Quand Takeshi Kitano regarde le spectateur, c'est incroyable à quel point son regard peut porter si loin en plongeant si profond. Deux films importants se closent sur son regard, fin
de Furyo (1983) de Nagisa Ôshima et fin de Battle Royale (2000) de Kinji Fukasaku et, à chaque fois, son visage donne à l'image la valeur renversante d'un miroir
à retardement.
Fin de Furyo : le sergent Hara qui a ri du Père Noël en sauvant la vie de ses prisonniers anglais parle désormais la langue de son ennemi et l'adresse fraternelle porte la sentence qui s'exercera sur le condamné à mort à qui l'exécuteur ne rendra jamais la pareille.
Final de Battle Royale : le professeur Kitano est au centre de la photo de classe et elle ressemble tellement à toutes celles qui ont scandé notre scolarité en révélant à quel point ces images innocentes sont peuplées des camarades tombés d'une jeunesse offensée.
Rire de la honte
(à ne pas rendre la pareille)
« Joyeux Noël M. Lawrence » : ce sont les derniers mots du sergent Gengo Hara et ils sont de ceux que l'on n'oublie pas. Il y a dans cette adresse fraternelle toute la cruauté et l'ironie des situations inversées dont est saturé un moment d'exception comme celui de la guerre. Pourtant, celui qui les profère en trouvant notre empathie avec l'urgence de celui qui sait qu'il va mourir demain nous attendrit sans pour autant n'avoir rien d'un tendre. Quatre ans auparavant, Hara dominait en effet de sa férule les prisonniers anglais d'un camp de prisonniers japonais sur l'île de Java. Nous étions alors en 1941 et la Bataille du Pacifique était victorieusement menée par le camp japonais. C'était le temps où Hara n'hésitait pas à distribuer vociférations et coups de bambou sur la tête des pauvres récalcitrants dont il moquait l'indignité du statut de prisonnier quand leur équivalent japonnais préférerait se donner la mort plutôt que de vivre dans la honte.
Le maton matois en appelait alors à la conduite éthique du samouraï même s'il savait bien qu'il n'en sera jamais un. Sa brutalité avait alors pour vérité de renchérir symptomatiquement sur la réalité nostalgique d'un code moral perdu. Et il n'a pas été davantage retrouvé par le capitaine Yonoi qui, de son côté, incarnait jusqu'au délire obsessionnel la rigueur des protocoles et des disciplines nécessaires afin de se protéger contre l'irruption sauvage et incontrôlé du désir.
« Joyeux Noël M. Lawrence » : hier, le sergent Hara rigolait du rite chrétien de ses prisonniers parmi lesquels le lieutenant-colonel John Lawrence qui avait au moins pour lui la vertu de savoir parler le japonais ; aujourd'hui, le prisonnier parle la langue de l'ennemi qui, victorieux, s'apprête à l'exécuter et son sourire est le plus désarmant qui soit. Car si Hara a bien ri d'avoir parodié le Père Noël en se débrouillant cependant pour sauver en vrai la peau de John Lawrence et du major Jack Celliers dont la blondeur d'ange a rendu fou Yonoi, il sourit désormais. Il rit même de la honte qu'il y a à ce qu'on ne lui rende jamais la pareille.
De Laurens à Lawrence
Furyo qui est le titre international du film le plus connu de Nagisa Ôshima désigne en japonais le prisonnier de guerre. Inspiré des récits autobiographiques de l'ancien soldat britannique d'origine sud-africaine Laurens van der Post, le cinéaste japonais aidé par le scénariste anglais Paul Meyersberg en a tiré la matière romanesque du côté d'un autre Lawrence, l'officier britannique T. H. Lawrence dont la vie aventureuse a été adaptée par David Lean avec Lawrence d'Arabie (1962). Nagisa Ôshima semble cependant s'être amusé à prendre prétexte d'un imaginaire militaire balisé, notamment par cet autre carton de David Lean qu'est Le Pont de la rivière Kwaï (1957), pour aller davantage frayer du côté des marges sauvages de l'auteur des Sept piliers de la sagesse (1922). Celles où la situation de captivité arrache à la torture et la promiscuité la zone trouble d'une intimité sexuelle traversée de courants sadiques et masochistes.
L'humanisme souvent célébré des fraternités humaines plus fortes que le fil de fer barbelé des nationalismes belliqueux qui les mutilent a donné au cinéma un exemple canonique, La Grande illusion (1937) de Jean Renoir suivi par sa variante cynique avec Stalag 17 (1953) de Billy Wilder. Humanisme ou misanthropie intéressent peu l'auteur de L'Empire des sens (1976), à la différence des enfermements qui, loin de les réprimer, sont les foyers inavoués de désirs d'autant plus irrépressibles qu'ils sont localisés et comprimés. Un autre patronyme est à ce titre significatif, celui de Cellier qui dit en français comme en anglais la pièce dédiée à la conservation des provisions.
On aime entendre cette furia du désir dans le titre de Furyo. Elle a donné d'ailleurs des moments restés fameux, avec le baiser de Celliers à Yonoi qui s'en étouffe (la scène reste forte même si l'usage saccadé du ralenti y est peu adroit) ou le vol nocturne d'une mèche de cheveux blonds (le fétichisme confine alors au mystique). Furyo a été produit par Jeremy Thomas à un moment charnière où les grands auteurs japonais ont besoin de financements internationaux pour travailler (Nagisa Ôshima est alors dans la même situation qu'Akira Kurosawa). C'est une époque aussi de mise en chantier de grandes entreprises culturellement valorisantes (Jeremy Thomas va produire entre autres Le Dernier empereur de Bernardo Bertolucci en 1987 avec à nouveau Ryûchi Sakamoto comme acteur et compositeur). On sait aussi que le film a été un immense succès dans le monde entier en ratant de peu la Palme d'or (revenue finalement à La Ballade de Narayama de Shôhei Imamura). Comme il doit son carton à un casting imparable, avec l'affrontement au sommet entre deux stars mondiales de la pop, David Bowie (dans le rôle de Celliers) et Ryûchi Sakamato (dans celui de Yonoi) suivis de près par la plus grande vedette comique de la télévision japonaise de sa génération, Takeshi Kitano, qui joue le sergent Hara.
La ritournelle composée par Ryûchi Sakamoto a fait beaucoup pour signer l'identité de Furyo. Le ver d'oreille fait cependant entendre une autre mélodie, plus secrète, qui s'enroule autour d'une digression magnifique offerte au personnage de Jack Celliers, et filmée à la manière bergmanienne d'une revisitation imaginaire du passé avec la distance du présent. On découvre alors que le prisonnier l'est aussi du point de vue de sa mémoire, hanté par la honte d'avoir livré son frère cadet à la violence rituelle du bizutage à l'entrée au lycée. Ce petit frère stigmatisé pour son dos bossu avait une voix d'ange et il l'a perdue au nom d'une honte dont la sacralisation est au fond partagée par ces cultures aussi aristocratiques que sont les sociétés anglais et japonaise. Si le désir fait saillie en diagonalisant la différence des cultures haussée en temps de guerre en marqueur des identités antagoniques, le choc belliqueux des cultures révèle aussi des mimétismes déniés. Un jugement spéculatif nous permet aisément de comprendre qu'ils forment par couches le lit refoulé des attirances homo-érotiques en milieu militaire dont la contrariété invite au sadisme des dominants et au masochisme des dominés.
Un film comme Beau travail (1999) de Claire Denis doit de toute évidence beaucoup à Furyo mais le film de Nagisa Ôshima tient sa singularité dans l'examen des cultures qui, si elles s'affrontent en accentuant leurs antagonismes identitaires, s'attirent jusqu'au vertige des réciprocités mimétiques et le désir en est l'une des catalyses. Quand, au début du film, un soldat doit se faire hara-kiri après avoir été condamné pour avoir violé un prisonnier hollandais, on ne peut pas ne pas reconnaître que la décapitation du premier se prolonge dans l'étranglement du second avec sa langue que ses dents viennent de sanctionner. Non seulement cet étouffement précède l'apoplexie de Yonoi mais il appartient au premier muet de Furyo qui, à ce titre, annonce le jeune frère de Celliers. Ce que le garçon chantait de sa voix d'ange est aussi l'aveu inaudible des amours quand elles sont des transgressions indicibles.
Les ambiguïté sexuelles du chanteur David Bowie ont de fait servi le film de Nagisa Ôshima. Il est plus original cependant que son personnage chante si mal parce qu'il est blessé par la honte d'avoir sacrifié son frère sur l'autel des brutalités rituelles de l'institution scolaire. L'école est déjà une caserne dont le camp de prisonnier est l'extension cauchemardesque comme Hara incarne une parodie paradoxale de Père Noël en ayant sauvé de l'exécution des prisonniers qui n'auraient même pas osé en formuler le vœu. Et comme le hara-kiri du soldat est le fait d'un coréen ayant a incorporé la culture des maîtres qui dominent alors son pays d'origine.
La culture et ses baisers
D'un côté, le désir est un soleil plus incandescent que le symbole de l'empire nippon à son couchant, on le voit dans Contes cruels de la jeunesse (1960) et L'Enterrement du soleil (1960). De l'autre, le désir invite ses sujets à une discipline dont la dimension d'hétérogénéité met à mal les rituels et mises en scène des sociétés homogènes, en témoignent Les Plaisirs de la chair (1965), La Pendaison (1968) et La Cérémonie (1971), titre programmatique. On peut l'écrire autrement en suivant les derniers éclats de la filmographie de Nagisa Ôshima : le désir est tantôt un primate dont l'anthropomorphisme parodique expose les singeries des mœurs en vigueur (Max mon amour, 1986), tantôt un sourire énigmatique qui touche à la fêlure du désir avant le craquèlement intérieur des ordres les mieux constitués (Gohatto – Tabou, 1999).
Nagisa Ôshima, cinéaste du désir pour autant que le désir appelle avec l'invention de ses scènes, ses cérémonies et de ses disciplines, la parodie des rituels institués, c'est d'accord. Dans Furyo, c'est encore autre chose puisque le champ du désir y est polarisé par la question de la culture de l'autre. C'est dans ce contexte que prend alors tout son sens une distribution dominée par deux musiciens pop et un comique de télévision, autrement dit trois vedettes de la culture de masse dont les bariolages célèbrent les noces du transculturel. Les mélanges de la culture savante et de la culture populaire comme les hybridations de formes culturelles d'origine diverse accompagnent un capitalisme dont le passage postmoderne est, en ce début d'années 80, sur le point de revêtir les oripeaux du world et de la fusion sous les espèces publicitaires du fameux slogan « United Colors » de Benetton. C'est le moment où, pourtant, Nagisa Ôshima montre ce qu'il en est de la vérité du grand barnum transculturel quand elle offusque la question concrète des rapports de pouvoir et des formes de domination qu'ils suscitent.
Parler la langue de l'autre quand le contexte est celui de la guerre, cela peut être aussi parler celle de son ennemi et adopter sa culture peut être alors le fait des vaincus qui savent tout l'intérêt tactique et pratique à connaître la culture de ceux qui vous oppriment. Quand la domination économique fait suite à la défaite militaire, l'empire des vainqueurs s'étend également à celui de leur culture et les Japonais en savent quelque chose depuis 1945. Race et histoire (1971) de Claude Lévi-Strauss avait été beaucoup critiqué parce qu'il relativise l'ouverture et la diversité culturelle nécessaire au dépassement du racisme par une défense des identités culturelles menacées par l'uniformisation engagée par la globalisation. 25 ans plus tard, Jacques Derrida écrit Le Monolinguisme de l'autre depuis son expérience franco-judéo-algérienne. Il y note non seulement le fait que la langue en tant qu'elle est toujours celle de l'autre doit être comprise comme extériorité originaire ou prothèse d'origine, mais encore que la culture en tant qu'elle est aussi l'imposition d'une langue extérieure a une structure fondamentalement coloniale.
Entre les deux textes, l'époque est à la valorisation des grands échanges culturels qui se font au bénéfice de la domination impériale de la culture anglo-saxonne devenue depuis 1945 l'idiome de la globalisation. C'est l'époque où Nagisa Ôshima met les pieds dans le plat en montrant qu'il y a avec la culture, en temps de guerre comme en temps de paix qui est la continuation de la guerre par d'autres moyens, des rapports de force et la culture qui remporte la mise gagne d'autant plus à se rendre désirable pour ses perdants. Le désir de Yonoi pour Celliers est celui de sa blondeur anglaise dont le spectre est un hôte qui le désoriente de l'intérieur. On ne comprendrait pas autrement pourquoi il cite le vers fameux « To Be or not To Be » de Hamlet lorsqu'il voit Celliers pour la première fois à l'occasion de son procès. Et Celliers ne l'ignorerait pas en lui donnant le don le plus inimaginable qui soit : un baiser. Ce baiser de la mort pour Celliers enterré jusqu'au cou et le visage brûlé par le soleil l'est aussi celui pour Yonoi qui, lors d'une nuit baignée d'un bleu onirique, lui vole une mèche de cheveux qui intégrera son autel une fois sa mort advenue.
En temps d'uniformisation culturelle dominée par sa variante anglo-saxonne, la diversité culturelle se révèle un leurre et ses baisers peuvent être mortels. Une fois la fête suspendue, la culture reste une affaire de rapports de force et de domination de type sadomasochiste et les sadiques n'en sont pas toujours les gagnants. Le sadisme nippon bute ainsi sur le masochisme britannique et Hara va bientôt comprendre sa douleur quand, fait prisonnier et dans l'attente de son exécution, l'anglais et la fête chrétienne de Noël seront devenus sa langue et sa culture.
Le rire du bonze,
un soleil
Merry Christmas Mister Lawrence : c'est le titre alternatif de Furyo, moins connu mais peut-être plus suggestif. C'est la dernière phrase du film et elle est prononcée en gros plan et face à la caméra par un comique de cabaret devenu une grande vedette de la télévision japonaise avant d'être reconnu par Nagisa Ôshima comme un immense acteur, capable d'une brutalité sèche qui n'entame en rien sa jovialité. On ne l'a pas encore dit mais Merry Christmas Mister Lawrence ouvre un nouveau monde artistique pour un homme connu dans son pays sous le sobriquet de Takeshi et qui allait, six ans plus tard avec Violent Cop (1989), se lancer dans la réalisation de polars ultra-violents. Le dernier plan de Furyo lui est dédié et c'est l'image d'un soleil inoubliable.
« Merry Christmas Mr. Lawrence » : l'adresse fraternelle est celle d'un condamné à mort dont la sentence se dit dans la langue et la culture de ses exécuteurs. Ce qui est incroyable est que le sergent Hara rit, mais d'un rire solaire au-delà tout cynisme. L'indifférence zen serait la dernière chose qu'il reste à celui qui s'est bien marré à jouer au Père Noël en sauvant la vie de deux de ses prisonniers, et qui consent désormais à ce que, même avec le visage débonnaire de l'excellent Tom Conti dans le rôle de John Lawrence, les vainqueurs du jour ne lui rendent pas la pareille. Pour celui qui s'est fait la tête d'un bonze, le zen est le trésor qu'il faut face à l'américanisation du Japon. La culture a des calculs faussés, les sadiques qui croyaient dominer les masochistes en font les frais. Le rire du bonze l'emporte cependant sur tout ressentiment. Enfin, on le croit comme on confondrait un soleil couchant avec son levant.
Alors, Nagisa Ôshima voit nettement ce que Takeshi Kitano exploitera bientôt avec des succès inégaux qui n'entameront en rien sa sincérité : le gros dur lucide sur ce qui l'attend n'en a pas moins une bouille d'enfant. Noël reste la malédiction de ceux qui y croient.
11 mai 2021
Photo de classe
C'est une photographie en noir et blanc et c'est sur elle que se clôt Battle Royale (2000) de Kinji Fukasaku. L'image est simple et on en connaît le protocole de composition : les élèves qui forment quatre rangs en fonction de leur taille, filles et garçons, les unes assises et les autres debout, et puis le professeur de la classe qui en figure le centre au nom de l'autorité qu'il représente. En dépit de différences culturelles caractéristiques de la société japonaise (l'habit de rigueur et ses marqueurs de genre avec le pantalon pour les garçons et la jupe écossaise pour les filles), l'image a cette simplicité que l'on connaît parce qu'on en reconnaît la familiarité.
Avec la photo de classe d'adolescents ignorants qu'ils vont bientôt mourir reviennent à la mémoire toutes les photos qui nous auront rituellement accompagné en scandant notre scolarité, de la maternelle au lycée. L'image de fin de Battle Royale émeut parce que l'on y retrouve les jeunes gens qui, avant d'être poussés à sauvagement s'entre-tuer par une société qui les hait parce qu'elle ne sait pas quoi faire d'eux, partagent le calme requis par le protocole de la pose photographique. On n'ignore pas que la sérénité qui s'affiche est une mise en scène propre à l'institution scolaire qui cache des douleurs rentrées et des fêlures qui guettent toute une vie avant de se révéler. On le sait bien et c'est pourquoi l'image nous émeut tant. Mais si elle nous bouleverse au-delà de toute attente, c'est que cette image nous ramène au plus profond de nous-mêmes. A l'endroit secret où nos scolarités vécues exposent désormais que les possibilités du désastre encourues par les uns sont pour les autres des virtualités qui attendent dans l'ombre de s'actualiser.
Dans une photo de classe semblable à toutes nos photos de classe se jouent des drames et des tragédies et les films qui en témoigneront sauront nous atteindre en plein cœur parce qu'ils auront regardé notre jeunesse comme jamais.
Le discrédit de l’autorité,
la parodie de l'autoritarisme
Japon, le futur est proche, tout proche. Le présent est à l'anticipation du déjà là. Une loi a été votée, elle porte le nom de Battle Royale en devant répondre à la crise de civilisation qu'est censée incarner la jeunesse dans une société qui n'a rien trouvé de mieux pour répondre à son défi que d'en détruire à intervalles réguliers une partie. Le principe de cette disposition légale consiste en effet à sélectionner par tirage au sort une classe de terminale afin d'en envoyer les élèves sur une île isolée de tout. Les ados à qui l'armée donne un sac de survie et l'arme allant avec ont trois jours pour s'entre-tuer. Le dernier survivant sera alors digne de retrouver le chemin de sa maison à l'occasion d'une célébration médiatique qui ressemble à celles qu'organisent les émissions actuelles de télé-réalité. Un collier électronique sert à leur localisation vérifiant que le traçage est un flicage, ainsi que leur élimination systématique s'ils ne suivent pas les prescriptions données par leur ancien professeur qui se nomme Kitano et qui est joué par Takeshi Kitano. L'île qui s'apparente à un dépotoir de la modernité est notamment soumise à un quadrillage de son territoire et chacune de ses portions devient un espace interdit obligeant les survivants à changer constamment de position, sinon leur mort est assurée.
Battle Royale loge sa dystopie dans une île qui est le site originairement dévolu à l'utopie. Depuis, L'Île du docteur Moreau (1896) de H. G. Wells, La Colonie pénitentiaire (1919) de Franz Kafka et The Most Dangerous Game – Les Chasses du comte Zaroff (1932) d'Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel ont exercé leurs effets d'assombrissement en explorant le versant dystopique du genre. Jusqu'à une série comme Lost (2004-2010) dont la jungle narrative luxuriante entortille les deux perspectives. L'insularité expose désormais l'état d'exception d'une société qui bannit une jeunesse considérée comme un surplus qu'il est impératif de dilapider dans un jugement ordalique prenant la forme d'un potlatch médiatique. Le ban est alors la zone où, le droit et le non-droit s'équivalant jusqu'à l'indistinction, l'irresponsabilité politique se déporte pour s'éprouver comme un règlement de compte généralisé entre les jeunes identifiés comme la source de tous les maux. La réponse répressive à la contestation adolescente d'un ordre symbolique dont la légitimité ne va plus de soi est ainsi livrée dans un autoritarisme qui est la vérité obscure des autorités destituées dont le discrédit ne peut pas ne pas aller en s'accentuant catastrophiquement. Et l'autorité qui préfère l'autoritarisme plutôt qu'opter pour la réforme de sa légitimité a le visage parodique de Kitano, le clown de télévision qui déteste ses élèves parce que l'un l'a blessé à la jambe tandis qu'une autre se refuse à lui parce qu'elle est encore une adolescente.
L'adolescence a des incandescences qui, étymologiquement, caractérisent le processus en cours d'un développement (alesco) et d'un mûrissement (adolescens) dont la poussée (ad) prend la forme d'un allumage (sco) au risque brûlant du ratage. C'est le « pot au noir » dont la métaphore est chère à Donald Winnicott afin de rappeler la maturité exigible des sociétés dont le devoir consiste à accueillir et sublimer le chaos imprévisible des fluctuations psycho-affectives qui malmènent et débordent les adolescents. L'immaturité des sociétés choisissant le durcissement des politiques répressives face aux orthodoxies contestées débouche nécessairement sur l'autoritarisme qui est la parodie de l'autorité et elle ne peut pas ne pas entraîner le renforcement catastrophique de son discrédit. C'est le constat terriblement actuel de Battle Royale et il reconduit celui d'Akira (1988) de Katsuhiro Ôtomo au moment où Gus Van Sant s'apprête à les rejoindre avec ses propres films, Gerry (2001) et Elephant (2003). Mais le constat de l'apocalypse proto-totalitaire déjà là ne suffit pas. Même si ses inspirations diverses et pop, horreur gore, bande dessinée (le roman original de Kôshun Takami a été adapté à peu près en même temps en manga qui est plus explicite sexuellement) et jeu vidéo (la silhouette à la Lara Croft est étonnante parce que le jeu Tomb Raider n'avait pas au début des années 2000 adopté la forme du survival), cultivent une humeur carnavalesque et ravageuse.
40 cas de figure
(plus 2)
Battle Royale est un grand jeu de la mort et y participent les 40 élèves de terminale B du lycée de Shiroiwa auxquels on a ajouté deux jeunes supplémentaires. Avec chacun d'eux, il y a une histoire, des configurations affectives, des secrets familiaux, des blessures qui viennent de loin. Kinji Fukasaku propose alors de multiplier les scènes produites directement par la situation en proposant de croiser les récits comme des séries témoignant de la richesse des relations entre des personnages happés par le rapport entre l'obéissance contrainte à la règle et sa désobéissance salutaire. La gamme des positions adoptées est variée mais, pour schématiser, on dira qu'il y a d'abord une première série qui s'impose, celle des ados qui prennent au sérieux la règle du jeu en obéissant au programme extrême de la survie gagnée en donnant la mort aux anciens camarades. Dans cette série-là, on a Yoshio, le rondouillard de la classe qui se jette à corps perdu dans l'horreur parce qu'elle aurait commencé pour lui bien avant la loi Battle Royale, victime du stigmate associé à son poids. On trouve aussi Mitsuko, la fille dont la rage de survivre prend sa source dans les horreurs pédocriminelles perpétrées dans le cadre domestique.
Se dégage ensuite une autre série, celle des ados qui désirent échapper au sort qui leur est fait en tentant de ne pas céder face à la contrainte imposée. Cette série se divise elle-même en deux sous-séries ou catégories : celle des suicidés (c'est le cas d'un couple amoureux) et celle des résistants estimant que l'entraide et la solidarité protègent d'un survivalisme exigeant un individualisme mortifère. Deux cas de figure retiennent particulièrement l'attention : Yûko l'empoisonneuse et Shinji l'informaticien. La première ouvre involontairement la brèche au chaos du soupçon qui va contaminer son groupe jusqu'à la crise mimétique et l'annihilation réciproque, tant et si bien que la faute insupportable la poussera au suicide. Le second tire quant à lui profit des leçons de subversion d'un parent gauchiste qui a tenté naguère de faire sauter le parlement. On compte enfin parmi les 42 adolescents deux jokers démoniques : Kazuo, un jeune psychopathe qui comme participant volontaire figure le bord extrême d'un mal radical que combat moins l'État qu'il le cultive ; Shôgo, un ancien gagnant de l'édition d'il y a trois ans et qui a été à nouveau tiré au sort en restant marqué par le fait d'avoir dû tuer Keiko dont il était amoureux alors qu'ils étaient les derniers survivants.
Dans Battle Royale l'amour est l'événement transversal à de nombreuses situations individuelles. Couples suicidaires (Sakura et Kazuhiko se jettent de la falaise, Yoshimi et Yôji mettent fin à leurs jours par pendaison), réaction malheureuse (Kayoko tue Takako qui venait lui dire qu'il l'avait toujours aimée en secret), ambiguïté jamais levée (Keiko a-t-elle voulu tuer Shôgo ou bien l'a-t-elle poussé à la tuer pour faire de lui le dernier survivant de l'île ?), crise libidinale (la présence de Shûya précipite le délire toxique de Yûko culminant dans l'hystérie sanglante de son groupe de copines), fuite victorieuse (Shûya et Noriko arrivent à sortir de l'île grâce à l'aide décisive de Shôgo qui réussit avec eux ce qu'il aurait voulu accomplir avec Keiko). Le gauchisme est un autre élément intéressant dont l'histoire a réellement traversé la vie des cinéastes japonais de la génération de Kinji Fukasaku comme Nagisa Ôshima, Kijû Yoshida et Kôji Wakamatsu. Et Takeshi Kitano qui a lui aussi connu en tant qu’étudiant cette époque tumultueuse doit le désir de faire du cinéma non seulement à Nagisa Ôshima grâce à sa participation comme acteur sur Furyo (1983), mais aussi à Kinji Fukasaku dont la défection sur le tournage de Violent Cop (1989) lui a permis de le remplacer au pied levé.
Si la jeunesse a des bouillonnements chaotiques que la société doit recevoir en réformant les dispositifs de son autorité, le militantisme gauchiste a pu offrir les cadres symboliques d'une organisation politique des dispositions de la jeunesse à la rébellion. La défaite du gauchisme avec le basculement fatal de certaines de ses fractions dans la lutte armée aura historiquement préparé au tournant autoritaire des sociétés qui refusent de se réformer dans une perspective progressiste face aux instabilités de l'adolescence.
La réponse adoptée qui consiste en un surcroît de répression vient ainsi parachever le tournant parodique des autorités discréditées qui y participent d'elles-mêmes en surenchérissant d'autoritarisme. Takeshi Kitano en livre le visage le plus grotesque, usant d'un pistolet à eau avant de mourir, criblé de balles tirées par Shûya. Puis se relever, passer un coup de fil et avaler un biscuit avant de définitivement trépasser. La parodie atteint alors son pic de vérité : le professeur Kitano joué par l'acteur Kitano est l'auteur d'un vrai tableau peint selon sa manière naïve, d'enfant qu'il est toujours resté. La parodie n'est pas ce qui tourne le dos à la réalité en s'en amusant mais qui en assume la part d'insupportablement réel. Les adultes sont immatures jusqu'à l'hystérie. Et leur immaturité est le reflet inversé d'une jeunesse qui peut avoir confiance dans l'enfance pour la sauver de toute puérilité. C'est ainsi qu'adulte est un devenir qui redevient possible et désirable.
Toute photographie est un miroir à retardement
Shûya et Noriko sont mieux que les survivants de la loi Battle Royale. Ils sont les ombres clandestines d'une société qui a besoin d'eux pour retrouver le chemin d'une réforme qui ne peut pas ne pas être une révolution. Les fugitifs ont toujours été là dans la photo de classe. Dans n'importe quelle photo de classe en fait. Les fugitifs, on les connaît, on les reconnaît, ils étaient nos camarades, nos copains turbulents, nos petites amoureux, nos fiancés éternels. Ils étaient même notre professeur, le maître à l'autorité respectée parce qu'alors on l'admirait.
Dans toutes les photos de classe, il y a des drames cachés et des tragédies inavouées, il y a des horreurs frôlées de près et d'autres qui attendent d'exploser. Dans nos photos de classe, il y avait tout cela et on ne le savait pas. Il aura fallu qu'un film arrive pour dévoiler la part secrète des images de notre jeunesse porteuses de tant de promesses, part d'enfance et de dystopie, de désastre et d'utopie. Avec Battle Royale on repense aux camarades perdus de vue et de vie, on revoit nos photos de classe en les regardant pour ce qu'elles sont dorénavant : des miroirs à retardement.
12 mai 2021