Le réel encombrant et le cinéma qui ne sait qu'en faire
« Le métier de diplomate, par la privilège d'immunité qu'il confère,
fait vivre en marge, sous une cloche de verre, et permet d'observer sans être touché. »
(Romain Gary, Europa, 1972)
Le cinéma immunitaire et ses diplomates
Ce qui nous arrive, parfois, est le pire. Quand le réel fait trou en faisant sauter les barrières symboliques, le cinéma tantôt peut en ignorer la frappe traumatique en continuant de mouliner les fables consensuelles habituelles, tantôt vouloir moins tourner autour du trou que s'y jeter dedans, ajoutant alors du néant au néant.
Dans un cas, le cinéma ne prend aucun risque, pétri de la croyance d'être immunisé contre le réel qui est pourtant la condition ontologique de ses images, le hors-champ étant le dehors qui fait tenir ses plans en soutenant leur montage. Dans l'autre, le cinéma se veut lui-même l'immunité, présentant ses films comme autant de boucliers qui relèveraient davantage cependant du colmatage (avec leurs scénarios sous l'empire de la résilience et de la réparation) et du pansement (avec leurs gloires amortissant les coups qu'elles n'ont jamais reçu), chambres d'adolescents ou films-doudous.
Le réel est encombrant, on ne sait quoi en faire. On doit pourtant en faire quelque chose puisqu'il nous arrive plus souvent qu'à notre tour. Le réel qui est encombrant semble bien devenir toujours plus indésirable par le cinéma français. Deux films parmi d'autres proposent à leur corps défendant d'illustrer les défaillances du cinéma qui sont les indignités d'un art menacé d'inconsistance en neutralisant son histoire comme la pensée qui en aura résulté.
Le cinéma immunisé ou d'immunité, comment pourrait-il nous toucher puisque rien qui est parfois le pire ne le touche jamais ? Les auteurs sont pour beaucoup des diplomates surprotégés dans les cloches de verre festivalières. Le cinéma de l'ère immunitaire est celui d'une représentation même plus parlementaire mais diplomatique de la réalité.
La politique des auteurs,
une antipolitique substituant la réparation à l'émancipation
Le réel attente parfois à nos vies et cet attentat paraît hors d'atteinte par un cinéma d'auteur français qui semble avoir oublié que l'auteur est le complément d'une politique qui a pu quelquefois recouper celle de l'émancipation. Les auteurs de n'être plus alors que les autorités d'une antipolitique préférant la résilience à la résistance et la réparation à l'émancipation. Alors que nous vivons dans le dur désir de durer, entre l'irrémédiable et l'irréparable.
Revoir Paris : le film d'Alice Winocour se donne un très navrant pari, celui de réviser à la baisse l'idée que l'on a des attentats du 13 novembre 2015. Si l'attentat est du réel qui glace encore le sang, 130 morts et plus de 400 blessés, et l'extrême-droite capitalisant sur le pire dans la rivalité des intégrismes, ce réel qui fait trou est un trauma que le cinéma consensuel se chargera de boucher avec du mauvais mortier plutôt que de tenter de lui tourner autour.
Sans voir alors que le plus dangereux consiste à combler le trou en ne faisant rien qu'à tomber dedans tout entier.
Nos frangins de Rachid Bouchareb : Décembre 1986, Malik Oussekine et Abdel Benyahia sont assassinés par des policiers chauffés à blanc par les manifestations contre la loi Devaquet. Les violences policières sont une vieille histoire qui s'abat sur la tête de beaucoup de gens, en particulier la jeunesse racisée. C'est une autre histoire, et tout aussi vieille, qui fait du cinéma le pire moyen de trahir l'intelligence de l'Histoire en contrevenant à celle du présent. La reconnaissance des violences qui se répètent a la connaissance fracassée par les coups de tonfa d'une mauvaise didactique qui délie ce qu'unit l'histoire de l'oppression.
La concurrence des victimes est aussi un tort supplémentaire qui leur est infligé quand leur sont associées les révisions hiérarchiques, sélectives et exclusives.
14 décembre 2022
Revoir Paris se donne un très navrant pari, celui de réviser à la baisse l'idée que l'on a des attentats du 13 novembre 2015. Si l'attentat est du réel qui glace encore le sang, 130 morts et plus de 400 blessés, et l'extrême-droite qui capitalise sur le pire dans la rivalité des intégrismes, ce réel qui fait trou est un trauma que le cinéma consensuel se chargera de boucher avec du mauvais mortier plutôt que de tenter de tourner autour.
Sans voir que le plus dangereux consiste à combler le trou en tombant entier dedans.
Entre victimes on se comprend,
entre stars encore plus facilement
S'il y a trou, la fiction s'engage déjà à lui donner un pli personnel. Le trou est celui de l'amnésie temporaire dont est frappée Mia (Virginia Efira). Victime des attentas du 13 novembre 2015, elle essaie tant bien que mal de reconstituer le souvenir obscurci des événements vécus en tentant notamment de retrouver l'homme qui lui a permis de survivre au pire. La subjectivité trouée de Mia cherche ainsi à élargir les cercles de l'hospitalité pour accueillir les micro-récits d'autres survivants moins visibles. Ensemble, ils vont composer un chœur donnant du courage au cœur blessé d'une femme que son compagnon ne comprend pas (Grégoire Colin), mais qui le sera par une autre victime, Thomas (Benoît Magimel).
Entre victimes on se comprendrait plus facilement. Peut-être est-ce là un cliché des magazines de psychologie et du vedettariat qui s'en inspire. Ce qui l'est assurément, c'est qu'entre stars on se comprend aisément en se reconnaissent même d'emblée, bien avant le fracas assourdissant des armes, dotés qu'ils sont d'une même trempe, cette nature quasi-animale qui les conduira au grand boulevard de la vieille romance et ses jouissances obligatoires. Entre-temps, la réalisatrice, rien moins qu'aidée par deux scénaristes, Jean-Stéphane Bron et la routarde Marcia Romano, s'impose d'alourdir la barque du compagnon (le soir fatal, le salaud l'a laissée pour se faire la stagiaire à l'hôpital où il travaille), joué de surcroît par un acteur de moindre renom. Donc tout va bien, les hiérarchies sont respectées.
En plus, comme c'est Grégoire Colin qui s'y colle en rejouant dans les grandes largeurs la triste partition d'Avec amour et acharnement (2021) de Claire Denis, on se dit que, définitivement, on est en terrain connu, le cinéma français qui ne fait que du cinéma français.
Déminage problématique
Être en terrain connu et s'y cantonner n'est vraiment pas la meilleure manière de le déminer.
Ou alors posons le problème à l'envers quand c'est le déminage lui-même qui est en effet problématique parce que le trou persévère et que s'il est du réel, alors le réel est ce qu'il faut le penser, même s'il est par certains bords impensable. Le panser même s'il est irréparable. C'est le cas de plusieurs rescapés ou proches des victimes qui y sont restées, et qui ont le désir de ne pas s'en laisser compter par les mauvais contes de la victimologie de l'ère humanitaire. Certains ayant bénéficié d'un écho important comme le journaliste culturel Antoine Leiris, auteur d'un récit intitulé Vous n'aurez pas ma haine (horriblement adapté par Kilian Riedhof avec Pierre Deladonchamps), ou Michel Deplace dont le témoignage concernant la perte de sa fille et de son ex-compagne a été publié dans L'Humanité.
On n'insistera pas davantage sur le cas de Novembre de Cédric Jimenez, qui croit bon de surenchérir scénaristiquement sur l'islamisation en
trahissant sans vergogne les faits pour opposer au fantasme connoté de la guerre civile les incivilités avérées de la fiction.
L'option adoptée par Alice Winocour est censément plus rassurante. Censément en effet. Le trou noir de l'amnésie de Mia est l'écran noir posé sur l'événement traumatique, auquel se substitue l'écran blanc comme linge des stéréotypes qui sont des clichés en stéréo, trémolos de l'actrice et musique drone comme un baume. La victimologie s'autorise ainsi des victimes pour se refuser à faire du cinéma affrontant le sidérant un équivalent du bouclier d'Athéna.
Des pansements de fortune
pour ne pas penser
S'il y a trou, c'est surtout celui de la plus petite lorgnette par le chas duquel Alice Winocour, même pas prémunie par un frère lui-même rescapé du Bataclan, y fait passer quelques très grosses ficelles (l'amour des vedettes, cet amour que les terroristes n'auront jamais) qui finissent en corde pour pendu (la femme cherchant à discréditer Mia avant de se discréditer elle-même en avouant qu'elle a projeté sur elle sa propre lâcheté). Comme si cela n'était pas assez, il y a aussi l'ahurissant (les pluies abondantes un soir où en vrai il n'y en avait pas) qui ose même aller jusqu'au délirant (les éboueurs ramassent les autels improvisés place de la République alors que l'on sait qu'ils ont été bazardés par une charge de police contre des militants et des sans-papiers comme on le voit dans Paris est une fête de Sylvain George).
Il y a pire encore, par exemple le mauvais (la résilience justifie que le noir de l'événement tire à la fin sur le rose bonbon du sentiment). Et même le très mauvais (avec Thomas, l'amant programmatique dont les prothèses donnent à sa libido blessée un moulage cronenbergien du plus bel effet, sans omettre les fantômes des victimes et Mia de les voir comme dans un film de M. Night Shyamalan - mais sait-elle alors que la morte, c'est elle ?).
Quand ce n'est pas le pire du pire (le boom-boom ressassé, passant du hors-cadre au plein cadre). Maryland (2015) nous y avait déjà amplement préparé, avec ce coup-là la caution de l'intervention française dans la guerre en Afghanistan. Un cas d'école illustré en excès par une ancienne étudiante de la Fémis qui ne s'est visiblement pas posée la question de savoir si la représentation des attentats pouvait attenter à la dignité d'un événement dont il paraît plus facile de tirer un spectacle en le déliant de toute politique, amenuisé de toute historicité.
L'alliance de la cinéphilie et de la victimologie est un cercle faussement rassurant et réellement infernal. Son trou est celui d'un cinéma défait en s'assumant démissionnaire sauf pour quelques pansements de fortune. Au moins, la camarade Julia Ducournau revendique bruyamment la coupure fantasmatique. Voilà en tout cas le cinéma que plébiscite Cannes.
Comment certains remèdes sont des poisons
Le trou est sans comblement possible. Pourtant, le film d'Alice Winocour s'échine à organiser le remplissage par forçage des gradations du pire, comme d'habitude au nom des meilleures intentions, ce service des biens dont Lacan disait qu'il masquait une désorientation. Que voici : l'homme ayant aidé Mia à passer le cap du pire est un sans-papier et le retrouver engage à refouler son récit en off, loin derrière cet australien racontant plein cadre comment il a enserré le corps de la fille avec qui il s'était caché.
On se dit alors que le film aurait pu avoir pour narrateur l'homme le moins entendu des attentats, le clandestin contraint par sa condition au hors-champ. L'hypothèse est vite balayée d'un revers de la main. Il n'en sera rien. La figure noire est, comme dans La Fracture (2021) de Catherine Corsini, et ô combien de films hollywoodiens, ramenée à sa pure fonction de « magical negro », autrement dit de gentil noir chargé de prendre soin de ces blancs qui sont des stars, comme la nuit fait par convention un écrin au rayonnement des étoiles.
Revoir Paris raconte qu'il est impossible de penser. Pas la peine de revoir Revoir Paris pour comprendre qu'il est selon lui impossible de comprendre comment penser c'est penser l'impossible en tentant de panser l'irréparable. Et penser comment, pharmacologie oblige par une tradition remontant de Stiegler à Platon, certains remèdes sont également des poisons.
30 septembre 2022
Décembre 1986, Malik Oussekine et Abdel Benyahia sont assassinés par des policiers chauffés à blanc par les manifestations contre la loi Devaquet. Les violences policières sont une vieille histoire qui s'abat sur la tête de beaucoup de gens, en particulier la jeunesse racisée. C'est une autre histoire, et tout aussi vieille, qui fait du cinéma le pire moyen de trahir l'intelligence de l'Histoire en contrevenant à celle du présent.
La reconnaissance des violences qui se répètent a la connaissance fracassée par les coups de tonfa d'une mauvaise didactique qui délie ce qu'unit l'histoire de l'oppression. La concurrence des victimes est aussi un tort supplémentaire qui leur est infligé.
Deux histoires de la violence policière
On se souvient des grandes manifestations, étudiantes puis lycéennes, opposées à un projet de loi de réforme des universités portée par le ministre Alain Devaquet programmant l'autonomie des facultés et un renforcement de la sélection associé. On se souvient aussi de Malik Oussekine, ce garçon de 22 ans tabassé à mort la nuit du 5 au 6 décembre 1986 dans le quartier de l'Odéon par des voltigeurs à motos dont le décès a suscité, avec l'indignation publique, la démission d'Alain Devaquet, le retrait du projet et la dissolution du corps de police incriminé. On se souvient peut-être moins d'Abdel Benyahia, ce jeune tué par balles la même nuit au cours d'une rixe au sortir d'un bar de Pantin par un inspecteur de police, ivre et en dehors de ses heures de service.
S'en souvenir aujourd'hui, c'est s'efforcer de croiser le fil de deux histoires hétérogènes : l'histoire d'un mouvement social porté par une jeunesse qui n'a pas oublié Mai 68 et l'histoire des violences policières surdéterminées par un racisme d'origine coloniale.
Croiser le fil des deux histoires consiste à en voir les nœuds pour saisir les nouages qui tressent une histoire commune à partir de ces deux histoires spécifiques : l'histoire de la politique qui surgit en faisant problème de la police et celle-ci y répond avec la réponse que lui accorde l'État quand elle confond l'exercice du monopole légitime de la violence avec la légalisation d'un permis d'infliger des violences létales. S'il n'y a pas toujours convergence des luttes, ce credo du discours militant voulant tirer des raisons diverses de s'indigner l'espérance d'un grand soulèvement partagé, il y a au moins la convergence réelle des victimes des violences policières. La violence de la police est le symptôme du consensus quand son hégémonie, devenue intenable, s'en trouve contestée.
Deux options se présentent alors en représentant chacune deux perspectives politiques tout à fait différenciées : ou bien la pensée qui maintient le nouage des fils distincts de l'histoire permet de voir ce qu'ont compris eux-mêmes les manifestants de 1986, à savoir qu'ils sont les camarades de destin des garçons assassinés, car bien des étudiants tabassés par les voltigeurs ou par l'extrême-droite auraient pu y passer ; ou bien ces deux histoires seraient si hétérogènes, en dépit du contexte qui les rassemble, qu'elles exigeraient d'être déliées en sacrifiant l'une pour valoriser l'autre. Dans un cas, le recours de l’État à la violence pour réprimer un mouvement social est un scandale pour tout le monde, étudiants et lycéens, jeunes politisés et racisés ; dans le second cas, les violences policières ne s'exercent que sur un type de corps particulier, en fonction d'une seule grille d'identification adoptée.
Séparer les victimes des violences policières tient du tri sélectif (la sélection, on y revient). L'opération sert à renverser la charge (policière) de la cause en la déplaçant sur la hiérarchie des victimes, celles que l'on voit peu parce qu'on en verrait d'autres mieux. Être partie prenant des hiérarchies en jouant seulement de l'ordre des places qui leur est intrinsèque est un jeu dangereux. Ne serait-ce déjà en forçant l'opposition sociale des familles Oussekine et Benyahia, la seconde moins bien dotée en ressources que la première, ce qui conduit à occulter le harcèlement de la famille Oussekine par l'extrême-droite et le journal Minute, à offusquer aussi le travail de la famille Benyahia dans la reconnaissance d'un crime considérée à l'aune du racisme structurel dans la police française.
La concurrence des victimes, si elle est un avatar de la lutte pour la reconnaissance à l'époque humanitaire, est aussi un enjeu de rivalités mémorielles qui peuvent être fort éloignées de toute connaissance critique nécessaire à une politique d'émancipation, l'égalité étant transversale et intersectionnelle, universelle en intéressant n'importe qui, en concernant tout le monde qui est cerné.
Le tort des violences nouées,
celui de les délier
Il y a donc un tort qui s'ajoute à celui de la mort de Malik Oussekine et d'Abdel Benyahia et lui-même se divise en plusieurs torts : d'abord le tort d'une hiérarchie fautive de la mémoire (l'Histoire a plus retenu le nom du premier que celui du second) ; ensuite celui des instrumentalisations policières (le premier a été qualifié de terroriste phalangiste libanais, on a retenu à la famille du second l'information des circonstances de sa mort) ; le tort, enfin, d'un fait terrible (les deux garçons n'ont pas été tués pour ce qu'ils sont censés avoir fait, ce qui aurait de toute façon été inacceptable, mais pour ce qu'ils étaient). Mais ce tort s'en double cependant d'un autre, celui de ne rien comprendre au contexte social qui a produit toutes ces violences policières qui, si elles ont des répertoires d'identification distincts comme des coupables nommés et connus, partagent les mêmes responsabilités collectives.
Nos frangins marque, résolue et manifeste, la préférence d'une option contre l'autre : les manifestants contre la loi Devaquet, on ne voit qu'eux, l'archive télévisuelle n'aura retenu qu'eux. Mais il n'existe aucune archive des violences policières ayant concouru à la mort de Malik Oussekine, aucune de celle d'Abdel Benyahia. Aucune archive qui distinguerait leur mort des violences policières d'alors, l'un et l'autre ayant été tués non pour ce qu'ils auraient fait mais pour la raison qu'ils étaient ce qu'ils étaient : des arabes.
C'est pourquoi, au nom d'une posture rigide et bornée dans la réparation des torts qui a contrario consiste à en rajouter, Rachid Bouchareb commet, sans douter ni trembler, une double erreur fatale : d'abord il trie entre les victimes des violences policières en faisant le pari des continuités (les BRAV créés en 2019 sont la recréation des voltigeurs) qui se doublent de discontinuités impensées (les voltigeurs cassaient de l'étudiant aussi et les BRAV n'ont pas éborgné des Gilets jaunes parce qu'ils auraient été racisés) ; ensuite il produit des archives de pure fiction tournées en caméra « vintage » qui possèdent le double défaut de ne pas respecter les discontinuités (des manifestations de 86 filmées comme si elles l'avaient été par des caméras d'aujourd'hui) comme d'obscurcir la mémoire des luttes d'alors (on ne saura rien ou si peu de cette loi, ni de ses opposants qui brûlent et cassent au son festif des Rita Mitsouko et de la Mano Negra). 1986 se voit ainsi enfourné dans l'entonnoir de la médiatisation critique des violences policières.
Une seule politique : réparer les torts en séparant le grain des victimes. Une seule politique qui est une antipolitique et elle a son esthétique, une vieille malle avec ses ficelles qui sont des cordes de pendu (mêler les deux destins en jouant de l'équivalence des cadavres), et puis ses trucs et astuces issus des pires coulisses de l'animation culturelle (le chaman noir de la médecine légale qui tient de magical negro et du chœur antique prend soin des cadavres en les réassignant à une identité musulmane que l'un a voulu fuir dans le catholicisme quand l'autre y était comme beaucoup de jeunes de son âge sûrement indifférent). Avec ses deux vedettes, deux acteurs pour l'occasion mauvais comme des cochons (Samir Guesmi en père taiseux d'Abdel, Reda Kateb en frère hystérique de Malik) et ses hypocrisies (on ne montre pas la mort d'Abdel en différant la représentation brutale de celle de Malik).
Un plan est l'œil dans la
tombe de cette ténébreuse affaire : c'est le regard noir Samir Guesmi sur le policier (inventé) de l'IGS venu l'informer de la situation concernant son fils. Un regard peu probable pour un
immigré algérien qui ne craindrait rien tant que la police, mais si aveuglant cependant pour celui qui dirige l'acteur en caressant le fantasme déplacé de faire baisser les yeux à la police de la
police. Ou bien alors, il aurait fallu réinscrire ce regard dans son contexte d'alors, celui d'un travail militant rapidement organisé par ce père endeuillé avec ses proches pour qualifier la
mort d'Abdel de crime raciste. Un travail de dénonciation politique des violences policières et racistes, purement et simplement évacué par le film de Rachid Bouchareb, que rappelle le sociologue
Michel Kokoreff qui n'oublie pas, lui, de citer l'existence du film de Mogniss Abdallah
dédié à cette histoire : Abdel pour mémoire (1988).
La fraternité victime d'être exclusive
C'est pourquoi le titre du film qui se veut rassembleur, Nos frangins, est réellement restrictif en étant exclusif, problématiquement. Même la chanson de Renaud dont le titre est tiré et qui clôt le film a le regard fraternel plus hospitalier. Nos frangins, les nôtres mais qui est ce je qui dit nous en excluant les frangines ? Les manifestants de 1986, eux, disaient nous : nous les étudiants, nous les jeunes, nous les victimes de violence policière, nous le peuple qui n'est pas celui de l’État au service du capital. Ils disaient sans le proférer ce qui s'est dit en Mai 68 : nous sommes tous des opprimés, hier juifs allemands, aujourd'hui arabes racisés.
Autrement dit, Nos frangins a la fraternité bruyamment exclusive, moins généreuse et ouverte que celle des manifestants de 1986.
Et cela entraîne un déferlement de contradictions insupportables. D'un côté, le générique-fin veut établir le lien entre les violences policières et d'aujourd'hui en insistant sur un racisme anti-arabe qui n'explique rien des violences contre les Gilets jaunes ou le meurtre en 2020 de Cédric Chouviat. De l'autre, cette continuité ne vaut étrangement pas du tout pour celle qui a vu des étudiants et des lycéens lutter depuis 2018 contre la réforme du Bac et Parcoursup, ces derniers avatars d'une autonomisation dont l'un des premiers chapitres aura justement été le projet de loi Devaquet. Et ces jeunes en lutte d'avoir aussi été brimés par la police comme on l'aura vu avec les élèves du lycée Saint-Exupéry, 151 gamins humiliés par les CRS, mis à genoux les mains derrière la tête. Et un CRS de lancer cette phrase symptomatique du registre étendu des violences policières : « Voilà une classe qui se tient sage ! ».
Faire le tri parmi les victimes policières au nom de leur concurrence c'est s'arranger aussi avec l'Histoire et, en plus d'être sélectif, avoir à géométrie variable l'humeur anti-police : on retient les Gilets jaunes mais en s'autorisant à faire l'omission de Parcoursup.
Le discours victimaire est un tort fait aux victimes en consistant à dépolitiser le caractère politique de la violence qu'elles ont subies. La victimologie est un tort perpétré aussi contre les images d'archives auxquelles on en mélange de fausses abusivement, au risque de tromper les spectateurs quand ils ne sont pas flattés d'y reconnaître leur jeunesse rebelle, comme d'obscurcir un usage militant et personnel des images qui a radicalement changé sur le plan technologique et pratique entre les années 1980 et aujourd'hui.
Le mal fait aux archives
et leur résistance en réserve
Ces images, pourtant, ont de la réserve quand elles résistent à leur instrumentalisation. Deux images bouleversent en sauvant Nos frangins de l'indignité intégrale. C'est d'abord le témoignage de l'homme qui s'est retrouvé aux côtés de Malik Oussekine dans le hall de l'immeuble où les voltigeurs à motos ont pénétré de force. C'est un bourgeois interviewé par la télévision et il ne semble pas politisé. Son propos est factuel, il raconte seulement ce qu'il s'est passé. Entre les mots, il dit aussi ce qu'il a fait : empêcher un homme d'être tué par des policiers. Sa dignité dans les mots et l'éthique qui s'y lit fait un bien fou. C'est le cas une seconde fois, à la fin du film, quand on découvre une archive d'Abdel Benyahia. Filmé par la télévision du côté de la Villette, le garçon explique à quel point la formation qu'il suit pour devenir agent d'accueil lui fait grand bien. Le père regarde l'émission et il en est éberlué. On y verrait surtout un retour de bâton : l'homme dont le regard noir faisait baisser les yeux à la police les baisse désormais à son tour.
De l'impuissance de l'archive aux puissances intempestives des images documentaires : la fiction qui les fait travailler pour le seul bénéfice de ses images à elles peut aussi avoir honte qui, imprévisiblement, rappelle à la fiction qu'elle les exploitent sans scrupule.
Rachid Bouchareb est au service des biens, et Nos frangins de persévérer dans la veine ouverte par Indigènes (2006) et Hors-la-loi (2010), qui s'efforce d'appeler à la réparation des torts en s'ingéniant à forcer le sens de l'Histoire et ses raccords. L'homme au service des biens est pourtant celui qui ne cesse de se trahir en cédant sur son désir : le désir du cinéma pour qu'il soit une forme sans compromissions avec les vieilles recettes de la représentation ; le désir du cinéma qui fait de l'Histoire un moyen critique d'historicisation du présent. Rachid Bouchareb voudrait être un héros, un redresseur de torts, leur réparateur au risque de jouer à la très mauvaise compétition des mémoires et des victimes quand elle fait refluer de la politique égalitaire au ressentiment communautaire.
Il n'est pas le héros impunément trahi comme en parle Jacques Lacan dans son Séminaire consacré à L'Éthique de la psychanalyse, mais un homme désorienté : « Pour l’homme du commun, la trahison, qui se produit presque toujours, a pour effet de le rejeter de façon décisive au service des biens, mais à cette condition qu’il ne retrouvera jamais ce qui l’oriente vraiment dans ce service. »
13 décembre
2022