La 25ème édition des Journées Cinématographiques de Carthage s'est tenue du 29 novembre au 6 décembre 2014 dans une ambiance forcément particulière. Le 23 novembre eut lieu en effet le premier tour de l'élection présidentielle, la onzième du nom, la dixième au suffrage universel direct mais surtout la première depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011 après 23 ans de règne. Le second tour eut lieu un mois plus tard, le 21 décembre dernier et c'est Béji Caïd Essebsi (un ancien ministre de Habib Bourguiba) pour Nidaa Tounes ou Appel de la Tunisie qui remporta dans la foulée victorieuse des élections législatives les suffrages à hauteur de 55 % face au président sortant, Moncef Marzouki du Congrès Pour la République, plus conservateur et proche d'Ennahdha, le parti islamique consacré par l'assemblée constituante de 2011 comme étant la première force politique du pays.
Dans l'intervalle séparant les deux tours, c'est donc une effervescence populaire de tous les instants qui se manifestait sur l'avenue Habib Bourguiba, prête à investir la dizaine de salles de cinéma situées au cœur de Tunis ou bien dans sa proche banlieue afin de jouir d'une démocratie directe et réelle qui aura été a minima celle des films diversement projetés, en compétition ou non. Ce désir populaire pour le cinéma, les JCC instituées en 1966 sur l'initiative du réalisateur Tahar Cheriaa décédé en novembre 2010 à l'âge de 82 ans (le festival étant bisannuel, en alternance avec les Journées Théâtrales de Carthage, il représente aujourd'hui la plus ancienne manifestation panarabe et panafricaine de tout le continent africain) ne pouvaient pas ne pas le manquer, à l'exact carrefour d'un quadruple désir : d'inscription dans une dynamique démocratique comme de faire du cinéma l'opérateur culturel d'une jonction idéale entre la société civile et l’État, de renforcement du rayonnement cinématographique national comme de représentation pour le monde arabe d'une sorte d'équivalent du Festival de Cannes (luxe compris, visiblement acté depuis l'édition de 2008 et l'entrée en scène de son actuelle directrice, Dora Bouchoucha).
Heureusement, le politique ne venait pas sur-déterminer la projection des films, même si Hamma Hammami du Front populaire, la fédération des forces de gauche ayant recueilli presque 8 % des suffrages, pouvait assister à telle ou telle séance. Ce qui peut-être était tout autant politique, sinon davantage, c'était la joyeuse réappropriation des films tunisiens par une salle remplie de spectateurs exprimant intensément leur accord avec les libertés notamment langagières que ceux-ci en se les accordant le leur accordaient. Les hurlements de rire suivis d'applaudissements à tout rompre dès lors que, par exemple, les films respectifs de Jilani Saadi et Hamza Ouni s'autorisaient des manières d'être, de faire et de dire dans des formes, certes partagées entre soi mais jamais assumées avec une telle publicité disposée par la logique de projection cinématographique, bénéficiaient ainsi d'une chambre d'écho faisant retentir les virulentes critiques à l'adresse de l'existant, sur le plan social (la précarisation de la jeunesse) comme politique (le conservatisme des islamistes).
En raison du contexte français actuel, la question de la liberté de conscience et d'expression, si elle est revenue en force ici, là-bas est essentielle quant aux processus de démocratisation politique d'une société qui se regarde au cinéma pour vérifier qu'elle est bien fidèle à ce qu'elle est depuis que son devenir aura connu l'extraordinaire inflexion reliant les dernières semaines de 2010 contractées autour du suicide par immolation à Sidi Bouzid de Mohammed Bouazizi aux premiers mois de l'année suivante marqués par le départ précipité de l'ancien président à vie. L'importance des deux décisions prises à l'occasion de cette édition, d'une part le passage à l'annualité et d'autre part l'élargissement du périmètre du festival à six régions du pays, témoigne qu'en Tunisie tout un peuple ne saurait être à la croisée historique des chemins sans qu'une institution prestigieuse n'y participe pas en consacrant cinématographiquement ce croisement décisif.
Des quinze longs-métrages de fiction aux dix-neuf longs-métrages documentaires respectivement sélectionnés en compétition officielle, en passant par les douze films de la compétition nationale et les seize courts-métrages en compétition officielle parallèle, soit en tout 62 films venus du Maghreb et du Machrek, d'Afrique saharienne et subsaharienne, du Proche et du Moyen-Orient, il y avait largement de quoi faire pour tenter de savoir un peu où vont les cinémas arabes et africains – et peut-être même s'ils n'y iraient pas ensemble, dans la même direction d'un désir anti-autoritaire et démocratique ayant soulevé le cœur du peuple burkinabé trois semaines avant le début des JCC. En ajoutant à cela neuf sélections non-compétitives ouvertes sur le monde entier et entre autres distribuées en aspects des cinémas roumains et chiliens, en hommages divers (le français Maurice Pialat, le syrien Omar Amiralay, le sénégalais Samba Felix N'Diaye, le tunisien Naceur Khemir, l'anglais Stephen Frears) et en séances spéciales (pour certaines en partenariat avec la chaîne franco-allemande Arte), en focus sur les films-essais caractérisant « la dynamique des marges dans les cinématographies de la région » (Tarchikat) comme en panorama du jeune cinéma tunisien, ce sont donc quasiment 200 films qui auront été quotidiennement montrés et discutés en huit jours de festival. Soit une moyenne journalière de 25 films visibles sur une vingtaine de sites, sans compter l'atelier de projets des JCC « Takmil »(finition en arabe) institué par Dora Bouchoucha en 1992 afin de proposer sous l'examen d'un jury international cinq bourses d'aide au développement ou à la finition destinées aux projets qui lui auront été présentés.
Il faut saluer ici le travail herculéen de l'équipe chargée de la constitution du programme de cette édition, conduite sous la houlette artistique d'Ikbal Zalila dont l'un des mérites aura été, malgré un agenda tendu, de réussir à demeurer malgré tout attentif aux quelques amis timidement venus grâce à son invitation à prendre le pouls du présent de cinématographies encore trop sous-exposées de l'autre côté de la Méditerranée. Qu'il en soit à jamais remercié : en modeste contre-don, le présent texte lui est dédié.
Jour 1 : Timbuktu – Le chagrin des oiseaux (2014) d'Abderrahmane Sissako
Le prix de l'œcuménisme
Une rangée de statuettes exécutées dans le désert par une rafale de fusil-mitrailleur tirée hors-champ : l'introduction de Timbuktu, le nouveau long-métrage attendu d'Abderrahmane Sissako produit par les Films du Worso sous la houlette de Sylvie Pialat et sélectionné pour faire l'ouverture des Journées Cinématographiques de Carthage en Tunisie après avoir reçu un excellent accueil au Festival de Cannes (où il reçut d'ailleurs et somme toute assez logiquement au vu de son sujet le Prix œcuménique), pose d'emblée le versant certes culturel, mais fondamentalement esthétique aussi, d'un acte de barbarie qui trouvera de multiples occasions de se démultiplier dès lors que Tombouctou tombe sous le joug de djihadistes prêts à imposer à l'ensemble de la population locale les règles de fer au principe d'une reconfiguration drastique du partage du sensible.
C'est que les statuettes en question, figures sculptées dans le bois d'une fécondité associée au féminin (elles représentent des femmes au ventre arrondi par la gestation), s'inscrivent autant dans un régime cult(ur)el propres aux traditions païennes et rites de l'animisme déclaré hérétique par les promoteurs radicaux d'un islam politique intégral, qu'elles présentent au regard d'autrui une puissance d'ouverture et de figuration associant transcendance et altérité. C'est l'évidence, sèche : les islamistes représentés par le cinéaste malien refusent brutalement d'être convoqués comme spectateurs devant les statuettes (peut-être Dogon) qui, en invoquant au nom d'une force vitale générique des puissances de différence (entre les humains et les dieux comme entre les femmes et les hommes), leur demandent de les affronter en eux-mêmes.
Il y aurait alors comme une (anthropo)logique à ce que des hommes en guerre pour l'instauration autoritaire de la charia s'en prennent avec la même vigueur aux images (considérées comme des idoles détournant l'attention du message coranique incarné dans la figure interdite de représentation de Mahomet) comme aux femmes (envisagées comme des figures de tentation sexuelle dont il faudrait recouvrir presque entièrement tout le corps afin de garantir la neutralisation des possibilités érotiques pouvant survenir dans l'espace public). Les unes et les autres engagées dans un monde fondamentalement moins anthropocentrique qu'androcentrique et impliquées dans une même problématique que Françoise Héritier aura pour sa part nommé la « valence différentielle des sexes » (cf. Masculin, féminin. La pensée de la différence, éd. Odile Jacob, 1996) afin de caractériser le contrôle universellement exercé par les homme sur le corps des femmes dès lors que celui-ci est appréhendé comme vecteur privilégié dans la production de la différence humaine (puisqu'une femme peut accoucher d'un garçon comme d'une fille).
Dès lors donc qu'il est question du visible, il en est aussi de l'altérité au-devant comme en dedans de soi ainsi que le rappelle, en acquis des travaux d'André Leroi-Gourhan, Marie-José Mondzain (« Le visible suppose l'altérité, telle est ici la leçon de l'image (…) Avoir peur de l'image c'est avoir peur de la différence » in Homo spectator, éd. Bayard, 2007, pp. 49 et 74). Et sa restriction ou réduction, en rallongeant ici des vêtements (et le cinéaste n'oublie pas que les hommes sont également, même si différemment, soumis aux mêmes prescriptions vestimentaires) ou en abattant là des statuettes païennes, ne saurait faire l'économie d'une résistance, même minimale, représentée ici par une vendeuse de poissons qui préfère encourir le coup de fouet plutôt que de porter des gants, là par les mêmes statuettes qui, mutilées par les coups de feu reçus, se tiennent toujours debout au terme de la séquence introductive de Timbuktu.
Une autre séquence, peut-être la plus belle du film d'Abderrahmane Sissako, manifeste l'articulation primordiale d'Éros et de Thanatos, une volonté destructive de restriction étant ici comprise depuis son soubassement sexuel : l'un des djihadistes (Abdelkrim joué par Abel Jafri, issu de la troupe de Rabah Ameur-Zaïmeche) entreprend de séduire la compagne mariée d'un Touareg qui préfère en guise de refus continuer en présence de sa fille à se lisser les cheveux en leur appliquant de l'eau. Immédiatement après,l'homme à qui ce refus aura été adressé s'arrête en pleine cambrousse et, sans crier gare ni explication, tire en direction d'un buisson coincé entre deux dunes, comme s'il s'agissait pour lui –la métaphore est évidente – de pratiquer symboliquement le rasage d'une toison pubienne.
Dans le déplacement des signes d'une érotique qui pourtant ne cesserait malgré la répression de revenir comme une hantise (d'abord les cheveux mouillées, ensuite le buisson ardemment taillé),et qui trouverait même à faire écho à certaines manières d'être particulièrement genrées et promus par l'hédonisme caractéristique du néolibéralisme (comme l'épilation des femmes), se dit la douleur de ceux qui négocient si mal les questions de l'altérité (impliquée par les images comme parla différence des sexes qu'elles soutiennent) qu'ils préfèrent se livrer en livrant les autres à la violence réactive en affirmation d'un nom de l'Un, seul et unique. Quitte à ce que ce nom sacré serve brutalement les réquisits oppressifs d'une domination théologico-politique toujours déjà redoublée par les implicites répressifs d'une économie libidinale.
Contemporain des exactions perpétrées notamment contre les femmes par le groupe salafiste Boko Haram présent au Nigeria comme au Cameroun et directement inspiré parla lapidation d'un couple adultère à Aguelhok au Mali en juillet 2012, Timbuktu met ainsi l'accent sur le noyau anthropologique de l'islamisme plutôt qu'il ne documente de façon circonstanciée des raisons politiques de la prise le 12 avril 2012 de la « Perle du désert », son sens mosaïque du fragment et de l'ellipse lui permettant autant d'éviter les pièges de la reconstitution (le Tombouctou filmé par le cinéaste aura été pour des raisons de sécurité réinventé pour partie à Oualata en Mauritanie) que d'extraire des tombereaux de clichés politico-médiatiques quelques vérités suffisamment universelles pour comprendre la situation de tous ceux qui s'ingénient à brimer et engoncer le visible de peur de finir par en être excédés.
C'est ici la grande force esthétique du film d'Abderrahmane Sissako, qui saisit autrement la question des images dès lors que le passage obligé de la propagande idéologique oblige une jeune recrue à devoir affronter sa propre absence de désir à raconter devant la caméra vidéo de son camarade la pauvre fiction des raisons d'un engagement spirituel contredisant le réel d'une trajectoire biographique passée par le tamis du consumérisme occidental (il aura d'ailleurs suffi de les entendre tous les deux discuter de football pour au moins reconnaître que ces partisans d'un nouveau Moyen-Âge sont aussi les produits réactifs d'une société honnie parce qu'ils n'auront pas réussi à y trouver place, la nôtre).
Cette force cinématographique, si elle trouve à parfois s'épuiser dans des développements narratifs qui peuvent tomber un peu à plat car à côté de la plaque (ainsi de la vengeance vétéro-testamentaire entre deux Touaregs, avatars de la fratrie rivalitaire et mimétique formée par Abel et Caïn, prise dans les reflets dorés du fleuve Niger filmés de manière sensuelle par Sofian El Fani, l'opérateur des films d'Abdellatif Kechiche), est également reconduite à l'occasion des séquences inscrites dans le registre juridique.
L'écart entre l'esprit traditionnel incarné dans la figure pieuse de l'imam local et le respect abstrait d'une lettre coranique elle-même retraduite dans le lexique islamiste, s'agissant par exemple de la législation à adopter concernant le mariage entre les djihadistes et les filles dont ceux-ci considèrent qu'elles sont susceptibles pour leur bénéfice d'être mises à leur disposition, produit ainsi de purs moments horriblement grotesques et quasi-kafkaïens. Et ils réaffirment par ailleurs le goût pour le cinéaste des argumentaires juridiques, comme en témoignait déjà son long-métrage précédent Bamako (2006), mise en scène cinématographique d'un procès fictionnel des victimes africaines contre la mondialisation capitaliste dont la variante réelle n'a toujours pas eu lieu.
La réalité, c'est que les djihadistes, par ailleurs jamais caricaturés par un cinéaste n'ignorant probablement pas les détours pervers d'un diabolisation qui sert in fine la cause des diabolisés, souffrent d'une impuissance foncière à négocier avec leurs propres contradictions,autrement dit à tenir ferme la place du spectateur dont Marie-José Mondzain rappelle à la suite de Jean-Luc Godard qu'elle consiste fondamentalement à ne pas avoir peur de changer de place (cf. Homo spectator, opus cité, p. 54). Des djihadistes hostiles au matérialisme occidental alors qu'ils en sont issus ou bien en utilisent les fétiches technologiques et médiatiques (téléphones, ordinateurs et réseaux Internet leur permettant de diffuser leur matériel de propagande), désireux de l'autre sexe sans devoir en passer par l'ambivalence risquée de la séduction, inquiets devant des images dont les puissances les obligeraient à devoir affronter une hétérogénéité contradictoire avec leur propension à l'affirmation brutale du seul Un sacré, le leur.
Cette hétérogénéité contradictoire, on la retrouverait encore dans l'existence d'un plurilinguisme au principe (parfois comique) de traductions (et même de traductions au carré – de traductions de traductions), le bambara parlé par les populations autochtones et le tamasheq partagé par les Touaregs cohabitant non sans mal avec l'arabe parlé (et imposé) par ceux qui viennent de loin (et parfois de France) sans être du lieu qu'ils occupent (outre, la question déjà rencontrée du non-respect des formes coutumières locales, la défaillance dans la communication, y compris en ses formes technologiques, scandait déjà la plupart des films d'Abderrahmane Sissako comme La Vie sur terre en 1996 et En attendant le bonheur – Heremakono en 2002).
Surtout, un personnage, Zabou la folle, affirme haut et fort ce principe de contradiction moins nié que dénié par les combattants en guerre contre tous les fétiches, animistes ou technologiques, mais oubliant qu'ils sont eux-mêmes soumis aux principes du clivage fétichiste, se sachant bien en guerre contre l'occidentalisation du monde mais en usant quand même des formes hyper-modernes produites par la mondialisation. On craint d'abord que cette étrange prophétesse d'un culte solitaire, avec son coq, ses fanfreluches et ses breloques, ne serve que de cache-misère à un féminisme de circonstance toléré par des djihadistes sous le prétexte de sa folie. Mais il se trouve en fait que sa fureur déclamatoire, pas si éloignée de celle d'un Antonin Artaud, éclate en bris de miroirs et patchwork de tissus dans une manière d'acceptation de notre brisure originelle, de notre être schizophrène,de notre condition contradictoire et clivée, de nos identités toujours déjà soumises à des dynamiques plurielles d'altérité et de différenciation.
Toutes ces qualités avèrent certainement la force esthétique de Timbuktu (sous-titré Le Chagrin des oiseaux). Mais c'est aussi une grande faiblesse, réellement politique, du film d'Abderrahmane Sissako d'exclure de son récit tous les éléments au principe de la compréhension des événements expliquant le contexte, de la dynamique indépendantiste touarègue portée d'un côté par le Mouvement National pour la Libération de l'Azawad (la zone quasi-désertique entre Sahel et Sahara située au Nord-Mali) et de l'autre par les salafistes touaregs d'Ansar Dine jusqu'à l'opération Serval menée par l'armée française afin de rétablir le 28 janvier 2013 la situation au profit de l'armée malienne. Les conséquences de la guerre civile libyenne (avec le retour au pays de mercenaires touaregs au service de la Jamahiriya arabe libyenne et ayant pillé les arsenaux militaires du régime de Khadafi), Timbuktu n'en dit strictement rien.
Comme il ne raconte pas davantage les luttes intestines entre factions targuies au profit des salafistes rejoints par Al-Qaïda au Maghreb Islamique originaire d'Algérie et détruisant ensemble dans la seconde moitié de l'année 2012 les mausolées et tombeaux des saints musulmans de la cité inscrite depuis 1988 par l'UNESCO au patrimoine mondial de l'humanité (la seule mention de la destruction des statuettes païennes achoppant alors sur le caractère contradictoire de l'imposition de la loi islamique puisqu'elle s'en prend même de manière profanatrice aux formes locales de l'islam). Quant à l'importance de la présence française dont l'action militaire se comprend en triple conséquence de la préservation stratégique de ses intérêts économiques, de la continuation néocoloniale du pré carré constitué à l'époque de l'empire colonial et d'une influence sur la politique nationale au prix de l'éradication historique des forces laïques et progressistes, le film d'Abderrahmane Sissako réalisé plus d'un an après l'opération Serval la réduit à la seule figure d'un journaliste occidental pris en otage et exclus du champ assez rapidement (sur toutes ces questions, lire les articles d'Olivier Roy publiés dans Le Monde, en particulier « Vaine stratégie française au Mali » de l'édition du 4 février 2013).
A cet égard, on ne peut que comprendre pourquoi un quotidien aussi conservateur que Le Figaro aura élu Timbuktu au titre de sa « Palme du cœur » tant, sur le plan politique, il ne compromet en aucune manière l'État français en proposant comme grille analytique le principe consensuel d'une contradiction interne au monde musulman clivé entre modérés et radicaux. « Le chagrin des oiseaux » désigne alors celui de spectateurs qui regrettent que le film d'Abderrahmane Sissako, aussi profond sur le versant d'une anthropologie de la peur des images (ou « iconophobie » comme le dirait encore Marie-José Mondzain, op. cit., p. 72-80) en relais de la répression d'une altérité fondamentalement générique, soit à ce point frileux et superficiel sur celui des déterminants historiques et politiques pesant sur la situation malienne. Le prix de l'œcuménisme, c'est souvent aussi celui de la dépolitisation et du consensus.
Jour 2 : Tarzan, Don Quichotte et nous (2013) de Hassen Ferhani /
Chronique équivoques (2013) de Lamine Ammar-Khodja
La fidélité à l'enfance en guise de fabuleuse réinvention algéroise
Programmés dans la sélection « Tarchikat » consacrée à « rendre compte du dynamisme des marges dans les cinématographies de la région » comme le précise dans le catalogue du festival Ikbal Zalila, le court-métrage de Hassen Ferhani (durant 18 minutes)et le court long-métrage de Lamine Ammar-Khodja (qui en dure 61) sont en fait issus d'un web-documentaire intitulé Un été à Alger et initié il y a deux ans par Caroline Gillet et Aurélie Charon avec le soutien du journal Libération et de TV5 Monde. Proposant à quatre jeunes réalisateurs algériens de raconter chacun-e à leur manière leur été passé dans la capitale algérienne en 2012 dans la foulée des célébrations du cinquantenaire de l'indépendance nationale, Un été à Alger consiste en un documentaire interactif et participatif incluant des segments réalisés, outre ceux de Hassen Ferhani (En remontant Cervantès) et de Lamine Ammar-Khodja (50 contre 1), par Amina Zoubir (Prends ta place), Yanis Koussim (La Nuit), celui d'Aurélie Charon et Caroline Gillet s'ajoutant en complément (Le Mur).
Mais, désireux de prendre leur marque en marquant le désir de prendre la poudre d'escampette, En remontant Cervantès est alors devenu Tarzan, Don Quichotte et nous et 50 contre 1 s'est transformé en Chroniques équivoques, leur auteur respectif partageant un commun désir de ne rien contrarier du désir de l'enfant qui monte en eux et vient répondre de manière à la fois insolente et turbulente à l'insatisfaction fréquemment provoquée par une bien triste réalité. Avec ces deux films, il ne s'agira donc pas de se plaindre des signes (et Alger en serait farci) manifestant diversement qu'il y aurait tout lieu de désespérer face à ce qui se présente devant les yeux et les oreilles des réalisateurs, mais bien plutôt de suivre les lignes de fuite le long desquelles les formes de la déception se renverseraient en rappels mythiques et en promesses légendaires (Tarzan, Don Quichotte et nous) ou bien de bricoler un rapport au monde poétique et ludique au tournant duquel réinventer la ville induit de se réinventer soi-même (Chroniques équivoques).
De son côté, Hassen Ferhani suit le fil ténu mais insistant d'une quête kiarostamienne (trouver en caméra montée à l'arrière d'une voiture l'endroit où peut bien se cacher un certain historien nommé Sidi Ahmed Benengeli) dans le quartier Mohamed-Belouizdad (ex-Belcourt) où se trouve la fameuse grotte de Cervantès, en parallèle de laquelle des extraits de Tarzan, l'homme singe (1932) de W. S. Van Dyke d'après le roman d'Edgar Rice Burroughs et de Don Quichotte (1955-1992) d'Orson Welles d'après le roman L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605-1615) de Miguel de Cervantès ponctuent poétiquement une zone urbaine vouée aux forces sociales du désœuvrement et du délabrement.
Pour sa part, Lamine Ammar-Khodja pose en bon Petit Poucet quelques cailloux blancs piochés dans la littérature (Kateb Yacine, Assia Djebar, Michel Tournier, Juliette Minces et Gérard Chaliand), la musique (Marcel Khalife, Frédéric Chopin et Camille Saint-Saëns), la peinture (Eugène Delacroix, Maurice Adrey et ErnestMeissonier) et le cinéma (L'Inspecteur Tahar de Moussa Haddad et Hadj Abderrahmane et Alger insolite de Mohamed Zinet, One Week de Buster Keaton et Alphaville de Jean-Luc Godard, La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo et Reservoir Dogs de Quentin Tarantino) afin de tracer une autre carte d'Alger, à la fois fidèle au nom de la cité (Al-Djaza'ir signifiant les îlots et une référence à Édouard Glissant glissée dans Demande à ton ombre en 2012 le rappellera) et transversale aux clivages d'une capitale notamment fracturée entre les fastes pénibles de la commémoration idéologique du cinquantenaire de l'indépendance et le carnavalesque sympathique des manifestations des étudiants.
Des séquences magnifiques (la projection de Tarzan, l'homme singe sur le treillis d'arbre du jardin d'Essai où ont été tournées certaines de ses scènes dans le film de Hassen Ferhani, l'incrustation de visages filmés au hasard du tournage sur les murs de la ville en lieu et place des affiches publicitaires ou propagandistes) témoignent d'une véritable générosité cinématographique, quand bien même cet élan ne ferait jamais l'économie d'une critique des rapports sociaux existants (et les deux films partagent le même souci du couple amoureux dont la visibilité résisterait ou échapperait à la représentation, tantôt parce que les amoureux s'y refusent en préférant demeurer hors-cadre, tantôt parce que la police depuis ses interpellations hors-champ s'y oppose).
De la même façon, les réalisateurs, s'ils fourbissent les multiples notations cocasses ou raccords comiques de telle sorte que la matière documentaire soit soumise aux courts-circuits de la fiction, de la métaphore et de la poésie, ne sont jamais aveugles aux terribles pressions s'exerçant objectivement, de près ou de loin, sur eux. Au-delà de la question partagée par les deux films (et Lamine Ammar-Khodja récidivera avec Demande à ton ombre et Bla cinima en 2014) de l'amour dont les sujets se soustraient, volontairement ou non, aux manières figuratives proposées par la représentation cinématographique (et il faudrait leur adjoindre le magnifique La Parade de Taos tourné en 2009 par Nazim Djemaï dans les jardins d'Alger et le site archéologique de Tipaza), nombreux sont les signes attestant l'angoisse de la possibilité même de pouvoir faire du cinéma dans un pays où le cinéma (de fiction) fut historiquement érigé en moyen d'éducation idéologique des masses anciennement colonisées et où son âge glorieux s'est doublement dissipé dans le démantèlement du système de distribution et du parc des salles et la délégitimation populaire d'un pouvoir ossifié.
Il faudra ainsi être attentif aux marques de la douleur (la crampe aux pieds, le cauchemar orwellien et le suicide simulé dans Chroniques équivoques) comme aux signes de l'échec (la folie du premier interprète de Tarzan, Johnny Weissmuller, le montage final constamment différé du film d'Orson Welles, le projet avorté de Terry Gilliam ayant également désiré adapter le roman de Cervantès) valant comme les images-symptômes propres à une angoisse générationnelle s'agissant de faire vivre une certaine idée du cinéma dans un monde où son idée même semble frappée d'inconsistance.
Si l'on comprend alors pourquoi, à l'opposé de la fiction longtemps captive des grandes machines de propagande nationales-étatiques, le documentaire est très souvent privilégié par les jeunes réalisateurs d'aujourd'hui comme Abdenour Zahzah et Tarek Sami (et l'on devra encore citer ici les noms de Malek Bensmaïl comme de Tariq Teguia, les fictions de ce dernier étant effectivement traversées par un puissant geste documentaire) afin de restaurer l'image défaite ou affaissée d'un peuple algérien appauvri en tout (et y compris en estime de lui-même, preuve en est ce graffiti terrible de Chroniques équivoques disant « On s'excuse de vivre »), on saisit également comment l'enfance représente un bon moyen de reprendre les choses à zéro afin de repartir du bon pied après une longue marche où l'indépendance aura été entreprise du mauvais pied.
Il n'est à cet égard pas hasardeux que Lamine Ammar-Khodja préfère citer Vendredi ou la Vie sauvage (1971) à Vendredi ou les Limbes du pacifique (1967) de Michel Tournier, la version pour enfants du roman original témoignant d'une solitude créatrice comme d'une puissance utopique qui se prolonge, du côté de Hassen Ferhani, dans l'examen de quelques poches (le jardin d'Essai qui accueillit le tournage de Tarzan l'homme singe comme la grotte où Cervantès s'est réfugié lorsqu'il tenta à plusieurs reprises avec son frère Rodrigo de s'échapper de la captivité forcée entre 1575 et 1580) où l'histoire prolongée en ses échos cinématographiques se fait fabuleuse.
Et l'on n'oubliera pas de mentionner à cette occasion un autre (premier) film algérien, Loubia Hamra (2014) de Narimane Mari, grand film sur l'enfance révolutionnaire des peuples. Quand on découvre, si on l'ignorait, que le fameux historien Sidi Ahmed Benengeli recherché par deux hommes en voiture (dont l'acteur Samir El Hakim) et demeurant inconnu pour les habitants du quartier est en fait un personnage fictif inventé par Cervantès lui-même dans une perspective méta-fictionnelle censée accréditer l'idée que Don Quichotte aurait réellement existé, on se dit alors que Tarzan, Don Quichotte et nous aura travaillé à restituer une puissance de légende à une cité qui, autrement affaiblie avec les difficultés économiques de ses habitants (la consommation symptomatique de junk-food), peut aussi être surinvestie par les formes de la propagande nationale-étatique (comme le montre Chroniques équivoques).
Hantés par la déréliction et la chute (le saut dans l'eau de Tarzan en préfiguration de celui dans la folie de son interprète et l'implicite des chutes répétées de Don Quichotte lors de ses assauts contre les moulins à vent dans le film de Hassen Ferhani, la défenestration simulée et le dépôt final de poubelles dans celui de Lamine Ammar-Khodja), Tarzan, Don Quichotte et nous d'un côté et Chroniques équivoques de l'autre auront su nourrir l'effort consistant à mettre en œuvre l'élan inverse, celui d'une ascension littéralement filmée à l'ouverture du court-métrage ou indirectement figurée avec la marche ascensionnelle de la jeune femme boiteuse du long-métrage. Une ascension en vertu de laquelle le haut de la pensée par montage et associations d'idées comme les hauteurs de la fabulation légendaire contrarient les forces d'inertie accablant un peuple qui, comme tout peuple, rêve que ses conditions matérielles d'existence lui permettent, non pas seulement imaginairement avec la religion comme aussi concrètement et pratiquement, de tutoyer le ciel.
Jour 3 : C'est eux les chiens (2013) de Hicham Lasri /
El Gort (2013) de Hamza Ouni /
Une feuille dans le vent (2013) de Jean-Marie Teno
L'histoire au mieux affrontée, au pire esquivée
C'est eux les chiens, premier film du réalisateur marocain Hicham Lasri sélectionné en compétition longs-métrages, El Gort, premier film du réalisateur tunisien Hamza Ouni sélectionné en compétition documentaires et Une feuille dans le vent de l'expérimenté réalisateur Jean-Marie Teno originaire du Cameroun également en compétition documentaires auront différemment posé la question de l'histoire dont les grands coups auront été frappés sans le consentement de personnages pourtant bien obligés de devoir composer avec ses brutales assignations. C'est dans le premier long-métrage le prisonnier sorti des geôles du roi Hassan II après avoir été incarcéré suite à la répression des « émeutes du pain » de 1981 et jeté dans les manifestations populaires secouant l'actualité marocaine trente ans plus tard en 2011.
Ce sont dans le deuxième long-métrage les deux jeunes prolétaires employés à convoyer du foin sur les routes difficiles de Tunisie afin de sortir du cycle de la délinquance et dont le labeur les aura in fine éloignés des processus révolutionnaires et démocratiques ayant ébranlé le régime autocratique de Ben Ali en 2011. Et c'est enfin la fille du militant politique camerounais assassiné en 1971 apprenant après coup l'identité de son père et héritant d'une histoire tragique qui pèsera sur sa décision de se suicider en 2009. Dans les trois cas, l'histoire ne représenterait pas tant une force extérieure qui se serait accomplie sans demander des comptes à ses sujets passifs qu'elle s'affirmerait plutôt comme une obligation pour ses sujets actifs et passifs à devoir s'y faire coûte que coûte une place symbolique au risque que l'histoire entreprise par les uns sans le consentement des autres s'éprouve comme un bloc de réel massif, énigmatique et traumatique.
Il faut ici avouer qu'il est hautement préférable de penser par les moyens du cinéma l'histoire telle qu'elle doit être de près comme de loin subjectivement affrontée et assumée, plutôt que défendre l'idée hautement fantasmatique et fallacieuse selon laquelle l'histoire se joue toujours ailleurs sur une autre scène imprenable à tel point que ses agents les plus conscients et volontaires la vivraient eux-mêmes comme une trahison les dédouanant ainsi un peu trop facilement de leurs propres responsabilités historiques (paradigmatique serait à ce titre L'Oranais de Lyes Salem en 2014 vu aux Rencontres cinématographiques de Béjaïa en septembre dernier et en compétition longs-métrages aux JCC de cette année).
C'est eux les chiens pose d'emblée une situation puissamment fictionnelle, coinçant bruyamment dans l'écart entre l'amnésie consécutive à l'effacement étatique de la mémoire de la grève générale de 1981 et la vive actualité des manifestations marocaines du début de l'année 2011 une équipe de télévision pressée et mal intentionnée qui préfère de façon hasardeuse suivre le fil du passé inactuel plutôt que fondre dans les flux d'un présent s'imposant impérieusement. Que la télévision prenne en charge ce que Daniel Bensaïd s'appuyant sur Ernst Bloch aurait nommé une « discordance des temps », alors que son action consiste précisément en la célébration spectaculaire d'un présentéisme aplanissant tous les rapports de disjonction et de continuité dont est profondément tramée l'histoire est une idée passionnante sur le papier mais il aurait fallu justement oser excéder la manière télévisuelle de réduire le réel aux stéréotypes garantissant le consensus idéologique en proposant de traverser toutes les strates temporelles telles qu'elles se manifestent dans les corps filmés comme dans l'écart les distinguant radicalement.
A la place, Hicham Lasri fonce tête baissée et sous le prétexte de simuler le réel enregistré de manière télévisuelle dans le tas d'une phénoménologie immersive dont la vue est si courte et si myope qu'elle finit par renvoyer tout le monde dos à dos, la télévision dans les cordes de son mépris du populaire, les manifestants actuels dans la vision compacte d'une masse indistincte aux figures interchangeables et le prisonnier politique oublié à une idiotie mutique et forcément sympathique, tous des chiens (de faïence) les uns en regard des autres. La reprise appliquée de tous les tics caractéristiques du filmage en direct simulé (caméra portée dans tous les sens, faux raccords malmenant la continuité filmique, sautes intempestives de niveaux sonores, interpellations des techniciens s'invitant dans le champ pour contester l'autorité du présentateur) dont le genre horrifique s'est récemment fait une spécialité à Hollywood au point de s'exporter en Europe (c'est la série espagnole des REC) fait rapidement écran au représenté (dans un tout autre ordre d'idée l'onirisme arty du bien plus méritant court-métrage La Fièvre de Safia Benhaïm en 2014 vu cette année au Festival Entrevues de Belfort faisait également office de cache un peu poseur à la réalité documentaire du Maroc actuel), la représentation surenchérissant sur une pulsion hystérique censée rendre compte fidèlement du réel en ses manifestations les plus vives et brutes.
La représentation contre le représenté comme l'hyperréel en substitut du réel équivalent au bout du compte à une méthode malhonnête promettant de délivrer la vérité profonde de 2011 depuis la vérité refoulée de 1981 (mieux, de comprendre depuis des échecs passés le présent échec marocain à rejoindre le raz-de-marée démocratique ayant débouché sur le renversement des autocrates tunisien et égyptien) mais renvoyant en réalité dans un vacarme littéralement insensé et éreintant au bout duquel le noyau politique de l'histoire en ses bégaiements ou faux raccords restera inaccessible. Moins affrontée qu'esquivée, l'histoire se réduit ici à une enfilade de séquences sans grand intérêt scénaristique et volontairement mal filmées, atteignant même à un grotesque mal assumé lorsque surviennent des personnages féminins tranquillement sacrifiés (les prostituées sollicitées pour faire la fête entre mecs, l'amante n'ayant rien d'autre à proposer au vieux prisonnier qu'un coup à tirer, l'épouse légitime offrant en écho pathétique au retour d'Ulysse auprès de Pénélope les aiguilles à tricoter lui permettant d'assassiner l'infidèle).
L'hystérie représentant finalement moins le symptôme d'une critique cinématographique de la cécité télévisuelle à faire le raccord entre les époques disjointes de la lutte populaire au Maroc que celui d'une impuissance du cinéma à ne pas faire autre chose qu'à sacrifier sa spécificité propre (la simulation en remplacement de la fiction) en mimant la bêtise médiatique et qui se faisant préserve éhontément les pesanteurs du consensus en livrant de la façon la plus tapageuse et vulgaire qui soit une entreprise de dépolitisation rien moins que nihiliste (et ainsi l'histoire du militant des droits humains se voit réduite à celle du père de famille parti en quête du stabilisateur du vélo de son jeune fils pour découvrir trente ans plus tard qu'il est devenu un cycliste de renom plein de ressentiment à son égard). Pour se nettoyer le regard, il faudra impérativement voir ou revoir le documentaire de Leïla Kilani intitulé Nos lieux interdits (2010), la vraie investigation documentaire et documentée renvoyant la roublardise du simulateur se réjouissant de la facticité de son exercice au rang d'un plaisir agressivement puéril et mesquin.
En regard d'un exercice de style aux réussites rares (Brûleurs de l'algérien Farid Bentoumi qui savait au moins ramasser son propos en logeant son récit d'une émigration clandestine dans le style found footage caractérisant une certaine manière hollywoodienne) ou limitées (C'est dans la boîte de l'algérien Djamel Beloucif en 2013 ne s'attachant qu'à déconstruire le faux direct vendu par la représentation médiatique des quartiers populaires), il y aurait alors tout lieu de se féliciter de El Gort de Hamza Ouni qui s'adonne aux bonnes vieilles méthodes du cinéma direct afin de suivre de près deux jeunes hommes travaillant à enfourner du foin (c'est le sens du titre) dans des camions sillonnant les routes tunisiennes et se livrant en chemin à toute une série de confessions à l'emporte-pièce, riche en narrations délirantes et en détournements humoristiques et même politiques de chansons appartenant au patrimoine de la variété populaire nationale.
A l'opposé de la vulgarité putassière de C'est eux les chiens, le premier long-métrage documentaire de Hamza Ouni livre un matériau brut de décoffrage et de trivialité, les personnes filmées n'hésitant pas loin de là à se servir de la caméra comme d'un moyen légitime d'exutoire (et de fait Khaireddine Hajri et Mohamed Aguerbi deviennent assez rapidement des personnages attachants dont l'on se plaît à suivre les aventures quasi-picaresques), en même temps qu'il manifeste nettement le souci du rythme avec son découpage très arrêté et de la construction narrative au point où l'on comprend que le tournage aura en réalité pris plusieurs années (et ce sont au moins une demi-douzaine d'opérateurs qui se seront succédé derrière la caméra). Là où la vulgarité éloigne les personnages dans une vision les cantonnant dans une manière d'être court-circuitant toute possibilité d'empathie, la trivialité constitue le socle commun d'une reconnaissance de part et d'autre de l'écran en raison de laquelle la forfanterie sexuelle (et même une certaine franchise concernant la question de l'homosexualité) et les anecdotes du temps de la délinquance, la critique véhémente de l'exploitation par le travail et la haine survitaminée du pays tout entier se conjuguent pour livrer le portrait universel d'une jeunesse prolétarisée à la « vitalité désespérée » en tout point digne des premiers films de Pier Paolo Pasolini (et d'ailleurs l'un des deux garçons s'amuse à parler un italien rudimentaire en rêvant de partir de cette terre maudite).
Voir El Gort dans une salle de Tunis bourrée à craquer et exultant à chaque passage croustillant joyeusement énoncé avec un bon sens populaire prenant sa source dans les bricolages d'une vie contrainte depuis toujours à se vivre sur le mode de la survie, c'est ressentir au plus haut point la nécessité politique du geste documentaire dans la figuration de membres d'un peuple longtemps opprimé qui ferait ainsi et dans le même mouvement son double apprentissage des voies de la représentation démocratique et cinématographique. La drôlerie est donc ici constante, tant dans la description du travail de manutention (les ballots empilés n'importe comment, les pailles éparpillées dans le vent quand le camion frôle des allées remplies de cactus) que dans l'attention portée à ces moments de franche et commune camaraderie ne faisant pour autant jamais l'économie des rapports sociaux clivant entre eux les travailleurs (avec toutes ces chansons entonnées dans le camion par des employés qui peuvent ensuite se disputer autour de la feuille de compte ou de la façon de collaborer équitablement).
El Gort aurait pu se suffire de personnages dont le vitalisme langagier et la prolixité grossière manifestent un lien aussi paradoxal, fait d'amour et de haine à la fois (on pourrait même presque parler de manière lacanienne d'une forme d'« hainamoration »), avec le pays d'origine. Mais il se trouve aussi que son tournage s'est en fait étalé sur plusieurs années, de 2008 à 2011, et avec les années passant les corps vieillissent et s'alourdissent irrémédiablement (la barbe pour l'un et la bedaine pour l'autre), en même temps qu'un nouveau tour de vis de l'histoire se sera finalement accompli sans leur pleine participation aux processus révolutionnaires de démocratisation du régime politique tunisien. Bien que la prise de distance politique caractérise une jeunesse d'autant plus prolétarisée et vouant comiquement aux gémonies benalistes, islamistes et démocrates réformistes ou radicaux de tout poil, c'est en dépit d'accents picaresques une véritable tragédie que finit par révéler le film de Hamza Ouni, celle découlant de l'éloignement vécu par la jeunesse de l'intérêt politique conditionnée par l'exploitation du travail.
Si ces jeunes n'ont donc que peu d'appétence pour les changements politiques affectant leur pays, c'est aussi parce qu'ils sont brutalement soumis à l'injonction au travail se traduisant par une surexploitation qui ne rendrait par contrecoup que trop légitimes les bidouillages transgressifs de la période délinquante encore fraîche. On voit bien que ces jeunes qui aiment tellement picoler brûlent d'un feu inextinguible dont ne profite même pas la volonté populaire massive d'instituer la démocratie à l'endroit du despotisme et ce feu aura été, le temps d'une ellipse bouleversante, celui dans lequel aura voulu réellement s'abîmer Khaireddine Hajri en racontant comment il a tenté une fois de plus de se suicider pendant que gronde le tonnerre à l'extérieur de la pièce. Une séquence d'une intense puissance cinématographique parachevant ainsi la réussite d'un premier film rugueux qui aura moins esquivé les (faux) raccords de l'histoire faite d'un côté et se faisant de l'autre qu'il aura su en affronter les marges ou bas côtés peu fréquentés, là où s'agite et bouillonne une jeunesse prolétarisée et désaffiliée en manque de sublimation politique de l'énergie qui brûle en elle.
Le suicide revient fortement avec Une feuille dans le vent, point aveugle et noyau irradiant du nouveau long-métrage produit, scénarisé, filmé et monté par le documentariste Jean-Marie Teno, ayant suffisamment accumulé une solide expérience dans le genre depuis quasiment trente ans (il est l'auteur d'une quinzaine de films dont son premier court-circuitant Fièvre jaune en 1985, Afrique, je te plumerai en 1992, Chef ! en 1999, Vacances au pays en 2000, Le Malentendu colonial en 2005 et Lieux saints en 2009) pour affronter le mandat symbolique confié par Ernestine Ouandié, fille du grand militant politique camerounais Ernest Ouandié exécuté en 1971 pendant que celle-ci, née dix ans auparavant au Ghana où son père s'était réfugié, ignorait l'histoire de sa généalogie plongeant dans celle de son pays et subissait les pires traitements de la part de sa mère d'adoption.
En 2009, Ernestine Ouandié se suicidait et Jean-Marie Teno aura pendant longtemps ruminé les multiples cassettes vidéo lui ayant permis de consigner les épisodes de sa tragique existence avant de se décider à en tirer un film qui saurait donner à comprendre, depuis la fragilisation persistante d'un corps soumis aux tortures physiques de sa parente adoptive ainsi qu'au mépris de sa mère biologique, les conséquences psychologiques de la violence coloniale. Si Une feuille dans le vent ne convainc pas, ce n'est ni en raison de la faiblesse du discours politique du réalisateur qui fait montre d'un certain didactisme dans le recours aux bandes d'archives produites à l'époque du colonialisme triomphant comme dans l'utilisation de dessins inédits permettant de donner à voir les images faisant défaut en regard de l'archive existante, ni par manque d'incarnation d'Ernestine elle-même même si son assurance intellectuelle laisse deviner des abîmes de douleur au-delà desquels elle prendra la décision de se rendre sans retour un jour d'il y a cinq ans.
C'est plutôt que le film souffre à la fois d'un manque de dialectisation du témoignage par le jeu combiné des archives institutionnelles ou constituées (avec les dessins qui ne possèdent pas la même nécessité esthétique que les figurines de bois de L'Image manquante du cambodgien Rithy Panh en 2013) et d'un manque de recul en regard du témoignage lui-même, le documentariste finissant comme transi et paralysé par la parole d'Ernestine Ouandié branchée sur la litanie descriptive de vexations, humiliations et punitions qui auraient pu être subies dans n'importe quel autre contexte socio-historique.
Si le mandat symbolique confié par le témoin à celui qui en aura consigné la parole doit se comprendre rétrospectivement comme une belle « fiction constituante » pour parler comme Marie-José Mondzain qui rendrait raison pour Jean-Marie Teno de la légitime éthique de son entreprise cinématographique, encore eût-il fallu tantôt privilégier dans le montage des séries filmiques hétérogènes l'interruption du dire par un voir rendant dicible ce que le dire ne saurait rendre visible, tantôt se fixer sans intervention et dans une perspective durative sur la parole du témoin jusqu'à atteindre en frisure hallucinatoire à une puissante manière discursive au moyen de laquelle les plis du subjectif et de l'objectif pouvaient alors déployer la trame du particulier et de l'universel (et le grand modèle cinématographique dans ce registre aura récemment été donné par le cinéaste chinois Wang Bing durant les trois heures de Fengming, chronique d'une femme chinois en 2007).
Hésitant entre ces deux options esthétiques, en même temps qu'il manifeste une sorte de paralysie devant la femme admirée qui aura à sa façon répété l'histoire tragique d'un père jamais connu, Jean-Marie Teno se trouve alors réduit à prétendre à d'indiscutables intentions (l'héritage néocolonial des souffrances du colonialisme pour un sujet particulier, à son corps défendant) sans pour autant leur permettre de produire les procédures strictement cinématographiques en avérant l'impérieuse nécessité. Si l'histoire n'aura pas été ici esquivée, trouvant à se prolonger dans le lot terrible de violences domestiques éprouvées durant l'enfance et partiellement reconquises dans la maîtrise symbolique offerte plus tard par le métier de journaliste (c'est ainsi que la feuille s'envolant métaphoriquement se trouve malgré tout rattacher à l'arbre épais dont elle provient), elle manquera pourtant d'être affrontée dans un montage qui aurait été plus pénétrant que la seule administration d'un message didactique comme dans un filmage qui se serait moins restreint à ne pas problématiser la parole de douleur du témoin.
Le 13 février 2015
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