Chère Marie-Claude,
Un film sort, il ressort vingt ans après : le vôtre, Un petit cas de conscience. Vingt ans : une peine de prison. Ressortir c'est pour les films retrouver aussi une nouvelle respiration, revivre à l'air libre. Et les spectateurs de respirer devant votre film qui a le bonheur hasardeux de révoquer ce cinéma français qui accable tant aujourd'hui. Votre film en effet se dédie avec la minutie de l'artisan potier aux petites incarcérations paradoxales, confortables et imperceptibles, risquant d'asphyxier les longues amitiés.
Le cinéma peut montrer cela, il le peut encore - vous le montrez sans jamais le démontrer : qu'il y a de l'intrigue policière, avec ses soupçons et ses suspects, là où il n'y a ni enquête ni policier ; qu'il y a du théâtre de poche là où les grandes fictions viennent à manquer ; qu'il y a des petits cas de conscience comme des petits trous par où la vie file sans demander son reste. La morale des petits cas de conscience est celle d'un cinéma travaillant à rédimer sa vulnérabilité en l'immunisant contre la mesquinerie dont le cinéma français s'est fait à grands frais la spécialité. Le quelconque singularise quand il retient les faiblesses de se faire petitesses.
LA PETITE BIÈRE DE L'ANECDOTE
L'anecdote : votre film est drôle, on rit souvent, pourtant l'emporte la mélancolie qui à la fin étreint comme la bise d'hiver qui mordille les oreilles. Du rire à la mélancolie, il y a une distance moins laborieuse qu'un trajet entre un village du Gers et Paris : c'est un dépli. La mélancolie, toujours, était déjà là en réalité, on n'en saisit l'infusion qu'après coup. Le rire avait seulement la pudeur de nous faire croire qu'elle soufflait ailleurs. Si l'on rit, c'est de la manière dont vous faites fiction de l'anodin. L'anecdote suffit à faire fiction. Pas besoin des grandes trouées du drame. Le frôler est assez pour faire monter la mousse des hypothèses. En rappelant par la même occasion que l'anodin, avant de signifier l'insignifiant, qualifie en médecine un calmant pour les douleurs.
La petite bière de l'anecdote fait parler (deux copines sont victimes d'un vol dans leur maison de campagne mais le voleur a eu le souci ni de faire effraction ni de trop voler). Toute une écume déduite d'un long processus de fermentation. Il y faut des plans fixes, il y faut des plans longs, un découpage minimal faisant décantation : toute une théâtralité n'existant qu'au cinéma. Une théâtralité de cinéma qui fait voir double : le spontanéisme fictionnel des amis dont l'amitié autorise l'ami de médire de l'ami et sa retraduction dans des dialogues jamais oublieux d'avoir été écrits. Et le documentaire attentif à l'entre-deux, le texte et le jeu, avec la fiction exigeant son lot de convictions et la vérité documentaire de ses hésitations.
C'est par là que l'on se faufile comme une petite souris et l'on rit moins par connivence que par proximité en voyant dans vos mouvements du bassin notre propre balancier.
Anecdote : étymologiquement, le mot dirait le non donné, il signifierait ce qui n'a pas encore été livré et le resterait. Un petit cas de conscience fait ainsi vérité de l'anecdotique en y voyant le révélateur des remords et des possibles jamais réalisés. L'anecdote autorise tout un chacun à faire son petit cinéma de l'anodin et le confronter à celui des autres, c'est déjà vérifier que faire une scène a toujours pour limite celle d'un autre, c'est découvrir aussi que la scène occupée a pour coulisses un entrelacs d'impensés.
Un petit cas de conscience – on s'amuse à l'écrire ainsi – est un film anodin comme on parle de remède anodin. La douleur réclame le remède qui réussirait à l'apaiser. Mais si l'apaisement est là, le mal responsable des douleurs, lui, n'a pas trouvé son réconfort. Ce mal qui est le patron de la brasserie servant à ses consommateurs la petite bière de l'anecdote.
UN FOYER POUR L’AMITIÉ
La jactance : l'anecdote fait parler ; même suspendue sur le seuil du fait divers, elle donne à brasser du vent, à mouliner. Les quatre copines sont des moulins à parole mais le grain moulu n'est pas le même. Ingrid Bourgoin est la plus sereine, celle qui se refuse le plus au délire. Beau paradoxe : c'est l'actrice la plus expérimentée de votre quadrille, inoubliable Simone Barbès. Claire Simon est peut-être la plus malicieuse, la plus proche en paroles de la bise qui pince les oreilles. Dominique Cabrera est, quant à elle, la plus précieuse mais son rire généreux la retient de tout ridicule. Elle est même à la fin, près du feu, celle qui en sait plus sur le désir de l'autre que cet autre lui-même. Cet autre qui est vous-même, Marie-Claude, vous qui faites du rire un tapis d'aiguilles.
En savoir plus que l'autre sur le désir de l'autre, c'est sentir aussi son feu diminué, les cendres aussi importantes que les braises.
D'abord, à vous voir parler et agiter vos mains ainsi, le seul acteur qui reviendrait à notre mémoire c'est Jean Renoir dans La Règle du jeu. Votre pelisse noire vous donne d'ailleurs un côté ursin, habillant une faconde gonflée à la mélancolie. L'anecdote est un sec refus fait au drame en ayant pour polarité le rire et la tristesse, comédie et mélancolie. Et la morale de se frayer alors un chemin qui est celui du désir que quelque chose arrive enfin, l'événement qui ferait vraiment effraction. Mais il n'y a moins trouée que des insatisfactions en pointillé, avec des éloignements invitant au délire et des rapprochements qui font redescendre la température.
Une histoire de chaud et de froid, de réchauffement dans la jactance consommée contre les effets d'un refroidissement pénétrant.
Là, vous mettez le doigt sans appuyer sur un malheur de l'époque enfiévrée par la viralité médiatique : le loin induit le délire qui est un versant chaud de la fiction ; le proche en resserre les tissus pour protéger des secrets qui, sinon, crèveraient en étant exposés.
Au contraire et c'est la vérité de votre sensibilité que nourrit un grand sens de la pudeur, y compris en recourant aux masques de la fiction. C'est là le sens de la retenue des larmes qui montent : que la sécrétion ne vaille pas pour percée des secrets bien gardés.
Ensuite, à voir quatre réalisatrices jouer aux vieilles copines (plus deux copains issus de générations différentes, le regretté André Van In, ami des Ateliers Varan, et le jeune Alain Guiraudie que vous accueillez avec la langue de ses films), on se dit qu'il y a un cinéma qui n'existe qu'en raison de ces amitiés-là et l'amitié dont le foyer est ce qu'il faut maintenir fait cinéma malgré la DV cafardeuse et les années d'un hiver prolongé. Sinon c'est un feu de cheminée mal entretenu quand la médisance, qui est la jactance des amis s'exerçant sur les absents qui ont toujours tort, s'impose en fin de non-recevoir.
Il faut savoir médire des amis en leur présence et faire de la médisance une comédie, un théâtre offrant de la distance.
La distance c'est un peu d'air – c'est le rire aussi de vous deviner visiteuse volant avec bienveillance et tact le cinéma français. La distance fait voir aussi que la Margot que vous jouez, qui craint tant que le vol ait des répercussions sur les marginaux qu'elle a naguère fréquentés, est à sa manière aussi une « margeot » qui barjotte, l'artisane potière habitant les marges du cinéma, maman ourse dans sa grotte des Olympiades – en périphérie, la caverne même à Paris.
L'HIVER, LE SAPIN VERT ET L'ENFANT QUI VIENT
Qu'est-ce qu'un petit cas de conscience ? Votre film y répond comme une fable à la fois morale et philosophique. Le petit cas de conscience revient au délire des gens éloignés, qui se sont éloignés d'eux-mêmes en réalité, convictions politiques qui reposent surtout dans la lecture du Diplo, vies antérieures et libertaires dont le reste fait des remords un tapis d'aiguilles. Et le délire diminue en intensité dans la proximité des faits qui, même divers, sonne l'hiver des grandes fictions. C'est à Paris qu'on délire, pas dans le Gersois. Votre usage de Claude Debussy participe d'ailleurs à débusquer la part de fantaisie délirante dans la parole, ça parle, ça parlerait presque tout seul. Ça parle aussi pour combler un grand vide alors que parler invite surtout à s'y tenir en tournant autour.
Une chanson pour conclure ce qui reste ouvert : c'est Noël, la fête dédiée à la naissance du divin enfant. Un petit cas de conscience commence par l'annonce d'une visitation pour se finir avec l'accueil fait au nouveau-né. L'enfant est divin, le divin qu'il y a dans ce qui recommence en promettant le meilleur de l'humain au petit être qui vient. Et quand il chante « Le Sapin vert », cet enfant-là – votre enfant – accomplit deux miracles. D'abord il vous promet les chaleurs nécessaires à affronter l'entrée dans l'hiver de votre vie. Il est ensuite le porteur d'une belle promesse que vous lui avez confiée et qu'il a depuis réalisée, celle de devenir un chanteur lyrique.
Comment rester vert quand la brise folle pleure, vire et vole ? Ça sent le sapin mais ce n'est pas la mort, c'est la vie affrontant l'hiver, ce qui n'est pas rien. Ça sent le sapin mais c'est Noël, le temps des cadeaux célébrant l'enfant qui vient - un film, le vôtre.
Rester vert quand la brise folle pleure, vire et vole ? Guiraudie aidant, on dira : pour le sapin, rester vert c'est rester vertical aussi bien.
Bien à vous
7 décembre 2022