La Dernière reine (2022) d’Adila Bendimerad et Damien Ounouri

BELLE OUVRAGE ET FILS FANTÔMES

Chère Adila, cher Damien

 

 

 

 

 

Du beau travail, comment le nier ? L’ouvrage est beau mais que dit-on quand « de la belle ouvrage » est l’expression qui s’impose – comme dirait l’ami commun – « à la volée » ?

 

 

De la belle ouvrage, par exemple en suivant deux versants, le pan des décors (souvent trouvés dans des lieux et sites réellement existants), l’autre des costumes (qu’il a fallu puiser aussi dans l’imagination quand fait défaut la documentation). Mieux, le beau consisterait plutôt à suivre entre les coutures et plis de la belle ouvrage le lacet d’or des fils fantômes, phantom threads entre les ourlés, leur tracé qui se lit dans le poinçon des sutures en pointillés, les pleins comptant autant que les déliés. Le filigrane tremblé de quelques secrets.

 

 

La beauté d’un film repose dans l’étoffe des rêves dont il se soutient, aussi dans celle des rêves qu’il suscite. La Dernière reine est taillé dans l’étoffe des rêves et ils ont deux côtés, avec les rêveurs qui n’y ont pas cédé et les spectateurs, ces rêveurs qui le sont au carré.

 

 

Les rêveurs que vous êtes s’entretiennent avec les rêveurs que nous sommes, dans l’égalité du même sommeil – le cinéma qui dort, en Algérie comme ailleurs. Le réveiller, c’est comme réveiller la princesse endormie des contes pour enfants. C’est encourir aussi un grand risque pour qui découvre qu’il n’est pas bien portant, flingué peut-être à bout portant.

 

 

 

L’ARCHE DU DÉSERT

 

 

 

D’abord, une première pensée offerte à Cléopâtre (1963) de Joseph Mankiewicz. Toutes choses égales par ailleurs, on relève, une analogie relative des récits (une femme de pouvoir préfère le suicide au déshonneur d’un abandon dans la couche du colon). On note aussi la gigantesque disproportion entre votre film et l’espace si restreint qu’est devenu le cinéma algérien, plus peau de chagrin que jamais depuis la suppression il y a déjà un an du FDATIC. Le film a pourtant été produit, soutenu par le Ministère, largement financé par des capitaux algériens. Il lui manque cependant son complément, comme à la mère son enfant. La Dernière reine a le rêve, fou, de faire advenir le monde de cinéma qui le rendrait possible.

 

 

Le chardonneret est ainsi l’esprit d’un film qui, sorti de sa cage dorée, pourrait bien ne plus y retourner. Yahia, l’enfant fugueur, meurt touché par une balle perdue avant d’être englouti, avalé dans la bave d’une mer écumante, enragée. Seule la fureur maternelle répondra à l’écume dissolvante du sang filial. L’enfant, une mère répond de son sang par son sang. Il y a une fureur sacrale qui irrigue les veines de votre film, sa part fougueuse et furieuse, part moins épique que tragique. La tragédie n’a pas eu lieu qu’en 1516, en 2020-2023 non moins.

 

 

La Dernière reine est un film héroïque, si, si. Il l’est en ceci qu’il n’y a d’héroïsme que quand les héros sont ceux qui sont trahis en toute impunité. Un film héroïque parce qu’il est le produit d’un travail colossal, une idée qui a maintenant dix ans, un tournage à Alger, Tlemcen et Toggourt, plusieurs idiomes parlés (le berbère et l’arabe, le corse et le sarde, le finnois et le serbo-croate), des complications de tous ordres parmi lesquelles la crise sanitaire, une coproduction franco-algérienne-taïwanaise, des centaines de techniciens incluant une majorité d’Algériens, une esthétique hybride. Un travail colossal auquel on ne renverra pas la balle, auquel on ne rendra pas la pareille dans le pays d’origine dont l’État a supprimé le fonds sans lequel ce film n’aurait pas été possible. Un film héroïque, titanesque aussi. Ce que porte son dos comme Atlas le sien, c’est une industrie qui n’existe pas en Algérie. Pas de distribution, de salles, de spectateurs ou alors ailleurs, dans la myriade des écrans domestiques où l’épopée n’a plus droit de cité, sinon en traces spectrales et volatiles.

 

 

On veut le redire : La Dernière reine a le rêve, fou, de faire advenir le monde qui le rendrait possible. Un monde de cinéma qui nexiste que dans les plis charnus dun film généreux et lhistoire laborieuse de son patient accouchement. Un cosmos dans labri du ventre d’un film suffisamment créole, brassé et mélangé, pour que son hybridité lui permette d'être simultanément un film classique au risque d’un certain académisme, et un film moderne aux limites de la postmodernité. Toutes catégories qui fonctionnent dans le monde que La Dernière reine fait voir comme une utopie passagère, une étoile filante, une comète dans la nuit du cinéma qui ne se fait pas parce qu’il est empêché par l’État de se faire en Algérie.

 

 

Moyennant quoi, il n’y a pas une image de La Dernière reine qui ne se double de l’image-fantôme de son documentaire auquel on ne peut pas ne pas rêver en l’imaginant aussi épique que la fiction elle-même. Tout film de fiction est un documentaire de son tournage, le postulat de Jacques Rivette est attesté une nouvelle fois. La fiction est également le récit allégorisant la réalité de ses conditions matérielles de production, et le réel qui en aura contrarié la logistique comme le tremblement de terre avec le colosse de Rhodes.

 

 

La fiction, on le sait, est l’histoire de son tournage, alliances, batailles et trahisons, la réversibilité des rapports de pouvoir, des coups de force qui peuvent être tantôt des coups de Jarnac, tantôt des coups de folie, tantôt des coups de sang. Quand Aroudj dit « Barberousse » pose les pieds en Algérie (et précisément à Béjaïa), c’est d’emblée pour y perdre l’avant-bras gauche et le corsaire ne s’en est même pas rendu compte. Une série de travellings circulaires souligne alors la taillade qui cisaillera l’alliance d’Aroudj avec l’émir d’Alger Salim Toumi.

 

 

L’Algérie est comme ça, elle prend beaucoup. L’Algérie est Méduse, elle est ogresse aussi.

 

 

Les alliances avec l’Algérie sont des fiançailles tranchantes, elles promettent des points de suture par lesquels passent des fils visibles et d’autres qui sont fantômes. Des circoncisions – des « circonfessions » (Jacques Derrida, un Algérien, un Juif d’Algérie). Une écriture, et ses marques en ses marges. L’Algérie rend-elle autant qu’on lui donne quand, dans son anneau, on lui glisse plus qu’un doigt ? Sûrement mais l’État s’interpose dans l’économie amicale du don-contre-don. S’intéresser au cinéma qui s’est fait et se fait encore en Algérie, c’est y relever le nombre élevé de ceux qui sont tombés au champ d’honneur, tous les cinéastes brisés, exilés chez eux ou bien qui ont jeté l’éponge, et tous les films rêvés et jamais faits, toute une industrie liquidée une fois jeté par-dessus bord le cercueil de la révolution.

 

 

Ça festoie, ça guerroie, balancier classique. Mais le festin finit tragique quand la dépense somptuaire tient du potlatch. La Dernière reine qui rêve d’un grand public comme naguère est un vaisseau solitaire, perdu dans le désert. Un naufragé suicidaire, une arche du désert.

 

 

 

LE BALANCIER DU ZÉPHYR

 

 

 

1516, Alger est une grande cité barbaresque qui vit sous domination espagnole. C’est une république dont l’émir respecté est le chef de la tribu des Thaâliba, Salim at-Toumi. Deux ans plus tard, l’homme qui a libéré puis conquis Alger, Aroudj dit « Barberousse », meurt. L’un de ses frères scelle alors l’alliance avec Soliman le Magnifique. La domination ottomane s’installe et elle durera plus de trois siècles. Cinq siècles et, jusqu’à présent, aucun film algérien pour y puiser une matière fictionnelle dont l’écume a valeur généalogique.

 

 

Pour des raisons idéologiques évidentes, la guerre d’indépendance a longtemps fait écran aux histoires qui forment sa préhistoire et s’il existe des exceptions, elles sont disparates, quelquefois liées à la Kabylie (La Montagne de Baya d’Azzedine Meddour en 1997, Si Mohand u Mohand, l’insoumis de Lyazid Khodja et Rachid Benallal en 2004, Fadhma N'Soumer de Belkacem Hadjaj en 2014). Et une bizarrerie, le court-métrage Roi Rebelle Proconsul (2015) de Mohamed Megdoul sur le soldat numide d'origine berbère Takfarin, parlé en kabyle et en latin. Il y a aussi le remontage des archives coloniales, élégiaque (La Zerda ou les chants de loubli d’Assia Djebar, 1982) ou parodique (Combien je vous aime ? d’Azzedine Meddour, 1985). Citons encore deux longs-métrages de fiction, l'une très connue, Chronique des années de braise (1975) de Mohammed Lakhdar-Hamina, unique Palme d'or africaine dont le récit se déroule entre 1939 et 1954, l'autre moins, L'Andalou (2011) de Mohamed Chouikh, qui a déjà le désir de remonter à l'époque de la Reconquista, de la chute de Grenade à la conquête d'Oran par la couronne espagnole.

 

 

Le roman national algérien est exclusif. Il ne s’intéresse malheureusement ni à la guerre de conquête (Le Fort des fous de Narimane Mari, De la conquête de Franssou Prenant), ni à des strates historiques plus éloignées et leur connexion avec des régions plus récentes historiquement, et plus vastes que la frontière nationale (Révolution Zendj de Tariq Teguia).

 

 

Il y a des sujets qui, en soi, engagent une dimension politique quand l’Algérie est rappelée à son Histoire qui compte plus d’une histoire, plusieurs fils, une trame dhistoires dont la sédimentation remonte bien avant l’indépendance, ses suites et conséquences. Le mélange des genres de votre film délivre dès lors une hybridité raccord avec l’impureté des origines.

 

 

Zaphira : la dernière reine d’Alger a le nom qui consonne irrésistiblement avec le zéphyr. Zafira dit en arabe la victoire, le succès, la chance. Zaphira, puisque vous l’écrivez ainsi, incline à faire passer sur elle le zéphyr qui charrie à lui tout seul une grande constellation de significations. Le vent doux qui peut être pluvieux, et même désagréable quand il souffle fort, peut aussi qualifier au sens figuré une propension, une impulsion. Zéphyr est en mythologie un dieu grec, le père d’Éros associé au vent d’ouest qui est une région de ténèbres puisque l’occident indique en effet le couchant du soleil. C’est aussi un tissu de coton ou une laine moderne pour les industries textiles. On note encore que zéphyr a pu nommer à la fin du 19ème siècle un bataillonnaire issu de l’infanterie légère en Afrique.

 

 

Zaphira est d’abord un vent dont le souffle se prolonge dans les envols du chardonneret avant d’être coupé par la mort brutale de l’enfant, son fils Yahia à qui l’oiseau totémique est associé. Alors son souffle tournera, il virera à l’ouest, couchant Éros dans son lit de ténèbres.

 

 

Enfin, zéphyr nomme pour les danseurs et chorégraphes un pas d’un genre particulier, celui du danseur qui se tient sur une jambe afin de pouvoir balancer l’autre d’arrière en avant. On imagine à l’aise que la danseuse qu’est Adila sait de quoi l’on parle. La Dernière reine, un premier long-métrage plein de fougue qui s’envisage également comme une dernière danse ?

 

 

La Dernière reine est un film zéphyr, qu’est-ce donc à dire ? D’un pied il se tient droit, de l’autre il balance, d’avant en arrière, d’arrière en avant. Le pied qui soutient la charpente de votre film est son goût du travail bien chantourné, ce professionnalisme auquel on ne goûterait guère sinon quand l’esprit industrieux est un petit oiseau envolé de sa cage, qui souffle dans le désert en éclairant les ténèbres du cinéma en Algérie. L’autre pied qui balance essaie de faire tenir ensemble les bords opposés, traçant les arabesques nécessaires à relier le mythe et l’histoire (Barberousse a existé, pour Zaphira le doute est là), l’épique et le tragique (avec une scène pour le cinéma de genre, pirates et aventures, et une autre pour le théâtre de chambre et la tragédie shakespearienne), le feu (Barberousse) et la glace (Zaphira). Une jambe masculine et une autre féminine pour un film exceptionnellement écrit-produit-réalisé par un couple franco-algérien, homme et femme à égalité dans l’autorité.

 

 

On le dira encore autrement : il y a le film de Damien, celui d’Adila et puis un troisième encore – le vôtre. Le pied qui reste droit est le film du tronc commun, l’autre qui balance répond à vos impulsions respectives. Parfois le montage parallèle sert à en entrelacer les fils, par exemple l’épopée avec ses pirates est un jeu d’enfants à proximité d’une caverne dont l’ouverture accueille l’écho de La Prisonnière du désert (1956) de John Ford. Quand on est deux on est trois, tous les couples savent cela. Disons que ce troisième film-là est l’un des plus couturés en fils fantômes. Car on y voit une femme revêtue de tant et tant d’étoffes que l’on comprend qu’il s’agit d’en habiller également le corps qui, dans le drapé de ses plis (La Reine Margot filmée par Sternberg), porte plus d’un désir commun comme un enfant secret.

 

 

John Ford encore : l’entrée de la grotte ouvre sur une caverne, cest une cavité, un ventre et l’on y entre et l’on y sort par le fil d’Ariane reliant la gorge et la bouche à l’oreille, de la mère à cet oiseau qu’est son enfant. Habiller c’est paradoxalement dévoiler et le dénudement d’avoir besoin désormais de nappes autres que les vagues de Kindil El Bahr (2016).

 

 

Un deux, un deux, un deux. Ça guerroie, ça festoie, ça guerroie, ça festoie, c’est beau mais on s’ennuie parfois, sauf quand on passe du deux au trois, quand on passe de la seconde à la troisième vitesse. C’est le suicide qui, à la fin, fait rupture dans la chaîne à répétition des violences mimétiques. Parfois, on a l’impression que chacun fait son film de son côté du filet. Une séquence pour toi (la guerre a des accents taïwanais et l’évocation par Astrid d’un Kraken est autant un clin d’œil aux sagas nordiques qu’à Pirates des Caraïbes). Une séquence pour moi (la reine a d’ultimes saillies qui la font danseuse contemporaine). On se réjouit alors quand les deux se rejoignent en faisant la troisième personne, la voix d’un troisième film, celle d’un enfant dont les envols sont brisés quand on lui aura coupé le sifflet.

 

 

 

LA VOIX DU SILENCE

 

 

 

Un deux trois : le trois rabat moins deux sur un pour refonder l’unité qu’il fait de l’hybridité une chambre aux multiples résonances, la chambre d’un enfant, vôtre film. Quand il y a trois, il y a un troisième film qui rédime alors vos films respectifs. On le voit déjà dans un raccord qui est un passing-shot de haute volée, de toute beauté (au début, Zaphira mord dans la glace quand, rageur, Aroudj jaillit de l’écume). On le voit plus tard lorsqu’elle et lui montent le même cheval en dialoguant dans la poésie des rumeurs interposées. Et l’anaphore (« on dit que ») de renvoyer les ennemis mortels au mimétisme d’une même équivalence fatale entre la glace et le feu que l’œil du cheval attrape à la volée, comme s’il allait gicler de son orbite, le western là encore. On résiste à ne pas reconnaître un autoportrait dédoublé mais, chut, on n’y insistera pas. Le jardin est celui de ses secrets, il s’expose dans son retrait.

 

 

Le voile est lhymen qu’il faut se retenir de déchirer, il en va de votre alliance, un hyménée.

 

 

Et puis, le plus beau qui est le plus terrible. Zaphira apprend de la bouche innocente d’une petite fille la mort de son fils Yahia, elle plante alors son couteau dans la gorge d’Astrid, l’esclave scandinave d’Aroudj et puis elle hurle jusqu’à ce que son cri soit étouffé, forcée à plonger la tête dans un bassin, avant de chercher à tuer Aroudj et, y échouant, de retourner la dague contre elle-même en s’égorgeant. On a vu les violences faire des séries qui traversent les fantasmes et les rêves, elles relient étranglements et égorgements dans une même chorégraphie des alliances fatales. La violence est un fil tranchant de sang, il incise peaux et voiles sur des profondeurs comme le ventre ouvert d’une mère, cavernes aux dragons, gouffres aux chimères. On croyait vous voir refaire la fin de Frontière chinoise de John Ford (décidément !) mais vous proposez autre chose et vous réussissez à nous décevoir en bien.

 

 

On a parlé de l’opposition symbolique et mimétique de la glace et du feu. Pensons encore à la première confrontation entre Astrid et Zaphira et la buée qui s’échappe de la bouche de la seconde comme la fumée du dragon. Mais on devra désormais le réécrire ainsi, dans la perspective ouverte par Kindil : La Dernière reine est le film du partage des eaux. Autre balancier du zéphyr, avec la jambe balançant entre les vagues écumantes d’où émerge Aroudj et les bassins domestiques où se reflète Zaphira. La mer a des bouillonnements qui se déversent dans les pièces d’eau du palais de la femme dont le veuvage l’aura faite reine d’un jour. Rompre avec le glacis des surfaces en faisant triompher les profondeurs creusées par la pulsion de mort et sa circulation est un double piège : pour Aroudj, son désir y trouve une prison ; pour Zaphira, le suicide est une évasion indiquée par son chardonneret de fils.

 

 

La voix qui est le relais habituel de la loi est donc brisée, rompue, étouffée, noyée. Dans Kindil, le mutisme ouvrait au médusant des électrocutions. La loi est rendue muette. Le silence est bien celui de l’infans perdu, l’enfant abattu que sa mère rejoint dans la mort.

 

 

 

LA TROISIÈME VOIE (UN CRI ÉTOUFFÉ, LE GESTE DE ZAPHIRA)

 

 

 

Le corsaire grec à la barbe de feu, flanqué de sa prothèse de métal après avoir posé les pieds en terre algérienne, est le sujet de la castration, tandis que la femme qu’il convoite en serait la castratrice. La grille psychanalytique est une autre cage dorée pour loiseau qui ne pense qu’à la fuir. Il y a mieux : le partage des eaux consigne moins la victoire des eaux chaudes, masculines, contre les eaux froides, féminines (Astrid est bien la doublure de Zaphira), qu’il en fait surgir une troisième : l’eau de la violence divine qui s’oppose à la violence mythique.

 

 

Selon Walter Benjamin, à l’occasion d’un texte qui a un siècle (Critique de la violence), la violence mythique fonde en droit la violence et son usage en s’autorisant à en reproduire la logique. La violence divine, elle, suspend le droit et la violence qui la justifie. On sortirait ainsi du zéphyr des mouvements de balancier entre l’histoire et le mythe, ce que l’on sait et la fiction qui doit pallier aux manques du savoir, l’histoire écrite par les hommes et les femmes qui se l’approprient pour pousser le mythe et la réinventer de manière critique. On sortirait aussi des eaux troubles de Kindil qui, dans la guise du rape and revenge movie, n’échappait pas au cercle mythique puisqu’il racontait comment, à la violence (masculine), répond la violence (féminine). Et Fidaï (2012) d’avoir déjà ouvert le chantier côté masculin. Un chantier qui est un bassin avec les eaux traditionnelles de l’ablution servant aussi à laver le péché du meurtre pour l’ancien moudjahidin sans habit militaire, à savoir le fidaï.

 

 

Seule la violence aide quand la violence règne disait le vieux père Brecht. Mais quand la Révolution manque depuis 62, quand elle manque plus encore depuis 2019, alors que faire ?

 

 

Avec les eaux partagées de l’histoire et du mythe, eaux divisées, eaux brassées et mélangées, il y aurait donc une troisième eau, et avec elle l’émergence d’une troisième voie : la voix d’un cri étouffé, le hurlement d’un présent intolérable, le cri d’un enfant qu’on assassine. Le suicide qui répond à la violence en l’interrompant est un fil fantôme dans l’étoffe algérienne. Le fil remonte à loin, aux confins de l’histoire et du mythe et laiguille touche en plein cœur.

 

 

Alors la mort par suicide est une manifestation de la violence divine. C’est un feu sacré, avec Nar de Meriem Achour Bouakkaz pour l’Algérie ; en Tunisie, Ashkal de Youssef Chebbi.

 

 

Les deux eaux, H2O : quand on ne respire plus, avec la société tel un système hydraulique noyant ses nageurs, le suicide est un pharmakon, remède et poison pour l’irrémédiable.

 

 

On y a pensé comme ça, au prisme du miroir de votre film et du brassage de ses eaux qui montent aux yeux : quand on se suicide en Algérie, ce serait toujours le geste de Zaphira que l’on répète. Refaire le geste de Zaphira, le rejouer permettrait alors d’échapper à tous les Aroudj de la terre, le petit flic zélé, l’administratif tatillon, le chefaillon pénible, le fonctionnaire borné, le rival mimétique, le prochain qui vous rend à fond la vie impossible. Il n’en manque certainement pas des Aroudj aujourd’hui, ici comme en Algérie. Toutes et tous sommes reines et rois de royaumes qui suscitent les assauts de l’envieux, toujours coloniaux.

 

 

 

DANS SES ÉPREUVES MÊMES, UN ÉMERVEILLEMENT

 

 

 

Et pourtant. Sidi Abderrahmane at-Thâalibi, saint patron d’Alger issu de la même tribu que Salim at-Toumi, l’aura promis : l’Algérie est, dans ses épreuves mêmes, un émerveillement.

 

 

Amitiés algériennes

 

 

23 décembre 2022


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