David Lynch cinéma schizo (II)

Doubles, démons et anges nécessaires

(pour qui vit l'enfer du kitsch)

Les anges battent des ailes – battent de l'aile. Dans la chambre d'enfance de Laura Palmer, une imagerie d’Épinal est encore porteuse d'espoir malgré son kitsch ; quand ils disparaissent c'est pour l'enfant que Laura est restée comme un avertissement d'incendie. Pas de rédemption pour la nymphe demeurant créature intervallaire, la déesse de l'entre-monde profanée dans ce monde-ci comme dans l'autre. Le battement des ailes rappelle à l'angélisme qu'il est toujours ambivalent : avec une aile pour ouvrir les yeux et faire battre le cœur ; avec une autre comme un baisser de rideaux final, un repos palpébral. Rilke l'a dit, tout ange est terrible. Il suffit qu'il apparaisse pour se dédoubler d'emblée. L'ange nécessaire en écho à l'accompagnateur originel, à l'ami le plus intime et placentaire, se double toujours déjà du démon qui l'est autant depuis que le daïmôn de Socrate invite la pensée à se poster au carrefour incertain de la décision, avant les retrouvailles égyptiennes de l'âme avec son ka. Le génie est schizophrène, ange et démon, l'un sur l'épaule gauche et l'autre sur la droite. L'image bat des paupières qui sont les ailes de l'angélisme et du démonisme, c'est ainsi qu'elle soulève d'enthousiasme et de terreur. Rilke encore (dans la traduction de Philippe Jaccottet) : « Car le beau n’est rien / que ce commencement du Terrible que nous supportons encore / et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne indifférent, / de nous détruire ».

 

 

 

Laura Palmer rêve qu'un ange vienne la sauver et John Merrick aura reconnu le sien à l'occasion d'un spectacle féerique qui réécrit fantasmatiquement la violence originaire de l'exhibition foraine dont l'exhibition scientifique n'aura d'ailleurs été qu'un redoublement aussi symbolique que diabolique (Elephant Man). Pour Henry Spencer excédé jusqu'à la psychose par l'événement monstrueux de sa paternité, « la Dame du radiateur » s'offre comme une poche utopique de féminité préservée des contraintes organiques de la procréation et de la reproduction. Même si le théâtre ne protège totalement pas des vieux fantasmes de lutte à mort œdipienne (Eraserhead). Pour Sailor, l'apparition finale de la « Bonne Sorcière du Sud », la gentille fée du Magicien d'Oz, rappelle au jeune homme brûlant encore des embrasements de l'adolescence qu'il y a des bulles à souffler pour accueillir l'enfant qui vient, porteur de la casquette du réalisateur. Même si elles ont la couleur rose du bubble-gum et même si la bonne fée est interprétée par Sheryl Lee qui allait alors bientôt incarner la suppliciée Laura Palmer (Wild at Heart).

 

 

 

L'image bat des ailes comme un oiseau blessé. L'ange ne vient jamais seul en effet, toujours double, duplice, démonique. La grand-mère mystérieuse se présente à Laura avec son petit-fils, le couple pas moins boiteux que celui du nain et du géant qu'il redouble et dédouble. Dans la série, on s'amuse de voir que le garçonnet est joué par le fils de David Lynch. Dans le film, son index pointé marque le pouvoir de ceux qui savent et bandent de le faire savoir, maîtres ésotériques qui rendent fous les non-initiés et possèdent ceux qu'ils initient. D'autres doigts et mains dressés signent le pouvoir des maîtres obscènes, Homme-mystère de Lost Highway, Monsieur Loyal de Mulholland Drive et maquereau polonais dans INLAND EMPIRE. Au-dessus de soi, il y a la loi du père qui jouit d'être le surmoi mais la position est un simulacre, une simagrée. Le maître est en fait un petit singe. Le démon qui simule peut redevenir un ange quand une clocharde accompagne de son briquet l'agonie de l'actrice qui rejoint à l'autre bout du martyrologe féminin ses sœurs de galère sur les trottoirs de la prostitution californiens (INLAND EMPIRE).

 

 

 

Alors Los Angeles retrouve le sens originel de son nom. Dale Cooper serait-il alors l'ange de Laura Palmer ? On verra qu'il y insistera dans la troisième saison de Twin Peaks, plus boiteux que jamais cependant, scindé en effet entre l'idiotie placentaire de Dougie Jones et la volonté diabolique de Mister C. Pour Laura accueillie après son martyr dans la Loge de l'autre monde, tout s'expose aux quatre coins de l'image, dans l'écartèlement des motifs et avec les écarts du noir et du blanc : à gauche avec l'ange noir au-dessus de la femme revêtue de noir ; à droite avec l'ange blanc en surimpression et une copie en plâtre de la Vénus de Milo. Aucune raison de choisir entre l'angélisme kitsch et le démonisme le plus sombre comme il n'y a pas davantage des raison, depuis Orphée (1948) de Jean Cocteau, de choisir entre un sol noir zébré de blanc ou un sol blanc zébré de noir.

 

 

 

L'image est une fleur qui s'ouvre et son calice recueille les larmes mêlées de rire de qui sait que l'histoire de l'art est pleine de ces femmes vénusiennes, nées du phallus tranché par Chronos d'Ouranos violant Gaïa. Autrement dit d'un viol suivi de la mutilation qui en aura interrompu la violence. Comment les bras ne leur tomberaient pas ?

Passages dans les herbes et belles plantes domestiques

Sous le gazon domestique, à la lisère du plasma télévisuel, grouille la vermine, on le sait. L'écran n'écrase pas, loin de là, la vie organique dans ses manifestations les plus répugnantes, dans ses expressions les plus obscènes. Depuis L'Ombre d'un doute (1943) d'Alfred Hitchcock et The Stranger – Le Criminel (1945) d'Orson Welles, le lieu commun de l'horreur des pulsions refoulée derrière les rideaux des résidences situées dans les banlieues blanches et pavillonnaires est connu. Il est particulièrement cultivé par les classiques du cinéma d'horreur, de Halloween (1978) de John Carpenter à Get Out (2017) de Jordan Peele en passant par le merveilleux gothique de Edward aux mains d'argent (990) de Tim Burton.

 

 

 

Pour David Lynch, cela ne suffit cependant pas puisqu'il s'agit en cinéaste de chercher à creuser en profondeur tout en sachant bien qu'il ne peut échapper à la surface. Le point consiste alors, au carrefour (bachelardien) de l'imagination formelle et de l'imagination matérielle, dans l'invention d'une profondeur qui ne céderait jamais sur le primat ontologique de la surface et l'on sait que c'est grâce à l'appui du son que l'étudiant en arts plastiques aura pu sauter le pas de la peinture au cinéma. Ouvrir la toile ou l'écran, y creuser une cavité par et pour l'oreille, cette fleur. C'est ainsi que le cinéaste cultive son jardin en considérant la vie domestique sous l'angle préférentiel et pharmacologique du végétal : comme un jardin des délices digne des supplices de Jérôme Bosch.

 

 

 

Pour Laura Palmer cela ne suffit pas davantage. Pour descendre dans les profondeurs dédaléennes de la terre il lui faut trouver un passage au milieu des herbes afin d'expérimenter des forces qui excèdent le théâtre du sale petit secret familial dont les deux propriétaires et gardiens en sont à la fois les dramaturges, les metteurs en scène et les comédiens : paranoïa paternelle et hystérie maternelle. Comme une oreille trouvée par hasard dans l'herbe offre un accès aux résonances caverneuses du monde (Blue Velvet), la photographie sous verre et encadrée d'une porte ouvrant sur un couloir, abandonnée dans le jardin familial des Palmer, donne un autre accès à l'excès des puissances souterraines et démoniques qui agitent les créatures à la surface. Comme pour Henri d'Ofterdingen, la catabase est de mise pour Laura qui représenterait tout à la fois le rêveur descendant dans les profondeurs rocheuses du rêve et la fleur de l'idéal à cueillir à proximité de la source vive. Mais Dune l'a proverbialement rappelé : le dormeur est appelé à se réveiller. Les belles endormies au milieu des herbes aussi, invitées après en avoir longtemps différé le moment à s'éveiller à leur propre mort (Mulholland Drive).

 

 

 

Descendre c'est redonner une vitalité nouvelle, souvent excessive aux surfaces épuisées, parsemées de femmes qui ont pu être de belles plantes mais qui se meurent dans des appartements confinés. La mère du garçonnet de The Grandmother est la première de ces belles plantes fanées, épuisées par les mauvais jardiniers d'une conjugalité hystérique et toxique. La vénéneuse Dorothy Vallens la suit de près, la belladone sachant échapper à la culture des plantes cadavériques bourgeonnant dans son appartement pour surgir inopinément, comme une excroissance monstrueuse, dans le jardin propret de la famille de son amant secret, Jeffrey Beaumont. D'autres plantes d'appartement souffrent également de manquer de bons jardiniers qui préfèrent à la place jouer aux exterminateurs d'insectes (Blue Velvet). Ainsi de ces belles plantes captives comme sorties d'un roman de Joyce Carol Oates (INLAND EMPIRE) ou d'autres qui trouvent la première occasion (un colis contenant des images) pour sortir prendre l'air (Lost Highway).

 

 

 

Harold Smith est le plus tragique des jardiniers lynchiens. L'homme qui cultive les récits secrets de ses amantes de passage en se faisant leur confesseur et scribe finira intoxiquée par l'une d'entre elle. La culture du journal intime se branche à celle de l'orchidée : son écriture est voluptueuse, ses fragrances sont sensuelles, addictives. Les plantes sont en effet des concentrés vivants de sexe : orchidée vient du grec orchis signifiant testicule ; sycomore, l'arbre de vie des pharaons, vient du grec sûkon signifiant la figue, fruit associé quand il est mûr autant à la vulve qu'au scrotum. Qu'il se machine ou non avec la télévision, le jardin domestique a des puissances d'ivresse et de toxicité appartenant aux belles plantes qui, comme les pygmées de Paracelse, viennent du plus profond de la terre. Et n'ont pas d'autre désir que d'y retourner après avoir été consumées à la surface.

La terre enfle, y germine la vie

(étoiles, anneaux, anus stellaire)

L'anneau scelle une alliance sacrée dont l'office est une scène marquée, avec support de marbre et rideaux rouges. La veine blanche de la pierre noire est une trace d'écume sur fond de lèvres rouges, un épanchement de larmes depuis un œil vert dédoublé où se reflète un hibou renversé. Au fond des yeux l'oiseau de mauvaise augure et de nuit s'oppose à la sagesse grecque de la chouette. La beauté marmoréenne des alliances est une blessure faite aux orifices : bouches de sang, oreilles d'or, yeux de jade. Le père de Laura veut l'alliance incestueuse, l'incube BOB qui possède son âme exige de la nymphe l'alliance avec les pygmées et autres démons de la terre. Cercle infernal, dantesque : l'alliance glissée à l'annulaire est une bouche qui s'engorge des horreurs du monde qui se chient par l'anus. C'est pourtant de l'anus mundi que l'on tire les beautés veinées du marbre, matériau privilégié des sculpteurs baroques. Alors Laura en accepte l'augure et, schizophrène qu'elle est, fait alliance avec tous, père incestueux et incube, cinéma et télévision, fait divers et cosmogonie. La nymphe doit être excessive si elle veut s'offrir sans exception ni exclusive à tous, humais, inhumains, non-humains, afin de rappeler que la putain aura été plus et moins qu'un être humain. Contre l'insémination, la dissémination.

 

 

 

La terre enfle, elle s'engorge de vie, grosse des étoiles tombées du ciel. L'alliance est une étoile du berge brillant au fin fond de la nuit terrestre pour l'éclairer des lumières lucifériennes qui sont des promesses matinales – Vénus encore. Son aura est stellaire même si sa lumière, laiteuse et maternelle, est affectée d'un coefficient de fossilité (Elephant Man). Tantôt l'alliance est nécessaire pour élargir le cercle des appartenances. C'est l'anneau sigillaire ducal de l'héritier de la Maison Atréides qui change plusieurs fois de noms afin de compliquer l'ordre des alliances, des héritages, des filiations : Paul devient ainsi Usul puis Muad'Dib, le mahdi de la prophétie cumulant à la fois le patronyme grec de la famille mythique d'Oreste, le nom de l'apôtre instituant l'église de Jésus et celui du prophète de l'islam (Dune). Tantôt l'alliance est un cercle infernal, un globe de diseuse de mauvaise aventure, le ventre d'une belle-mère incestueuse avec lequel il faut savoir rompre aussi (Wild at Heart).

 

 

 

La terre s'engorge d'astres et de désastres. De près avec le tuyau d'arrosage dont le jet séminal entretient autant le jardin clean que son peuple de vermine (Blue Velvet). De près encore avec le don du fagot, image même de la duplicité contenant autant l'idée de la réconciliation familiale que celle de sa combustion entropique (The Straight Story). De loin avec la voûte inversée d'une constellation urbaine à l'arachnéenne réticularité (Mulholland Drive). De loin aussi avec les derniers feux d'une nature autant brûlée par l'automne que par les épandages agrochimiques (The Straight Story). Dans l'indistinction macrophysique et microphysique, enfin, avec le poudroiement cosmique, amniotique et prophétique annonçant la fertilisation du désert d'Arrakis par la pluie (Dune).

 

 

 

La vie prolifère à tout va, sa germination ne cesse pas. Son érotique est élémentaire et cosmique, tantôt enfantine (une tache d'urine comme une couronne solaire dans The Grandmother), tantôt maternelle (la touffe de cheveux surnageant dans un bain de lait dans Eraserhead), tantôt mortifère (le monticule de terre au sommet duquel trône l'anneau de l'alliance infernale de Twin Peaks). Au milieu des sycomores qui marque le centre de la terre où s'engorge une huile minérale qui fait le profit des épiciers, l'anneau de l'alliance se confond avec une bouche d'ombre, un anus stellaire.

L'O à la bouche

(le maïs aux dents, l'oreille et l'or des orifices)

Chez David Lynch, le corps est une machine – mieux, un ensemble de machines dont les couplages ou branchements sont court-circuités par de grandes machinations. La première machine d'entre toutes est celle du cinéma qui fonctionne afin de se consacrer aux corps qui coulent en tout sens. Et qui coulent d'autant plus que leurs coulures sont provoquées par d'incessantes coupures. Après Henry Spencer, Laura Palmer est la plus grande machine célibataire de l'univers lynchien. Sa passion consiste à s'exposer à toutes les bouches qui se présentent à elles, bouches d'aération qui la font respirer, bouches ventouses qui la parasitent, bouches prises électriques qui la vampirisent. C'est ainsi que Laura Palmer peut déboucher la bouteille des démons de la terre, c'est ainsi qu'elle fait sauter le bouchon de l'ivresse tellurique.

 

 

 

Elle-même est une bouche vorace, tout son corps est criblé d'orifices et tous sont des bouches, oculaire anale auriculaire vaginale. L'eau à la bouche lui donne toujours la forme circulaire du O. Les bouches sont des trous obscènes et sublimes par où passent les flux schizophréniques de l'univers, flux sidérants d'énergie sidérale, solaire et stellaire, flux d'amour et de haine, flux de salive et de sang, flux de mots doux ou d'autres comme des coups, flux d'argent et d'excrément. Par là Laura Palmer incarne une machine folle de convertibilité économique des flux qui passent à travers son corps et les objets partiels qu'ils charrient sont autant de monnaies d'échange que les expressions diverses d'une même monnaie de singe.

 

 

 

L'anneau de l'alliance est un œil vert pour le nain qui s'appelle le Bras, c'est une pièce d'argent pour les tueurs à gages vaudous du southern gothic (Wild at Heart). La bouche ouvre sur Giedi Prime, la planète des Harkonnen dont le baron est une panse rousse gonflée à bloc, un ogre chaud bouillant et éructant, le visage recouvert de cloques. Quant au Navigateur représentant de la Guilde spatiale, l'exposition dès la naissance dans une cuve remplie d'épice a modifié son anatomie, sorte de baleine rosâtre géante baignant dans son aquarium et dotée d'une bouche vaginale (Dune). La bouche recouvert de cosmétique signait la classe des « mentats », ordinateurs humains dans le film de science-fiction adapté du chef-d’œuvre de Frank Herbert. Les lèvres rouges signent désormais la bouche extatique de celle qui jouit dans l'indistinction du plaisir et de la peine et la jouissance de l'indiscernable est un cordon ombilical entortillant père et fils sur la scène glauque d'une parodie grotesque et terrifiante du vieux théâtre œdipien (Blue Velvet).

 

 

 

Tantôt la bouche répugnante des violeurs obscènes avilit les victimes en les poussant à désirer obscurément le viol buccal qui s'exerce sur elles (Wild at Heart) ; tantôt celle du mafieux italien que joue Angelo Badalamenti régurgite le meilleur des cafés ainsi ravalé au rang d'écoulement diarrhéique (Mulholland Drive). Bouche électrique ; bouche caverneuse ; bouche ensanglantée comme l'hymen de la jeune mariée : le corps a des trous qui sont sacrés, mais aussi des trouées qui sont la marque des êtres profanés. Pour rigoler, Jacques Sternberg disait que, théoriquement, l'homme est un être humain mais que, pratiquement, il est un tuyau percé aux deux extrémités. Non seulement de cela David Lynch ne revient toujours pas mais, de surcroît, il voit bien que le tuyau est percé ailleurs et dans les faits fuit de partout. Quand les bouches n'avalent pas le maïs de la douleur (garmonbozia), l'une des toutes premières bouches aperçues dans The Alphabet suppliait déjà : « Sil vous plaît, n'oubliez pas que vous avez affaire à un être humain ».

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