Tigritudes

Que mille Afrique refleurissent, que mille autres s'épanouissent

Deuxième partie

L'événement de cinéma ayant ouvert l'année en fanfare, c'est Tigritudes, une programmation initiée dans le cadre de la Saison Africa2020, et abritée par le Forum des Images entre le 12 janvier et le 27 février 2022. Porté par ses deux emballantes initiatrices, les réalisatrices Diana Gaye et Valérie Osouf, le geste est ample et d'une prodigalité inouïe, celui de l'anthologie panafricaine et chronologique, qui démarre en 1956 (année de l'indépendance du Soudan) pour s'achever en 2021, en ayant pour grigri une belle formule de l'écrivain nigérian Wole Soyinka : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie pour la dévorer ».

 

 

 

Bondir de joie devant les rayures du pelage « Tigritudes », à savoir 126 films, c'est voir du pays (40 !), c'est passer en revue aussi 66 ans d'histoire du cinéma racontant d'autres histoires de cinéma. On saute sur l'occasion pour élargir la carte, on en profite pour se refaire à neuf une cinéphilie. Bondir comme le tigre bondit sur sa proie, quoi que l'on préfère dire que le fauve intéresse surtout quand il saute à la gorge de son chasseur. Le tigre bondissant plutôt qu'à chevaucher, parce qu'il ne s'agit pas de restaurer la vieille civilisation aristocratique des méfaits individualistes de la modernité, mais tout au contraire de sauver le passé en lui redonnant de l'avenir qui est celui de la justice à l'égard des oubliés.

 

 

 

Contre le tigre chevauché par Julius Evola, préférer le saut du tigre dans le passé cher à Walter Benjamin.

 

 

 

Et redonner de l'avenir au passé, c'est en redonner au cinéma pour maintenant, c'est s'en redonner pour soi au présent en souhaitant que mille Afrique refleurissent et que mille autres s'épanouissent. C'est à ce titre que l'on saura rendre grâce aux deux farouches tigresses dont les mânes héroïques témoignent d'un immense amour du cinéma, de tout le cinéma, qui aura entre autres permis de rayer le disque des vieilles lunes de l'afro-pessimisme.

 

 

 

 

 

Face au tigre, chevauchement ou bondissement ?

 

 

 

 

 

Si la jungle a des rayures tropicales, elle ne raye pas de la même façon selon que l'on suive tel tigre ou tel autre. Face au fauve, on peut faire en effet deux choses. Les uns plaident pour chevaucher le tigre. Il s'agit alors de suivre Julius Evola qui, au nom d'une Tradition qui fait le bonheur commun des derniers réactionnaires comme des néo-gourous pop-gnostiques, prône le sursaut civilisationnel et l'éveil spirituel dans l'élitisme antimoderne et le fascisme mystique. D'autres préfèrent la compagnie plus amicale de Walter Benjamin dont la critique de l'Histoire invite à sauver le passé de son discrédit moderniste, marxiste compris, au nom d'une dialectique à l'arrêt nécessaire à arrêter la locomotive du progrès devenue une catastrophe planétaire.

 

 

 

Le président de la République a fait son choix en citant en mai 2021 Evola. Le bloc bourgeois ne se retient plus de fasciser, il en va de la survie de son hégémonie qui est notre ruine.

 

 

 

Le bond du tigre dans le passé n'appelle pas aux postures contre-révolutionnaires et nostalgiques, mais aux engagements révolutionnaires au nom de notre commune humanité à l'ère critique du capitalocène. Quand Walter Benjamin propose la métaphore du bond du tigre dans le passé, c'est en évoquant la Commune de Paris qui s'était donnée comme modèle celle de 1793, c'est en pensant aussi à la Révolution russe qui se savait avoir été précédée par l'insurrection parisienne de 1871. Chevaucher le tigre est une métaphore guerrière au service d'une vision inégalitaire du monde, faire le bond du tigre est son contre-champ opposable, du côté de l'émancipation, de l'égalité et du vivant.

 

 

 

Faire le bond du tigre consiste aussi à sauter sur son adversaire plutôt que valoriser son identité de tigre. C'est la « tigritude » avancée par l'écrivain nigérian Wole Soyinka lors d'un congrès pour écrivains à Kampala en 1962 en l'opposant à la « négritude » chère à Léopold Sedar Senghor. « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie pour la dévorer ». Autrement dit, l'identité des minoritaires, quand elle s'apparente à l'inversion spéculaire d'une représentation imaginaire des majoritaires, n'est pas une arme de combat pour l'émancipation, c'est surtout un aménagement symbolique à l'intérieur d'un consensus dont le terme de diversité est devenu aujourd'hui l'un des fétiches consacrés.

 

 

 

Le colonialisme qui se perpétue dans le champ des imaginaires ou des représentations, il va bien falloir un jour ou l'autre en sortir. Cela concerne particulièrement le cinéma, qui peut tantôt servir à la perpétuation de l'existant par la reproduction des stéréotypes, tantôt permettre au contraire à fourbir leur contestation radicale qui est une question esthétique autant que politique. Cela concerne tout particulièrement le cinéma africain, dont la presse généraliste et spécialisée, continue de faire croire qu'il existe alors qu'il n'y a que des expériences comme le disait Serge Daney, autrement dit un archipel de singularités réchappées du continent englouti des indépendances coloniales et du tiers-mondisme, et dont l'histoire reste à faire en collectant l'épars des réussites oubliées comme des promesses avortées.

 

 

 

 

 

Les bonds de la programmation

 

 

 

 

 

Un événement de cinéma qui aura ouvert l'année en fanfare, c'est Tigritudes, une programmation initiée dans le cadre de la Saison Africa2020, et abritée par le Forum des Images entre le 12 janvier et le 27 février. Porté par ses deux emballantes initiatrices, les réalisatrices Diana Gaye et Valérie Osouf, le geste est ample et d'une prodigalité inouïe, celui de l'anthologie panafricaine et chronologique, qui démarre en 1956 (année de l'indépendance du Soudan) pour s'achever en 2021.

 

 

 

Ce n'est pas qu'une question de chiffres, mais quand même : Tigritudes, c'est 126 films, c'est voir du pays (40 !), c’est passer en revue aussi 66 ans d'histoire du cinéma. On n'avait pas vu pareille programmation sur un tel sujet depuis des années, sinon des décennies. Le temps est alors propice à tous les rattrapages, à toutes les découvertes. Il ne s'agit cependant pas de célébrer la diversité de la création africaine, mais de donner ou redonner justice aux films qui existent en répondant à des exigences qui sont aussi et absolument celles du cinéma. Des films ayant réussi à parvenir jusqu'à nous et dont la visibilité aura été parsemée d'embûches en témoignant de difficultés structurelles avérant qu'il y a du néocolonialisme dans le postcolonial.

 

 

 

Si l'anthologie affirme la souveraineté de sa double subjectivité, au risque des querelles d'ego, des rivalités et des luttes pour la reconnaissance inévitablement accentuées par la marginalisation des propositions issues du continent africain et des afro-descendances, sa prodigalité aura fait fi des genres et des formats, courts et longs, documentaire et fiction, essai et cinéma expérimental, film de genre ou film-tract. Films rares ou inédits, œuvres pionnières et oubliées : il est temps d'élargir la carte de géographie, temps aussi de se refaire à neuf une cinéphilie forcément marquée par des disparités géographiques qui ne sont pas que la résultante des modes journalistiques. Rencontres et conférences ont également accompagné une programmation qui jouit désormais d'une belle itinérance amorcée le 13 mai en Afrique, à Bobo Dioulasso au Burkina-Fasso, suivi par d'autres escales, comme Saint-Louis et Dakar au Sénégal.

 

 

 

 

 

Programmer, c'est bondir aussi contre l'afro-pessimisme

 

 

 

 

 

Parmi les 126 films proposés, il y a de quoi bondir en effet. Bondir, c'est-à-dire s'enthousiasmer des efforts pour faire exister le cinéma dans des déserts largement tributaires des plaies du colonialisme, qu'il s'agisse des interventions occidentales pour contrarier les indépendances comme des nouveaux potentats locaux qui ont profité de la situation nouvelle pour capter les acquis de la révolution. Bondir devant des films qui sont l'empreinte du désir de celles et ceux qui les ont fait, souvent en affrontant de graves difficultés, en ne cédant pas sur le cinéma considéré comme un précieux bien commun.

 

 

 

Bondir de joie devant Muna Moto (1975) de Jean-Pierre Dikongué Pipa, le premier film camerounais qui a fait l'ouverture de Tigritudes, Cabascabo (1968) du nigérien Oumarou Ganda, Rhodesian Countdown (1968) de Michael Raeburn dédié aux futurs habitants de Zambie et du Zimbabwe, Monangambééé (1968) de Sarah Maldoror dédié au peuple angolais, Symbiopsychotaxiplasm : Take One (1971) de l'étasunien William Greaves, Histoire d'une rencontre (1983) de l'algérien Brahim Tsaki, Finyè (1981) du malien Souleymane Cissé, Mortu Nega (1988) de Flora Gomes (le premier film guinéen-bissalien), Chef ! (1999) du camerounais Jean-Marie Teno, Rage (1999) du nigérian Newton Aduaka (le premier film britannique tourné par un indépendant originaire d'Afrique), Maangamizi (2001) de Martin Mhondo et Ron Mulvihill (le premier film tanzanien), Coming Forth By Day (2012) de l'égyptienne Hala Lotfy, Tarzan, Don Quichotte et nous (2012) de l'algérien Hassen Ferhani, La Bataille de Tabatô (2013) de João Viana (un portugais né en Angola et tournant en Guinée-Bissau) et La Vie d'après (2021), le premier long-métrage du réalisateur algérien Anis Djaad. Sans oublier le magnifique De quelques événements sans signification (1974) du marocain Mostafa Derkaoui projeté en partenariat avec le Cinéma du Réel.

 

Des bondissements de joie qui répondent aux affranchissements dont ces films témoignent.

 

 

 

Bondir comme le tigre bondit sur sa proie, quoi que l'on préfère dire pour notre part que le fauve intéresse surtout quand il saute à la gorge de son chasseur. Le tigre bondissant plutôt qu'à chevaucher, parce qu'il ne s'agit pas de restaurer la vieille civilisation aristocratique des méfaits individualistes de la modernité, mais au contraire de sauver le passé en lui redonnant de l'avenir qui est celui de la justice à l'égard des oubliés.

 

 

 

Et redonner de l'avenir au passé, c'est en redonner au cinéma pour maintenant, c'est s'en redonner pour soi au présent en souhaitant que mille Afrique refleurissent et que mille autres s'épanouissent.

 

 

 

C'est à ce titre que l'on saura grâce aux deux farouches tigresses dont les mânes héroïques racontent un amour du cinéma, de tout le cinéma, qui aura entre autres permis de rayer le disque des vieilles lunes de l'afro-pessimisme.

"Chef !" (1999) de Jean-Marie Teno

L’autorité contre les autorités

Dans la commune d’origine de Jean-Marie Teno venu assister à l’érection d’un monument à la gloire d’un ancien chef local, un adolescent a volé des poules. Pris sur le fait, le récidiviste est encerclé par la foule en colère de Pète-Bandjoun, qui le menace et le frappe. On frôle le lynchage. La situation est terrible, et si tendue qu’elle oblige le réalisateur à interrompre le tournage et intervenir pour empêcher le pire d’advenir. Un plan noir vient alors marquer la violence du réel qui rappelle au cinéma ses puissances et ses impuissances. Dans ce plan noir, il y a toute la faiblesse du cinéma quand la présence d’une caméra est une invitation insuffisante à la retenue morale et l’inhibition comportementale. Avec ce plan noir, il y a toute la force du cinéma aussi quand la violence effractive du réel est une épreuve de feu rappelant à sa part documentaire qu’elle constitue sa limite éthique. La tension dialectique du réel et de l’idée se joue alors au-delà de tout didactisme.

 

 

 

Chef !, sa question est celle des autorités discréditées par l’usage de la brutalité. Si cette question a pour fond une passion, celle de la possibilité d’une justice dans un pays profondément injuste, c’est d’une part en documentant le hiatus pareil à un faux-raccord qu’il y a entre la légitimité de l’autorité et son discrédit en basculant dans l’autoritarisme. Et c’est, d’autre part, en reconnaissant et valorisant l’autorité de celles et ceux qui luttent pour l’égalité et qui, souvent, paient le prix de n’avoir pas cédé sur un désir universel de justice. L’autorité est conflictuelle, c’est un enjeu de luttes.

 

 

 

Le plan noir n’offusque pas le réel, il ne l’escamote pas en étant au contraire la marque de l’excès, la preuve de l’antagonisme, la part du négatif avec laquelle il faut composer pour persévérer. Jean-Marie Teno a beau mobiliser toutes les ressources qui sont à sa disposition – un commentaire abondant et une musique qui prend le relais, un montage de vues urbaines, d’entretiens et d’archives visuelles plus quelques effets rhétoriques comme l’arrêt sur image et le fondu au noir –, le négatif est partout. La critique n’est pas que l’affaire des discours tenus in et off, elle mord directement dans les images. On l’a vu avec la scène de lynchage décrite comme une scène de justice expéditive et populaire opposable à une institution judiciaire qui est une administration décourageante et corrompue. On le voit ensuite à l’occasion d’un mariage qui témoigne des noces du vieux patriarcat local et du code civil français. Loin de dépasser les inégalités du droit coutumier, le formalisme hérité du colonialisme le consacre avec la force rationnelle et froide de la modernité. Le maire qui instruit de la domination du mari au titre de chef de famille voudrait faire rire son audience, et il y arrive mais la future épouse a pour sa part des absences et des regards évasifs qui en disent long.

 

 

 

Un se divise en deux : l’idéal de la justice est tiraillé entre deux violences mimétiques, celle de l’administration étatique et celle de ses expressions populaires, compensatrices et cathartiques ; l’idéal du mariage est coincé entre l’inégalité foncière du droit coutumier et son renforcement paradoxal par le formalisme du droit positif légué par le colon français. Un se divise en deux : l’autorité se distingue de l’autoritarisme comme la justice du droit qui s’en réclame. Dans Chef !, les chefs pullulent, des administrations aux cours de village en passant par le foyer conjugal et le plus haut sommet de l’État. Les chefferies quadrillant toute la société camerounaise attestent une passion pour la servitude volontaire mais son commentaire critique n’est pas toujours immunisé contre le poison d’un mauvais ressentiment nourri à l’égard d’une médiocrité d’un peuple sans culture. La mauvaise critique de la médiocrité populaire témoigne pour la difficulté d’une autorité symbolique, en l’occurrence celle du réalisateur, pas entièrement prémunie des risques de l’autoritarisme. C’est dire alors si le ressentiment comme symptôme indique à quel point le mal est interne et profond.

 

 

 

Entre les chefs qui ont moins d’autorité qu’ils sont autoritaires, il y a des autorités qui le sont vraiment et les secondes sont souvent victimes des premiers. Parmi ces autorités on trouve des militantes associatives contre les violences faites aux femmes et des militants des droits humains comme ceux de Cap Libertés. On trouve aussi l’écrivain Mongo Béti et le journaliste Pius Njawé puni pour avoir posé la question de l’état de santé du chef des chefs, Paul Biya. La réponse, le journaliste l’aura trouvée en ayant été puni sans procès, jeté durant deux années dans la prison de New-Bell à Douala, ce cloaque infectieux qui abrite la vérité malade du corps pourri de l’autocrate.

 

 

 

La violence est ce qui sépare radicalement les autorités des autoritaires, les premières qui augmentent notre puissance d’agir et les secondes qui la diminuent avec une jouissance perverse. La violence qui détermine l’apparition d’un plan noir. La violence qu’il y avait déjà dans une dédicace dont on ne comprendra le sens qu’à la fin du film. Justice N. est l’enfant mort-né de Pius Njawé, la fille attendue et perdue parce que sa mère aura été durant sa grossesse molestée par les gardiens de prison. Il y a d’autres spectres dans les films de Jean-Marie Teno, celui de son père dans le premier film, le court-métrage Hommage (1985), Ernestine Ouandié dans Une feuille dans le vent (2013). Les fantômes sont des autorités qu’il s’agit aussi de protéger contre l’autoritarisme des vivants.

 

 

 

12 février 2022

"Maangamizi" (2001) de Martin Mhando et Ron Mulvihill

La femme à la fenêtre

Samehe est la patiente d’un hôpital psychiatrique situé au pied du Kilimandjaro. Comme frappée de catatonie, elle reste silencieuse et immobile, ses yeux fixant un dehors qui n’appartient qu’à elle, traversée de visions qui ne concernent qu’elle. Samehe est une femme à la fenêtre, grand motif pictural que l’on trouve chez Caspar David Friedrich, Fritz von Uhde et Vilhelm Hammershøi, tous peintres du silence intérieur. Samehe est une femme mutique, elle est pourtant habitée par un grand tumulte, le vacarme de violences familiales dont les traumatismes profonds sont des lésions faisant écho au chaos des cultures rivales. Quand la religion du christianisme est un legs colonial qui mène la guerre à une sacralité traditionnelle pour la disqualifier, le soin relève moins de la psychiatrie, autre héritage occidental, que d’un chamanisme réinventé dont les soins peuvent s’exercer ici, en Tanzanie, comme ils profitent aussi aux malades qui s’ignorent, héritiers de la diaspora africaine.

 

 

 

La femme à la fenêtre de Dar es Salam est une figure offrant à l’écran la possibilité de témoigner de la diversité des mondes, celui de la psychiatrie qui patine en ne s’élevant pas au niveau requis par l’ethnopsychiatrie, celui de cultures indigènes dont les restes sont des spectres de culpabilité et des hantises, celui des médecins en provenance des États-Unis et dont les origines africaines-américaines sont les racines d’un mal-être incompris. Déplier l’idée qu’il existe des mondes parallèles, c’est pouvoir raconter aussi comment ils se touchent à un moment donné. Comment ils ont des lignes sécantes dont les intersections font le sel du cinéma fantastique. Les images (flashs oniriques, raccords aberrants et surimpressions) et les sons (voix acousmatiques, répétitions et synchronicité délirante) témoignent ainsi de l’hallucination qui se joue de part et d’autre de la ligne de démarcation entre le normal et le pathologique, le cosmos des soignants et le chaos des patients.

 

 

 

Maangamizi est le premier film produit et réalisé en Tanzanie par des techniciens tanzaniens. Il y a donc beaucoup à faire et du temps perdu à rattraper. Le film réalisé par le tanzanien Martin Mhando et l’étasunien Ron Mulvihill ne perd pas beaucoup le sien à montrer que le genre fantastique n’est qu’un aspect, certes le plus spectaculaire, d’un film dont la vocation est explicitement allégorique. Les noms disent en swahili qu’il en va ici d’un oubli (la patiente Samehe) qui se comprend comme la condition d’une mémoire autorisant tous les pardons, d’une colère aussi (Asira, la doctoresse) qui trouve ses racines dans l’histoire des violences raciales étasuniennes, d’une destruction des savoirs rituels et chamaniques traditionnels (Maangamizi, l’esprit qui souffle dans la tête de Samehe) dont la persistance exige un rituel de conjuration partagé pour les sœurs africaines qui se seront reconnues. Les mondes parallèles finissent d’avérer qu’ils n’en forment qu’un en réalité, celui, hallucinatoire et fragmenté, de l’occidentalisation du monde qui s’est payée durant quatre siècles au moins par l’esclavagisme et le déracinement aux États-Unis, le colonialisme et l’évangélisation en Tanzanie.

 

 

 

L’allégorie n’est pas sans justesse mais elle sacrifie aussi à une symbolique parfois empesé de didactisme. Le collier en forme de scarabée est par exemple un bel objet transitionnel mais il sert à suturer la sororité et la gémellité des destins d’Asira et Samehe, filles de mères martyrisées, l’une brûlée vive par un mari évangéliste et l’autre victime d’une pendaison raciste, les flammes de l’évangélisation africaine s’entremêlant aux feuilles de maïs américain. Les sœurs qui ont été précédées par deux jumelles ayant embêté Samahe quand elle était plus jeune allégorisent ainsi un soin à deux versants, qui tient autant de la restauration des cultures indigènes réprimées par la culture coloniale éradicatrice que de l’accord de principe sur la position de Marcus Garvey défendant avec le mouvement « Back to Africa » le retour au berceau africain.

 

 

 

Quelquefois, Maangamizi peut ressembler à du David Lynch, son surréalisme frayant même avec une forme d’afro-futurisme. On peut cependant se demander si la présence de Jonathan Demme, le producteur exécutif du film, n’a pas pesé d’un poids culturel trop fort sur une œuvre désirant conjurer quelques mauvais esprits occidentaux. Surtout, Maangamizi rejoint les thèses défendues par la chercheuse Silvia Federici en montrant que la colonisation et l’esclavagisme se sont accompagnés, avec la christianisation des territoires conquis, de la disqualification des rituels traditionnels identifiés à une sorcellerie. Même pour les deux hommes qui ont réalisé Maangamizi, le féminisme est aussi un exorcisme quand il est rapporté, pour citer le dernier ouvrage traduit en français de Silvia Federici, à l’histoire longue d’« une guerre mondiale contre les femmes ».

 

 

 

12 février 2022

"Rage" (1999) de Newton Aduaka

Hip, hop

Rage, G. et T. sont surexcités, au volant de leur voiture, à toute vitesse, dans la nuit suburbaine londonienne, les trois garçons fuient une menace sans visage. Ils gesticulent, vocifèrent et s’insultent à qui mieux mieux. Comme dans une série américaine, de cela aisément ils conviennent. Ils s’y croient follement mais, de là où l’on est, on n’a peine à y croire. Ce n’est pourtant pas un problème, c’est même le contraire d’un problème. On rit d’eux mais jamais contre eux, l’équilibre est subtil et ne sera jamais démenti. Le rap a beau être poussé à fond les ballons, la caméra a beau jeu de frétiller et le raccord de claquer comme on scratche, il s’agit toujours de mimer leur excitation parce qu’elle tient toujours déjà d’une performance, d’un mime. Il y a vraiment un monde entre l’électricité qui trouve sa raison à l’extérieur d’elle-même et une montée d’adrénaline qui est une fièvre partagée entre trois copains qui voudraient à tout prix transcender leur quotidien les empêchant de devenir des stars du hip-hop. Cela s’appelle le réel et si Rage est un film réaliste, c’est en s’ébattant dans la différence de potentiel qu’il y a entre des mythologies urbaines et des gamins qui s’en gargarisent.

 

 

 

Rage, G. et T. sont des pieds-nickelés du hip-hop. Au-dessus de leurs pieds, vous trouverez Jamie, Godwin et Thomas, trio de jeunes adultes qui jouent les prolongations de l’adolescence dans le quartier populaire de Peckham au sud de Londres. Rage leur est tout entier dédié et le film de Newton Aduaka carbure à une empathie irrésistible. Elle permet à son auteur d’attraper beaucoup en s’émancipant souvent de son habillage MTV : les stéréotypes d’une culture urbaine et ses partisans qui en complexifient la donne ; l’agitation d’une jeunesse qui fait tout et souvent n’importe quoi pour désœuvrer ses incertitudes et ses vraies questionnements sur les prescriptions du sexe et de la race ; les clichés du style gangsta adoptés mais contre les injonctions sociales à rester à sa place.

 

 

 

En rendant la monnaie de leur pièce à une culture choisie pour ses promesses de réussite, les trois amis arrivent à chaque fois à éviter la case obligée de la dramatisation scénaristique.Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils arriveraient à faire l’économie des violences réelles qui s’exercent sur eux, violence des gangs (qui consiste déjà en son attraction), violence policière (peut-être un viol), violence intériorisée dont ils voudraient se défausser en se défoulant et qu’ils retournent contre eux.

 

 

 

La référence à La Haine de Mathieu Kassovitz, si elle a été souvent répétée par la critique française, est finalement superficielle. Et vraiment inappropriée tant le film de Newton Aduaka est autrement subtil. Intelligent quand l’un des rappeurs, Godwin, est aussi un pianiste de jazz qui adore Monk. Malin quand il rappelle Thomas à ses origines petites-bourgeoises. Sensible en différant la hantise du complexe racial du métis Jamie, ce dernier étant incapable de savoir s’il est un « nigger » ou pas.

 

 

 

Les gangsters nigérians sont vraiment réussis, à la fois stéréotypes vivants (on rit d’eux) et menaces réelles (on sent aussi qu’ils sont capables du pire). Le vieil ami jamaïcain de Rage aussi, conscience morale qui ne l’est qu’en raison d’une solide amitié se substituant à toute autre forme de légitimité.

 

 

 

Ce petit film sur la jeunesse qui n’a que les bricoles de l’amitié pour persévérer, l’amitié mieux que les fausses promesses de la virilité, l’amitié plus sûre aussi que les mystères inaccessibles de l’autre sexe qui disent peut-être entre les lignes des amours homo étouffées, est un film de jeunesse, de bricolage et d’amitié. Rage est en effet le premier du nigérian Newton Aduaka, il est aussi le premier film britannique tourné en indépendant par un réalisateur africain autant inspiré par Spike Lee que par John Cassavetes et Jim Jarmusch. Un film de maturité également, et d’emblée, par exemple en abandonnant progressivement ses manières clip, avec courtes focales, caméra à l’épaule et raccords cut, pour privilégier les plans fixes et longs dévolus aux méandres des conversations. Un film qui a mis aussi trois année à pouvoir se monter, et qui témoigne ainsi d’une rage créatrice partagée avec les labels Jazz Fudge et Ninja Tunes, ces viviers du hip-hop dans lesquels il a puisé sa bande sonore.

 

 

 

Rage est un film hip-hop, réellement, parce qu’il aura su faire la part des choses, entre la part du hip (le film est branché sur le meilleur du rap d’alors) et celle du hop (le film danse entre ses références en captant dans les intervalles l’air du temps, l’intériorisation de la race et ses refoulés sexuels).

 

 

 

 

12 février 2022

"Coming Forth By Day" (2012) de Hala Lotfy

Clinique et critique

Une femme est fatiguée d'être au chevet de son vieux mari malade, fatiguée d'alterner les soins qu'elle doit lui prodiguer avec ses permanences comme infirmière à l'hôpital d'à côté. Sa fille de trente ans ne peut pas ne pas l'aider, au point d'être saisie par la fatigue maternelle. Elle trouve cependant au moins un moment pour sortir de l'appartement familial, sûrement en espérant respirer dans les rues du Caire un autre air que celui de la mort de son père. Le patriarcat égyptien est à l'agonie et son chevet est un sort, avec ses temps contraints qui incluent aussi des temps morts, qui s'impose aux femmes, épouses, mères et filles qui expérimentent, à partir de la fatigue d'une domesticité usante et confinée, l'épuisement terminal d'un modèle de société.

 

 

 

Coming Forth By Day prêterait sans forcer son récit minimaliste à l'allégorie s'il n'y avait pas une manière singulière, à la fois douce dans son expression et radicale dans son ambition, de retenir sa propension à l'édification. Si allégorie il y a, c'est du côté des ruines au milieu desquels le sens n'advient qu'en devenant une nébuleuse que l'on ne voit que de loin. Le patriarche en train de mourir peut aisément figurer un patriarcat déliquescent dont Moubarak est alors le plus éminent représentant s'il n'y avait pas la description serrée, concentrée aux limites de l'asphyxie, de tout le travail domestique nécessaire à l'entretien du corps malade. Le minimalisme est alors la voie descriptive qui retient l'allégorie de battre trop fort des ailes. La fiction chevillée à montrer toutes les tâches, lever le corps et le laver, le nourrir et le soigner, est un recroquevillement dont l'austérité est aussi un gage de vérité, retranchée des évidences didactiques du genre allégorique.

 

 

 

Si Coming Forth By Day est un film politique, il l'est déjà dans la perspective féministe d'une critique de la sphère de la reproduction ou de la domination. Seulement, la critique radicale d'un pouvoir patriarcal en voie de décomposition avancée pose d'abord qu'il y a une clinique à entreprendre. La clinique qui établit le raccord entre le lit du malade et le ciel opaque, le rideau remué par le vent et l'écran de cinéma, est celle qui voit dans la foulée l'alitement généralisée de toute une société quand elle est tenue captive, au chevet d'un patriarcat à l'agonie. Rester dans l'appartement est un choix tranché, celui d'un retranchement au profit d'un dedans souvent absent du régime de représentation dominant, ce dedans où règne une économie domestique dont la description tient du geste esthétique (la fiction ne perd pas en dignité quand sa narration est celle des temps féminins contraints, temps morts compris, temps morts-vivants) et politique (l'espace privé est un pli caractéristique de l'ensemble de la société, le nerf d'une lutte sans image ni nom).

 

 

 

Le film ennuie ? C'est un risque mais il est assumé au nom d'une double disposition, d'abord celle d'un ennui fondamental qui est la condition profonde du spectateur, sa passivité. La disposition d'un pathos propre au spectateur se mue ensuite en empathie quand sa réalisatrice ne lui demande rien d'autre sinon expérimenter pour le spectateur (masculin) de se placer 95 minutes durant (une durée qui joue avec le temps réel) aux côtés de ses femmes qui travaillent et dont le travail, aussi nécessaire soit-il, n'est pas reconnue. On verrait alors d'où vient Coming Forth By Day, du cinéma d'auteur des années 70 qui aura poussé loin la clinophilie (Philippe Garrel, Jean Eustache, Jacques Doillon, Un homme qui dort de Bernard Queysanne d'après Georges Perec, tous ont le goût des lits), tout particulièrement celui de Chantal Akerman.

 

 

 

Comme on fait son lit on se couche et comme on fait un film on s'y couche, même si le lit est celui d'un futur défunt. L'écran est un lit et les plans en sont les draps froissés, parfois tachés du sang des escarres. Rideaux et draps qui peuvent ressembler aussi à des bandelettes de momie égyptienne.

 

 

 

Le premier long-métrage de la réalisatrice Hala Lotfy pose donc la clinique en préalable à la critique, tournant peut-être autour du noyau improbable ou secret d'un jeu de mot : avec le care au Caire, le soin apparaît comme une guerre intérieure, une usure lente, un poison. Aller dehors pour la fille, c'est sortir au jour comme y invite le titre. Et sortir au jour c'est tenir à distance aussi les pressions qui obligent aux raccourcis des scénarisations : l'histoire d'amour qui reste un spectre téléphonique (là on penserait davantage à Marguerite Duras, celle du Navire Night), la fille voilée du bus qui raconte en un plan-séquence la possession dont elle est victime, le chant soufi à l'aurore qui ouvre l'opacité laiteuse du ciel à une couleur indéfinissable, peut-être le mauve. Et la Place Tahrir qui reste lointaine, et même inaccessible, quand bien même elle est désirable pour le spectateur qui pense ou repense à l'année 2011, année de tous les dangers pour le peuple égyptien.

 

 

 

On sait que Hala Lotfy a entamé le tournage de Coming Forth By Day en 2007, suspendu par les événements de janvier 2011, avant de le finaliser l'année suivante. Pourtant, il n'en sera jamais question dans son film. C'est un choix fort et tranché, politique aussi mais par défaut plutôt que par excès, celui d'un retranchement hors d'une actualité qui aurait pu servir à scénariser l'élan vital des sorties qui sont des aérations pour des soulèvements. La position adoptée est moins décevante que déceptive (il s'agit d'assumer la déception en décevant des attentes trop fortes ou évidentes) en montrant la continuité d'une décomposition dont la temporalité est sur le plan historique plus longue, et peut-être indifférente aux surgissements événementiels. En ce sens, Coming Forth By Day ouvre un chemin à d'autres titres importants du nouveau cinéma égyptien, Withered Green (2017) de Mohamed Hammad (on retrouve une même photographie désaturée, exsangue) et Derniers jours d'une ville (2016) Tamer El Saïd (le film qui a également été tourné avant et après l'événement montre aussi qu'il y a, avec son surgissement, la possibilité obscure d'un simulacre).

 

 

 

Ce sur quoi préfère conclure Hala Lotfy est moins le fracas des foules rassemblées qu'un souffle, non pas celui des réanimations historiques mais des animations mystiques. Le titre renvoie déjà au Livre des morts des Anciens Égyptiens qui s’intitule aussi Le Livre pour sortir au jour (Le Caire semble imprégné par la lumière souterraine d’Osiris, les vivants s’apparentant à des défunts qui attendent de passer dans l’au-delà). Enfin, si le magnifique chant soufi soulève la dimension spirituelle des résistances féminines (qui sont des exercices respiratoires comme le dhikr), la laine battue par la mère pour faire un matelas plus confortable à son époux malade rappelle aussi que le soufi est l'ascète vêtu d'une robe de laine vierge en signe d'humilité.

 

 

 

19 février 2022

"Tarzan, Don Quichotte et nous" (2013) de Hassen Ferhani

Un spectre hante l’Algérie, celui de l’utopie

Avec Tarzan, Don Quichotte et nous, reformulation montée durant trois nuits blanches d'un épisode d'un web-documentaire intitulé Un été à Alger, Hassen Ferhani suit le fil d'une quête, ténu mais solide. La quête qui consiste à trouver, en caméra montée à l'arrière d'une voiture comme dans un film d'Abbas Kiarostami, l'endroit secret où se cacherait un certain historien nommé Sidi Ahmed Benengeli. L'aventure est parfaitement localisée : c'est le quartier Mohamed-Belouizdad (ex-Belcourt) où se trouve un endroit bien connu de ses habitants, la grotte de Cervantès. Les moyens pour y arriver sont nombreux et leur agencement, toujours facétieux. Des extraits de Tarzan, l'homme singe (1932) de W. S. Van Dyke d'après le roman d'Edgar Rice Burroughs projetés dans le jardin d'Essai où la légende affirmerait que ce film y a été tourné. Et d'autres de Don Quichotte (1955-1992) d’Orson Welles d'après le roman L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantès qui inspire aujourd'hui de nombreux plats vendus dans les fast-food du coin.

 

 

 

Hassen Ferhani, s'il imagine les notations cocasses ou tisse les raccords comiques ajointant ses matériaux documentaires de manière poétique, laisse pourtant affleurer dans le dos de ses images disposées comme les cailloux d'un Petit Poucet d’Alger de lancinantes pressions s'exerçant souterrainement sur son propre désir de cinéma. Nombreux seraient en effet les signes avérant peut-être l'angoisse sourde de faire un cinéma autre dans un pays où il fut historiquement érigé en moyen d'éducation idéologique des masses. Et où son âge glorieux, mais peu disposé à accueillir ses exceptions, s'est doublement dissipé durant les années 1980, dans le démantèlement de son système de distribution et avec la délégitimation populaire d'un pouvoir ossifié (c’est un constat partagé par Bla cinima de Lamine Ammar-Khodja). Être attentif aux signes disséminés de l'échec (la folie du premier interprète de Tarzan, l’acteur Johnny Weissmuller, le montage final constamment différé du film d'Orson Welles, le projet plusieurs fois avorté de Terry Gilliam de l'adaptation du roman de Cervantès), c’est les reconnaître comme les images-symptômes d'une hantise insistante quand le désir d’un homme consiste à tenter de faire du cinéma en Algérie, après Mohamed Zinet et Farouk Beloufa, après Azzedine Meddour et Abdelaziz Tolbi, après Nazim Djemaï et Brahim Tsaki.

 

 

 

Malgré tout, dans l'examen de quelques poches de résistance (du jardin d'essai qui aurait accueilli le tournage de Tarzan l'homme singe à la fameuse grotte où s'est réfugié Cervantès lorsqu'il tenta à plusieurs reprises de fuir avec son frère Rodrigo une captivité forcée entre 1575 et 1580), le présent algérois, imprégné par la persistance d'échos littéraires et cinématographiques internationaux, s'ouvre à la cartographie d'un fabuleux résolument sans frontière. On y vérifie une nouvelle fois qu’en Algérie le documentaire sait particulièrement bien recueillir les puissances du faux, légendes objectives et fabulations subjectives (comme les amoureux qui se cachent en secret dans les jardins).

 

 

 

Des puissances du faux que l’on retrouve encore dans les longs-métrages documentaires de Hassen Ferhani, Dans ma tête un rond-point (2015) et, plus encore, 143 rue du désert (2019) où l’on retrouve l’acteur Samir El Hakim. Le plus fabuleux étant quand même, si on l'ignorait encore, que le fameux historien recherché et demeurant inconnu pour les habitants du quartier est en réalité un personnage fictif inventé par Cervantès lui-même. Un masque inventé pour être inscrit dans une perspective méta-fictionnelle censée accréditer l'idée que Don Quichotte aurait réellement existé, son existence ayant été rapportée par un savant mauresque répondant au nom de Sid Ahmed Benengeli.

 

 

 

Tarzan, Don Quichotte et nous aura ainsi travaillé à restaurer une puissance de relève légendaire offerte aux rêveurs et fabulateurs d'Alger, cette grotte peuplée de réfugiés et d’exilés de l’intérieur.

 

 

 

Hanté par le motif de la chute (celles, répétées, de Don Quichotte dans l'assaut des moulins à vent en prolongement tragique du saut dans l'eau de Tarzan), Tarzan, Don Quichotte aura su nourrir l'effort consistant à mettre en œuvre l'élan inverse : celui d'une ascension littéralement filmée à l'occasion de son extraordinaire ouverture tourné depuis l'intérieur d'un téléphérique. La grotte est une caverne où l’on rumine des rêves et des fictions, le foyer des énergies secrètes et utopiques. L’accès aux hauteurs de la fabulation légendaire est un soulèvement s’opposant à l’inertie accablant un peuple qui rêve de monter à l'assaut du ciel avant d’y avoir réussi six ans plus tard à l’occasion du Hirak.

 

 

 

 19 février 2022

"La Bataille de Tabatô" (2013) de Joǎo Viana

Ainsi balafon font font

La tradition mandingue et griotique le raconte ainsi : pendant des millénaires où des hommes ont fait la guerre à d’autres hommes, d’autres ont créé des civilisations qui ont le pouvoir de les soigner de leur propension à tuer. La tradition est une voix qui perce la nuit comme les éclairs d’un orage en déchirent le voile d’encre noire. Comme les phares d’une moto lancée aux confins du soir. Comme le faisceau du projecteur éclairant la salle de cinéma plongée dans le noir, autre nuit transfigurée.

 

 

 

La transfiguration de la nuit est le but poursuivi par Joǎo Viana à l’occasion de son premier long-métrage tourné en pays mandingue en faveur de sa musique. Et la nuit ne vient jamais seule. La nuit est coloniale parce que nous sommes en Guinée-Bissau et bon nombre d’architectures sont là, muettes, pour rappeler la colonisation portugaise. La nuit est post-coloniale aussi quand le temps serait venu de la réconciliation des mémoires intégrant dans le grand roman de l’émancipation nationale ses exclus et ses parias, ses traîtres à l’exemple de ces hommes qui ont été intégrés, de force ou de gré, dans le contingent africain de l’armée portugaise avant sa défaite en 1974. La nuit est cinématographique, enfin, quand l’histoire du colonialisme portugais nourrit à l’époque de la crise économique des nostalgies problématiques comme le montre Tabou (2012) de Miguel Gomes qui fait de la mémoire, noire et blanche, des colonies portugaises du Mozambique un paradis perdu démarqué du dernier film de Friedrich W. Murnau. Précédé par le court-métrage plus documentaire Tabatô, La Bataille de Tabatô donne une réponse qui éclaircit les choses sans en épuiser les ombres.

 

 

 

Tabatô est un village uniquement composé de musiciens et l’un d’entre eux, Idrissa, chanteur du groupe des Supercamarimba, héritera du balafon traditionnel s’il fonde une famille. Fatu serait la compagne idéale si elle n’était pas dans l’obligation d’accueillir son père qu’elle a à peine connu, Baio, revenu au pays après une longue absence, fautif d’avoir été associé au mauvais côté de l’Histoire. Pour Joǎo Viana qui est un portugais né à Huambo en Angola, la tâche n’est pas aisée, c’est pourquoi il met toutes les chances de son côté pour allégoriser tout ce qui peut l’être. Parmi ses armes, on trouvera un tournage intégral en dialecte mandingue, des vestiges architecturaux filmés en plan large sur l’inspiration du travail photographique de Bernd et Hilla Becher, un noir et blanc velouté et somptueux dû à Mario Miranda, une bande-sonore parsemée de subtilités à laquelle a contribué Joaquim Pinto (on retient la valise du père qui fait un bruit de meule), un hiératisme des postures dialectisé par des raccords inattendus et parfois malicieux (le générique, très pop), les souvenirs de la guerre en monochromes rouges (très symbolique, le rouge). Sans oublier le salut final à Flora Gomes qui est avec Mortu Nega (1988) l’auteur du premier film guinéen-bissalien.

 

 

 

Tout est donc fait pour éviter que La Bataille de Tabatô ne s’apparente pas à un documentaire ethnographique et musicologique. Le formalisme est un geste conjuratoire pour retenir les réflexes ethnocentrés, au service d’un grand récit allégorique qui s’inscrit dans la perspective politique d’Amilcar Cabral quand la restauration de la culture indigène a la vertu de guérir des blessures du colonialisme qui a voulu l’éradiquer. Le pays Mandé est une terre mythique qui a le balafon pour baguette de sorcier et la sorcellerie tient autant de l’envoûtement du spectateur que de l’exorcisme des hommes qui rentrent enfin à la maison en y faisant coïncider la résilience avec la réconciliation.

 

 

 

La Bataille de Tabatô remporte quelques batailles esthétiques et politiques, notamment contre Tabou. Pas sûr cependant qu’il ait gagné la guerre quand le monde réconcilié au son du balafon de la tradition achoppe sur l’absence problématique de Fatu, triplement exclue de la scène. Parce qu’elle meurt dans un accident de voiture qui tient du pur arbitraire scénaristique, parce qu’elle est une figure de ressentiment à l’endroit de son gentil papa et parce qu’elle est une pédagogue sévère qui n’entretient plus de rapport vivant et organique à la culture dont elle est issue. On peut dire que c’est la faute du grand Esprit si elle a trouvé la mort mais l’Esprit a bon dos quand, derrière lui, se cache un bon réalisateur qui n’est peut-être pas un bon scénariste. On peut y voir aussi la sanction des enfants qui s’entêtent à ne pas être à la hauteur d’une situation à l’avantage de la restauration de l’autorité des pères. Joǎo Viana a ainsi choisi son camp, celui qui refuse de penser la contradiction qu’il y a à relever les pères déchus en doublant leur réintégration par l’exclusion des enfants qui héritent d’une autre faute, celle d’être insensible aux urgences du moment. Cela aurait pu être une tragédie assumée par le récit, c’est le drame d’un film qui réussit à peu près tout sauf à l’assumer.

 

 

 

19 février 2022

"La Vie d'après" (2021) d'Anis Djaad

Le désespoir et l'inespéré

La vie d'après mais après quoi ? Hadjer est une femme qui élève seule son fils Djamil. La photographie murale du mari absent indique que sa solitude est un veuvage. L'uniforme du défunt montre qu'elle est la veuve d'un policier, mort peut-être en exercice mais cela ne sera jamais dit ou explicité. La vie d'après en Algérie pourrait ainsi qualifier celle d'un temps de paix, après la guerre civile. Tant attendu, le temps de paix n'est pourtant pas venu. Une autre guerre intérieure a en effet commencé qui n'est pas menée contre un terrorisme résiduel. L'autre guerre intérieure est une guerre civile lente et sans nom, celle d'une terreur insidieuse et souterraine, la loi du plus fort qui trahit et détricote les solidarités. Une incivilité perpétuelle, contre les femmes seules dont la solitude les expose aux prédateurs sexuels, et contre une jeunesse qui n'a pas d'autre avenir que l'alcool, la mer et l'exil.

 

 

 

La vie d'après en Algérie c'est un peu au fond comme le monde d'après : la guerre contre le terrorisme ou la guerre contre le virus apparaissent sans fin ni terme. Des guerres civiles inavouées quand la socialité est intoxiquée par une incivilité généralisée, de l'État contre la société ou de la société contre elle-même. La vie d'après c'est la vie d'avant en pire : la société devenue dissociété.

 

 

 

Journaliste, chroniqueur au quotidien algérien La Tribune, auteur de deux romans (L'odeur du violon hanté par les fantômes du franquisme et Matins parisiens), Anis Djaad a réalisé trois courts-métrages, Le Hublot (2012), Passage à niveau (2014) et Le Voyage de Keltoum (2016). Avec eux, il impose une manière, ferme dans ses cadres et taiseuse dans ses narrations, réussissant l'exploit d'être désespérée dans ses constats sans jamais être désespérante dans ses effets. Elle se déploie désormais à l'occasion de son premier long-métrage, La Vie d'après. Ici le désespoir reste poli, c'est autrement dit une affaire de polissage. La maîtrise du regard a pour piliers de sa souveraineté deux choix qui déterminent une forte polarité, d'un côté avec un découpage filmique privilégiant les plans fixes et très cadrés, de l'autre avec l'emploi du 2,35:1 qui ouvre le champ sur les promesses du « scope ». Moyennant quoi, la polarisation d'espaces à la fois très ouverts et très fermés appelle la contradiction suivante : L'Algérie est un pays aussi vaste que replié sur lui-même. Comment ce pays dont la superficie, qui dépasse largement les 2 millions de km² en étant à la fois la première du continent africain, du monde arabe et du bassin méditerranéen, peut-il sentir à ce point le renfermé ?

 

 

 

L'Algérie est une terre riche et malade. Ses paysages qui promettent la paix sont comme un champ d'oliviers et parmi ses fruits en poussent d'étranges, tel ce pendu semblable à celui vu dans les champs de Gabblah – Inland (2008) de Tariq Teguia. L'Algérie ? Une immense prison à ciel ouvert. La culture y tient de l'incarcération élargie et liberté est laissée aux habitants d'avoir les moyens d'être, plutôt que les détenus, les matons. Avec ses moyens propres, La Vie d'après rejoint 143 rue du désert de Hassen Ferhani.

 

 

 

Il n'y a pas un plan d'Anis Djaad qui ne témoigne pas de ceci : si les plans tiennent en raison d'une tenue qui est une retenue (aucun apprêt ici, aucun effet de séduction, aucune volonté de faire le malin au détriment des personnages), la tenue a pour contrepartie, négative, la tension des existences fragilisées par un manque de tenue et de retenue, c'est-à-dire de civilité. Et tout cela passe en effet par des questions d'espaces ouverts et fermés. D'un côté ou l'autre de la porte, c'est la rumeur qui prête à Hadjer une relation avec le maire du village, c'est la pression des hommes qui monnaient leur aide contre des faveurs sexuelles, c'est Djamil chassé de la boîte de nuit où il a rencontré une jeune femme qui ment sur son adresse afin de lui voler son argent. Si la porte protège ou retient captif, l'espace entre les personnages est autrement dialectisé quand il est la marque d'une incompréhension réciproque. L'espace qui se contracte jusqu'à l'asphyxie, avec Hadjer enlacée de force par le volailler à qui elle vend ses galettes pour survivre, est aussi celui d'une trop grande distance entre une mère et son fils qui prend la mer pour finir par être rejeté par elle. Les portes s'ouvrent et se ferment sur un nomadisme contraint, un exil intérieur. Anis Djaad, conteur kafkaïen.

 

 

 

Derrière la porte, il y a un potentiel violeur quand l'autre côté de la mer est une porte ouvrant sur un cimetière d'enfants morts. La terreur qui s'exerce des aînés sur les cadets, qui est exercée ailleurs par les hommes contre les femmes a-t-elle pour fondement l'absence symbolique des pères ? La solution est facile et tentante mais Anis Djaad, ce fils qui a dédié son film à sa mère en n'ayant pas oublié les leçons de journalisme de son père, n'y cède pas en faisant preuve d'une intelligence qui n'a pas besoin de forcer l'admiration. On croit que la nouvelle halte de Hadjer et Djamil à El Marsa, après le bidonville de Mostaganem (comme on est loin de la carte postale de « ville des Mimosas »), sera enfin un havre de paix, avec son hôtel-restaurant côtier dirigé par un homme âgé qui, malgré ses airs bourrus, pourrait être un bon mari et un bon père. Ce ne sera pas le cas. Le père fait défaut et il est irremplaçable. D'où la foule de ses avatars cauchemardesques, variants autoritaires d'une autorité parodiée et contredite.

 

 

 

« Le cinéma est le lieu où le père manque à sa place » disait Serge Daney et la phrase parle pour tout le cinéma d'Anis Djaad, endeuillé de tous les Algériens qui manquent à l'image, endeuillé des pères, des fils et des mères (et même de son acteur, Djemel Barek, décédé après le tournage et dont le film salue la mémoire). Quand le deuil est un travail qui n'est pas fait, alors les solidarités communautaires sont intoxiquées par les incivilités d'une guerre des faibles contre les forts. Quand, au contraire, un cinéaste le mène, son emploi 2:35.1 donne tragiquement raison à Fritz Lang, qu'aimait tellement Serge Daney, disant que ce format ne sert au fond qu'à filmer des serpents et des enterrements. Une fois que l'on a reconnu dans les prédateurs sexuels les reptiles, il ne restera plus qu'à reconnaître dans le plan du cercueil du fils que garde Hadjer l'expression de vérité du « scope ».

 

 

 

Le voilà, le carré cardinal, pour vivre une vie digne et faire un cinéma qui le soit autant : tenir (le plan) et retenir (le pire), se tenir (dans le champ) et se retenir (de faire le pire).

 

 

 

Le désespoir est là, c'est une condition existentielle. Il n'y a pas à tergiverser, c'est le régime affectif de tout le peuple algérien. La conscience tragique empêche ainsi son sujet de verser dans le ressentiment (c'est la faute des autres) comme dans la mauvaise conscience (c'est la mienne). Elle ne l'empêche pas davantage de ne rien rater de beautés qui, même éparses ou fugitives, sont des miracles avérant que le désespoir n'est pas l'abolition de l'inespéré. Héraclite le disait déjà, en invitant à espérer (dans) l'inespérable qu'il faut trouver même s'il est inaccessible. Il suffit que le restaurateur emmène en ballade Hadjer pour que cette femme éreintée accueille dans son visage des effets de séduction inattendus. C'est parfois plus cruel quand Djamil qui fait sans le dire ses adieux à sa mère l'embrasse sur le front avec un geste qui a la rapidité de l'éclair (le montage de Valérie Pico a la subtilité de tirer de la coupe la résonance des secrets logés dans les plis d'une gestualité).

 

 

 

Et puis c'est le dernier plan, magnifique dans son indécidabilité. Qui, en effet, repart en camionnette à la fin ? Le restaurateur qui rentre seul chez lui ? La veuve qui part le retrouver après ses quarante jours de deuil ? On ne saurait trancher.

 

 

 

L'inespéré, c'est cela, soit une liberté de choix qui, si elle est retrouvée, doit aussi être donnée au spectateur. C'est ainsi qu'est redonnée au paysage algérien la paix qui lui sied.

 

 

 

27 février 2022

"De quelques événements sans signification" (1974) de Mostafa Derkaoui

Le couteau est dans le film, le couteau est le film

Un bar marocain comme un chaudron. On y parle à bâtons rompus, les verres s'entrechoquent, les paroles fusent et se dissipent comme les volutes des cigarettes que l'on fume par paquets entiers. Le brouhaha ne se déduit pas seulement du bruit des gens rassemblés dans le troquet qu'ils ont l'habitude de fréquenter, c'est l'humeur même d'un film qui s'y fond en saturant le réel brut des faux semblants du cinéma direct. Au milieu des bouteilles vides et des cendriers, le réel est là, tranchant l'air épais comme un couteau prêt à suriner.

 

 

 

Longues focales, micros tendus et propos qui passent le filet du cadre débordent en effet l'enregistrement documentaire strict. Les redoublements de la fiction sont des dédoublements qui rebattent les cartes du faux et du vrai comme on se mélange, habitués du rade et acteurs qui jouent au jeu de la complication de la représentation. L'ambiance du bar est celle d'un film qui réfléchit à ses propres conditions, documentaire et fiction qui se courent après comme le jeu du chat et de la souris mais avec un échange constant de position. Le brouhaha est un milieu d'indétermination quand, avec le documentaire reconfiguré par la fiction, le cinéma participe à l'exacerbation des puissances de faux dont la vie est saturée. Le naturel devient étonnamment troublant quand le cinéma ajoute son grain de sel dans la fabulation toujours déjà là du réel.

 

 

 

Parmi toutes les histoires que l'on entend dans ce bar de Casablanca du début des années 70, histoires d'amitié et de virilité, histoires d'échauffement et d'affects chauffés à blanc, histoires d'hommes au couteau et de femmes tatouées, il y a celle d'un film qui excelle à tâtonner vraiment tout en faisant vraiment semblant de tâtonner. Un film cherche sa voie en examinant la possibilité d'un cinéma moderne, autrement dit critique, dans un pays, le Maroc, où la modernité s'est longtemps apparentée à la colonisation française. Le couteau est dans le film quand l'arme blanche cherche le chemin au bout de quoi la menace fantôme d'un coup de sang s'actualise dans le coup porté, mortel. Le couteau est le film lui-même plongeant dans la plaie d'un désir de cinéma qui manque en rattrapant son retard sur des réalités épidermiques. Sur le fil du rasoir, du coup de sang au coup de couteau et du surin au sang versé, la représentation ne fait pas écran au réel, menaçant, tranchant, impossible à saisir ou conjurer malgré toutes les réflexions, dédoublements et redoublements.

 

 

 

Le film en question a pour titre De quelques événements sans signification et il s'agit du premier long-métrage de Mostafa Derkaoui. Tournée en 1973 à Casablanca, cette expérience exceptionnelle initiée par un homme qui n'a pas encore trente ans, étudiant à l'IDHEC puis à l'école de Łódź avec son frère, l'opérateur Abdelkrim Mohammed Derkaoui, a été sanctionnée par une censure ayant duré 27 ans. Une projection publique parisienne en 1975 puis une autre, clandestine, à l'occasion du festival de Khouribga en présence de la rédaction des Cahiers du cinéma, ont entretenu la légende d'un film ayant réussi le pari, fou, de pousser les techniques du cinéma direct dans les retranchements d'une fiction critique de la réalité comme de sa représentation. Le désir d'un cinéma marocain qui manque en étant capable ainsi de témoigner des antagonismes, tranchants et sanglants, de la société est celui d'un film qui s'amuse à brouiller les pistes, labyrinthique jusqu'à l'exténuant, qui excède ses propres puissances critiques afin de marquer également ses réelles impuissances devant celles qui s'accumulent à une époque marquée par la tension des années de plomb.

 

 

 

L'ambition d'un film comme De quelques événements sans signification est immense en effet. D'un côté, on reconnaît l'enseignement élémentaire prodigué par Chronique d'un été (1960) de Jean Rouch et Edgar Morin et les leçons qui s'en sont immédiatement suivies, entre autres Le Joli mai (1962) de Chris. Marker et Pierre Lhomme et Enquête sur la sexualité – Comizi d'amore (1964) de Pier Paolo Pasolini. L'enregistrement, descriptif et compréhensif, du réel ne suffit cependant pas en invitant aussi à la réflexion de l'après-coup et ses retours critiques avèrent que le cinéma direct est une fiction qui a pour vérité le montage en différé. On voit également à l'œuvre un tout autre enseignement de cinéma, qui prolonge en fait le premier tout en le radicalisant. Un héritage critique plus dissonant illustré par des expérimentations plus hérétiques, voire avant-gardistes à l'exemple de L'Évaporation de l'homme (1967) du japonais Shôhei Imamura ou de Symbiopsychotaxiplasm : take one (1971) de l'africain-étasunien William Greaves. Les principes du cinéma direct défendu par Mario Ruspoli ou du cinéma-vérité défendu par Jean Rouch sont ainsi compliqués par un cinéma qui renoue avec sa part documentaire, non pas par souci de transparence mais, bien au contraire, pour brouiller les pistes comme jamais.

 

 

 

Le paradoxe devient alors vertigineux esthétiquement : plus le cinéma colle au réel en décrivant par le menu ses propres procédures d'enregistrement, plus abondent en tous sens les fictions qui mettent en question la perspective documentaire, tantôt en la retournent sur ses propres impensés, tantôt en la faisant bifurquer pour tromper les attentes du spectateur, qui recouperaient aussi les attendus d'un réalisateur conservateur. Ce paradoxe, Mostafa Derkaoui en use avec une audace incroyable, à l'occasion d'un triple jeu de miroir ouvrant autant, sinon plus de perspectives.

 

 

 

Le jeu virtuose du vrai et du faux sert d'abord de masque permettant de rendre compte de la vie houleuse, brouhaha, volutes et électricité, d'un bistrot casablancais fréquenté par des hommes, mais aussi quelques femmes à une époque marquée depuis 1967 par une interdiction de consommation d'alcool. Revoir aujourd'hui de telles images, c'est un peu halluciner quand on sait que les ravages accomplis par la montée du fondamentalisme islamique, favorisée par un pouvoir qui aura tout fait, commis et perpétré pour discréditer les alternatives politiques progressistes. Parfois, notamment grâce à la musique jazz composée par des copains polonais rencontrés à Łódź, mais aussi à ces collections de tignasses, de sapes et de moustaches, on a l'impression, vraiment, de voir un film de l'époque du Nouvel Hollywood ou de la blaxploitation.

 

 

 

Ce même jeu invite également à porter au milieu des gens qui passent dans les rues avoisinantes la question d'un cinéma national qui bute sur l'exigence classique de l'éducation culturelle, l'exemplarité du modèle voisin algérien et le risque d'un embourgeoisement qui fasse du tort à la cause du peuple. Cette question du cinéma, de son public et de ses spectateurs, on la retrouvera ailleurs, chez les Iraniens comme Mohsen Makhmalbaf et, en Algérie, avec Bla cinima de Lamine Ammar-Khodja. Enfin, la dernière perspective consiste à revenir dans le bar où une attaque au couteau a été perpétrée, qui devient le sujet de discussion de ses témoins parmi l'équipe technique, avant de se clore avec un entretien entre le réalisateur (joué par un acteur) et l'agresseur (interprété également par un acteur). Si le meurtre est fictif en jouant de l'idée que le tournage en aurait par hasard enregistré le surgissement, il n'empêche qu'il fonctionne comme le point limite d'un réel constituant le hors-champ d'un film qui, à la fin, ferait penser à la fois à Fury (1936) de Fritz Lang et Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni. L'agresseur qui s'est fait passer pour un maître d'école le temps d'accomplir son forfait révèle qu'il est en réalité un manœuvre du port humilié par son chef qu'il aura décidé de poignarder. Il explique alors au réalisateur que celui-ci ne peut pas le comprendre, tout en répétant au représentant du centre-ville bourgeois que l'habitant du quartier populaire de Hay El Farah qu'il est n'hésiterait pas s'il le devait à répéter son geste.

 

 

 

Dans De quelques événements sans signification, la critique atteint alors son point ultime qui est un autre coup de couteau : si la violence a des contingences irrépressibles, elle se transforme en décision au contact même de l'expérience cinématographique. L'action contingente s'assume en effet comme un acte devant l'artiste qui comprend que ses raisons se trouvent à l'extérieur de sa captation (faussement) hasardeuse, dans une société clivée par des rapports de classes qui balafrent l'urbanisme de Casablanca.

 

 

 

Le cinéma qui sent le grisou se raconte des histoires d'anticipation dont le prophétisme est ironique et, de ce point de vue-là, De quelques événements sans signification est une comédie sociale dont le bar est le premier théâtre. Le film de Mostafa Derkaoui engage aussi, face aux pressions impersonnelles exercées par les structures sociales, à la responsabilisation critique des passages à l'acte, par excès mais dans l'indication significative d'un défaut. En effet, la responsabilité individuelle du criminel qui s'assume comme tel témoigne, par son excès et sa justification, du défaut symptomatique de responsabilité politique dans l'existence du chaos social. On ne peut pas faire plus politique qu'un film comme celui-là, aiguisé comme un couteau éraflant la peau du cinéma afin de toucher au nerf des antagonismes sociaux dont la représentation est impossible parce qu'ils ont lieu hors-champ – à l'endroit où le réel qui est sans représentation est intraitable.

 

 

 

Avec le réalisateur Ahmed Bouanani, auteur de 6 et 12 (1968) et Mémoire 14 (1971) qui a également été victime de la censure du roi Hassan II, Mostafa Derkaoui est l'autre grand cinéaste moderne marocain. La modernité qui est alors en Europe une queue de comète est en Afrique du nord l'événement prometteur d'un désir de critique de la transparence documentaire au nom de l'impératif de l'antagonisme, ce réel dont les fictions échappent à la représentation. Un événement significatif aussi parce qu'il aura été privé de lendemain par l'État censeur. Mostafa Derkaoui a pourtant continué de travailler en réalisant une douzaine de films jusqu'au milieu des années 2000.

 

 

 

De quelques événements sans signification n'a pas eu de lendemains mais des surlendemains pour en organiser la relève, de la restauration numérique de 2016 par la Filmoteca de Catalunya et l'Observatoire de Casablanca sous la houlette de sa directrice, Léa Morin, à la projection au FID-Marseille en 2019 suivie par celle coorganisée par le Cinéma du Réel et Tigritudes en mars 2022.

 

 

 

15 mars 2022

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