"L.E.N.Z. - Je veux devenir fou, fou furieux" (2016)

de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi

La montagne et la souris

Le premier long-métrage de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi ne propose pas l’adaptation de la nouvelle de Georg Büchner mais consiste en une lente rêverie infusée par elle. La patiente dérivation de quelques plaques tectoniques rendrait au cinéma tout ce que le texte a donné à ses lecteurs qui ont fait un film comme un essai de sismographie au ralenti.

« Partir d’ici ! partir d’ici ! retourner chez mon père ? y devenir fou ? Tu sais que je ne puis vivre qu’ici, dans cette contrée. Si je ne puis gravir quelquefois la montagne, voir le pays, retourner ensuite à la maison, me promener dans le jardin, regarder par la fenêtre, je deviendrai fou, fou !  » (George Büchner, Lenz, 1835, trad. Auguste Dietrich, 1889)

 

 

 

 

 

Prolégomènes à toute critique future

 

 

 

 

 

Au commencement il y a une fable. Quelque part dans l’univers étoilé d’une infinité de systèmes solaires existe une planète peuplée d’animaux intelligents qui inventèrent la connaissance. « Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’"histoire universelle", mais ce ne fut cependant qu’une minute » ironise le narrateur de la fable qui la conclut sur la congélation de la planète et la disparition expresse de ses habitants, les animaux intelligents.

 

 

 

La fable introduit un texte intitulé Vérité et mensonge au sens extra-moral dont l’auteur, Friedrich Nietzsche, l’a dicté à Carl von Gersdorff durant l’été 1873. Dans ce texte de jeunesse publié à titre posthume (il n’a pas encore trente ans, l’effondrement aura lieu à Turin dans seize ans), Nietzsche destitue contre la tradition philosophique la vérité comme catégorie métaphysique centrale en proposant d’envisager l’intellect comme une fonction biologique de conservation de l’être humain, qui n’est pas soucieux du vrai mais des formes qu’il invente et avec lesquelles il joue sérieusement, quitte à se tromper à leur sujet. Si son intellect est un moyen de défense et de survie en milieu naturel et hostile, l’être humain n’en est pas moins un artiste qui relègue la vérité à un double rôle social de consensus normatif et d’utilité pratique. La destitution immanente de la vérité, déboulonnée de son statut transcendant, s’établit au profit non nécessaire et arbitraire des métaphores qui dérivent des excitations nerveuses et dont les fictions, y compris scientifiques, abondent depuis le vivier créateur des langues. C’est ainsi que l’être humain n’est pas d’abord un animal rationnel, mais un animal artiste capable d’une liberté de créer qui excède et déborde la seule sphère de l’autoconservation biologique.

 

 

 

Ici, intellect et imagination sont synonyme et vérité et mensonge sont affaires non de transcendance mais de physiologie. Moyennant quoi, conclut Nietzsche, l’existence peut se vivre tantôt sur le mode pragmatique (apollinien) de la modération accordée à une approche utilitaire et consensuelle de la vérité, tantôt sur le mode esthétique (dionysiaque) qui promet le grand bonheur au risque des plus grandes souffrances.

 

 

 

Lorsqu’une bonne averse s’abat sur l’individu rationnel, celui-ci s’enveloppe stoïquement dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie. L’autre individu, plus intuitif, en est bouleversé au point où sa joie le terrasse en dérobant le sol des certitudes de la raison ou de la vérité instituée sous ses pieds. Un siècle avant le texte de Nietzsche, Lenz a été cet homme tel que le raconte le pasteur protestant Jean-Frédéric Oberlin quand il a accueilli du 20 janvier au 8 février 1778 chez lui à Waldersbach, dans la région du Ban de la Roche située dans les Vosges alsaciennes, le dramaturge allemand, disciple de Kant, ami de Goethe et auteur de pièces de théâtre importantes comme Le Précepteur (1774) et Les Soldats (1776), alors victime de crises de démence. Jakob Michael Reinhold Lenz décède à Moscou en 1792 et, une quarantaine d’années plus tard, Georg Büchner tire une nouvelle d’une quarantaine de pages du journal du pasteur Oberlin publiée en 1835, avant d’être victime deux ans plus tard de typhus et de mourir en exil politique à Zurich à l’âge de 23 ans seulement.

 

 

 

L’œuvre de Büchner est certes courte mais elle est marquante : un pamphlet qui le condamne à l’exil (Le Messager hessois en 1934), trois pièces (La Mort de Danton en 1835, la comédie satirique Léonce et Léna en 1836 et l’inachevé Woyzeck en 1837). Et donc Lenz, cette nouvelle en tout point unique, décisive même en ce qu’elle fait justice au dément en lui redonnant une puissance de renouvellement des rapports nature-culture qu’ignore le pasteur volontaire à faire revenir une brebis égarée dans la bergerie de la religion et de la famille, du père et de la loi. La promenade à l’air libre est alors celle du schizo conceptualisé plus tard par Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour qui homme et nature, « moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus rien dire » parce qu’il s’agit de distinctions devenues inopérantes lorsque la folie se fait machinisme visionnaire et rapports de production chlorophylliques, quand le fou se fait machine schizophrène productrice d’une nouvelle terre à habiter, d’un nouveau cosmos à déployer au risque du chaos (cf. L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, 1, éd. Minuit-coll. « Critique », 1972-1973, p. 7-8).

 

 

 

 

 

« Nous vivons dans un roman colossal

 (en grand et en petit) »

 

 

 

 

 

Au commencement de L.E.N.Z. - Je veux devenir fou, fou furieux il y a la fable nietzschéenne qui, sans en nommer l’exemple, penserait peut-être beaucoup à Lenz, mais aussi à Woyzeck, comme parangon de l’homme non pas guidé par des abstractions normatives (comme ce serait le cas du pasteur Oberlin) mais par des intuitions follement créatrices. « Aucun chemin régulier ne mène de ces intuitions au pays des schèmes fantomatiques, au pays des abstractions : pour elles le mot n’a pas encore été forgé, l’homme devient muet quand il les voit ou ne parle que par métaphores interdites et enchaînements conceptuels inouïs jusqu’alors pour répondre de façon créatrice à l’impression que fait la puissance de l’intuition présente, au moins par la dérision et par la destruction des vieilles barrières conceptuelles. » (Vérité et mensonge au sens extra-moral in Œuvres, vol. 1, éd. Gallimard/NRF-coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 416).

 

 

 

Au commencement de L.E.N.Z. il y a un carton noir comme un avertissement, une marque d’attention doublée de prévention. Il faut effectivement se préparer un peu avant de basculer et d’effectuer le grand saut dans le dehors. Et se perdre alors, souvent, s’oublier autant, et puis, quelquefois, se retrouver miraculeusement comme cet autre que l’on avait oublié avoir pourtant toujours déjà été. Le premier long-métrage de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi ne propose pas l’adaptation de la nouvelle de Büchner mais consiste en une lente rêverie infusée par elle. La patiente dérivation de quelques plaques tectoniques rendrait en cinéma tout ce que le texte aurait alors donné à ses lecteurs qui ont fait un film comme un essai de sismographie.

 

 

 

Des montagnes blanches et fières et des prés vallonnés et pentus, des champs dédiés à une pastorale immémoriale et des sentiers rocailleux et ardus, une promenade réitérée comme une fugue sauvage et une narration qui s’en voudrait à la fois le fil d’Ariane et le bercail hospitalier, un cheval, deux vaches, trois ânes, des poules et un chat noir, des divagations de somnambule et des marmonnements d’hypnotisé, une saudade et deux tangos, des rituels païens d’origine lointainement germanique et des jeux d’enfants auxquels jouent des vieillards comme des géants : voilà ce que l’on voit et qui nous regarde, ce que l’on traverse et qui nous traverse. Biotopes et formes de vie nous peuplent, figures et récits nous occupent, montagnes et musiques remontent nos pendules internes et reconfigurent nos géographies intimes : étoiles solitaires et constellations communautaires nous préoccupent et tout cela nous cultive. Toutes ces images visuelles et sonores labourent nos pâturages et sculptent nos paysages intérieurs jusque dans les franges intermittentes de notre vigilance, aux limites de la veille et du sommeil qu’estompe un voile de givre.

 

 

 

D’un côté, L.E.N.Z. ne craint pas de viser au monument en courant les plus grands risques afférents : les majuscules de son titre et son titre secondaire décliné en grec ancien, sa durée inhabituelle (6h19), ses plans-séquences marmoréens et son noir et blanc altier, sa prestigieuse référence littéraire comme l’évidence de ses amitiés cinématographiques, sa propension paysagère au sublime, ses géants lombards ainsi que son romantisme assumé. De l’autre, le film de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi témoigne contre toute prétention à l’intimidation aussi d’une fragilité extrême, à l’enseigne de l’économie minimale et amicale qui en aura accompagné la persévérante réalisation, à l’image de la frêle silhouette qui traverse le film comme une petite souris et à laquelle Yosr Gasmi prête la chair neutre de ses propres ambiguïtés suggestives.

 

 

 

Entre les majuscules du titre il y a aussi des points qui écartent et suspendent les rapports attendus entre le texte et le film afin de faire de l’évidence une énigme. Entre le macro et le micro que la schizophrénie de Lenz ne cherche jamais à réconcilier, entre le cosmos que la culture rend habitable et le chaos de qui traverse le cosmos sur le fil du rasoir, au milieu du monde qui peut s’apparenter à une fuite comme à une faille, il y aurait cette phrase de Novalis qui dit dans son Encyclopédie poétique, fragmentaire et systématique que nous vivons un roman colossal qui s’écrit en grand comme en petit. Il est beau pour une fois que la montagne accouche aussi d’une petite souris, aussi passionnante à suivre que si Sempé avait dessiné la Joséphine de Kafka, en rappelant ainsi au monument qu’il est fondamentalement, pour parler ici comme Jacques Derrida, un monumanque – le monument absent dont le spectre cinématographique est amicalement dédié au fantôme de Lenz.

 

 

 

 

 

Wanderlust For Ever

 

 

 

 

 

Dans la postface à Waldersbach de Sylvain Maestraggi (L’Astrée rugueuse, 2015), Jean-Christophe Bailly commente les photographies prises par l’auteur qui a mis ses pas dans ceux de Lenz. Face à ce dernier, note celui qui a publié la nouvelle de Büchner en 1974 chez 10/18, c’est comme affronter un vent en reconnaissant le fond obscur qui l’anime. Pour cela il faut du temps – moins une attention qu’une disposition : « Il n’y a même plus d’instants, rien qu’une dilatation. Un infini qui s’incarne en séquences où tout est plié-déplié et se cache – c’est le visible qui vient ainsi (…), de la voix qui est dans le récit ». C’est une autre dilatation proposée par Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi, soutenue cinématographiquement par 379 minutes aussi nécessaires (6h19 est la durée officielle du film) qu’arbitraires (L.E.N.Z. aurait pu durer plus ou moins, il faut le sentir et le comprendre aussi pour renouer avec la perspective nietzschéenne de la vérité comme fiction arbitraire et non nécessaire). La durée est schizo elle aussi, à la fois nécessaire et non nécessaire, c’est un autre fil pour le rasoir de la schizophrénie : autant que la folie de Lenz et l’incompréhension de l’ami qui aimerait prendre soin de lui ; autant que la vision conservatrice du pasteur Oberlin et celle de Büchner plus empathique à l’endroit du fugueur ; autant que les Vosges alsaciennes où se situe l’histoire de Lenz que la vallée de Lombardie où a été tourné le film.

 

 

 

L.E.N.Z. pense la dilatation selon trois directions concomitantes mais toujours distinctes : dilater le temps du film permettrait d’extraire de l’expérience cinématographique une chambre d’échos donnant à entendre la nouvelle de Büchner (avec sa traduction par Georges-Arthur Goldschmidt pour les éditions Vagabonde en 2009) dans son entièreté (ou, du moins, le film jouerait à nous fait accroire cette fiction) et les espaces blancs offerts aussi à l’écoute de son silence ; la dilatation des durées autoriserait également de déployer dans une distance toujours mobile les points de connexion (tout est connexion à l’infini, c’était le programme romantique, en particulier de Novalis) entre la narration off dédiée au texte respecté dans sa langue originale et une fiction dont les grands blocs sont taillés dans la pierre d’un environnement documentaire ; un pareil geste anamorphique, d’une certaine façon maniériste, induirait encore d’enregistrer les processus d’expérimentation d’un corps (Yosr Gasmi est tunisienne) à l’épreuve d’un territoire nouveau (la vallée lombarde, précisément la Valteline à proximité des Alpes suisses et de la vallée du Pô, une région dont est originaire Mauro Mazzocchi).

 

 

 

En plan large, la petite souris déambule entre la montagne et la vallée comme si elle cherchait l’accès d’un labyrinthe mythique ; en plan moyen, on approcherait de la coïncidence entre la fiction littéraire et celle du film sans jamais faire cependant que s’emboîtent parfaitement les plaques tectoniques de l’histoire de Lenz et de ses interprétations ultérieures ; en gros plan, le paysage expérimenté se perçoit dans toute la dimension affective d’un visage sur lequel son expérimentation aura été déposée. Le plan large dédié aux paysages dépose ainsi ses puissances de perception dans le gros plan tandis que le gros plan irradie rétroactivement ses puissances d’affection sur le paysage. Machine schizophrène, machine visionnaire : la vision est ce qui assure l’échange et la réciprocité des perceptions et des affections, des paysages et des visages, de l’extérieur et de l’intérieur, du minéral et du mental. D’un côté, la petite souris est Lenz et en même temps elle ne l’est pas parce qu’elle longe le sentier l’écartant d’elle-même pour la rapprocher de Lenz mais seulement asymptotiquement. De l’autre, la petite souris est également une montagne dans la montagne qui n’est dès lors plus qu’un pli sur le corps noueux d’un ermite lombard comme un arbre quadricentenaire ou bien un géant des légendes germaniques.

 

 

 

Dans L.E.N.Z., la dilatation des durées autorise aussi cela : que le temps soit « toujours (re)commençant », qu’il soit « le temps de la sortie », autrement dit celui de la rencontre héroïque de la soustraction et de l’exception, « le plus inachevable de tous les temps » (Jean-Christophe Bailly, « "Nous" ne nous entoure pas » in Vacarme, n°69, 2014/4, p. 172-195).

 

 

 

Temps de la fugue, temps de la sortie – y compris du spectateur qui a toute liberté pour s’absenter, pour vaquer comme les vaches et ruminer comme les ânes, pour se tasser et s’assoupir comme les poules, pour se faufiler comme le chat. Les images sont suffisamment pensives pour cela, offertes avec la dilatation fonctionnant comme un ralentissement des rythmes ordinaires à l’enregistrement documentaire de leurs propres processus d’« imagement » (pour reprendre le néologisme dont Jean-Christophe Bailly a récemment déplié l’idée : L’Imagement, éd. Seuil-coll. « Fictions & Cie », 2020). L’image compterait moins alors que l’imagement à proprement parler, soit le processus qui restitue à l’évidence de l’image, à la fois son silence qui est un cri enfoui dans la neige et son énigme qui est le bruit assourdi de la congère qui se fissure. L’imagement rappellerait ainsi aux images que tout puissance imaginale est déplacement et désidentification : dépaysement, estrangement. La fugue soustractive caractéristique du temps de la sortie instruirait la vérité philosophique de la « Wanderlust », soit l’appel du lointain, l’inclination à l’errance et l’esprit d’aventure valorisés par le romantisme, dont témoignent les toiles de Caspar David Friedrich, certaines compositions de Franz Schubert, jusqu’aux grandes promenades littéraires et cinématographiques de Werner Herzog.

 

 

 

L.E.N.Z. y rend sensible ainsi, comme le cri assourdi dans la vallée endormie : Wanderlust For Ever. C’est pourquoi le film déplace beaucoup – des Vosges alsaciennes à la vallée lombarde, entre la langue allemande de la narration off et le mélange in des idiomes (l’italien, le français, le portugais, peut-être l’anglais), même entre les sexes (Yosr Gasmi brouille d’un regard rêveur les identifications de ce genre). Une fois son site élu, les déplacements du film y sont aussi nombreux que ses stases ou ses trous d’air, déplacements physiques et psychiques, mobilités symboliques et esthétiques, allant jusqu’à inclure le spectateur exposé lui-même à l’épreuve radicale de la désorientation et l’errance qu’elle appelle. En vagabondant ainsi, on voit bien entre deux somnolences auxquelles il faut faire hospitalité que L.E.N.Z. est fidèle à Lenz parce que l’histoire allemande originale se situe déjà dans un paysage français. Et sa relecture romantique révèle qu’il y a des déraisons que la raison des Lumières ne saurait éclaircir, en attendant la destitution de la vérité et sa caractérisation nietzschéenne en terme de fiction.

 

 

 

Film rigoureusement situé en terme de tournage mais dont le paysage imaginaire est une atopie sans frontière, L.E.N.Z. est un film italien qui serait autant un film allemand (outre la fable inaugurale de Nietzsche et la langue de Büchner, on y entend Franz Schubert, Clara Schumann, Gustav Mahler), mais aussi un film espagnol (précisément catalan, par exemple El cant dels ocells d’Alberto Serra en 2009), parfois un film philippin (on pense aux surrections cinématographiques de Lav Diaz), voire un film hongrois (on songe autant à Béla Tarr), enfin un film tunisien (le grand wanderer du cinéma tunisien contemporain serait aujourd’hui Ala Eddine Slim). L’actualité d’un texte littéraire daté, expérimentée avec la dilatation des durées et le ralentissement des rythmes, instruit non seulement une géographie réinventée, mais vérifie aussi tout ce qu’il y a de dépaysement et d’estrangement dans tout processus d’imagement.

 

 

 

 

 

Des cloches du ciel à la cloche de la terre

 

 

 

 

 

Dans Lire, écrire, vivre qui propose le recueil de neuf essais écrits entre 1966 et 2010 (Christian Bourgois éditeur, 2014), Christa Wolf pense qu’il y a une « exactitude fantastique » confinant à la sorcellerie dans la manière dont Büchner aura réussi à tirer du rapport médical d’Oberlin une fiction littéraire capable de rendre à Lenz tout ce que le pasteur ne pouvait y voir, admettre et reconnaître. Du point de vue de la nouvelle, l’échec de l’homme de la déraison et de l’intuition qu’est Lenz se renverse en se comprenant aussi comme celui de l’homme de la foi et de la raison qu’est le pasteur. Ce renversement, L.E.N.Z. ne le sait que trop, qui a besoin d’en passer et repasser régulièrement par une grande table noire et miroitante comme pour en accentuer le polissage, poli-miroir nécessaire à réfléchir à nouveaux frais aux inversions qu’incarne le Lenz de Büchner, préludes au grand renversement nietzschéen des valeurs (la « transvaluation de toutes les valeurs » célébrée par Le Gai savoir en 1882).

 

 

 

Dans L.E.N.Z., l’exactitude est fantastique en effet, déjà pour ce qui concerne les paysages : nuages dans le ciel chargés à bloc par l’énergie du soleil, surfaces frémissantes des eaux vives ou dormantes caressées par le vent, forêts enneigées menant à l’un des toits de baleine blanche du monde, amoncellement de pierres entre lesquelles se faufile le fou du coin, elfe dans un plan qui devient géant dans le plan suivant. Pour citer Lenz lui-même : des hiéroglyphes. L’exactitude est fantastique encore quand une femme donne à son nourrisson le sein qui s’agite mollement sous la pression de ses succions, quand des gallinacées accomplissent dans le poulailler les danses mystérieuses que leur commande leur instinct, quand les ânes suivent fidèlement la petite souris dans ses pérégrinations campagnardes et montagnardes, quand ses mains suivent les lignes de la carte comme un aveugle chiromancien qui lirait les lignes de la main, quand un chat s’entête à lui glisser entre les bras. Voir et non plus percevoir : que le temps se fasse dilatation pour rendre à la narration ses puissances délirantes et que la perception se fasse vision pour sentir à partir des images les processus énigmatiques et silencieux de l’imagement en leur principe.

 

 

 

Voir et non plus percevoir : la surface est la condition de la profondeur de la vision quand elle perce la croûte de glace des habitudes de la perception. L.E.N.Z. vérifie ceci que ralentir l’image pour en saisir l’imagement est une affaire d’effleurement : « La profondeur est un mot redoutable. Parce qu’on ne la rencontre jamais, on ne rencontre que des surfaces. La profondeur est imaginable ou imaginaire, mais on n’a jamais affaire à elle, ou alors très peu, dans une rencontre réelle, que ce soit avec quelqu’un, avec un paysage ou même un verre d’eau. Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu’effleurer, et c’est uniquement cela, je crois, faire une expérience : ne faire qu’effleurer une chose, mais le faire bien, le faire lentement. » (Jean-Christophe Bailly, « Tout passe, rien ne disparaît. Entretien » in Vacarme, n°50, 2010/4, p. 4-12).

 

 

 

Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi ont fait un film pour prendre le temps de s’approcher d’un texte et en effleurer les puissances. C’est ainsi qu’ils font affleurer à la surface des plans, hantés par la blancheur commune de la page et de l’hiver, ce qu’il y a de profondément politique dans la réactivation contemporaine de ce trope romantique qu’est le Wanderlust. Effleurement : c’est une caresse ; affleurement : c’est une émergence. De l’effleurement à l’affleurement il n’y a pas qu’une lettre mais aussi un son de cloche qui, dans la force de la dilatation et du ralentissement, s’écarte et se divise en deux comme deux plaques tectoniques. Il y a la cloche qui sonne en reliant le clocher lointain avec la clochette des animaux broutant dans les pâturages. Cette cloche donne alors à entendre la musique même de la vie champêtre que commande le pastorat, dont le poème bucolique est une pastorale rassemblant dans la même divine bergerie les animaux de la terre et leurs bergers. Mais il y a une autre cloche, la cloche de la folie, la cloche de la raison trébuchant face au marteau assourdissant de la déraison qui fait retentir des visions en en déchirant le tympan.

 

 

 

Le pastorat a donc perdu de son pouvoir de cohésion patriarcale et harmonique ; sonné, il se met à clocher. C’est le constat moderne auquel le romantisme ajoute le voile ambivalent de la mélancolie. À la place les errances solitaires et les communautés désœuvrées font sonner d’autres cloches sur un mode plus atonal ou dodécaphonique. La musique dissonante que composent les fous et les ânes, les cloches et les clochards cultive de nouvelles manières d’être ensemble, ritournelle, danse collective, chanson et jeu, rituel païen et solaire. Les animaux eux-mêmes n’y sont pas insensibles. Alors que le premier plan de L.E.N.Z. montre comment une barrière sépare du spectateur un cheval et deux vaches, les trois ânes qui ont accompagné la petite souris dans la montagne semblent se garder eux-mêmes dans son tout dernier. La bergerie de l’être a laissé place désormais à la vallée où travaille à éclore le printemps des machines sauvages créant de nouveaux rapports de production entre l’humain et son environnement, comme des plantes vivaces restent pérennes malgré l’hiver néolibéral.

 

 

 

 

 

Le secret lombard

 

 

 

 

 

On l’a dit, dans L.E.N.Z. une vallée de Lombardie, la Valteline, a remplacé la région du Ban de la Roche dans les Vosges alsaciennes du récit original. Le déplacement est passionnant. Il faut dire que la Lombardie est dépositaire d’une riche histoire dont les sédiments ont sculpté les paysages et les corps qui les habitent.

 

 

 

Le déclin de l’empire romain affaibli par les coups de boutoir des invasions barbares a vu entre le sixième et le huitième siècles le peuple germanique des lombards s’établir dans une région qui, depuis, porte leur nom. Conquise entre autres par Charlemagne, les Habsbourg et par Napoléon, théâtre d'un épisode important de la guerre de Trente Ans entre 1620 et 1626, la Lombardie favorable au Risorgimento réussit à expulser les Autrichiens du duché de Milan en 1848. Malgré la défaite de la bataille de Solférino en juin 1859 face aux troupes de Napoléon III, la Lombardie participe pleinement à la construction politique de la nation italienne moderne. Placée sous la coupe fasciste de la République sociale italienne (dite de Salò), occupée par les troupes de la Wehrmacht, mais forte aussi d’un mouvement de résistance dont les forces se montaient alors à 5.000 partisans, la Lombardie est le siège de l’offensive du printemps 1945, ouverte le 6 avril et gagnée le 2 mai par les armées alliées, étasunienne et britannique.

 

 

 

Depuis, la Lombardie se diviserait schématiquement entre deux options politiques antagoniques : les nouveaux fascistes de la Ligue du Nord et les réseaux de résistance populaires mis en place pour aider à faire passer en France migrants, clandestins et réfugiés.

 

 

 

Si sa généalogie est complexe, on sait cependant qu’un chant de résistance aussi résolument associé au mouvement des partisans que Bella Ciao trouverait l’une de ses origines dans un air traditionnel lombard. La statue d’un chasseur alpin que l’on voit dans L.E.N.Z. figurerait un autre accès à aux sédimentations historiques les plus récentes, tandis que l’ermite des bois qui joue aux dés comme l’enfant de Héraclite incarnerait quant à lui une part de l’héritage germanique existant en Lombardie. Le moine bénédictin Paul Diacre a rédigé à la fin du huitième siècle une Histoire des Lombards dont le nom, romanisation de langaz bardaz, signifierait longue barbe. 359 minutes ne seraient dès lors pas de trop en effet pour tirer les poils de la longue barbe de l’ermite et reconnaître, notamment via les rituels païens et solaires qu’il initie, l’antique guerrier lombard dont une gravure orne l’ouvrage de Tacite, Antiquitates Germanicae, traduit en néerlandais et publié aux Pays-Bas en 1714.

 

 

 

Longue barbe, hallebarde : sur la gravure, le guerrier lombard apparaît comme un géant. L’ermite de L.E.N.Z. également. Les origines germaniques de la Lombardie font sens quand on les met en relation avec les Vosges alsaciennes où a émigré un dramaturge allemand expulsé de Weimar et dont se souvient Büchner en exil politique soixante ans après. Le géant lombard est, avec Yosr Gasmi en avatar de Lenz, l’autre enfant héraclitéen du film et tous les deux rappellent à distance que le royaume des enfants est bel et bien celui du temps. 359 minutes ne font qu’effleurer le temps qui ne devient effectivement perceptible qu’à ralentir les images pour en saisir les processus d’imagement. Tout autant qu’elles laissent affleurer à la surface des plans une autre manière d’expérimenter rétroactivement la puissance visionnaire et délirante du film à l’aune critique du contexte actuel.

 

 

 

On sait que la Lombardie a été et reste encore à l’heure où nous écrivons l’épicentre de l’épidémie de coronavirus en Italie. Mais on apprend aussi que des villages comme Ferrara Erbognone et Montaldo sont des miracles de protection immunitaire puisque, malgré la moyenne d’âge relativement élevé de leurs habitants (60 ans), ils ne comptent aucun cas d’infection. Deux îlots au milieu du désastre. Regarder une nouvelle fois L.E.N.Z. permettrait peut-être de comprendre aussi les raisons anthropologiques de tels miracles. Et d’en tirer des leçons pour l’avenir du monde.

 

 

 

 

 

  18 mai 2020

 


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