Juliet Berto, fille de l'air, fille de feu

« Ne jamais dire jamais » : l'expression irait comme un gant à Annie Jamet quand, en passant de l'autre côté du miroir-écran, la jeune actrice s'est transformée en devenant Juliet Berto, sorcière et flibustière, fille de l'air et petite nymphe au corps de feu.

Une Ariel contemporaine

 

 

 

 

 

Un premier lapin blanc aurait déjà été le metteur en scène de théâtre Michel Berto avec qui elle se marie. Jean-Luc Godard est un autre lapin blanc dont elle fait connaissance à l'occasion d'une projection des Carabiniers (1963) à Grenoble, sa ville de naissance. Sensible à sa nature gouailleuse, sa moue triste et ses grands yeux sombres d'animal mélancolique, l'enfant terrible de la Nouvelle Vague lui confie plusieurs rôles dans Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967), La Chinoise (1967) et Week-end (1967), puis dans Le Gai Savoir (1968) et Vladimir et Rosa (1970). Dans la peau de Patricia Lumumba pour Le Gai Savoir, ce film éducatif et nietzschéen commandé par l'ORTF juste avant Mai 68 qui a refusé de le diffuser après, Juliet Berto a pour partenaire Jean-Pierre Léaud, son double, son frère, qui lui donne la répartie en jouant Émile Rousseau.

 

 

 

Ces deux enfants qui sont parmi les plus beaux de la Nouvelle Vague vont suivre un autre lapin blanc. Encore un et pas des moindres puisqu'il s'agit de Jacques Rivette dans l'aventure sans équivalent de Out 1 : Noli me tangere (1970). Ce chef-d'œuvre monstre de l'après Mai improvisé dans les rues parisiennes en totale liberté est une fugue libertaire et labyrinthique, une herbe folle qui a eu besoin de pousser la durée jusqu'à frôler les treize heures afin de faire coïncider Balzac avec Lewis Carroll. C'est d'ailleurs Juliet Berto qui invite Jean-François Stévenin à y faire, pour sa première apparition au cinéma, une entrée fulgurante en titi parisien fan de Marlon Brando. La gamine Berto retrouvera Jacques Rivette deux fois, pour Céline et Julie vont en bateau (1973) en participant à son écriture et Duelle (1975) pour un tournage plus préparé.

 

 

 

Céline la prestidigitatrice et Léni la fille de la lune auront illuminé le cinéma français des années 70.

 

 

 

Juliet Berto est une fille de l'air et de feu, une Ariel contemporaine qui habite une petite île de cinéma au milieu de la tempête de la modernité. Une magicienne de maintenant qui a tiré de son chapeau les sorts, lèvres sanguines et voix traînante, regard embrumé et mains virevoltantes, lui permettant de glisser à la surface gelée des vitrines de la fantasmagorie urbaine sans tomber dans les eaux glacées de la marchandise. La sorcière Berto aura soufflé dans les images du cinéma français les formules nouvelles d'une merveilleuse féminité, tirant ses puissances des insolences de l'adolescence et des écarquillements de l'enfance, toute une mélancolie joueuse et joyeuse. Y compris dans le sombre Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey.

 

 

 

 

 

Un havre protégeant des années d'hiver

 

 

 

 

 

C'est le moment où Juliet Berto, célébrée par le chanteur Yves Simon qui lui dédie un album intitulé forcément Au pays des merveilles de Juliet (1973), traverse un autre miroir en s'essayant à la mise en scène, à la télévision pour des téléfilms et des séries, au théâtre avec La Vie singulière d'Albert Nobbs d'après Georges Moore en 1977. Après un premier court-métrage peu vu, Babar Basses'mother (1974), Juliet Berto tourne trois longs-métrages de fiction : Neige (1981), Cap Canaille (1982) et Havre (1986). Les deux premiers films sont réalisés en compagnie de Jean-Henri Roger qui devient son nouveau compagnon. Il a été des aventures maoïstes de Jean-Luc Godard du temps du groupe Dziga Vertov puis, puis, à l'université de Vincennes, l'un des membres du collectif Cinélutte avec Richard Copans et François Dupeyron, Jean-Pierre Thorn et Jean-Denis Bonan.

 

 

 

Dans Neige, un micro-territoire balisé par Barbès, Place Blanche et Pigalle est un triangle des Bermudes où le documentaire sur un Paris créole et forain revivifie les archétypes du réalisme poétique des années 30. La tribu est généreuse et mélangée avec la faune des homos et des travelos, des arabes et des antillais, des dealers et des drogués. Elle inclut aussi des acteurs amis (Jean-François Stévenin rencontré chez Rivette et Robert Liensol vu chez Med Hondo), des connaissances de passage (l'acteur Eddy Constantine, la chanteuse Anna Prucnal, les réalisateurs Okacha Touita et Robert Kramer et puis Nini Crépon qui défie les identités de genre, aussi le chanteur Bernard Lavilliers et Raymond Bussières en vieux de la vieille). Les circuits courts du documentaire et de la fiction dévoilent cependant les courts-circuits des commerces toxiques. C'est la diagonale du fou, blanche, la poudre de perlimpinpin qui fait d'un avatar reggae de Basquiat un ange de la mort.

 

 

 

Les cafés parisiens et souterrains ont alors pour hauteurs insoupçonnées les grands appartements des publicitaires qui, sans risque, tirent profit du trafic d'héroïne, ces lofts qui donnent sur la Tour Eiffel dévorée par une brume blanche comme neige. La neige, sa poudreuse se répand dans les veines des enfants en les faisant virer du rouge au bleu, mortelle alchimie.

 

 

 

Sorti dix jours après la victoire de François Mitterrand, Neige voit arriver les années d'hiver comme Félix Guattari, avec la même et terrible lucidité que Le Pont du Nord du grand frère Jacques (Rivette) tourné la même année. Le nouvel âge glaciaire de la gentrification et des drogues froides et dures fera d'un Paris populaire et métissé un souvenir aussi irréel que le Paris de Studio des films de Prévert et Carné. L'île aux pirates est asphyxiée quand elle devient une boule à neige, une bulle d'héroïne. Juliet Berto étend ainsi la carte des sociétés secrètes rivettiennes en s'intéressant à des figures ignorées par la Nouvelle Vague. Cette flibustière du réel est en cela proche des productions Diagonale initiées par Paul Vecchiali à l'exemple du magnifique Simone Barbès ou la Vertu (1980) de Marie-Claude Treilhou, proche aussi de Franssou Prenant quand elle tourne Habibi (1983).

 

 

 

 

 

Les sorcières sont immortelles

 

 

 

 

 

Cap Canaille et Havre continuent à bricoler dans les marges fertiles de la fiction et du documentaire, le premier à Marseille gangrenée par la mafia de l'immobilier, le suivant au Havre enveloppé des nouvelles brumes électroniques des jeux vidéo. Juliet Berto s'y fait toujours une ethnographe des fantaisies urbaines et des cancers qui en rongent la part de rêve. Le savoir y est toujours gai en n'empêchant pas d'être mélancolique, cette mélancolie dont prend soin son regard.

 

 

 

Dans les films des autres, la fille de l'air et du feu se fait plus rare. Dans les années 80, Juliet Berto tourne pour des réalisateurs à la sensibilité proche quand ils ne sont pas des amis. Comme elle ils sont des flibustiers, des compagnons de galère et des outsiders à l'instar de Jacques Doillon (La Vie de famille, 1984) mais aussi de l'exilé américain Robert Kramer (Guns, 1980), du portugais João Botelho (Conversa Acabada, 1981), de la libanaise Jocelyne Saab (Une vie suspendue, 1984), de l'algérien Merzak Allouache (Un amour à Paris, 1986). Sans compter quelques apparitions chez le copain Gérard Courant, émouvantes quand on y voit que la sylphide, qui est aussi une vestale sans foyer sinon celui du feu sacré qui brûle en elle, est déjà un spectre, de passage comme un phalène.

 

 

 

Juliet Berto n'a pas encore quarante ans et on sent pourtant monter dans son corps les flammes d'un incendie ravageur, l'âge terrible des vies qui ne dureront pas en donnant le sentiment qu'elles auront duré mille ans. Attrapée par une saleté de crabe qui lui dévore la poitrine de l'intérieur (comme la Marcia Baïla de la chanson des Rita Mitsouko), notre Ariel en cinéma s'éteint le 10 janvier 1990 à l'âge de 42 ans. Mais l'on sait bien qu'une sorcière ne meurt jamais, enfin, jamais vraiment.

 

 

 

Les images sont des sorts qui nous font sortir de nous-mêmes, toujours dehors comme le peuple des forains, toujours nomade comme le peuple tout court. Les sortilèges continuent d'exercer leurs effets de séduction pour qui reconnaît en Juliet Berto une grande sœur pour notre piraterie, immortelle Anne des Indes et flibustière de nos Antilles pour demain déjà commencé aujourd'hui.

 

 

 

 

 

Pyrrhosoma nymphula

 

 

 

 

 

Juliet Berto tu es la pyrrhosoma nymphula de notre cinéma

 

Comme notre salamandre est Bulle Ogier, ta sœur jumelle

 

Ariel est une petite nymphe, la femme au corps de flammes

 

Qui nous met le cœur en feu en faisant toute notre joie

 

En rouge et noir tes couleurs sont notre étendard

 

Dans ta grâce flibustière il ne saurait y avoir le choix

 

 

8 janvier 2022


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