Film-annonce du film qui n'existera jamais. « Drôles de guerres »

de Jean-Luc Godard

À part, en partance, prendre parti

Le film-annonce du film qu'il n'y aura pas est la présentation d'hiver de ses divers matériaux, découpés-coloriés, collés-gribouillés, empâtements de couleurs, rouge vif, noir profond. Une annonciation dédiée à tous les enfants mutilés et les militants désorientés, offerte à qui prend part et partie quand tout dans le monde fait bande à part, du côté des vaincus sans jamais plus qu'il n'y ait de vainqueurs. La joie des causes plus grandes que soi promet dans la nuit le bleu du ciel et, pour l'oncle de cinéma alors en partance, c'est une dernière bouffée d'enfance.

Pour Françoise Oliva

 

 

 

 

 

Le chat noir dans une chambre obscure

 

 

 

 

 

Le film-annonce du film qu'il n'y aura pas est la présentation d'hiver de ses divers matériaux, découpés-coloriés, collés-gribouillés, empâtements de couleurs, rouge vif, noir profond. Un herbier de papiers dans le désordre, avec ses écritures appliquées comme celles d'un écolier et ses fougueux coups de pinceau, pareils à des idéogrammes. La maison Saint-Laurent qui voulait se payer la marque JLG pourra bien aller se rhabiller, le mécène en est à la fin tout barbouillé. Saint-Laurent compte pour peu face à l'inconnu, l'écrivain dissident et oublié Charles Plisnier, l'un des fondateurs en 1921 du PCB, le Parti communiste de Belgique, et auteur de Faux passeports, Prix Goncourt 1937.

 

 

 

Tendre la main à l'oublié dont le recueil de nouvelles appartient au temps de la prime jeunesse (Jean-Luc Godard avait alors 7 ans), le faire revenir de l'oubli, c'est entrouvrir la porte étroite afin de mettre deux obscurcissements face à face, veille de la Seconde Guerre mondiale et notre temps.

 

 

 

Et Jean-Luc Godard de nous donner à le voir comme un carton écrit de sa main peut-être le décrit, tel un chat noir dans une chambre obscure, et d'autant plus difficile à distinguer qu'il n'y est pas.

 

 

 

 

 

Babil et Babel

 

 

 

 

 

On y repérera toutes les drôles de guerres de Jean-Luc Godard, 1793 et 1936, Sarajevo et la guerre d'indépendance algérienne. La Palestine insiste aussi, ostinato de notre musique. Loin du ton sépulcral des années 90, la voix chevrotante du vieux griffon fait revenir les bredouillements de l'enfance. La Babel des citations tient à ce babil-là, citations littéraires en particulier avec André Malraux, Jean-Paul Sartre et Saint-John Perse, et Le Bleu du ciel de Georges Bataille dont le personnage de Lazare est inspiré de Simone Weil. Ce babil rejoint la parole étouffée de militants dont les causes ont été raflées par la police et asphyxiées par l'idéologie, d'hier et d'aujourd'hui.

 

 

 

Aveugles et sourds, en colère mais enfants quand même. De retour du Livre d'image, la petite Helen Keller d'Arthur Penn en est l'emblème qui ouvre ce « Drôles de guerres ». La fillette mutilée dans ses sens, aveugle, sourde et muette s'offre alors en allégorie du militant, à qui l'ordre policier des choses arrache tout, sauf la possibilité de s'exclamer, cette clameur que la main qui s'ouvre en étoile fait passer au dehors, ce soulèvement de soi qui lui donne des ailes en lui donnant à désirer le ciel.

 

 

 

Faux passeports, voilà le vrai, n'est-ce pas Adolfo Kaminsky, le passeur et faussaire pour fausser compagnie aux fossoyeurs d'utopie ? La clandestinité pour faire passer en fraude des idées est une fiction nécessaire afin de déjouer les Ausweise de la frontière (et le mot allemand possède encore aujourd'hui une grande charge documentaire quand il sert à qualifier les identifiants numériques).

 

 

 

 

 

La joie des causes plus grandes que soi (annonciation)

 

 

 

 

 

« Drôles de guerres » n'est pas le film-annonce du film qu'il n'y aura pas sur les causes tues et l'oubli de la littérature et de l'internationalisme : c'est une annonciation. Le ressouvenir apparaît comme Gabriel et l'un de ses noms est Carlotta, un nom moins propre qu'impropre, nom commun à Plisnier et Hitchcock. C'est qu'il n'y a pas de militantisme nébuleux, il y a seulement des militants et si tous le sont, c'est en constellation. Ainsi ils ne cèdent pas sur leur enfance, le soulèvement des grandes causes plutôt que sa triste retombée dans la volonté de devenir des grandes personnes.

 

 

 

Les causes sont plus grandes que soi, comme l'écran de cinéma, et la cause dont on parle fait alors toute notre joie. Et si elles le sont, c'est parce que nous en sommes les enfants, passeurs, faussaires et fraudeurs. Il faut alors entendre comment la voix du vieil oncle de cinéma est coupée au moment où, évoquant l'art de l'écrivain Plisnier de narrer et figurer des allures comme un peintre, s'énonce le désir d'un film qui aurait pu ressembler au Silence de la mer de Jean-Pierre Melville d'après Vercors. La lame de la coupe fait entendre bien des choses alors, l'interruption en fait fuir dans plusieurs sens le sens, l'âme, l'amour et l'amer, elle fait aussi retentir plus fort le mot de silence.

 

 

 

Ce qui surtout fait un grand retentissement, c'est de sentir comment la vieillesse qui réduit tous les possibles, comme un enfant est mutilé est dans son corps sensible, et comme un militant est coincé dans une époque saturée d'impossible, est une relève aussi, une remontée d'enfance. Après 1937 et la publication du livre de Charles Plisnier, c'est 1949 et la sortie du film de Jean-Pierre Melville, ce premier film de pure contrebande, à part, si décisif pour la génération de critiques à laquelle Jean-Luc Godard appartient, tous à l'enseigne d'un cinéma défendu sous la bannière de la politique des auteurs qui, toujours, a été la défense des vaincus et des minoritaires, des oubliés et des déclassés. Les peu nombreux sur lesquels on peut compter dans la préférence des contes aux mauvais comptes.

 

 

 

 

 

Bande à part, prendre partie

 

 

 

 

 

Le cinéma minoritaire est un cinéma contraire, toujours du côté des vaincus, toujours dans le désir qu'il n'y ait plus ni vainqueurs ni vaincus, le combat ou la bataille toujours préférés à la guerre. L'obscurcissement des temps est la cause de grands désespoirs, elle est aussi la condition de la joie des causes plus grandes que soi, de celles qui font entrevoir le bleu du ciel dans la nuit la plus noire.

 

 

 

Si « Drôles de guerres » a pour dernières paroles, revenues de Notre musique (2004), l'évocation de l'Agence juive, c'est pour rappeler le risque le plus grand quand les minoritaires d'hier deviennent les majoritaires d'aujourd'hui. Alors, la guerre est infinie, la guerre des vainqueurs sur les vaincus.

 

 

 

Pas de vainqueurs ni de militaires, encore moins des miliciens mais des militants, hier des mille, maintenant des cents. En allemand, on les dit Aktivisten comme des communistes plutôt que le communisme dans Kommunisten (2015) de Jean-Marie Straub, le vieux camarade mort deux mois après Jean-Luc Godard, si près si loin de l'autre côté du Léman. Des militants, et nul besoin d'être d'un parti, il suffit de prendre part et partie, d'être un partisan, ainsi le vieil Algérien à dos d'âne et porteur d'un drapeau du Hirak. Quand tout dans le monde fait bande à part, quand il partitionne de partout, on en prend sa part en prenant partie, on fait soi-même bande à part, en partance toujours.

 

 

 

Comme les enfants privés de leurs sens, comme les militants désorientés et les partisans sans parti ou bien endeuillés de lui, comme le vieil oncle de cinéma dont la mort qui l'emplit lui fait remonter sur le seuil de la partance des bouffées d'enfance, les mules sont toutes camarades en égaliberté.

 

 

 

« Mon parti m'a rendu mes yeux et ma mémoire
Je ne savais plus rien de ce qu'un enfant sait
Que mon sang fût si rouge et mon cœur fût français
Je savais seulement que la nuit était noire
Mon parti m'a rendu mes yeux et ma mémoire. 
»

 

(Louis Aragon, « La Diane française », 1944)

 

 

10 février-14 mai 2024