Le visage est une invention de civilisation relativement récente dont l'image a notamment fait la gloire du christianisme. Tirer un peu sur lui comme le fait un père pinçant la joue de son enfant afin de lui rappeler les bonnes manières de la vie domestique et le visage alors se tord, il fond comme du beurre au soleil. L'agencement du visage est précaire, exposant la figure aux atteintes de la défiguration. Le père qui terrorise et humilie sa fille a mis les doigts dans la prise des pulsions sexuelles court-circuitant le placard électrique de son désir paternel. Défigurant sa fille c'est lui-même aussi qu'il défigure en confondant son autorité patriarcale avec le visage du violeur nocturne et de l'incube. Non seulement la défiguration défait avec l'excès diabolique des pulsions ce que le visage aura contribué à symboliquement agencer, mais la défaite catastrophique de la figure rappelle aussi au visage qu'il n'est qu'un masque – persona. Et si le visage est un masque, derrière le masque il n'y a rien : la persona est toujours celle de personne.
Dans la nuit bleue des confusions psychotiques de la fiction cinématographique et de la réalité de son tournage, le partenaire de jeu est un mauvais amant (INLAND EMPIRE). Au bout de la même nuit où les masques et les figures font des séries convergentes et divergentes, la vedette découvre que ses plus profondes terreurs se logent à l'endroit où le visage de la star se confond avec celui d'un clown. Dans la nuit noire de la parodie effrayante et grotesque offerte au garçon qui rêvait de Jocaste et d'Œdipe, un Laïos au rabais envoie des lettres d'amour qui, comme le nom de Paul dans Dune, sont des mots qui tuent (Blue Velvet). Les violeurs au visage recouvert d'un bas ont des têtes de nœud, ce sont littéralement des têtes de bite – dick head (Wild at Heart). Les épouses arborent le soir de leur devoir conjugal le masque bergmanien mêlant à leur ancestrale duplicité des tendances homosexuelles refoulées (Lost Highway). Les monstres urbains sont les déchets d'une industrie hollywoodienne grande consommatrice et sacrificatrice de femmes (Mulholland Drive).
Tantôt la figure est toujours sous la menace de la défiguration, tantôt le visage se révèle être un masque : à la fin, derrière le masque préférentiellement du clown, au-delà du cirque de nos vies, il y a une forêt nocturne et puis après, seulement et uniquement le sidérant vide intergalactique – « la nuit du monde » disait Hegel. « L'homme est cette nuit, ce néant vide, qui contient tout dans sa simplicité : une richesse d'un nombre infini de représentations, d'images, dont aucune ne surgit précisément à son esprit ou qui ne sont pas toujours présentes. C'est la nuit, l'intimité de la nature qui existe ici : le soi pur. Dans les représentations fantastiques, il fait nuit tout autour : ici surgit alors une tête ensanglantée, là une figure blanche et elle disparaissent tout aussi brusquement. C'est cette nuit qu'on aperçoit lorsque l'on regarde un homme dans les yeux, on plonge alors dans une nuit qui devient terrible ; c'est la nuit du monde qui se trouve alors face à nous. La puissance de tirer de cette nuit des images ou de les y laisser, c'est l'acte même de se poser soi-même, la conscience intérieure, l'action, la scission. C'est dans cette nuit que s'est retiré l'être ; mais le mouvement de cette puissance est également posé » (Philosophe de l'esprit de 1805, éd. PUF, 1982, p. 13).
D'un côté, un enfant se cache derrière un masque en argile : Pinocchio le nez pointu continue de mentir derrière le visage du père incestueux, oublieux de l'enfant qu'il a été parce qu'il est celui d'un viol. De l'autre, un homme montre la nature de son masque et, ce faisant, sait qu'il fait image : David Lynch dans la peau de Gordon Cole expose avec sa main la très shakespearienne vérité, celle du père de Hamlet et sa fiancée Ophélie qui, sous la visière baissée de son heaume, commande aux enfants somnambules et désorientés de respecter sa volonté qui consiste peut-être aussi à la trahir. Le clown ne cessa jamais de faire peur aux enfants même s'ils savent que ses clowneries sont la preuve de sa profonde et sincère amitié.
Moignons, prothèses et mutilations abondent dans le cinéma de David Lynch, à propension tératologique comme celui de Luis Buñuel, Werner Herzog et Alejandro Jodorowski. D'un côté, les organes qui manquent désorganisent l'unité symbolique des corps. Alors ils se branchent ailleurs, en trouvant notamment à se machiner dans des agencements prothétiques qui se prolongent en machinations de toute sorte. La nature corporelle de l'être humain ne se suffit donc pas de la seule réserve organique comme sa vie excède aussi toute organisation de ses rapports avec la nature qui sont des rapports de production, de consommation et de métabolisation réciproques. De l'autre, le monstre n'est plus l'exception mais devient la règle tératologique, l'anomalie ainsi vérifiée contre toute séparation hiérarchique de la normalité et de l'anormalité pathologique. Au milieu, les corps boitent comme les images sont ambivalentes : l'ontologie lynchienne est fondamentalement déséquilibrée et claudicante, néo-baroque et romantique à l'excès.
Compagnon de BOB, un manchot prénommé Mike s'est arraché son bras meurtrier qui s'est autonomisé depuis : c'est un nain qui s'appelle le Bras et fait couple avec le géant comme la grand-mère fait avec son petit-fils un autre couple boiteux et malicieux. L'autonomisation relative des organes est une boiterie électrisant toute l'œuvre lynchienne (Blue Velvet, Wild at Heart), peuplée d'hommes rêvant secrètement d'un corps sans organes parce que leurs organes, souvent le bras dont le montage assure la virilité organique, voudraient avoir leur vie propre. Du côté des femmes, les jambes morfleraient davantage : pute aux jambes brisées (Blue Velvet) ; reine de la nuit criminelle et vaudoue de la Nouvelle-Orléans interprétée par Grace Zabriskie qui joue la mère hystérique de Laura Palmer (Wild at Heart) ; copine réellement unijambiste apparaissant à l'occasion du générique-fin (INLAND EMPIRE). Déjà, l'un des tout premiers films du cinéaste, tourné en noir et blanc et en vidéo, s'intitule The Amputee (1973) et montre comment une femme amputée des deux jambes (Catherine E. Coulson, future Dame à la bûche) est indifférente au charcutage de son mauvais infirmier (David Lynch) parce que, schizo, elle a la tête remplie d'une sentimentalité digne d'un soap-opera.
L'être humain est une machine culturellement organisée qui connaît avec l'époque industrielle un saut qualitatif dans sa propension délirante aux agencements machiniques. L'homme-éléphant est non seulement le produit fantasmatique du viol d'une trapéziste par le gros animal, mais il s'expose aussi comme l'exemplaire rejeton du monstrueux pachyderme industriel dont le cirque consomme voracement de l'ouvrier comme Hollywood de l'actrice en herbe ou de la vedette (Elephant Man). 8000 ans plus tard, l'imagination machinique manifeste sa créativité et son dynamisme, du rituel de la révérende Mère soumis à Paul qui plonge sa main dans sa boîte en y éprouvant le plus intense des feux pour sa plus grande jouissance à elle, à la machine pharmacologique du chat et de la souris offerte par les Harkonnen au « mentat » qu'ils ont empoisonnés (Dune).
Main perdue par excès de vitalité (Wild at Heart), corps disloqué par jalousie (Lost Highway), vieillard saisi dans l'extase doloriste du crucifié (The Straight Story) : les organes sont dispersés par des puissances schizophréniques et machiniques, en cherchant à s'émanciper des corps dont ils morcellent l'unité organique. Même BOB n'y échappe pas : son bras meurtrier qui s'est engorgé du maïs à la crème jaune, rouge et noire du garmonbozia (le nom inventé pour cette substance signifierait « douleur et chagrin ») doit rendre tout ce qu'il a pris, le Bras le lui commande. Combien de fois, devant sa télévision, on aura en effet bouffé le contenu de nos plateaux-repas tandis qu'à l'écran le sang vrai ou faux coulait abondamment ? Sang vrai ou faux, spiritueux comme l'ambroisie des dieux ou bien eau-de-vie à biberonner après distillation artisanale (booze) : garmonbozia. Comme la Vénus de Milo les bras nous tombent devant l'évidence : le cinéma de David Lynch montre jusqu'à la monstration ce que la télévision monstrueusement offusque.
Chez David Lynch, perdre la tête est l'affaire de tous, c'est le lot commun des spectateurs, des critiques et des personnages. Ce qu'il y a dans la tête du cinéaste comme dans celle de Dario Argento s'étale pourtant à la surface de leurs images : l'encéphale abrite des rêves acéphales. Ce n'est plus seulement la question du visage menacé d'un côté par la défiguration, de l'autre par le masque révélant que derrière n'importe quelle persona il n'y a en fin de compte personne. La tête est une autre machine, composée notamment du crâne abritant l'organe des organes. L'organe-maître serait donc depuis deux siècles au moins le cerveau qui, symptomatiquement, a supplanté le cœur, organe de la cordialité, dont la super-régie systémique assure autant les fonctions de mémoire affective et de cognition que la synthèse des organes de la perception. La tête saute comme un bouchon ou gicle comme un capuchon en raison d'une précession ou surdétermination du pouvoir cervical quand il subordonne les logiques de l'affection et de la sensation à celle des abstractions de l'intellection.
Restituer à la matière grise son rouge profond, c'est rappeler à la raison ses propres déraisons. C'est inviter la matière minérale, dure et froide du cerveau à s'engorger jusqu'à saturation des myriades de perception que lui font remonter le système nerveux et son rhizome d'innervation. Penser c'est longer la frontière de la raison et de l'impensable qui la nie, c'est autant ressaisir ce qui pense toujours déjà depuis l'intervalle des perceptions spontanées et des sensations qui en extraient le sens pour en peaufiner les complexes développements. Hors, on pense non seulement avec la tête mais avec tout son corps, avec tout son appareillage prothétique et machinique. Seulement il y a des organes comme le cerveau dont la survalorisation culturelle au nom du primat techno-scientifique est un surpoids substituant à la pensée une réflexion abstraite car déliée de toute sensation. Une réflexion mutilée. Comme un chape de plomb sur un chaudron bouillonnant, le cerveau ainsi considéré, ce qui constitue déjà un appauvrissement en soi, empêche d'en penser l'écume fertile qui monte par en-dessous.
La folie est la mort de la raison, sûrement pas celle de la pensée, Georges Bataille l'a dit et redit en pensant à la crise fatale de Nietzsche alors qu'il travaillait entre 1936 et 1939 à sa revue Acéphale à laquelle auront participé Roger Caillois et Pierre Klossowski, et dont la lecture aura sûrement inspiré plus tard Michel Leiris et Jacques Lacan, Gilles Deleuze et Michel Foucault en passant par Maurice Blanchot. Une revue par ailleurs redoublée d'une tentative de société secrète inspirée des essais d'anthropologie de Marcel Mauss qui, sous un chêne foudroyé, alors célébrait avec la décapitation de Louis XVI les multitudes sans tête pensante ni chef : un rêve d'« acéphalité ». Dans le premier article de la revue intitulé « La conjuration sacrée », Bataille a d'ailleurs écrit en prévention ceci : « La vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l'univers. Étant donné qu'elle devient cette tête et cette raison, étant donné qu'elle devient indispensable à l'univers, elle accepte un servage ».
Éclatée d'une balle tirée par Bobby Briggs dans la forêt de Twin Peaks, la tête éclatée du flic pourri de Deer Meadows jouit de l'auréole marquant littéralement le couronnement du décervelé. D'autres décervelés ou décapités incarnent les paradoxes cruels du couronnement. Henry Spencer perd en rêve la tête remplie de la matière grise dont la gomme produit un reste qui ne s'efface pas (Eraserhead). Le freak John Merrick est couronné par la société victorienne dont l'hypocrisie consiste à élire d'entre tous les pauvres qu'elle sécrète le plus monstrueux d'entre eux tous, au nom du rituel prouvant sa civilité de fer (Elephant Man). Le père aphone de Jeffrey Beaumont ainsi que Sailor ont en rêve des têtes éléphantesques (Blue Velvet et Wild at Heart), tandis que celle de Bobby Peru est réduite par ses propres excès en bouillie bonne pour les chiens (Wild at Heart). Les têtes sont également en surchauffe comme une peinture de Francis Bacon (Lost Highway), tantôt elles fondent debout, tantôt elles s'épanchent au terme d'un couloir interminable (Blue Velvet, INLAND EMPIRE). D'autres décervelés encore : c'est le maquereau californien qui préfère au plongeon dans sa piscine s'enfoncer dans le crâne l'un des quatre angles droits de sa table design (Lost Highway) ; c'est l'héroïne chauffée à blanc par la jalousie et le ressentiment au point d'avoir commandité l'assassinat de sa sœur aimée à mort (Mulholland Drive).
Sous les crânes éclatent bien des tempêtes en effet. Dans les événements aberrants court-circuitant les rapports du dedans et du dehors, les têtes enflent, elles s'engorgent et débordent. Quand leurs explosions sont cataclysmiques elles donnent alors des supernovas. Une étoile meurt, de sa poussière en naît une autre : l'impensable est au fondement stellaire de la pensée qui la couronne.
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