Au commencement, l'archive commande
Dans Mal d'archive, une impression freudienne (éd. Galilée, 1995), Jacques Derrida pose la question de l'archive en la reposant à nouveaux frais sous la condition psychanalytique de la hantise, en excès à la seule définition de l'archive considérée comme le corpus institué pour la conservation des traces matérielles du passé, qu'elles soient écrites ou graphiques, sonores et visuelles. Dans la perspective freudienne de la pulsion de mort que le philosophe nomme « anarchive », il s'agira alors non seulement de soutenir les défaillances de la mémoire vive qui sont l'expression des forces travaillant à effacer ou détruire les traces matérielles du passé que les archives s'efforcent justement de conserver, mais il s'agira aussi d'insister sur le fait que l'archive elle-même ne cesse pas d'être travaillée par une pulsion de mort « anarchivique ». Puisque l'archive est un document déduit des processus d'extériorisation technique et prothétique, comme relais matériel du supplément caractérisant la mémoire vivante en son défaut d'origine, la tendance à conserver et accumuler des traces mémorielles du passé pour en conserver l'histoire, ce récit écrit et toujours susceptible d'être réécrit, se double toujours de l'autre tendance consistant à brouiller le passé jusqu'à possiblement l'oublier dans la destruction, volontaire ou involontaire, des traces qui en témoignent.
Toujours, donc, l'archive qu'il y a se double de celle qu'il n'y a pas. Et, toujours, aussi, l'archive présente, hantée par son double absent, raconte aussi une histoire parmi d'autres histoires, potentielles ou réelles. L'archive se voit ainsi divisée par plus d'une histoire dont la relève après coup peut prendre à rebrousse-poil, dialectiquement, les narrations qui en auront initialement commandées la signification et l'orientation.
Cette ambivalence serait finalement toujours déjà induite par l'amphibologie même caractérisant la racine grecque arkhè au principe étymologique de l'archive, qui désigne à la fois le commandement (l'ordre institué d'une entreprise archivistique relève historiquement d'une demande politique et étatique) et le commencement (l'événement originaire fondant une mémoire collective constituée de récits partagés est possiblement ou partiellement oublié avec les traces mémorielles s'y substituant). La destruction (hypomnésie) étant ainsi l'autre face de la conservation (hypermnésie), la lecture ou le déchiffrement au risque critique du forçage par délire d'interprétation deviennent alors des passages difficiles mais obligés si l'on voit dans les traces archivées une garantie pour que l'avenir (du passé) reste ouvert. Que l'avenir du passé reste ouvert en effet, ouvert à la promesse tenue comme à l'après-coup d'un secret différé, ouvert à l'indétermination comme à l'impensé, à l'imprévisibilité au-delà tout calcul, ouvert à ce qui persiste comme à ce qui reste, à ce qui vient comme à ce qui revient. Que l'avenir du passé demeure ouvert, ouvert à l'autre qui reste, qui vient et revient, comme hantise – à l'autre comme revenant.
Le grand souci des archives ressaisies dans un contexte historique particulier, par exemple les archives produites par les États belligérants engagés dans la Première Guerre mondiale, aura été partagé par deux passionnants films documentaires, L'Héroïque cinématographe (2003) de Laurent Véray et Agnès de Sacy et Premier Noël dans les tranchées (2005) de Michaël Gaumnitz. Ces deux films partagent en effet un authentique « mal d'archive », en ce sens qu'ils investissent avec leurs moyens respectifs les archives cinématographiques produites simultanément par les autorités militaires appartenant aux camps alors antagonistes. Et l'investissement est une enquête qui se soutient aussi d'un geste fictionnel, menée pratiquement sur un double versant complémentaire et spécifique, dans l'optique d'une dialectisation de la raison d'État archivistique, l'archive étant effectivement ressaisie de part et d'autre d'un défaut comme d'un excès. D'un côté, c'est l'excès des fictions nationalistes et des représentations propagandistes qui saturent historiquement la production des archives et c'est, de l'autre, le défaut des autres archives, archives minorées quand elles ne sont pas exclues pour des raisons idéologiques par l'ordre commandant à la production comme à la conservation archivistique. La fiction n'est pas seulement l'affaire des scénaristes de cinéma mais aussi des propagandes d'État (Jacques Rancière a plus d'une fois rappelé que la fiction caractérise depuis Aristote tout agencement diégétique posant avec l'enchaînement nécessaire des causes et des conséquences l'articulation logique des fins et des moyens).
Justice pour les images, perdues et sauvées, trouvées et retrouvées
Premier Noël dans les tranchées comme L'Héroïque cinématographe témoignent en effet d'une grande compréhension des difficultés structurellement posées par les corpus d'archives existants, et cela dans le contexte précis des images produites dans le cadre de la Première Guerre mondiale. Concernant le film de Michaël Gaumnitz, il s'agit des premiers mois au cours desquels la guerre de mouvement attendue, pour ne pas dire espérée des deux côtés de la frontière franco-allemande, aura finalement laissé place à la dure situation d'une guerre de position qui s'est rapidement installée pour durer plus longtemps que prévu. Quatre millions de soldats allemands et 3,5 millions de soldats français moins bien préparés (ils ne portent pas de casques et sont affublés d'un pantalon rouge qui en font des cibles faciles) ignorent ensemble que les premiers mois de la guerre, entre août et octobre 1914, seront les plus meurtriers (un seul jour d'août, le 22, coûte la vie à 27.000 combattants français). C'est le moment de la bataille des frontières, qui voit cinq armées disposées entre l'Alsace, la Lorraine, les Ardennes et la Belgique. L'imprévisible durée d'un conflit s'enlisant au point d'obliger les soldats à s'enfoncer sous terre pour y creuser des galeries alimentant le réseau des tranchées aura cependant accueilli une autre expression de l'inattendu. Il s'est agi d'un événement passé dont il faudrait faire revenir l'actualité tant les bandes d'actualité n'en auront alors volontairement rien retenu. L'événement appartient à l'élan de camaraderie qui s'est en effet levé contre la règle de fer du bellicisme et des antagonismes nationaux, en flottant erratiquement depuis le cœur du no man's land délimité par les tranchées allemandes et françaises principalement, à l'occasion particulière des fêtes de Noël 1914. Le film d'Agnès de Sacy et Laurent Véray étend quant à lui son récit sur l'ensemble du conflit, durant quatre longues années au cours desquelles les opérateurs étroitement embarqués dans la dépendance et sous la surveillance de leurs autorités militaires respectives auront tourné les prises de vue conformes, mais à de rares occasions pas toujours, aux exigences mimétiques de leurs commanditaires étatiques. Ces derniers ignorant, mésestimant ou oubliant alors que de telles images regardaient déjà l'avenir avec un peu plus de profondeur tragique que l'horizon dramatiquement borné et buté des objectifs visés par la propagande.
En mobilisant plusieurs régimes d'archives tout en tenant à marquer le respect de l'hétérogénéité qui en constitue la spécificité, L'Héroïque cinématographe et Premier Noël dans les tranchées tournent souverainement le dos au mur de confusion systématiquement dressé par la logistique spectaculaire présidant aux offensives qui allaient suivre sur le front de la production télévisuelle, à l'instar de la série intitulée Apocalypse, la Seconde Guerre mondiale (2009) et la cohorte de ses suites à succès, Apocalypse, Hitler (2011) et Apocalypse, la Première Guerre mondiale (2014). Ces films réalisés par Daniel Costelle et Isabelle Clark sont en effet gouvernés, ainsi que l'aura bien montré l'historienne Sylvie Lindeperg, par le marteau et l'enclume d'une « esthétique du trop-plein et de l'hypervisibilité » qui impose en double raison d'une narration univoque et d'une surenchère émotionnelle un simulacre de reconstitution continue et lissée des événements passés, jusqu'à ruiner de facto l'hétérogénéité spécifique des documents cités comme l'historicité qui leur est associée (cf. La Voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, éd. Verdier, 2013, lire en particulier « Spectres de l'histoire. Dialogue avec Jean-Louis Comolli », pp. 193-222).
A l'opposé des dispositifs médiatiques qui représentent pour la vérité historique autant d'expressions bruyantes des nouvelles « tyrannies du visible » (Sylvie Lindeperg), Michaël Gaumnitz imagine en 52 minutes seulement, et cela sans jamais souffrir de la contrainte exercée par le format télévisuel de diffusion habituelle, la possibilité d'interroger les lacunes historiques des archives montées au croisement des documents visuels de propagande mais aussi des écrits existants des soldats mobilisés. De leur côté, Agnès de Sacy et Laurent Véray mobilisent pendant 48 minutes plusieurs archives militaires, allemandes et françaises, produites durant les quatre années du conflit en montrant les conditions au principe de leur production et leur orientation, comme traces visuelles de narrations plus ou moins explicites et orientées en fonction des exigences idéologiques et stratégiques caractérisant les agendas mimétiques des États belligérants. Autoriser alors le recours à la fiction ainsi que s'y prêtent respectivement les auteurs de L'Héroïque cinématographe et Premier Noël dans les tranchées, et précisément engager plusieurs formes différenciées de fiction afin d'investir les intervalles des archives, c'est se donner à soi un mandat qui répond à une hantise. Le mandat en question est d'un type très particulier, aussi messianique que séculier, c'est un mandat « messianique sans messianisme » (Jacques Derrida) consistant à rendre justice à la vérité de quelques expériences vécues dont l'image est ce qu'il faut sauver depuis l'intervalle tranchant des « lignes de faille » de l'archive (Georges Didi-Huberman). Du côté de L'Héroïque cinématographe, il s'agit de l'expérience vécue des opérateurs tournant évidemment dans la contrainte de l'autorité militaire et l'épreuve concrète du terrain des opérations, mais dont les images sont des archives ambivalentes, qui témoignent en effet autant des commandements étatiques qu'elles en accablent après coup aussi l'horreur et la bêtise. Et c'est ainsi qu'une phénoménologie de la prise de vue rejoint la prise en compte d'une ontologie de l'image prolongée sur le versant de la hantise. S'agissant de Premier Noël dans les tranchées, son cœur battant est un site abritant un trésor, l'archive retrouvée de l'expérience vécue des camaraderies entre soldats ennemis et qui aura été ensevelie sous la production dominante d'archives de propagande. L'élan de camaraderie porteur d'une dimension internationaliste et pacifiste ayant affecté plusieurs centaines de soldats appartenant aux rangs des armées belligérantes aura donc été invisibilisée. Il aura été écarté des grandes visibilités mises en scène par les autorités militaires, en charge d'indexer la production visuelle sur les objectifs à la fois étroits et massifs de la propagande nationaliste.
La justice pour les images reléguées et disqualifiées, images perdues et sauvées, images trouvées et retrouvées, images qui portent traces du réel en témoignant de ce qui a et aura été, qualifie ici une opération de relève des « possibilités cachées » (Siegfried Kracauer) contenues dans des images ontologiquement ambivalentes, à la fois respectées dans leur impuissance en terme de subordination au pouvoir de l'idéologie comme dans leur puissance spectrale et messianique. Et c'est ainsi que l'« ontologie de l'image photographique » chère à André Bazin peut rejoindre la passion « hantologique » de Jacques Derrida. C'est ainsi que le présent du passé se conjugue au futur antérieur, c'est ainsi que le passé a présentement de l'avenir, c'est ainsi que ce qui a été (Roland Barthes) aura été (Jean-Louis Comolli).
Les montages de l'archive et la critique de leur démontage-remontage rétrospectif
Comment, donc, procède pratiquement Michaël Gaumnitz afin de montrer « l'esprit des fraternisations » (Marc Ferro) qui a concerné plusieurs centaines de soldats mais qui aura été dénié et refoulé par la plupart des documents visuels alors produits par les industries de la presse et du cinéma de l'époque, notamment françaises et allemandes ? Par montage, c'est-à-dire par démontage et par remontage. En premier lieu, le cinéaste use du banc-titre afin de proposer le montage de plusieurs régimes d'archives issues de l'histoire des premiers mois de la Grande Guerre : bandes d'actualités célébrant le départ des troupes et appartenant à Gaumont, coupures de journaux insistant sur la nécessité de l'effort de guerre, cartes postales mythifiant la figure du soldat et sa fiancée qui l'attend à l'arrière, affiches de propagande caricaturant l'ennemi, mais aussi lettres reproduites et écrites de la main même des combattants, etc. Loin de se suffire de ce seul montage, le réalisateur y intercale également, et de façon moins attendue, des séquences de reconstitution fictionnelle de la vie ordinaire dans les tranchées tournées sur le plateau de tournage de Joyeux Noël (2005) de Christian Carion. Ce film de fiction, inspiré d'un épisode particulier, « L'incroyable Noël de 1914 » issu de l'ouvrage Batailles de Flandres et d'Artois 1914-1918 (1992) de l'historien Yves Buffetaut, met en scène de façon classique une trêve entre soldats français et allemands fraternisant le temps du premier réveillon d'une guerre dont tous ses protagonistes, alors éduqués dans la mémoire des six mois de la guerre franco-allemande de 1870, croyaient en conséquence qu'elle n'allait pas durer davantage. En marge du tournage du film précédent, Premier Noël dans les tranchées fait preuve pour sa part d'une autre originalité en proposant dès son ouverture la séquence de fiction d'un reportage de guerre tourné directement dans les tranchées françaises. Mais elles sont baignées d'une lumière si blanche et saturée qu'elles en révèlent la nature de simulacre (ainsi qu'en attestent les artifices hyper-réalistes du regard à l'adresse de l'opérateur ou d'un peu de boue souillant l'objectif de la caméra). Précisément, ce sont des images à la qualité presque onirique appartenant à un reportage de guerre qui, dans les faits, n'aura à proprement parler jamais été réalisé (on serait à la limite plus proche ici des étranges reportages anachroniques de certains films de Peter Watkins). Dans le film de Christian Carion, la représentation cinématographique imite classiquement la réalité historique sans se poser la question des archives. Dans le film de Michaël Gaumnitz, la fiction propose des images dont il n'existe pas de doubles archivés, elle offre des images dont le degré d'irréalité se comprend justement en raison du fait qu'il n'existe pas de documents visuels qui en témoigneraient en en représentant le pendant archivistique.
Comme le rappelle d'ailleurs L'Héroïque cinématographe, les premières images documentaires des opérateurs de guerre présents sur le théâtre des opérations datent de 1915 (avec la remise des médailles de Joffre), les premières tournées depuis les tranchées datant quant à elles de 1916, soit deux années après le démarrage du conflit. A cet endroit, la fiction n'advient alors qu'en défection du documentaire, sa légitimité ne s'imposant donc que depuis le manque organisé et décidé de l'archive par son commanditaire étatique. Enfin, last but not least, Michaël Gaumnitz use d'une palette vidéographique qu'il pratique depuis ses travaux pour l'INA et ses premiers films tournés au milieu des années 1980, afin de soumettre la reproduction de certains matériaux archivistiques aux coups de brosse d'un geste pictural, esthétiquement redevable de l'expressionnisme. Pour l'auteur de plusieurs portraits d'artistes peintres comme Claude Monet en 1997, Pierre-Auguste Renoir en 1999, Paul Klee en 2005, Odilon Redon en 2011 et Georges Braque en 2013, il s'agit de conjoindre la subjectivité hallucinée des témoins jetés dans l'horreur de la guerre avec l'ambition allégorique de celui qui veut en relayer les visions. Ces visions d'horreur d'un monde devenu aussi cauchemardesque que certaines toiles signées des grands maîtres de l'expressionnisme auront sûrement interpellé aussi l'artiste dont on rappellera ici qu'il travailla durant sa jeunesse dans une boucherie industrielle. Le cinéaste montre en effet qu'il sait décliner de plusieurs manières son art du montage et particulièrement de la technique vidéographique. En jouant de l'optique tridimensionnelle afin de creuser la planéité des photographies, en tirant aussi des traces argentiques une matière picturale tourmentée digne des grandes peintures de l'expressionnisme comme Edvard Munch, en transformant encore les figures de cartes postales en mannequins de Guignol susceptibles d'être l'objet d'un carton comme à un stand de tir à la fête foraine, en montrant enfin une efflorescence surréaliste de couleurs rêvée par un soldat dans la boue d'un paysage boueux et retourné.
Voilà pour l'aspect visuel du film de Michaël Gaumnitz, dont l'hétérogénéité compte déjà triple (images d'archives visuelles et sonores, plans de reconstitution fictionnelle, usage de la palette vidéographique) afin de faire de la fiction le moyen de rendre gorge aux fictions saturant l'archive. Non seulement l'archive est elle-même tributaire des fictions idéologiques qui en commandent la production et l'organisation, mais encore la fiction relève après coup et selon des modalités différenciées les manques organisés de l'archive, depuis elle. L'Héroïque cinématographe offre un autre agencement à certains endroits assez proche finalement de Premier Noël dans les tranchées, déjà en proposant une double narration croisant le point de vue fictionnel de deux opérateurs, l'un français et l'autre allemand, engagés pour couvrir chacun de leur côté toute la durée du conflit. Cette double narration appartient à un perspectivisme qui relève d'un geste de fiction affirmé et assumé, qui possède d'ailleurs plusieurs vertus, en permettant principalement de composer le montage de quatre régimes d'archives spécifiques : les fausses actualités qui sont de vraies reconstitutions réalisées durant le conflit ou bien après la guerre ; les films de fiction qui s'exhibent comme tels en nourrissant les sentiments patriotiques du public ; les scènes publiques qui sont des mises en scène de la vie quotidienne en temps de guerre ; les prises de vue documentaires tournées d'abord en marge du théâtre des opérations puis jusqu'à l'intérieur du réseau nervuré des tranchées. La fiction s'assume ainsi triplement : d'une part, en rappelant que les représentations commandées et dirigées par les autorités militaires à destination majoritaire de l'arrière reposent pratiquement sur le savoir-faire d'opérateurs expérimentés pour avoir travaillé dans le cinéma de fiction, pour Gaumont ou Pathé ; d'autre part, en imaginant des récits témoignant de la subjectivité des opérateurs de guerre et inspirés de leurs carnets de notes ; en rappelant enfin que la continuité caractérisant les images montées est en fait une synthèse a posteriori dépendante d'un geste de narration ne se cachant jamais d'avoir aussi valeur de « fiction constituante » (Marie-José Mondzain). Moyennant quoi, L'Héroïque cinématographe met en scène, en forme et en récit un double regard qui redonne aux images d'archives de la subjectivité, tout en instruisant dans la foulée le portrait d'un malaise de civilisation, résultant d'une concurrence inter-impérialiste et poussé au niveau international et catastrophique de la « crise mimétique » (René Girard). C'est pourquoi, dans la question précise de la figuration de l'ennemi, la représentation cinématographique et extrêmement théâtralisée du champ de bataille est indexée sur un hors-champ symptomatique (Une page de gloire de Léonce Perret en 1915 ne montre pas l'ennemi en effet). Et la citation de ce film fera plus loin écho avec les réflexions d'un opérateur se demandant si filmer en plans plus rapprochés les soldats faits prisonniers n'allait pas induire une empathie fautive, car indésirable pour l'autorité militaire.
Il aura donc fallu deux voix au moins pour que se tienne L'Héroïque cinématographe, dont la narration dédoublée recoupe symboliquement la dualité de son autorité, avec l'universitaire Laurent Véray incarnant le pôle historien et la scénariste Agnès de Sacy assurant davantage le pôle fictionnel. Il faut plus d'une voix et plusieurs voix se font également entendre dans Premier Noël dans les tranchées afin qu'à l'encontre de l'autoritarisme commandant à l'archive visuelle, monte le rendu subjectif des soldats se croyant mobilisés pour une guerre éclair (on parlait alors de la « der des der ») et se retrouvant rapidement embourbés au fond des tranchées. Michaël Gaumnitz démultiplie en effet les régimes de paroles en auréolant la voix-off du narrateur (le comédien Didier Bezace et la tonalité nerveuse de sa voix ajoute encore expressément à la question de la fiction), non seulement des accents mélancoliques jusqu'à la dissonance de l'accordéoniste Marc Perrone, mais également d'une polyphonie de voix appartenant aux soldats (ici comme dans L'Héroïque cinématographe, toutes les voix sont françaises, un léger accent germanophone distinguant cependant l'appartenance nationale des différents personnages). Et si leurs corps apparaissent à l'écran par le biais des tranchées de fiction trouvées sur le tournage du film de Christian Carion, leurs voix de fiction interprètent d'authentiques récits écrits après coup par des hommes ayant véritablement vécu l'horreur de la mobilisation militaire sur le front. Et parmi ces récits, on trouvera l'un des plus fameux, celui du tonnelier Louis Barthas auteur des Carnets de guerre qui, édités par François Maspero en 1977, ont été préfacés par Rémy Cazals. Quand on sait que les recherches historiques de cet historien, dans l'inspiration desquelles se cale précisément la scénarisation du film de Michaël Gaumnitz, visent en particulier à critiquer la thèse consensuelle du « consentement » patriotique ou de la « guerre consentie » soutenue par certains pairs (notamment Jean-Jacques Becker, Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau de l'Historial de la Grande Guerre), on saisira alors plus fortement encore la grande singularité cinématographique de Premier Noël dans les tranchées. La mobilisation des archives visuelles ne tient en effet ici qu'à savoir ponctuellement, mais toujours dialectiquement, les malmener dans la contiguïté critique de la fiction. Quand il ne s'agit pas de les exposer à l'action des pinceaux vidéo de la palette graphique, tantôt pour y extraire les nuits cauchemardesques que les représentations de propagande refoulent, tantôt pour y faire littéralement pousser des fleurs utopiques pour les soldats de l'époque qui ne les cultivent alors mais qu'en imagination seulement. Cet usage hétérodoxe des archives, aussi respectueux qu'il est indiscipliné, aussi créateur qu'il est rebelle en refusant de répéter servilement de vieilles prescriptions idéologiques, ne tient encore qu'à savoir y creuser des intervalles concrètement utopiques. Suivre alors la ligne de front des tranchées comme des « lignes de faille » consiste à tracer aussi des lignes de fuite, autrement dit à soustraire des représentations tranchées de la propagande les images rares et sauvées de la fraternisation, aussi fragiles que des fleurs poussées sur du fumier. Si le montage des archives commande à leur usage présent, leur démontage-remontage rétrospectif instruira alors leur reprise aussi bien critique que messianique.
4. Les revenants nous font signe (l'avenir d'un regard pour le pire, l'avenir d'une poignée de la main pour le meilleur )
Il s'agira effectivement de confirmer qu'à l'époque d'une guerre qui se voulait aussi moderne que le cinéma (et l'utilisation létale des composants chimiques ouvre à la modernité occidentale les voies menant aux impasses terminales de la chambre à gaz), un front militaire aura été aussi celui des images. Et cela date déjà du premier conflit à avoir été historiquement filmé, celui des États-Unis et de l'Espagne pour le contrôle colonial de Cuba en 1898. Il s'agira encore de partir des tranchées creusées par les archives mimétiques de la propagande nationaliste pour suivre les sentiers moins connus et plus escarpés menant en direction du no man's land, cette zone morte où les antagonismes nationaux et militaires auront à quelques endroits réussi à être momentanément suspendus et désœuvrés, au nom de l'esprit fraternel véhiculé par le message néotestamentaire caractérisant les fêtes de Noël. Cet épisode historique n'aura certes pas été le plus raconté du conflit pendant celui-ci comme à l'époque de l'après-guerre, qui pourrait pourtant participer à soutenir par l'exemple la thèse anthropologique défendue par René Girard dont l'« anthropologie mimétique » s'appuie justement sur la révélation biblique et surtout évangélique de l'innocence caractéristique de la victime émissaire. Selon ce dernier, le texte de la révélation néotestamentaire devrait en effet posséder ce mérite didactique consistant à prévenir tout retour de bâton d'une violence mimétique exigeant systématiquement le sacrifice des boucs émissaires suivi de leur sacralisation archaïque et mythique. On aura noté que le mimétisme est à l'œuvre dans la narration dédoublée de L'Héroïque cinématographe, qui redouble le didactisme des voix commentant la fabrication des images avec le didactisme témoignant de la dimension auto-immune d'une civilisation européenne s'autodétruisant au nom d'impérieuses rivalités inter-impérialistes. Dans Premier Noël dans les tranchées, on trouvera encore un bel indice, d'ailleurs strictement cinématographique, d'un mimétisme au fondement de la possibilité de la fraternisation lorsque certaines images de soldats identifiés à un camp donné sont montées avec des paroles dites par des soldats issus du camp d'en face. Et, dans le film de Michaël Gaumnitz comme dans celui de Laurent Véray et Agnès de Sacy, le registre linguistique lui-même, au-delà des facilités télévisuelles (les soldats allemands parlent français avec l'accent légèrement teuton), prolonge autrement le réel mimétisme des ennemis qui, comme le dirait l'historien des sciences Patrick Tort, ne sont l'un pour l'autre qu'un « semblable autrement construit », réciproquement.
Surtout, Michaël Gaumnitz aura rendu compte du no man's land comme d'une zone temporaire de suspension des antagonismes nationaux et des altérations réciproques. Une zone provisoire de neutralisation jusqu'au désœuvrement où les idéologies belliqueuses et les rivalités inter-impérialistes se seront en effet, même pour peu de soldats et pendant très peu de temps, renversées en esprit de commune identification, une reconnaissance interhumaine qui échapperait à la mauvaise dialectique catégorique de l'identité et de l'altérité. L'autre n'est plus l'ennemi du même parce que le même se perçoit comme l'autre de l'autre. L'identification des anciens ennemis se comprenant en revers dialectique d'une « désidentification » (Jacques Rancière), précisément d'une déliaison momentanée des enchaînements de la rivalité mimétique forgeant les identités nationales. Et s'il y eut bien quelques images prises afin de consigner la levée utopique de cet esprit (une petite poignée de photographies anglaises, la une d'un journal britannique, le Daily Mirror, vite rangée et oubliée), les autorités en guerre se seront alors vite empressées de les faire disparaître afin de dissiper l'esprit qui les animait, notamment dans les nuages mortels du gaz moutarde. La logique d'archivage se double donc bien ici d'une pulsion de mort « anarchivique ». Et c'est la grandeur politique de Premier Noël dans les tranchées que de montrer comment la surexposition des représentations de propagande pesant sur l'organisation et l'ordre de l'archive cinématographique actuellement conservée détermine aussi la sous-exposition d'expériences vécues dont témoignent cependant l'archive minoritaire des documents écrits ainsi que quelques rares documents visuels. La guerre de position matérialisée par le creusement circonstancié des tranchées aura donc été redoublée par le front des visibilités et de leur dialectisation rétrospective, le remontage critique des archives vérifiant les fictions dont elles sont majoritairement saturées et les écarts minoritaires produits malgré la massivité du consensus.
C'est pourquoi il est nécessaire, pour les films documentaires fortement préoccupés de ces questions décisives, de mettre au point d'intelligents dispositifs cinématographiques, où le montage dialectique des archives rendrait effectivement gorge aux fictions dont elles sont saturées, tout en témoignant par ailleurs des logiques politiques de hiérarchisation des archives, qui impose la surexposition de certaines images afin de justifier la sous-exposition d'autres images. C'est pourquoi il fallait aux deux auteurs de L'Héroïque cinématographe le soin de démentir le pseudo-commandement idéologique « L'objectif est objectif » en vérifiant que les archives de guerre rejouent peu ou prou la scène inaugurale de la Sortie des usines des frères Lumière en 1895, où le documentaire et la fiction entrent alors en coalescence, dans une forme d'impureté parfois menée jusqu'à l'indiscernable. De fait, la voix-off alerte au début du film que les premières images d'archives risquent de leurrer le spectateur actuel parce qu'en effet elles ne sont pas à proprement parler de pures traces documentaires mais sont des reconstitutions cinématographiques, des fictions idéologiques de l'après-coup. Évidemment, l'enregistrement d'un théâtre farci d'un comique troupier dont se souviendra Jean Renoir lorsqu'il réalisera La Grande illusion (1937) ne ressortit pas du tout des pièges de l'indiscernabilité, comme la citation du feuilleton Les Vampires (1915) de Louis Feuillade exposant la figure érotique de Musidora au même moment où l'on prépare la parade des « gueules cassées ». Mais cela ne devait pas empêcher de rendre justice à cette incroyable prise de vue essayée contre toutes les règles en vigueur, ce travelling-avant tremblé aux côtés des soldats en marche, plus beau peut-être que tous les travellings savamment composés par Stanley Kubrick pour Les Sentiers de la gloire (1958). Ailleurs, la projection aux soldats de prises de vue en préparation de la Bataille de la Somme en 1916 fait rire ceux qui reconnaissent leurs copains puis les attriste terriblement quand la reconnaissance se referme sur celle de leur mort. C'est alors seulement que les images sont porteuses d'une puissance spectrale excédant tout calcul. C'est ainsi qu'elles peuvent devenir après coup des preuves accablantes se retournant contre leurs commanditaires.
C'est ainsi que les images qui soutenaient la machine de propagande en trahissent aujourd'hui l'affligeante bêtise, ici exactement comme dans L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010) d'Andrei Ujica. C'est le défilé des « gueules cassées » dont la dimension de parade foraine n'aura sûrement pas été prévue et anticipée par les metteurs en scène célébrant les exploits techniques de la chirurgie réparatrice et prothétique. Parmi les soldats défilant comme des trophées, on reconnaîtra probablement dans le premier d'entre eux un tirailleur sénégalais. Les soldats exhibés le sont ainsi comme des « freaks » dont on voit bien alors qu'ils n'auront pas été exagérés par les toiles d'Otto Dix, étant par ailleurs les contemporains d'un cubisme qui témoignerait aussi d'un nouveau réalisme esthétiquement raccord avec les déflagrations de la guerre. Les archives comme traces du passé attendent de l'avenir qu'un regard les considère autrement. Ce sont également, situés à la fin du film, les regards-caméras des populations allemandes vaincues de 1918. Hier, les vaincus regardaient les vainqueurs les regardant. Aujourd'hui, ils nous regardent les regardant avec un siècle de distance. Et nous savons dans l'intervalle que la défaite allemande aura alimenté un terrible désir de revanche qui précipitera la guerre de 1939, répétant en pire 1914 qui avait déjà refait en plus catastrophique 1870. Du côté de Michaël Gaumnitz, il lui fallait concevoir un dispositif cinématographique aussi ambitieux qu'à l'occasion de Premier Noël dans les tranchées pour faire de la fiction le moyen de donner à attendre et désirer l'archive qui vient, l'image gardienne de l'apparition spectrale d'un esprit de camaraderie par-delà le tranchant des oppositions nationalistes. Peut-être que la réitération d'un pareil esprit aura largement contribué sur le front russe à l'avènement de la Révolution en 1917. Et c'est tout aussi sûrement sa liquidation qui aura également nourri un aussi fort ressentiment des soldats à l'égard de l'arrière, en alimentant par la suite les idéologies fascistes durant l'entre-deux-guerres. Les revenants nous font signe, pour le meilleur d'une poignée de mains encore nécessaire aujourd'hui et demain, pour le pire de regards de vaincus dont la défaite fait le lit de tous les fascismes, hier comme aujourd'hui.
L'image aux deux visages
Les revenants nous font signe. Et, pour paraphraser le célèbre titre du film d'Abel Gance, ils accusent. Tantôt comme porteurs des espoirs d'inverser le cours de l'histoire (un plan de tranchée de fiction est effectivement passé à l'envers dans Premier Noël dans les tranchées), tantôt comme gardiens des cendres sous lesquelles couvent les braises annonciatrices de prochains incendies (la fin de L'Héroïque cinématographe est en effet soumise à la saturation des effets d'une solarisation dont l'inversion du noir et blanc donnerait alors à voir dans les images de paix et de victoire des images de guerre et de défaite).
Cette variation esthétique des formes aura permis à Laurent Véray et Agnès de Sacy et Michaël Gaumnitz de brosser littéralement à rebrousse-poil les archives de la propagande. La chose est encore plus nette pour le second, qui déjà s'encombre un peu moins de didactisme explicite dans sa pédagogie des images. D'une part en faisant exsuder une horreur moins documentée par les opérateurs mandatés par les autorités militaires et politiques que dite et racontée par les acteurs d'un conflit devenant rapidement insensé, jusqu'aux coups de pinceau expressionnistes de la vidéo. D'autre part en extirpant de cette boue idéologique le trésor d'images utopiques poussées sur le fumier de la guerre, ces fleurs fragiles seulement imaginées sur le papier ou bien cultivées par les rares photographies ayant consigné l'événement des rapprochements de Noël. Le mandat messianique s'impose à lui-même cette intense rigueur : celle de voir l'horreur qui ne peut pas ne pas venir (le crédit militaire de l'officier Pétain récipiendaire du bâton de maréchal servira ses ambitions politiques) ; celle de voir malgré l'horreur la bouleversante fragilité des rares images ayant consigné de l'intérieur de la guerre, soit a minima le désir de l'oublier (mais comment oublier la guerre quand la guerre, elle, ne vous oublie pas jusqu'à vous briser le visage ?), soit a maxima le refus de vouloir la continuer (sous les formes individuelles ou collectives de la fraternisation ou de la désertion, de la désobéissance ou du soulèvement contre les officiers). Ces quelques images sauvées du naufrage, ces archives minoritaires relevées depuis les corpus archivistiques ayant majoritairement été produits pour écraser leur visibilité, avèrent enfin la promesse de paix et d'amitié franco-allemande, encore à venir en 1918.
Ces mêmes images exposent un autre désir de justice et de relève messianique, celui plus personnel qui travaille au cœur une grande partie de l'œuvre de Michaël Gaumnitz. Il se trouve que ces images composent aussi le sol tourmenté et fissuré de sa propre histoire familiale. Une histoire percutée par les déchirures franco-allemandes (la déportation de son père rescapé des camps de Buchenwald et Matthausen au point de le dégoûter de la peinture comme de vouloir en dégoûter son fils, la naissance en 1947 de ce dernier à Dresde encore sous les décombres, le départ de sa famille à Sedan dans les Ardennes françaises à la fin des années 1940, la germanophobie longtemps subie par cette famille allemande établie dans la ville de la capitulation française de 1871 et de l'annexion allemande de l'Alsace-Lorraine). Une histoire dont les déchirures sont l'un des fondements de son désir de cinéma (Premier Noël dans les tranchées a été réalisé entre L'Exil à Sedan en 2002, 1946, automne allemand en 2009 et Seuls contre Hitler en 2013). A ce titre, on retiendra longtemps l'image finale concluant Premier Noël dans les tranchées, qui montre le visage respectif de deux soldats, l'un allemand et l'autre français, se fondre dans un geste pictural soucieux de n'en former plus qu'un. Après un traitement des « gueules cassées » plus proche de Francis Bacon, cette image expose la vérité éminemment personnelle et infiniment émouvante d'une dualité des origines qui a enfin cessé d'être contradictoire.
2 novembre 2018