Jacques Becker, l'homme pressé

(deuxième partie)

 Goupi-Mains Rouges (1943) : Les deux magots

 

 

 

Après le diplodocus de Dernier Atout, voici le mammouth de Goupi-Mains Rouges d'après le roman de Pierre Véry adapté à l'écran par l'écrivain lui-même. Pour son deuxième long-métrage, Jacques Becker s'attaque en effet à un gros animal archaïque : les Goupi, famille de paysans charentais qui vit et se reproduit de manière quasi-tribale ou clanique, avec la hiérarchie de ses membres et la distribution nominale de ses fonctions, avec son économie générale et restreinte, ses dépendances, ses activités et ses territoires, avec ses dominants et ses dominés internes au cercle familial ou externes quand on les rapporte aux gens que les Goupi exploitent à leurs profits.

 

 

 

Dans la famille des Goupi, il y a l'arrière-grand-père surnommé « L'Empereur », l'ancêtre qui a 106 ans et s'accroche à son buste de Napoléon Bonaparte. Il y a aussi son fils, le grand-père surnommé « La Loi » qui a naguère été gendarme mais qui tient à préserver la distinction souveraine entre le droit républicain et la loi coutumière et familiale. Il y a également les deux fils de « La Loi », « Dicton » et « Mes sous » : le premier a une fille surnommée « Muguet » et le second un fils, Eugène bientôt surnommé « Monsieur » qui, invité à revenir dans le village charentais de son père après s'être établi depuis longtemps à Paris, ignore que son père et son oncle ont prévu de le marier avec sa cousine. Il y a encore la maîtresse de maison et terrible mégère, « Tisane » dont la famille comprend également un frère, « Mains Rouges » et un neveu, « Tonkin », qui représentent quant à eux la marge du clan, sa bordure la moins respectée.

 

 

 

Le gros animal Goupi est une bête collective et sédentaire, brutale dans l'expression tribale de ses rapports de pouvoir, segmentaire à la fois dans ses fissions et détestations internes et dans sa cohésion fusionnelle face aux menaces externes. Quand le parisien Eugène est accueilli à la gare par « Mains rouges », Fernand Ledoux est revêtu d'un épais manteau de fourrure noir qui le fait alors ressembler à un ours. La campagne française profonde, si elle s'apparente de façon naturaliste à un monde originaire peuplé de bêtes diverses (Fernand Ledoux a joué Roubaud le mari jaloux dans La Bête humaine de Jean Renoir d'après Émile Zola), est aussi le milieu social d'une pente carnavalesque symboliquement indiquée par le plantigrade (l'ours Octave incarné par Jean Renoir lui-même dans La Règle du jeu n'est évidemment pas très loin). La chose est rapidement avérée quand « Mains rouges » s'amuse à effrayer son neveu en jouant avec les clichés de la mentalité supposément arriérée des locaux s'adonnant à la sorcellerie. Il rend alors tout ce qu'il doit à un animal totémique pour la famille : le renard que l'on appelait autrefois le goupil (le latin vulpes a donné en vieux français volpe, soit le loup). D'ailleurs, ce n'est pas comme on aurait pu s'y attendre le parisien qui va incarner le dépassement des archaïsmes affectant le paysage familial, mais l'un de ses membres les moins valorisés en faisant valoir une autorité neuve héritée du patriarche. Une autorité qui, en l'espèce, prend acte de la permanence de l'ancien (l'or mythique caché doit le rester), des ruptures qui s'imposent (les morts respectives de « Tisane » et « Tonkin ») et de l'intégration nécessaire du nouveau (le citadin figure une fenêtre ouverte entre la capitale et les provinces françaises parce que Paris en représente non l'antagoniste mais le parfait creuset).

 

 

 

D'un côté, Jacques Becker pense son nouveau long-métrage en opposition formelle au précédent. Ainsi, la France rurale et concrète se substitue désormais aux mondanités d'un pays imaginaire et le naturalisme psychologique l'emporterait désormais sur le behaviourisme intrinsèque au genre policier. De l'autre, le cinéaste n'en poursuit pas moins quelques idées dont il propose la subtile déclinaison comme un peintre sur le motif. Déjà, le roman naturaliste de Pierre Véry est à sa manière aussi un roman policier. Ce mélange des genres donne ainsi aux paysans l'allure inattendue d'inspecteurs improvisés qui cherchent la clé de plusieurs énigmes (un premier cadavre qui ressuscite suivi par un second qui, lui, ne se relèvera pas ; un premier magot qui disparaît en reparaissant inopinément et un second aussi mythique que réel et mais qui, pour rayonner, doit rester caché). Cette dialectisation des genres croisant une impureté des formes est un jeu renouvelé d'ombres et de lumières qui, plus accentué ici, offre aux personnages de balancer continuellement, tantôt vers le bas des réflexes sociaux dont la reproduction peut se disloquer avec la décharge pulsionnelle, tantôt vers le haut des retenues subjectives et des sagesses héritées qui savent négocier des changements d'ensemble nécessaires à la survie du groupe. Un carrelage en forme de damier du côté de la cuisine indiquerait qu'il y a ici autant de jeu à faire société qu'à la représentation non uniforme d'un microcosme à la fois typé et stylisé, réaliste et fantasmagorique.

 

 

 

Avec Goupi-Mains Rouges, le naturalisme se concentre dans des macérations dont les essences sont pour les unes implosives (la perte de conscience momentanée de « L'Empereur » préfigure le fatal coup de folie de « Tonkin »), pour les autres explosives (les coups de fouet donnés par « Tisane » pleuvent sur la tête de l'innocent Jean que venge sur le champ « Tonkin » qui la tue d'un seul coup). En même temps, l'atmosphère naturaliste dont on voudrait croire au départ qu'elle est contemporaine des paysages métaphysiques de Georges Bernanos est vite altérée parce que le récit sait tirer avec la dextérité du couturier plusieurs fils allant dans plusieurs directions possibles. Un fil tiré est par exemple sur un versant auto-parodique assumé quand « Mains rouges » et « Tonkin » moquent « Monsieur » qu'ils jalousent tout en incarnant ensemble les différentes figures du paria qu'un tel monde peut sécréter. Un autre fil l'est du côté de la grande histoire française vécue comme une tragédie intime, honteuse et indicible. « Tonkin » qui vit reclus dans la cabane reconstituant le musée de son expérience indochinoise meurt en effet d'incarner la folie icarienne de la conquête coloniale dont le grand récit est de moins en moins audible, y compris par l'instituteur du pays. Enfin il y a le fil tiré dans la perspective d'une reconfiguration familiale à portée allégorique et politique puisque la réconciliation des Goupi repose sur une nouvelle économie matérielle et symbolique qui en a fini avec la logique archaïque du paria, qui inclut de nouveaux rapports entre la campagne et la capitale, ainsi qu'un rapport à l'argent apaisé des tensions liés à sa thésaurisation. Comme on est loin, alors, du mythe de la France profonde valorisée dans ses racines terriennes par le pétainisme.

 

 

 

Habile dans la tapisserie des relations entre les individus et le groupe à l'enseigne de son mentor Jean Renoir, Jacques Becker reste maître dans le jeu des apparences comme un cinéaste hollywoodien, par exemple Ernst Lubitsch. Il joue du semblant en faisant passer la narration par le chas de plusieurs aiguilles : compréhension incomplète et fallacieuse de la situation (« Tonkin » croit mort « L'Empereur » et lui dérobe la liasse de billets entre les mains ; « Tisane » qui le voit fuir en déduit qu'il a tué l'ancêtre pour voler l'argent familial) ; objet qui se révèle un faux indice (le peigne laissé par « Monsieur » près du corps de « L'Empereur » évanoui) ; ellipse trompeuse qu'un flash-back éclaircit en différé (la mort de « Tisane » ne relève pas de la responsabilité de Jean qu'elle battait mais de « Tonkin » s'étant interposé). Jacques Becker s'amuse follement à indexer le paysage naturaliste à une logique narrative policière qui rend aux individus rustres une intelligence qui est comme la métis des ruraux. Et sa pratique échappe au citadin en même temps que ses mensonges propres (le supposé propriétaire d'un magasin n'est que son employé) auront tout le loisir de s'évanouir avec un processus d'intégration sociale paradoxalement mieux réussie à la campagne qu'à Paris.

 

 

 

Jacques Becker est le cinéaste de l'intelligence communément partagée et la propension déjà manifeste de ses personnages à ruser en redoublant de roublardise ne l'empêche pas, bien au contraire, de faire preuve d'une saisissante lucidité. C'est que le goupil n'est pas seulement un séducteur mais un voyant dans la nuit française. Ainsi, à l'occasion de l'une des scènes les plus remarquables de Goupi-Mains Rouges, le discours plein d'emphase de « Monsieur » célébrant Paris comme le creuset national des régionalismes et des particularismes locaux est préféré par tout l'auditoire à celui de « Tonkin » chantant le grand récit du colonialisme français. Le rival de « Monsieur » afin de remporter le cœur de « Muguet » a l'exaltation folle de Robert Le Vigan qui le fait tant ressembler à Antonin Artaud. Quand, à la fin du film, « Tonkin » monte toujours plus haut dans l'arbre qui saurait l'arracher d'une terre lourde et ingrate, il est un baron perché aveuglé par le soleil avant d'être saisi de vertige et foudroyé comme Icare rappelé à l'ordre de la gravité (on songe alors au destin de l'acteur dont les actes de collaboration partagés avec son ami Louis-Ferdinand Céline lui ont fait subir les foudres de l'épuration et un exil de misère en Argentine).

 

 

 

Dernier Atout pouvait de manière très incidente évoquer le contexte de l'occupation, par exemple avec les coups de feu échangés en plein jour qui provoquent la terreur des habitants et de passants. Goupi-Mains Rouges plonge quant à lui directement les mains dans le marigot épais d'une France confinée qui, ruminant sa mentalité obsidionale, repliée sur ses automatismes réflexes et ses archaïsmes sociaux, doit trouver moyen de s'ouvrir pour respirer l'air d'une nouvelle époque. L'époque où Paris s'oppose moins aux provinces qu'elle n'en est plus que le creuset représentatif, où la colonie est sortie enfin du roman national, et où l'économie est gardée à distance des pathologies caractérisant son régime d'accumulation. Alors, le gros animal tribal a la légèreté du petit chat noir, autre animal rusé qui, attaché affectueusement à l'ancêtre, est l'un des fils qui permettra à « Mains rouges » de trouver l'autre magot qu'est l'or ayant servi à couler la pendule de l'horloge. Les mains rouges de son porteur, caleuses et blessées, ne sont plus les organes d'une autre bête humaine mais les membres habiles qui offrent à toute la famille l'opportunité de s'extraire d'une bêtise atavique.

 

 

 

Comme la lettre volée d'Edgar Allan Poe, l'horloge s'impose au vu de tous, c'est-à-dire sans pour autant faire que ce vu soit l'équivalent strict d'un su. L'horloge s'impose à tous en imposant surtout qu'il n'y a qu'un or comptant vraiment et c'est celui du temps. Diplodocus : la réponse d'une ligne de mots croisés au début de Dernier Atout est une blague et plus qu'une blague. Comme il y a deux parties dans Goupi-Mains Rouges (une première partie nocturne dominée par la matrone « Tisane », une seconde partie diurne où « Mains Rouges » tire son épingle du jeu familial) et deux fins (une fin tragique pour « Tonkin » et une fin heureuse pour « Monsieur »), il y a deux magots. Le premier magot aura en effet préparé au second qui se compte moins en liasses cachées sous le linge dans l'armoire qu'en mouvements de balancier d'un secret mécanisme horloger.

 

 

 

Par la suite d'autres magots, d'autres trésors cristalliseront dans l'œuvre de Jacques Becker le réel d'autres tourbillons passionnels : les robes prestigieuses de Falbalas (1945), le billet de loterie voyageur d'Antoine et Antoinette (1947), la blondeur enivrante de la bien-nommée Casque d'or (1952), les lingots d'or volés et fondus dans le feu de Touchez pas au grisbi (1954), la grotte magique de Ali Baba et les quarante voleurs (1954), les luxueux larcins des Aventures d'Arsène Lupin (1957), les tableaux invendus du peintre maudit de Montparnasse 19 (1958). Avant le temps compté du Trou (1960), ultime réalisation et incontestable chef-d'œuvre d'un cinéaste qui, décédé prématurément à l'âge de 53 ans, aurait intimement compris ce que l'or du temps compté signifie vraiment.

 

 

25 mai 2020

 Falbalas (1945) : Le mannequin et l'automate

 

 

 

D'un Clarence l'autre : dans Dernier Atout Raymond Rouleau interprète Clarence, élève policier qui se jette avec entrain dans l'aventure d'une énigme criminelle à résoudre afin de battre son camarade et rival de promotion ; dans Falbalas le même acteur joue Philippe Clarence, couturier qui dirige d'une main de maître la confection de ses collections mais dont le donjuanisme lui jouera un tour fatal. Jacques Becker s'obstine en proposant le portrait du premier obsessionnel de son cinéma. Il est d'autant plus passionnant que le portrait de l'obsessionnel se double aisément de l'autoportrait de l'artiste dont le goût de la perfection est une passion toujours menacée de se perdre en aliénation de soi et chosification des autres. Clarence nomme avec insistance, non pas une volonté naïve de transparence, mais un désir de clarification d'une propension à la séduction cachant entêtement et aveuglement. Amorcée par l'aspirant policier tenté à l'idée de frayer dans la zone grise de l'ambiguïté morale et de l'indistinction entre la loi et son contraire, la clarification se poursuit en concernant désormais la figure du styliste parisien dont l'art distingué d'habiller les belles femmes vêt une compulsion de répétition mortifère à leur endroit.

 

 

 

Tout commence et tout finit au même endroit : Clarence est retrouvé mort après s'être défenestré, son cadavre gisant auprès d'un mannequin de cire portant une robe de mariée. La narration est un cercle tragique qui serre d'un nœud supplémentaire la mort de la compagne du truand Pearl victime littéralement d'un collier de perles dans Dernier Atout, suivie par la chute fatale de « Tonkin » qui se rêvait baron perché en haut de l'arbre le sauvant d'une terre malade pour finir comme Icare cramé par le soleil de la folie coloniale. Le flash-back tardif de Goupi-Mains Rouges laisse place désormais à une structure narrative toute entière captive du cercle tragique qui est celui d'un anneau scellant la chronique d'une mort toujours déjà annoncée. Les jeunes apprenties couturières que dans le métier on appelle les « arpètes » chuchotent en baissant les yeux devant le cadavre de leur patron : elles sont comme des anges dont la ronde entoure l'homme foudroyé par le pacte méphistophélique qui l'aura enjoint de sacrifier la multiplicité des femmes réelles au nom de la Femme comme pure idée.

 

 

 

L'abstraction est effectivement le vêtement habillant luxueusement moins l'âme du modèle comme le dit la tradition que la pulsion exaspérant son interchangeabilité. Marché de dupes : l'effeuillage des fleurs, ces modèles qui se sont succédé et dont il ne reste plus que les ensembles portés à l'occasion de telle ou telle collection, aura fini par convertir la robe de Marguerite en linceul de Faust. Le mariage est celui de l'art avec la mort – de la création artistique masculine dont le feu exige la mortification des femmes.

 

 

 

Variation moderne de quelques grands mythes (Pygmalion et Galatée, Faust et Marguerite), Falbalas renoue avec les mondanités de Dernier Atout mais elles sont ressaisies avec un souci autrement concret déjà préfiguré par Goupi-Mains Rouges. La famille rustre de paysans obéissant à une loi coutumière enrobant de lourds atavismes n'est pas si éloigné au fond du petit monde léger et superficiel de la mode parisienne. Il suffit de voir la femme dont s'éprend Clarence habillée avec des manches en plumes noires qui retrouve ce dernier dans un restaurant s'appelant le Coq d'argent pour comprendre la métaphore : la basse-cour rime d'autant plus avec haute couture que son couturier en est le précieux coq. Autre métaphore : la ruche féminine située dans le 16ème arrondissement de Paris, avec sa structure alvéolaire soumise à de fortes hiérarchies internes (entre le haut des défilés et des modèles et le bas des petites mains ouvrières et des arpètes), est un autre monde archaïque et fantasmagorique où rayonne moins la reine des abeille qu'un mâle unique et bourdonnant.

 

 

 

Le faux bourdon est un vrai roi soleil qui, s'abreuvant de l'hydromel enivrant de la séduction, en cultive le miel qu'il extrait des fleurs interchangeables et butinées comme une collection succède à une autre. Le bourdon aura finalement raison du coq royal, victime du fantasme féminin que sa séduction donjuanesque aurait dû garder à distance.

 

 

 

La photographie est sûrement moins contrastée dans les quartiers chics de Paris que dans la campagne charentaise divisée entre une première partie nocturne et une seconde diurne. Si le nacre domine, l'ombre s'invite furtivement mais décisivement le temps d'un étonnante séquence d'ascenseur où, en contre-plongée, le couturier ne cesse pas de descendre, pris dans la machine objective qui s'apparente le temps d'un instant à une catabase subjective machinée par son inconscient. Plus ravageuse que l'ombre qui n'est après tout que la prévention d'une inexorable tragédie, c'est la lumière du dehors qui, en glissant par la fenêtre de ses bureaux, happe Clarence au point de le précipiter dans le vide. Le blanc marial est un linge sépulcral : Clarence n'aura au fond jamais été marié qu'à la femme comme essence pure dont l'abstraction est une fiction, un fantasme, une fixation – une « fixion » pour citer Jacques Lacan (« L’étourdit », Autres écrits, éd. Seuil, 2001, p. 483).

 

 

 

Une obsession qui attribue aux tenues des noms souvent raciniens d'héroïnes tragiques (Chimène, Esther, Antigone, Judith – et avec cette dernière s'invite Holopherne décapité) débouche sur l'essence pure comme épuration, c'est-à-dire concrètement sur la réification d'un mannequin de cire enlacé par le cadavre du styliste. Le séducteur qui semble protégé contre les duperies du fantasme y aura finalement cédé en incarnant mortellement le fantasme féminin par excellence, celui de l'homme infidèle aux femmes afin de pouvoir les faire jouir toutes une par une (cf. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre X : l'angoisse (1962-1936), éd. Seuil, 2004, pp. 224-234).

 

 

 

On sent avec quelle intensité alors Jacques Becker est tenté ici de déborder par plusieurs côtés le classicisme français : soit l'alacrité des dialogues inspirée des comédies hawksiennes qui privilégient la description des milieux professionnels et le perfectionnisme technique ; soit la retraduction intériorisée de l'expressionnisme dont est alors capable le film noir hollywoodien (par exemple dans les films noirs de Robert Siodmak qu'il ne pouvait cependant pas encore avoir vu) ; soit l'abstraction lyrique à laquelle travaille au même moment Robert Bresson alors en train de tourner Les Dames du bois de Boulogne (1945). En tous les cas, avec Falbalas, le portrait documenté et finement ciselé d'un petit monde social fortement différencié ouvre la description romanesque et balzacienne sur les gouffres obscurs de l'analyse psychopathologique. C'est en tenant les deux bouts que le cinéaste peut alors dialectiser subtilement un regard paradoxal qui veut et l'analyse du groupe et celle de l'individu qui le représente idéalement tout en y occupant un point radical d'exception.

 

 

 

Il y a le grand écart qui se conclut par le saut de l'ange de l'artiste confondu par son fantasme et il y a celui qu'accomplit Jacques Becker en sachant devoir autant à l'art de Jean Renoir (le froufrou des couturières rappelle celui des lingères du Crime de monsieur Lange) qu'à celui de la comédie hollywoodienne des années 1930 (She Married Her Boss – Mon mari le patron de Gregory La Cava en 1935 et The Women – Femmes de George Cukor en 1939).

 

 

 

C'est ainsi que Jacques Becker, fils d'une anglaise qui a tenu une maison de haute couture parisienne, renoue avec les origines lointaines d'un mot comme falbala qui signifie déjà la pièce d'étoffe plissée servant à rehausser un vêtement ou un rideau et, par extension, un ornement trop voyant, voire péjorativement un rituel inutile. En vieux français provençal, farbella nomme la frange, la guenille ; en latin tardif, falûppa dit le brin de paille, la pacotille. La maestria de Falbalas fait ainsi lever une écume affriolante de notations et de détails dont la mousse pétillante est brouillée par l'amertume toute luciférienne de la lucidité. Le couturier qui célèbre la femme est un phallocrate qui malmène ses assistantes et consomme ses modèles mais le cynique fait preuve de cruauté pour se prémunir du fantasme qui pourrait avoir sa peau. L'artiste au service du beau rappelle à l'ornement vestimentaire les guenilles qu'elles cachent qui sont les restes d'une séduction donjuanesque déchirée par l'échec du raccord entre le principe esthétique des jouissances frivoles et des plaisirs volages et l'éthique requise par la morale du mariage. L'ornement frangé accueille ainsi dans ses plis secrets la vilenie du mensonge et la violence du sexisme, de la trahison de l'ami soyeux originaire de Lyon à l'humiliation de l'ancienne modèle Anne-Marie poussée au suicide (son interprète Françoise Lugagne n'en aura pas moins été l'épouse de Raymond Rouleau).

 

 

 

On comprendra sous ce rapport mieux les nouages intimes de la séduction et de la trahison, caractéristiques de l'art beckerien. La séduction nécessaire à la création (artistique, couturière, cinématographique) appelle autant la trahison (entre rivaux mimétique ou bien avec le changement des partenaires dans la poursuite du processus artistique) qu'elle doit savoir y résister également si elle ne veut pas tragiquement refluer de la sublimation à la pulsion. C'est pourquoi Clarence, aussi différent soit-il sociologiquement de « Mains Rouges », se rapproche cependant de lui mais ailleurs, à un autre endroit. L'artiste aux doigts d'or a lui aussi les mains rouges. Autrement que l'un des membres de la tribu des Goupi qui aime effrayer le citadin avec ses animaux empaillés, l'artiste a lui aussi les mains blessées, invalides quand se brise le sortilège invitant le principe de la collection à s'étendre à toute la gente féminine. Certes, comme le lui signifie sèchement l'une de ses victimes : la collection ressemble autant à un musée qu'à un cimetière. Mais il faut comprendre aussi que Don Juan collectionne, ladykiller jamais loin du tueur en série, pour se protéger de l'unique dont l'événement interrompra la ronde en en excluant tragiquement le meneur.

 

 

 

Dans le rôle de Clarence Raymond Rouleau est parfait, avatar hybride du lapin blanc carrollien et de l'homme pressé de Paul Morand (le roman a été publié par Gallimard en 1941 et pourrait bien avoir influencé Jacques Becker). Le couturier court vite pour battre le temps dont l'horloge est un cercle au mécanisme verrouillé depuis le début. Il est drôle de rappeler que l'acteur se plaisait alors à se faire servir sur le plateau comme un roitelet d'exquis petits déjeuners avec thé, lait, toasts, beurre et marmelade alors que l'occupation obligeait tout le monde à se serrer la ceinture. Face à lui, Micheline Presle joue Micheline, femme fatale qui réussit à trahir les deux hommes qui s'éprennent d'elle sans jamais apparaître comme la garce habituelle des films de cette époque (comme les joue encore Mireille Balin dans Dernier Atout). Il s'agit de l'un de ses premiers grands rôles et le regard de l'actrice brille d'un éclat clair et dur en résistant au regard hypnotique du séducteur, qui séduit aussi pour ne pas être captif de la comptabilité mesurée par les exigences chiffrées de la création vestimentaire.

 

 

 

Séduire c'est battre en effet une mesure relativement incommensurable aux obligations comptables que le couturier délaisse à Solange, sa vieille partenaire. Séduire représente ainsi une autre forme de trahison à l'égard des prescriptions de la production. Séduire c'est glisser sur les surfaces moirées ou satinées au nom du privilège de l'instant, d'un pur présent qui, en s'opposant à la construction d'une temporalité à l'instar de l'alliance sanctifiée par le mariage, finit par être prisonnier de la boucle de la compulsion de répétition. La pulsion de mort est cette horloge si différente de celle de Goupi-Mains Rouges en assurant l'or du temps long nécessaire au passage de relais entre générations. Dans Falbalas, la mort est une boucle coïncidant avec elle-même dans l'identité de sa virtualité et de son actualité. On s'étonne encore que l'homme pressé pour qui le temps est compté – luxe d'entre tous les luxes – ressemble tellement au fond à celui qui en aura fait le si pénétrant portrait le temps d'une quinzaine d'années brutalement interrompu par un mal toujours déjà là (l'hémochromatose est une maladie héréditaire, comme la couture un legs matetrnel).

 

 

 

Le jeu de la séduction est ivresse : une simple partie de ping-pong entre adolescents en atteste. C'est qu'on aime jouer, séduire et ruser chez Jacques Becker. Le cinéma n'est un art qu'à être séduction en proposant de préférer à la production de divertissements calibrés l'ambivalence mobile des images, des apparences et des signes ; le cinéma est un jeu séduisant en trahissant aussi le sérieux de plomb des légitimités culturelles qui allaient bientôt accabler la « tradition de la qualité » bientôt fustigée par les jeunes-turcs des Cahiers du cinéma ; le cinéma est ruse enfin en permettant à un film faussement mondain de cacher sur son plateau le matériel nécessaire au tournage de La Libération de Paris.

 

 

 

La caméra tourne par jeu, un film se fait par ruse aussi et les acteurs inévitablement séduisent mais c'est, toujours avec maestria et style, en tournant autour du trou de l'obsession qui est non seulement séduction et trahison mais aussi pulsion et folie. À cet égard, Phantom Thread (2017) de Paul Thomas Anderson s'est essayé à renouveler la formule magique de Falbalas. En attendant, le raccord fugitif et hallucinatoire entre un mannequin de cire et une femme simulant à la perfection en être un est une fenêtre fugitivement ouverte sur ces hommes monstrueux et toujours malheureux qui vont bientôt abonder dans les films de Fritz Lang (Le Secret derrière la porte en 1948), Luis Buñuel (El – Tourments en 1953, La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz en 1955) et Alfred Hitchcock (Vertigo – Sueurs froides en 1958), plus tard François Truffaut (L'Homme qui aimait les femmes en 1977) et Claude Chabrol (Le Fantôme du chapelier en 1980).

 

 

 

Clarence est un lapin collectionneur et carrollien, l'homme pressé de tourner autour d'une obsession pour ne pas tomber dans le trou de son désir : le mannequinat est l'institution patriarcale d'une interchangeabilité féminine. L'institution encercle la pulsion, l'obsession de Clarence dont les doigts d'or sont aussi des mains rouges (le modiste séducteur est un ladykiller, quasiment un serial killer), un fantasme qui est sa fixation, une fiction qui doit s'écrire fixion. La maison de haute couture est une ruche bourdonnante jusqu'au silence des arpettes. Les petites mains sont alors les anges couronnant le faux bourdon en roi soleil vaincu, en astre chu quand la femme réelle qui brise l'anneau des équivalences féminines lui aura montré qu'au bout de sa fêlure l'amour n'arrive qu'en coïncidant avec la mort.

 

 

 

26 mai 2020

 Antoine et Antoinette (1947) : L'amour gagnant

 

 

 

Pour la deuxième édition du Festival de Cannes qui se tient en 1947, Antoine et Antoinette reçoit le « Grand Prix du Festival International du Film » dans la catégorie « amour et psychologie ». Soit l'équivalent ou à peu près d'une Palme d'or actuelle (Dumbo y reçoit alors un Grand Prix dans la catégorie des dessins animés, Ziegfield Follies de Vincente Minnelli dans celle de la comédie musicale, Les Maudits de René Clément dans la catégorie des films d'aventures et policiers, etc). Pourtant, le quatrième long-métrage de Jacques Becker produit par Gaumont divise les critiques selon leur affiliation partisane, très affirmée dans le contexte de l'immédiat après-guerre, qui se disputent notamment sur la question de savoir si le film est ou non réaliste. Roger Boussinot critique ainsi dans Action les aspirations bourgeoises d'un couple de prolétaires formés d'un ouvrier imprimeur et d'une employée au photomaton du Prisunic des Champs-Élysées. Jacques Becker demande alors un droit de réponse en avançant que le personnage d'Antoine doit probablement être un travailleur syndiqué. Un autre journaliste mandaté par L’Écran français, créé en 1943 par le Comité de libération du cinéma français, a même été dépêché sur les lieux réels du tournage du film pour en certifier l'authenticité documentaire.

 

 

 

C'est dire si le champ cinématographique français est alors particulièrement politisé. Antoine et Antoinette l'est indubitablement, mais en tirant sa fine épingle d'un jeu biaisé (comme on tire à la courte paille dans Dernier Atout) par la polarisation des affrontements idéologiques de l'époque opposant parmi les camps issus de la résistance, gaullistes et communistes. La politique n'est pas tant chez Jacques Becker l'affaire d'une appartenance partisane qu'elle se déduit davantage d'une esthétique attentive aux diverses pressions sociales et économiques qui s'exercent sur un jeune couple dont l'installation est précaire, fragilisée au moindre aléa, remise en question à la moindre occasion. D'un côté, on pourra reconnaître une ombre en forme de croix de Lorraine sur la porte de l'immeuble de l'association d'anciens combattants. De l'autre, on devra être également reconnaissant d'avoir affaire à un film qui offre avec le montage parallèle des différentes activités professionnelles (l'homme ouvrier, la femme employée) une dialectisation des subordinations salariées (l'imprimeur a une large de manœuvre et de liberté au travail que n'a pas l'employée, malgré son emploi dans un grand magasin prestigieux au cœur de la capital, à sa manière une ouvrière du commerce).

 

 

 

Avec Antoine et Antoinette, Jacques Becker poursuit très classiquement une veine balzacienne consistant à varier film après film la peinture de mondes sociaux différenciés. À l'exception des abstractions fictionnelles de Dernier Atout projetant certes avec virtuosité une énigme policière de pure convention dans une carte postale sud-américaine, la vieille famille de propriétaires ruraux de la campagne charentaise (Goupi-Mains Rouges) et une maison de haute couture des quartiers chics de Paris (Falbalas) précèdent désormais un Paris plus populaire et mélangé. Paris à ciel ouvert et fraîchement libéré, avec ses immeubles ouvriers (l'avenue de Saint-Ouen dans le 17ème arrondissement), ses stations de métro (La Fourche dans le 18ème), ses petits commerces (l'épicerie, le bistrot), ses lieux diversement investis de prestige social (l'immeuble où réside l'association d'anciens combattants les Gueules cassées, le stade de foot), ses presses où travaillent des ouvriers typographes comme Antoine et ses grands magasins des Champs-Élysées où travaillent des employées comme Antoinette. La verve descriptive de Jacques Becker fait vivre ainsi toute un éventail de personnages secondaires plus ou moins directement liés aux personnages principaux (les voisins et les collègues de boulot, les commerçants, leur clientèle et les usagers pressés du métropolitain). Parmi la parade qui ressemblerait à un défilé mais en s'autorisant des arabesques en forme musicale de fugues et canons, on aura tout le loisir de reconnaître derrière un séducteur pressant Antoinette dans l'épicerie un jeune acteur répondant au nom de Gérard Oury, et puis un non moins jeune Louis de Funès à l'occasion de deux apparitions distinctes, en Émile un garçon épicier et comme invité au mariage de la fille du bistrotier affublé désormais d'une moustache à la Groucho. Après tout, comme dans Goupi Mains-Rouges il y a ici aussi deux fins et la seconde vaut moins que la première en préférant au billet de loterie gagnant le ticket de l'amour triomphant.

 

 

 

À ce titre, Jacques Becker prouve une nouveau fois qu'il est un maître du social comme tissu plié-déplié-replié, du social comme froufrou (au double sens de l'ornement vestimentaire et du froissement qu'il fait) dont les individus sont les plis et les relations la couture qui en relie la mobilité dans un monde partagé. Un monde fréquenté, abondant en circulation d'objets divers, de signes et d'affects, fait de réciprocité symbolique mais aussi de réversibilité diabolique, où les bons comptes se mélangent parfois aux mauvais. Le règlement de compte final entre Antoine et M. Roland, l'épicier libidineux qui veut forcer Antoinette à un rapport sexuel, avec tout le voisinage rassemblé pour assister à la baston comme un combat de boxe pour rire, touche à la limite critique de la proximité sociale qui voit l'entraide et la solidarité se renverser en promiscuité libidinale et en rituel d'expulsion du mauvais sujet. Il est par ailleurs impossible de ne pas songer à l'immeuble où Amédée Lange abat Batala dans le film de Jean Renoir que devait au départ réaliser Jacques Becker avec le titre provisoire de Sur la cour. Mais la version nouvellement déclinée du motif de la collectivité populaire ne se conclut cependant pas par le meurtre de l'épicier cependant épinglé pour sa perversité lourde de présupposés politiques (l'enrichissement au temps de l'occupation avec le marché noir). M. Roland incarnerait également un avatar plus rustre du Clarence de Falbalas (sa position dominante le pousse à des abus de pouvoir sur les femmes), étant de surcroît interprété par Noël Roquevert qui jouait déjà l'instructeur autoritaire haï par les élèves policiers de Dernier Atout.

 

 

 

Avec Antoine et Antoinette, Jacques Becker donne plus précisément son tout premier portrait de couple dont il peaufinera l'analyse psychologique avec deux autres films aussi importants, Édouard et Caroline (1951) et Rue de l'Estrapade (1953). Un film mineur, sûrement, mais tout de même important et pour plusieurs raisons : d'abord parce que la première comédie sentimentale du cinéaste ne s'intéresse pas au premier moment de l'amour mais au moment suivant pas moins évident : non pas l'avènement de l'amour mais le quotidien de la vie de couple, la relation amoureuse saisie non pas dans la grâce de son avènement miraculeux mais à l'épreuve de la vie matérielle et l'émoussement de la routine ordinaire ; ensuite parce qu'elle s'appuie sur un dynamisme narratif ininterrompu qui moule la ténuité de l'argument dans une forme originale qui inspirera durablement François Truffaut, notamment avec Domicile conjugal (1970). La forme originale est en effet puisque l'absence d'intrigue jusqu'à la moitié du film au bénéfice d'une approche strictement observatrice que le cinéaste n'hésitait pas à qualifier alors d'entomologiste se précipite en film d'action et de poursuite. Contrairement à la noirceur appuyée et accablante de nombreuses productions tournées durant l'occupation et après 1945, dominée notamment par les films d'Yves Allégret et Julien Duvivier, l'enthousiasme finit ici par l'emporter au nom d'un espoir qui, s'il est certes le jeu hasardeux des contingences et des automatismes sociaux plus que des volontés, est dédié à toute une génération qui doit participer à la construction de la France nouvelle.

 

 

 

Jacques Becker aime la jeunesse : Dernier Atout l'a suggéré, Rendez-vous de juillet (1949) le montrera avec encore plus d'évidence. Dans Antoine et Antoinette, le couple est la forme particulière que prend la jeunesse qui affronte le contexte social de la situation française de l'après-guerre au risque d'y consommer tout l'enthousiasme amoureux. Si l'ombre de la trahison revient ici, ce n'est pas parce que la femme séduisante se laisse séduire par l'épicier, mais parce que ce monde de la débrouille est livré à une compétition interindividuelle qui peut saborder tous les idéaux. On sait que l'idée du billet gagnant de loterie a été soufflée par Louise de Vilmorin. Le scénario auquel a participé Françoise Giroud doit énormément aussi au Million (1931) de René Clair et une scène sur les toits de Paris (un topos du cinéma français partagé aussi par Julien Duvivier) permettant à Antoine de tirer un câble alimentant sa radio insiste encore pour rendre à l'un des premiers maîtres du cinéma français ce qui lui est dû. Mais la référence à René Clair est stratégique aussi parce qu'elle tire l'argument, qui aurait pu verser aisément dans le naturalisme d'une nouvelle de Guy de Maupassant, ou bien dans le néoréalisme dont fait preuve Vittorio De Sica avec Le Voleur de bicyclette (1948), du côté du conte merveilleux. C'est une leçon renoirienne que le réalisme n'aille pas de soi et Antoine et Antoinette le sait si bien qu'il se dote même d'un accordeur de piano aveugle faisant résonner les cordes de l'instrument comme s'il tirait sur les fils d'un destin échappant relativement à Antoine alors désorienté, paumé entre un portefeuille perdu puis retrouvé et un billet de loterie confondu avec un autre.

 

 

 

Le faux aveugle joué par Roger Blin dans Dernier Atout aurait-il donc laissé sa place au retour du vieux Destin allégorique caractéristique du réalisme poétique du tandem Carné-Prévert ? L'hypothèse s'efface cependant au nom d'un autre agencement qui rapproche une nouvelle fois Jacques Becker de Robert Bresson. Avant que l'intrigue ne se noue autour d'un billet de loterie gagnant mais momentanément perdu, il y a des gestes réflexes (les billets servent de marque-page) et des automatismes sociaux (la conduite de véhicules qui en écrasent d'autres comme le camion de livraison avec le vélo d'Antoine, les transactions monétaires aux guichets) qui arrachent au héros de bonne volonté sa volonté justement. D'un côté, l'ouvrier typographe a intériorisé la technicité requise afin de ne pas être victime des mutilations du massicot. De l'autre, la découverte de sa volonté dissipée dans le jeu automatique des rapports sociaux est comme une blessure qui le pousse à une dérive somnambulique. Avant une perte de conscience momentanée, la dérive retraduit en mode mineur le vide de la dépersonnalisation psychique dans lequel tombent mortellement « Tonkin » dans Goupi-Mains Rouges et Clarence le couturier de Falbalas.

 

 

 

Une autre dimension du jeu social comme série de hasards (comme jeu d'esprit – les mots croisés – et comme sport – le foot succède au ping-pong) appartient au jeu de la séduction. Après les séducteurs Clarence (Dernier Atout) et Clarence (Falbalas), apparaît la femme non pas séduite mais séduisante dont la puissance de séduction est émettrice de signes dont l'ambivalence plutôt que l'ambiguïté brouille les circuits du lien social. Si le voisin boxeur s'en sort mieux que l'épicier, c'est en raison significative d'une solidarité entre voisins – autrement dit d'une économie qui relève moins du petit commerce que de la dette communautaire – dont s'excepte celui qui croit son pouvoir économique suffisamment établi pour s'autoriser à forcer sexuellement l'une de ses clientes. La femme séduisante est l'opératrice malgré elle d'une autre logique économique (libidinale) qui s'ajoute aux autres (transactions monétaires, livres circulant entre l'imprimerie et le grand magasin, câble permettant de profiter de l'électricité pour écouter la radio, billet de loterie ajointant solidarité économique entre anciens combattants de la Grande Guerre et aubaine pour la jeunesse fragilisée par le contexte de l'immédiat après-guerre mais titillée aussi par de nouvelles formes de consommation cristallisées par le désir d'acquérir un side-car). Toutes ces logiques économiques, aussi concomitantes que spécifiques, montrent la complexe intrication dynamique des motifs excédant les causalités mécaniques et les raisons personnelles.

 

 

 

Toujours chez Jacques Becker les héros sont pressés parce que le temps presse – parce qu'il les presse à croire que le temps c'est de l'argent et seulement de l'argent. Alors que le temps est un trésor – c'est un or dont le sable glisse entre les doigts comme on l'a déjà vu dans Dernier Atout, Goupi-Mains Rouges et Falbala. Toute la question – et elle est cruciale après 1945 – est celle de l'économie. Autrement dit des économies : salariale et commerciale, monétaire et symbolique, communautaire et libidinale, qui composent dans la disjonction. L'échange c'est par exemple celui des livres et Le Lys dans la vallée s'inscrit dans une série incluant L'As de trèfle et Les Misérables, l'amour impossible jouxtant le récit d'aventures dans les îles et la grande épopée populaire. L'échange c'est encore celui d'une séduction dont l'émission de signes provoque des rivaux envieux comme elle suscite des jalousies maladives, des peurs paniques de trahison. C'est enfin une suite inconsciente de gestes réflexes et d'automatismes sociaux, de contingences qu'il faut assumer comme un destin si l'on ne veut pas être la pièce interchangeable de la machinerie sociale.

 

 

 

Antoine a si honte d'avoir perdu le billet gagnant qu'il se cache de sa femme. Antoinette le retrouve et, d'un sourire, lève l'hypothèque de la mort de leur amour. Peu importe alors que le billet soit gagnant en autorisant le couple à s'offrir le side-car rêvé et la transparence hollywoodienne allant avec. La confiance amoureuse est un crédit qui ne connaît pas encore l'usure. Amour gagnant.

 

 

27 mai 2020

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