec douceur l'entreprise de réification marchande de la société (La Société du spectacle de Guy Debord en 1973). On sera par ailleurs sensible, face à cette constellation de citations, à la possibilité par montage et association de suivre une profonde ligne de scandale en raison de laquelle le film se comprend comme cri poussé face à l'intolérable de la violence faite à l'égard du vivant, de toutes les formes de vie, humaines et non-humaines. La part documentaire du cinéma entretiendrait cette sensibilité à l'endroit de tout le vivant mutilé. C'est ainsi que Jean-Louis Comolli, comme la plupart des rédacteurs des Cahiers du cinéma depuis les années 1950 et 1960, avoue par la bande qu'il appartient à une génération de cinéphiles définitivement marquée par la vision des grands films néoréalistes de Roberto Rossellini, en particulier Allemagne année zéro (1947).
11) Ce qui aurait peut-être été oublié avec l'avènement du plan-séquence, c'est que le montage demeure toujours déjà opératoire, entre les plans, plus tard entre les sons et les images, mais en premier lieu et fondamentalement entre les photogrammes eux-mêmes. On notera en passant cette erreur mineure mais particulièrement féconde commise par Jean-Louis Comolli, qui transcrit le nom de Mario Marret en Marey. L'homme des chronophotographies découpant analytiquement le mouvement s'impose en effet à celui du compère de Chris Marker à l'époque de A bientôt j'espère (1967), film-matrice des Groupes Medvedkine. Le cinéma serait peut-être aussi le montage du documentaire et de la fiction dès lors que toute image serait toujours déjà divisée en ses parts qui seraient certes complémentaires, mais non moins spécifiques, s'accordant sans jamais s'accorder parfaitement. Ces parts valent aussi comme des pôles induisant des effets de polarisation, autrement dit d'échange et de circulation entre le documentaire et la fiction. Le documentaire documente la fiction en train de se faire (les films de Jean Rouch puis de Michel Brault et Pierre Perrault dans l'inspiration de ceux de Robert Flaherty). La fiction révèle aussi la profonde puissance imaginaire traversant tous les sujets filmés, depuis le dehors idéologique d'une industrie propagandiste (Dziga Vertov, Leni Riefenstahl) jusqu'au dedans d'une action militante et politique (le Groupe Medvedkine, Yann Le Masson et Bénie Deswarte, les films de Joris Ivens et Marceline Loridan-Ivens étant à cheval entre ces deux monde, du côté des minorités en lutte comme du côté des appareils étatiques faisant de ces luttes la matière de batailles idéologiques).
12) La question du montage ne se pose qu'en regard d'une visibilité qui ne saurait s'offrir d'emblée, entièrement et sous toutes les coutures. Le montage, en ses vertus potentiellement synthétiques (mais la synthèse elle-même ne se proposerait que comme fiction, comme une possibilité fictionnelle parmi d'autres), dispose aussi de puissances qui sont analytiques dès lors que le réel cinématographiquement visé échappe toujours au seul registre du visible ou de l'audible. C'est donc dans les rapports de dialectisation sans synthétisation achevée du visible et du non-visible, ou de l'audible et du non-audible, que le montage essentiellement travaillerait, depuis une incomplétude caractérisant la saisie du monde réel. Ce travail s'organise déjà à l'époque dite du « muet » (celle du « cinéma sourd » dirait plus justement Michel Chion) depuis la question du cadre, depuis les champs magnétiquement polarisés par le champ filmique et le hors-champ, ainsi qu'en témoigne exemplairement Herman Slobbe, l'enfant aveugle (1964) de Johan Van Der Keuken. Pas un hasard alors si Jean-Louis Comolli privilégie un film consacré à la figure d'un jeune garçon aveugle, le motif de la cécité étant au cœur même d'enjeux avérant qu'avec tout regard s'y présentent les impasses d'un fantasme de tout voir, aveuglant.
13) Le cinéma, le grand, est celui qui a le beau souci de préserver sa part documentaire en ce qu'elle complique la part fictionnelle habitant le spectateur lui-même. Il se diviserait toujours déjà entre une pulsion scopique et la tendance qui viendrait la contredire afin de la renverser en désir (autrement dit en désir du manque). Le désir d'un différé (c'est le suspense hitchcockien), d'un manque à voir (c'est le plan noir chez Jean-Luc Godard, Marguerite Duras, Guy Debord, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), d'un défaut de visibilité, c'est pour l'imagination une invitation à travailler afin de faire sienne l'expérience de la présentation d'un réel plus fort que toute clôture représentative. D'autre part, il marque la fiction rétrospective portant sur des regards qui, par-delà de la disparition du monde dans lequel ils s'inscrivaient, peuvent s'adresser à un spectateur du futur, celui qui désire se sentir désiré par eux. Jean-Louis Comolli peut dire ainsi que le visent, lui, les regards des combattants anti-franquistes ignorant partir pour la mort dans Barcelone (1936) réalisé par la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI). Cette reconnaissance intempestive des regards, par-delà les chronologies historiques, indique un puissant désir : que la vie des spectateurs qui viennent relève imaginairement la mort des personnes filmées, et qu'elle fasse de cette relève même le principe temporel d'un futur antérieur offrant au passé un nouvel avenir. La sensibilité entretenue face au scandale de la mutilation du vivant appelle un autre désir et, corrélativement, une autre fiction soutenue par un spectateur désireux (et, parfois, il ne s'y attend pas, ça lui tombe dessus, c'est un événement) de soutenir une requête en dignité. Être requis au rétablissement de la dignité bafouée de celles et ceux que l'histoire aura fait scandaleusement tomber est une place qui revient aussi au spectateur.
14) Un manque impossible à combler ; un vide sans réparation constitutif d'une séquence historique ayant cassé le siècle passé en deux ; un plan noir auquel jamais ne se substitueront toutes les reconstitutions fictionnelles : la destruction nazie de six millions de juifs. Ayant averti au tout début de son film qu'il mettrait pour diverses raisons, explicites (l'apparition de la vidéo) et implicites (le reflux du militantisme gauchiste), un terme provisoire à son histoire à lui du cinéma documentaire fixé au milieu des années 1970, Jean-Louis Comolli n'évoquera donc pas Shoah (1985) de Claude Lanzmann, mais il ne citera pas davantage non plus Nuit et brouillard (1955) d'Alain Resnais. A sa décharge, on mentionnera le monologue de Marceline Loridan extrait de Chronique d'un été. On rappellera également qu'il a quand même consacré un de ses films précédents à ce film (Face aux fantômes en 2009), plus précisément au travail entrepris par l'historienne Sylvie Lindeperg consacré à Nuit et brouillard. Concernant la séquence de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste s'appuie sur deux films anglais méconnus, Desert Victory (1943) de Roy Boulting et David McDonald et Memory of the Camps (1945) de Sydney Bernstein (sur lequel a travaillé Alfred Hitchcock). Et fait encore preuve d'un sens particulièrement dialectique du montage. D'une part il insiste sur le recours au studio et à la fiction dès lors qu'il était impossible de montrer toutes les opérations des armées alliées contre l'Afrika Korps d'Erwin Rommel en Afrique du nord. Il souligne d'autre part l'utilisation (sur suggestion hitchcockienne) du plan-séquence lors de l'ouverture du camp de concentration de Bergen-Belsen afin de contredire par anticipation les discours potentiellement négationnistes. Deux gestes de propagande édifiants, mais pas identiques en termes esthétiques (et donc politiques) : alors qu'avec le premier cas la fiction prolonge la perspective propagandiste, avec le second la puissance du plan-séquence restitue une continuité sensible à l'endroit où la situation était organisée pour marquer le hiatus entre deux mondes inconciliables. Perdure l'intervalle aveugle, l'image et le son à jamais défaillants, le défaut qu'il faut assumer depuis, en respect d'un peuple qui manque et toujours manquera.
15) On ne l'a pas encore dit, mais les puissances politiques de scandale en regard des violences infligées se double aussi des puissances esthétiques consacrées à la beauté du monde vécu : dans tous les cas, il s'agit de prôner par les moyens du cinéma l'augmentation des puissances de sentir, d'agir et de pâtir. Alors, tous les raccords à distance sont permis, des battements de cœur. On a déjà évoqué, en dépit de leur caractère propagandiste commun, la différence de traitement des figures représentées dans Enthousiasme. La symphonie du Donbass et Le Triomphe de la volonté. Et, déjà, l'invention poétique qui faisait ressembler dans Le Chant du styrène une usine de plastique au Nautilus imaginé pour le personnage de Nemo par Jules Verne prend à revers la glorieuse symphonie vertovienne. Mais c'est aussi le sens de l'invention sonore du garçon aveugle de Herman Slobbe en contrepoint de l'appauvrissement matériel et symbolique des enfants de Terre sans pain. Ce sont également les corps fabulant joyeusement de Moi un noir contrariant les corps retirés dans les espaces privés de L'Amour existe. Ce sont encore les chasses et pêches dignes de légende des films de Robert Flaherty et Vittorio De Seta, Jean Rouch (La Chasse au lion à l'arc en 1964), Michel Brault et Pierre Perrault (Pour la suite du monde en 1963) qui s'opposeraient idéalement aux Abattoirs de la Villette montrés dans Le Sang des bêtes. Et puis la grandeur populaire de qui entre en lutte contre l'oppression, Suzanne Zedet la militante émancipée de Classe de lutte, les paysans japonais de Kashima Paradise, leurs homologues vietnamiens dans 17ème parallèle (1968) de Joris Ivens et Marceline Loridan-Ivens. Et, peut-être, déjà, la joie ouvrière de sortir de l'usine venant en excès à sa mise en scène patronale de la Sortie des usines Lumière.
16) Ce à quoi s'attelle Jean-Louis Comolli avec Cinéma documentaire, fragments d'une histoire, c'est parcourir un monde ressaisi en points de capiton (le cinéma, ses fragments, ses citations, ses extraits) ayant fondé une subjectivité : la sienne. Un monde polyphonique dont le cinéaste serait le temps d'un film le site privilégié. Une constellation de voix inoubliables qui l'habite et résonne en lui : le grain malicieux et rieur de Jean Rouch rebondissant chez ses acteurs de Moi un noir ou bien la parole à la fois marquée par son contexte socioculturel d'énonciation et s'autorisant à rire de ce qu'elle décrit (ce bon vieux marsouin dans Pour la suite du monde). C'est encore le monologue presque susurré à l'intérieur de soi-même de Marceline Loridan dans Chronique d'un été. C'est aussi la force de conviction incarnée par Georges Rouquier se félicitant, dans Hommes et femmes, un certain regard (un regroupement par l'INA de son intervention ainsi que du film de Mario Ruspoli intitulé Méthode n°1), de la synchronisation de l'image et du son (avec le magnétophone portatif Nagra, opératoire en 1958) quand la caméra sur l'épaule (avec le modèle Éclair-Coutant) autorise une continuité spatio-temporelle là où s'imposait encore la règle du montage. Ce sont enfin, aux deux bords du film, la voix teintée d'ironie de Pierre Dux récitant le texte de Raymond Queneau dans Le Chant du styrène et la voix mélancolique de Guy Debord pour La Société du spectacle. Et, entre les deux, la voix de la prostituée pas peu fière d'avoir survécu au désastre de son pays de Histoire du Japon d'après-guerre racontée par une hôtesse de bar (1970) de Shohei Imamura. On en oublierait presque de citer l'une d'entre elle, dans les intervalles des films cités, celle de Jean-Louis Comolli lui-même, légèrement chantante, caractérisée par un sens de la formule et de la précision, soucieuse d'une proximité lui évitant tout risque déclamatoire, alors même qu'il s'agit ici de se faire didacticien. Dans sa voix, la douceur amicale d'un didactisme qui sait deux ou trois choses sur la part documentaire du cinéma, sans pour autant s'autoriser à verser dans le ronflement du cours magistral et démonstratif.
17) La part documentaire du cinéma est celle en laquelle passe et consiste, en doublure de l'horreur, une beauté du monde qui se traduit dans la célébration du divers. Le divers du tout-monde comme l'aurait dit Édouard Glissant, Jean-Louis Comolli le relève dans les films dont il cite des extraits, du côté de cultures traditionnelles menacées par l'occidentalisation du monde (Nanouk l'esquimau et The Man of Aran de Robert Flaherty, La Chasse au lion à l'arc de Jean Rouch et Pour la suite du monde de Michel Brault et Pierre Perrault) comme de celui des formes politiques construites par des minorités en lutte (Barcelone de la FAI, 17ème parallèle de Joris Ivens et Marceline Loridan-Ivens, Kashima Paradise de Yann Le Masson et Bénie Deswarte). Le divers (historique et géographique, sociale et culturel, anthropologique et biologique) implique un disparate qui non seulement découle de l'appréhension du monde tel qu'il se présente, comme multiplicité des formes de vie, mais aussi relève d'un geste de distinction des figures élues par le film en raison même de leur singularité. On pourrait même dire, à l'inverse des chorégraphies organisant la dépersonnalisation massifiée des individus au nom du despote unique (Le Triomphe de la volonté, Memory of the Camps), que le cinéma documentaire élit des figures issues du réel en avérant, voire renforçant leur puissance de singularisation, de Moi un noir à Histoire du Japon d'après-guerre racontée par une hôtesse de bar. Depuis la loi générique du multiple, le cinéma en sa part documentaire non seulement vérifie le réel des singularités mais en amplifie l'universelle expression. Filmer pour voir, c'est avoir aussi de l'imagination pour voir autrement le réel tel qu'il est en tant qu'il est autre, et diffère.
18) Au début de Cinéma documentaire, fragments d'une histoire, un appareil de projection est montré tandis qu'un peu de pellicule est manipulé avant de mettre la machine en route, la lumière du projecteur trouant la nuit de la salle. Sauf que l'écran sur lequel se projettent ces machines et ces techniques caractéristiques du cinéma à son époque argentique est un écran plat, le support vidéographique de cette mise en abyme relevant désormais d'une autre économie, celle du numérique. Avec cette entrée en matière anticipant d'ailleurs sur Dziga Vertov, Jean-Louis Comolli rappelle les différents éléments (projecteur, pellicule, salle) au principe d'une histoire longue du dispositif cinématographique (et cette histoire est celle à laquelle appartiennent de plein droit tous les films cités par le cinéaste), en même temps qu'il n'ignore pas non plus que cette séquence aura été structurellement modifiée par l'extension de la sphère audiovisuelle et l'imposition technologique du numérique. En tous les cas, elle l'est d'un point de vue strictement matériel et économique pour son film lui-même, ce dernier ayant été réalisé en numérique et étant moins destiné à la salle qu'à la diffusion télévisuelle. Et, pourtant, de l'argentique au numérique comme de la salle au salon, le cinéma passe malgré tout, comme une passe, la trace d'un monde dont il nous faudrait encore et toujours considérer les spectres dont la persistance indique un trésor à sauvegarder : la part documentaire en témoignage de ce que nous fûmes, sont, seront.
19) La machine, les fantômes. Ce serait en leur adjonction comme un paradoxe (la rationalité scientifique versus l'irrationalité mystique). C'est en fait une réalité constitutive de toute prothèse machinique dès lors que la mémoire vive des sujets humains se soutient des supports matériels d'une mémoire inorganique, cette hypomnésie dont a parlé Bernard Stiegler en relisant Michel Foucault. Il se trouve qu'il y a beaucoup de machines dans les documentaires évoqués par Jean-Louis Comolli, des objets techniques appartenant à des cultures pré-industrielles comme des armes de guerre, des automobiles comme des composés chimiques participant à la production du plastique, des habitats traditionnels comme des maisons modernes. Le cinéma propose d'une certaine manière de documenter l'inventaire de la diversité des inventions, des appareils et des techniques présidant à la confection d'un environnement humain. Et s'ils représentent tous des supports techniques de mémoire, ils induisent aussi des disjonctions que Daniel Bensaïd après Ernst Bloch aurait qualifié de « discordance des temps ». C'est en raison même de cette discordance, déphasages ou décalages temporels que les fantômes font leur apparition. L'apprentissage de leur rencontre comme de la bonne relation à nouer avec eux est un enjeu du cinéma en général comme du cinéma comollien en particulier (on a précédemment évoqué Face aux fantômes). L'histoire du documentaire enveloppe aussi une histoire cinématographique des spectres dont nous sommes pleins et pliés et il faut bien un écran pour en documenter la persistance. La part documentaire consiste alors à avérer la consistance des fantômes de l'Histoire devenus pour différentes raisons des hantises (le fascisme et le nazisme, le colonialisme et le communisme).
20) Parmi toutes les histoires racontées dans Cinéma documentaire, fragments d'une histoire, celle du communisme n'est pas la moindre puisqu'elle aura percuté l'histoire de l'auteur. L'idée communiste, de sa fossilisation étatique à l'époque de l'Union soviétique (comme en témoigneraient aujourd'hui les films de Dziga Vertov) à sa réactivation lors de la séquence gauchiste dans le sillon de Mai 68 (comme en attesteraient les films du Groupe Medvedkine ou de Guy Debord), n'aura eu de cesse de travailler Jean-Louis Comolli. Et l'on reconnaîtra alors sans peine dans l'élection de Moi un noir l'homme soucieux de la question coloniale, dans la citation de Barcelone l'engagement antifasciste d'une génération à laquelle il a appartenu et qui aura fait lien entre la Guerre d'Espagne et la Guerre d'Algérie, dans les mentions de L'Amour existe, Classe de lutte, Le 17ème Parallèle et La Société du spectacle la diversité des investissements militants d'une même génération internationaliste et anti-impérialiste désireuse d'en finir avec le capitalisme. Le gauchisme en relève de l'étatisation de l'idée communiste : cette séquence s'épuise dans le courant des années 1970, en son milieu, là où s'arrête le film de Jean-Louis Comolli tandis qu'à cette même époque où Pier Paolo Pasolini était assassiné et dissout le Groupe Dziga Vertov, le cinéaste réalisait son premier film de fiction consacré à une autre fiction, le récit brésilien d'une invention communautaire et politique du siècle passé, La Cecilia (1976). Les fantômes issus de l'histoire des combats légitimes et des impasses historiques de l'auto-émancipation reviendront dans d'autres films du cinéaste, Buenaventura Durruti, l'anarchiste en 1999 et L'Affaire Sofri en 2001. Et le cinéma en aura été d'autant plus le témoin que sa part documentaire a été investie comme un enjeu de luttes en tant que tel, influence des pouvoirs engagés dans l'assujettissement étatique des peuples et la concurrence impérialiste des nations, résistance des multitudes et des minorités désireuses de se réapproprier leur destin.
21) L'appropriation d'une histoire plurielle des formes politiques a donc été soutenue et accompagnée par quelques films dits documentaire dont l'histoire, qui est une autre histoire du cinéma, est aussi notre histoire. Pour que cette appropriation soit effective, il faut montrer des images. Mais comment le faire quand des législations, sous le prétexte légitime du droit d'auteur, pèsent sur le devoir de les citer alors que, vues, retenues et ressouvenues, elles appartiennent au tissu imaginaire et symbolique du sens commun ? C'est que l'appropriation se vérifie comme réappropriation et dans cette vérification c'est l'attestation d'une lutte engagée en raison de l'idée que les images relèvent moins du registre de la possession que du régime d'une propriété commune. Le communisme est aussi une politique d'abolition de la propriété lucrative. La citation engage alors un acte de résistance et, quand Jean-Louis Comolli aidé en ce domaine par Gérald Collas de l'INA, ne peut pas montrer un extrait de film, un photogramme est alors exposé dont la fixité n'empêche pourtant pas la perte du mouvement même si une pensée, en paroles dites et et mots écrits, réintroduit de la suite face à l'arrêt (une situation déjà largement expérimentée avec A Fellini, romance d'un spectateur amoureux en 2013). Pour la suite du monde : c'est un titre assurément important pour le cinéaste qui, s'il ne fait jamais l'économie des écarts, déboîtements ou disjonctions entre le visible et le représenté, le narré et le filmé, le champ et le hors-champ, la bande-image et la bande-son, le réel et la réalité, sait aussi qu'un film réinscrit un peu de tissu conjonctif. D la suite dans les idées par-dessus les fractures réelles et réellement scandaleuses du monde tel qu'il est.
22) Une histoire du cinéma au sens d'histoires au pluriel qui n'auraient jamais été racontées, et qui racontent aussi plus d'une histoire du siècle passé ; le fragment comme mode esthétique d'éclatement des chronologies raccord avec un monde en morceaux soumis aux chocs des contradictions ; la main qui écrit dans le redoublement de la voix qui dit et, dans l'écart de la main et de la voix, l’œil qui voit ; la citation comme pratique de contrebandier afin de soustraire du commerce des visibilités les circulations communes des images. : il est impossible ici de ne pas penser à Jean-Luc Godard et ses géniales Histoire(s) du cinéma (1988-1998), la comparaison s'arrêtant là. Jean-Louis Comolli substitue à l'éloignement caverneux d'un artiste s'identifiant au destin du médium qu'il raconte la proximité amicale d'un maître qui aurait l'insigne politesse de vous faire croire que vous en savez autant que lui sur ce qu'il raconte : que la leçon, vous la saviez toujours déjà. La question de l'autorité est importante et si Jean-Luc Godard l'aura affronté de manière frontale et disjonctive, Jean-Louis Comolli aura préféré une présence moins angoissée et vivant tranquillement d'être en bordure, souvent dans l'ombre des nombreuses figures artistiques et intellectuelles peuplant ses films, l'autorité se manifestant du coup en relais complice de celle des figures convoquées. Comme l'aurait dit Serge Daney (mais il se trouve que ce dernier s'inspirait de son ami alors qu'il venait de consacrer un article au saxophoniste Eric Dolphy dans un numéro de Jazz magazine de juin 1965), Jean-Louis Comolli est fondamentalement un « passeur ».
23) L'autorité d'un amateur, autrement dit celle d'un amoureux du cinéma qui se défie de l'autoritarisme toujours impliqué par l'exercice professoral, se manifeste dans des rapports de signes, images et propos, paroles dites et mots écrits, filmage des mains écrivant et du matériel de projection cinématographique, desquels se dégage, ramassés, les principes conducteurs d'une pensée au travail du cinéma, théoriquement du côté des ouvrages publiés aux éditions Verdier (Voir et pouvoir en 2004, Cinéma et spectacle en 2009, Corps et cadre en 2012) et pratiquement du côté des films réalisés depuis La Cecilia. Dans Cinéma documentaire, fragments d'une histoire, cette pensée se distribue dans les circuits d'un dire qui est un (faire) voir, les images, les paroles dites et les propos rédigés de la main du cinéaste se relayant sans aucune précession accordée au dire sur le voir. C'est une écriture, avec des images et des mots, avec du papier et un écran, avec des citations obtenues grâce à l'aide avisée de Gérald Collas et des plans tournés par Richard Copans, avec un stylo et une table de montage sous la supervision de la complice Ginette Lavigne. Et cette écriture produit des effets de sens à l'endroit où le montré et le narré se recoupent sans se superposer, où ils se relancent dialectiquement sans volonté terminale, dans la suspension d'un passé proche (le milieu des années 1970) avec lequel le présent n'en aurait pas fini, y revenant afin que, dans le double épuisement du communisme étatique et du militantisme gauchiste, l'avenir de l'émancipation commune reste encore ouvert : c'est, au sens premier du terme, la question du cinéma et l'histoire que celui-ci nous raconte est sans terme, proprement interminable.
24) On pourrait s'amuser à poursuivre, après l'interruption posée au milieu des années 1970, la liste des films documentaires que Jean-Louis Comolli aurait pu citer et qu'il aura notamment défendus dans ses ouvrages depuis vingt ans : Berlin 10/90 (1990) de Robert Kramer et A l'ouest des rails (2003) de Wang Bing, La Nuit du coup d’État. Lisbonne avril 1974 (2001) de Ginette Lavigne et Dans la chambre de Vanda (2000) de Pedro Costa, La Moindre des choses (1996) de Nicolas Philibert et Disneyland, mon vieux pays natal (2001) d'Arnaud des Pallières, et puis aussi quelques films de Claudio Pazienza comme Scènes de chasse au sanglier (2007). Dans la suite du monde et des films qui continuent l'histoire d'une persévérance, le cinéma en sa part documentaire, le monde tel que certains films en documentent encore diversement le scandale autant que la beauté : c'est l'émotion en conclusion de Cinéma documentaire, fragments d'une histoire, celle d'une histoire qui forcément s'interrompt en requérant que nous la continuions.
25) En ultime fragment, dans la discordance actuelle des temps : la réquisition à son corps défendant du film de Jean-Louis Comolli par une horrible actualité dévolue ces jours-ci aux meurtres de masse en triple raison de représentations supposées interdites, d'identités encore considérées comme susceptibles d'êtres niées et de l'imposition d'une terreur censée renforcer les replis identitaires et communautaires. Que dire d'autre pour le moment sinon d'insister, en regard de la prise d'otages organisée par des fascismes concurrentiels et mimétiques (le fanatisme religieux d'un côté et l'extrême-droite de l'autre), sur le fait que la question des images demeure aujourd'hui décisive. Devant la recrudescence des mises en scène de la mort appropriées aux logiques de circulation médiatique et l'intensification électronique et numérique des visibilités en flux tendus, c'est l'image qu'on tue aussi en tant qu'elle soutient notre humanité et que l'humanité se soutient elle-même d'une altérité essentielle. La part documentaire, considérée comme celle qui respecte l'autre en chacun d'entre nous en faisant de ce chacun l'autre de tout autre, est définitivement un trésor qu'il nous faudra apprendre à entretenir et restituer à destination du commun, sans exception. Réaliser un film comme Cinéma documentaire, fragments d'une histoire apparaît encore plus fortement comme ce qu'il est : modestement, une œuvre de civilisation.
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Le 2 avril 2015