5) Le Goût du riz au thé vert (1952) :
Un mélodrame du remariage
L'impermanence est la loi du monde, qui ne devient ce qu'il est qu'en s'altérant et en se différenciant, et dont le devenir même creuse la distance entre l'apparence du statique et l'essence du dynamique. L'impermanence est une parallaxe comme le dirait Slavoj Žižek, c'est un écart de type parallactique entre la permanence apparente ou formelle et l'impermanence essentielle ou réelle, avérant que la différence est une affaire de perspective, moins logée entre les choses qu'en chaque chose dès lors que l'on peut varier les points de vue à son sujet. Et la seconde n'est jamais mieux attestée qu'en relève dialectique de la première, l'impermanence comprise pour être surtout assumée subjectivement, après coup. Le mariage n'échappe pas au devenir et la différence qui s'accomplit, tantôt en passant par-dessus la volonté explicitement contrariée des individus, tantôt en s'imposant dans l'assomption intériorisée d'un destin accordant spirituellement l'impermanence à l'indifférence zen. L'institution maritale garante des arrangements familiaux et de la reproduction sociale se voit ainsi affectée par la nouveauté de la situation, qui s'affiche pourtant partout (les signes de la modernité économique importée d'occident, l'importation ayant même viré à la guerre et l'occupation militaire), mais qui demeure cependant déniée comme telle, comme une formalité, un formalisme qui resterait inessentielle. Le mariage comme la famille sont cependant altérées sans que rien ne semble avoir changé sinon formellement. Et les transformations qui les affectent ne sont pratiquement manifestes qu'avec la saisie sismographique de l'écart distinguant particulièrement les réflexes familiaux hérités et les choix individuels.
Yasujirō Ozu est ainsi un cinéaste authentiquement sismographe, dont les fameuses positions basses de caméra, dites au raz du tatami grâce à un pied qu'il se fit fabriquer pour pouvoir tourner en effet au plus près du sol, avèrent autant la pesanteur des structures sociales qu'elles sont raccord avec une architecture japonaise ayant culturellement intégré le risque du tremblement de terre. Le tremblement de terre est bien l'obsession du cinéaste qui préfère en consigner les manifestations les plus infra-minces, le tremblement qui fait bouger mais imperceptiblement les plaques tectoniques du sensible en faisant généralement monter les larmes de ceux qui en finissent avec le déni. Ceux-là qui croyaient pourtant dur comme fer à l'immobilité du monde finissent alors par se rendre à l'évidence que tout est différent désormais.
Ainsi, dans Été précoce (1951), l'héroïne interprétée par Setsuko Hara refuse de faire un mariage conforme aux vœux de ses parents pour se résigner à la fin à épouser un homme mais celui-ci, bien différent de l'homme d'affaires d'abord envisagé, ne relève pas du tout de la classe sociale visée puisqu'il est l'assistant modeste d'un frère médecin. La résignation n'aura été donc qu'apparente, aussi formelle que la permanence de l'institution maritale : le choix réel du conjoint par la conjointe marque ainsi l'impermanence même, gage d'une modernisation des relations tendant davantage dans l'individualisation des décisions et l'égalisation des positions de genre. Après trois ans d'absence depuis ce sommet qu'est Voyage à Tokyo (1953) où des parents s'effacent devant l'irrémédiable distance les séparant de leurs enfants, Yasujirō Ozu revient avec Printemps précoce (1956) qui est un film aussi cruel, plus amer peut-être. On croit y assister au sauvetage in extremis d'un couple marié qui saurait ainsi résister à un effritement triplement causé par le ronron de la vie quotidienne, les exigences salariales de vie d'entreprise et les liaisons adultères. Mais ce sauvetage n'aura été au fond que celui des apparences pour un couple qui ne tient qu'à ne plus tenir qu'à elles, tandis que le réel appartient à la discrétion des larmes sincères de la femme adultère qui a la pudeur de les mêler aux larmes de la cérémonie amicale des adieux. La cruauté mêlée d'amertume caractérise bien ce film de Yasujirō Ozu qui enregistre le constat du faux raccord entre le mariage et l'amour, avec d'un côté les apparences maritales sauvées et de l'autre un amour sincère mais non réciproque. Et ce faux raccord exprime autrement le même écart parallactique entre la permanence identifiée au mariage traditionnel et l'impermanence des sentiments vécus dans la déliaison de l'institution.
Entre tous ces films, il y a Le Goût du riz au thé vert (1952), un film que ne goûtait guère son auteur qui a pourtant été victime de la censure quand il a présenté une première version du scénario au retour d'une première mobilisation militaire après vingt mois en Chine entre 1937 et 1939 (et la seconde mobilisation à Singapour entre 1943 et 1946 engage des souvenirs qui semblent s'être déposés çà et là à l'occasion des retrouvailles par hasard du héros avec un camarade de chambrée interprété par l'inénarrable Chishū Ryū). Le film est probablement un opus mineur dans l'œuvre du cinéaste, il étonne cependant à plus d'un titre, proposant de raconter non pas le sauvetage des apparences d'un couple marié qui se tient à l'institution faute de mieux mais, à partir d'éléments scénaristiques semblables (le délitement conjugal et un changement d'affectation professionnelle en guise de sursaut), l'imprévisible relève amoureuse d'un couple marié en déshérence. Le Goût du riz au thé vert étonne d'abord par la multiplication de ses mouvements de caméra : il y en a partout et l'on se demande si ce film n'est pas celui qui en compte le plus dans toute la filmographie, du moins dans la reprise cinématographique de l'après-guerre actée avec le magnifique Récit d'un propriétaire (1947). D'emblée, le cinéaste multiplie les travellings chevillés à l'intérieur comme à l'extérieur d'une voiture emmenant l'héroïne et sa nièce voir un film avec Jean Marais, avant d'en proposer d'autres, notamment à l'occasion d'un voyage en train au moment où Taeko s'éloigne d'un mari débonnaire qu'elle ne supporte plus (Michiyo Kogure pour son unique film chez Yasujirō Ozu, l'actrice étant davantage présente chez Kenji Mizoguchi, notamment avec le rôle principal d'une autre femme déçue par son mariage dans Le Destin de madame Yuki en 1950). On retrouvera encore d'autres travellings, arrière comme avant, dans des lieux moins susceptibles de les accueillir, dans le bureau où travaille le mari et à la maison, et parfois à l'occasion de moments marqués par l'absence des personnages. Que les espaces soient extérieurs ou intérieurs, qu'ils soient vides ou occupés, les travellings manifestent, dans un souci de l'explicitation qui ne cessera plus ensuite d'être intériorisé, une logique de mobilisation réitérée. Cette dynamisation des espaces rend compte non seulement de la branle mécanique des diverses machines sociales (jusqu'à les montrer même comme des pièges), mais aussi d'une dynamique qui n'est pas que réductible à l'auto-mobilité de la machinerie, plus profonde encore en étant expressive des rapports différentiels induits par l'impermanence et le devenir.
« Ne change rien pour que tout soit différent » : Taeko voudrait bien que Mokichi change, elle est en effet déçue par une médiocrité qu'elle identifie à la persistance de ses réflexes de classe (notamment quand, fils de campagnards, il avale gloutonnement sa soupe de riz mêlé de thé vert), mais ce dernier lui répond, calmement, gentiment, qu'il est comme cela, qu'il n'y voit pas d'inconvénient, qu'il n'y a pas de raison ni de changer ni d'en faire un drame. Quand, mystérieusement, l'homme qui ne change rien et qui à ce titre devenait pour sa compagne toujours plus indésirable, devient à la fin pour elle l'homme le plus aimable, le plus digne d'amour au point d'en accueillir peut-être comme jamais l'événement. Que s'est-il donc passé dans l'intervalle ? On était pourtant certain d'assister un récit consignant dans l'égalité des temps forts et des temps faibles, mieux dans l'égalisation des temps aux limites de l'indifférenciation, un banal processus de déréliction conjugale, avec ici des femmes revêches (Taeko est très dure, méchante même à l'égard de son mari) et là des hommes victimes de mollesse (Mokichi s'en prend plein la figure en ne rendant aucun coup). D'un côté, le désaveu de l'institution maritale qui n'est pas ou plus la garantie du bonheur conjugal offre au moins à quatre femmes la possibilité de former un cercle de confidence et d'intimité, notamment à l'occasion d'escapades dans des régions thermales (Senses de Ryūsuke Hamaguchi de toute évidence s'en souviendra). De l'autre, l'hypocrisie entre conjoints est un lieu commun si bien partagé que les mensonges qu'elle favorise se comprennent facilement comme tels, par fabulation approximative (pour Taeko) ou par omission (pour Mokichi). Le tableau est rigoureux mais si morne le constat d'une réflexologie maritale et hypocrite aussi automatique que le reste de la machine sociale, qu'identifient encore un match de base-ball ou une salle de pachinko.
Pourtant l'émotion est une lame de fond qui à la fin emporte tout. Comme souvent chez Yasujirō Ozu, on ne voit rien venir et pourtant tout à la fin montre que tout avait toujours été déjà là, sous nos yeux. Qu'il est beau alors que le spectateur expérimente une situation à ce point fidèle à celle vécue par les personnages. C'est qu'il y a le retour inopiné du mari d'un départ différé pour travailler en Uruguay, retrouvant pour l'occasion sa compagne restée à la maison qui, parce qu'elle s'était momentanément éloignée de lui, n'était même pas venue le saluer sur le tarmac de l'aéroport. Admonestée par ses amies pour son insolence, Taeko regrette la méchanceté de son geste, on pense alors que la morale maritale doit l'emporter mais quelque chose d'autre advient, simplement mais pas moins sublimement. Il est alors très tard et, comme la petite domestique est en train de dormir, elle et lui décident de se préparer à manger. Pour une fois. Sauf que cette fois est la première fois, leur première fois. La scène est drôle parce que l'on comprend que Mokichi et Taeko n'ont peut-être jamais mis les pieds dans leur cuisine. Et, dans le même mouvement, la scène est bouleversante parce qu'elle invite à des gestes d'une attention dont on ressent alors la dimension d'affection inédite. Avec elle qui lui pose la main sur l'épaule, avec lui qui retient sa manche quand elle prépare les légumes, et tous les deux s'amusant encore de l'odeur de la pâte à fermentation sur les doigts. Ce que l'on voit, alors, ce n'est rien moins que la naissance de l'amour. L'amour qui se manifeste dans des gestes simples mais qui ouvrent un monde nouveau, arraché à la grille des conventions machinales et instituées aussi bruyantes qu'un train roulant sur les rails d'un pont métallique au-dessus du vide. La naissance de l'amour est cet événement survenant depuis l'épuisement de l'institution et il en garantit la relève, qui marque le renouvellement du contrat marital dès lors qu'il est indexé contre toute réflexologie héritée sur l'authenticité du lien amoureux. Dans la foulée, l'identification des défauts n'est plus qu'un réflexe gardé du vieux monde, la bonhomie du mari étant la marque réelle d'un libéralisme qui ne peut que convenir finalement à la femme qui croyait arracher le sien à un compagnon insuffisamment autoritaire.
Le Goût du thé vert a beau alors finir avec la reprise comique de son récit en offrant à la nouvelle génération qui vient de vivre un moindre écart entre l'amour authentiquement constituant et sa consécration instituée, il aura auparavant proposé une sorte de variante imprévisible, car mélodramatique, de la comédie de remariage hollywoodienne formalisée par Stanley Cavell dans son fameux ouvrage intitulé A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie de remariage (éd. Cahiers du cinéma, 1993 [1981 pour l'édition originale]). Le mélodrame du remariage dans le film de Yasujirō Ozu, qui n'aurait de fait rien oublié de sa passion pour le cinéma hollywoodien des années 1920-1930, fait de l'amour l'événement de la relève après coup de l'institution maritale, cette machinerie qui ne garantit en rien la dimension éthique d'une décision appartenant aux amoureux qui se savent et se reconnaissent tels. Notamment dans la preuve donnée par la simplicité attentionnée des gestes d'un quotidien partagé.
6) Printemps tardif (1949), Fin d'automne (1960)
et Le Goût du saké (1962) :
Trois mariages et autant d'enterrements
C'est systématique, à la fin de Printemps tardif (1949), Fin d'automne (1960) et Le Goût du saké (1962), une femme s'apprête comme il se doit et comme le veut la tradition à se marier. Mais ce qui devait s'apparenter à une fête consacrant le bonheur des enfants et de leurs parents apparaît comme un coup de poignard. On est sûr en effet que l'intégration réitérée dans la norme gratifiante de l'institution maritale induit à chaque fois d'avoir secrètement cédé sur son désir : pour la fille qui aurait voulu rester avec son père veuf (Printemps tardif et Le Goût du saké qui en répète le schéma) ; pour la mère veuve qui aurait voulu rester avec sa fille (Fin d'automne qui le fait varier). Et d'avoir cédé sur son désir, de l'avoir trahi sous le coup du respect vénérable de la tradition, « ce grand Autre » à qui il faut répondre de tout quand il a pour fâcheuse habitude de ne répondre de rien et à personne, ouvre alors en grand le champ d'un insondable deuil, renouvelé avec chaque espace vide, espace domestique, passage urbain ou paysage de montagne, qui spatialise et cartographie l'absence qui fait mal et que rien ne saurait pallier ou combler (la topographie est cet art de l'être aussi de l'irréel, des lieux présents qui le sont aussi de l'absence et du manque).
C'est pourquoi ces trois films de Yasujirō Ozu sont, diversement traitées, toutes des tragédies dont la cohérence esthétique est si grande qu'elle extrait de la triste vérité du mariage, ce renoncement dont l'obligation sociale fonde le destin d'une douleur muette, une variété subtile d'expressions et de situations incluant de purs moments de comédie (Le Goût du saké serait le remake en couleurs et même quelque peu teinté d'ironie de Printemps tardif tandis que Fin d'automne en proposerait une variante exclusivement féminine en remplaçant la relation père-fille par la relation mère-fille). C'est même une sorte de perspectivisme, seulement sensible dans la mise en relation des films cependant nettement facilitée par la sérialité qui les caractérise (Hong Sang-soo en retiendra la leçon comme on le sait un peu trop), qui donnerait alors à voir chez Yasujirō Ozu un cinéaste inhabituellement baroque. Ce dernier aurait effectivement été intensément travaillé par l'idée que les séquences de tel films représenteraient finalement l'actualisation de virtualités appartenant à tel autre. D'autant plus quand, et comme il en a l'habitude, les acteurs sont récurrents : ainsi Chishū Ryū, qui joue les pères respectivement de Printemps tardif et du Goût du saké, expérimente d'un film à l'autre une douleur plus explicitée, qui se ramasse d'abord dans une pomme simplement pelée en gros plan et qui ne sera pas mangée pour ensuite se noyer toujours davantage dans la consommation immodérée de saké dont le goût est celui d'une inépuisable mélancolie ; ainsi Setsuko Hara est la future mariée de Printemps tardif qui serait devenue la veuve mariant sa fille dans Fin d'automne et qui, de ce fait, nourrirait peut-être une pensée secrète pour son propre père au moment où, dans le remplacement programmé des générations, elle finit par occuper la même position symbolique que lui. Il y a tout lieu d'insister sur ce perspectivisme puisque, le temps d'une conversation de bistrot dans Le Goût du saké, il trouve à se retraduire dans la question même de l'historicité envisagée de manière uchronique : et si le saké, les perruques des geishas et ce fameux instrument à trois cordes qu'est le shamisen appartenaient à la vie quotidienne étasunienne comme le sont pour les Japonais le base-ball, les hamburgers et le coca-cola ? En gros, et si le Japon avait gagné la guerre ? Question vertigineuse, à la Philip K. Dick, qui traverse l'ultime long-métrage de Yasujirō Ozu. Mais le cinéaste n'oublie cependant pas de montrer qu'il s'agit là d'une question de vaincus, qu'elle appartient fondamentalement aux perdants qui refont l'histoire comme ils pourraient refaire le match de base-ball.
Après le chant de nostalgie des années de guerre de Fleurs d'équinoxe (1958), l'hymne entonné de la marine du Goût du saké et auréolé de vapeurs d'alcool entretient moins la nostalgie qu'il en révèle le noyau secret : la défaite est une histoire qui se répète et dont la répétition fonde le destin des nations comme des individus, qui s'est jouée hier sur le front militaire, qui se joue aujourd'hui sur celui de la vie quotidienne endeuillée par l'écart blessant des générations (exemplairement Le Voyage à Tokyo en 1953) et son cortège subjectivement douloureux de séparations socialement nécessaires. Le mariage sanctionne ainsi une certaine défaite des parents (même si les mères, à l'instar de celle de Fin d'automne, s'en sortent mieux que les pères parce qu'elles font de leur veuvage un destin à distance protectrice des obligations tout aussi traditionnelles que celles du mariage et qui appartiennent à la logique du remariage).
Il suffit donc d'un regard muet discrètement échangé entre une mère et sa fille dans Fin d'automne ou entre une fille et son père dans Le Goût du saké pour s'accorder sur l'indicible adieu qui pourfend invisiblement les cœurs en pliant imperceptiblement les visages, fugitivement médusés. Dans Printemps tardif, la future mariée arrivera même à saisir le temps de prononcer une dernière parole de remerciement à l'égard de son père avant de partir pour le rituel marital et l'on est sûr alors qu'ils résonnent comme les derniers mots d'une condamnée à mort. Cette parole de remerciement qui est une parole d'amour et de mort (on entendrait ceci : « je t'aime en acceptant ce mariage que tu m'imposes, je t'aime malgré cela parce qu'en vérité ce mariage me tue, parce que tu me tues en m'imposant ce mariage ») ne se dirait plus ensuite, remplacée par un silence lourd de sens et un regard qui tue – regard du condamné à l'échafaud ou de la bête mise à mort, regard aussi de celui qui doit mourir mais voudrait dans la foulée tuer celui qui le tue. C'est la photographie officielle du couple marié de Fin d'automne qui permet en passant au cinéaste de redoubler symboliquement sa position à partir de celle du photographe. Sauf que la pose promise à l'arrêt sur image se présente irrésistiblement ici comme cette stase ayant valeur d'arrêt de mort (l'image fixe comme un couperet de guillotine, Daniel Arasse a écrit là-dessus). Quasiment de nature morte. Pareillement, les vêtements traditionnels de la mariée, s'ils s'exposent comme les somptueuses expressions de l'extrême ritualisation de la cérémonie de mariage dédiées à la valorisation spectaculaire du pôle féminin et son rattachement aux formes traditionnelles (les hommes sont par contraste habillés en effet de façon plus occidentale et neutre, en complet noir), représenteraient aussi les bandelettes d'une momie, les couches d'un sarcophage.
Le mariage comme seppuku du père et comme jigai de la mariée, c'est ainsi que le filme Yasujirō Ozu, à chaque fois. Parce que le mariage institue la relation conjugale comme il consacre la déliaison parentale-filiale, la reconfiguration mortelle d'une relation qui ne serait dès lors plus que formelle, soustraite de son poids de réel. Printemps tardif est le film le plus explicite à ce sujet, avant que les deux films suivants ne choisissent selon des modalités différenciées de privilégier l'implicite : la relation en question est une relation d'amour, parentale et filiale, oui, mais d'amour aussi sublime que l'amour des amoureux mais ce sublime ne se dit pas – il est un hors-champ absolu qui atteste de fait la sublimité de cet amour-là, dans la sublimation de tout inceste (c'est l'une des raisons qui expliquent la passion de Claire Denis pour ce film dont elle aura d'ailleurs proposé sa propre version avec 35 rhums en 2008). A cet égard, on ne peut pas ne pas oublier le sourire absolument rayonnant de Setsuko Hara dans Printemps tardif pour son tout premier rôle chez Yasujirō Ozu. Et l'actrice n'aurait peut-être jamais été aussi irrésistible qu'ici, en incarnation solaire du bonheur de vivre aux côtés du père tant aimé et que son père va cependant décider de mutiler, y compris par un recours au mensonge qu'il ne lui avouera d'ailleurs pas (« le plus grand mensonge de sa vie » admet-il), en prétextant que le vrai bonheur l'attend en répondant positivement à l'appel de l'institution maritale. Ce sourire irradiant qui éclaire le premier tiers du film s'éclipse douloureusement ensuite dans sa deuxième partie, lorsque la fille soupçonne le projet de remariage de son père qu'elle considère alors comme une trahison de leur amour, avant qu'il ne revienne dans le dernier tiers mais de manière douloureusement formalisée, comme masque obligé voire comme simulacre – comme formalité qui n'est plus que la trace fossilisée d'un sourire aussi réel qu'il est désormais réellement évanoui.
Le formalisme est un embaumement, il engage la formalisation pétrifiante des sentiments. Que l'on songe encore à l'incroyable rictus de Chishū Ryū dans Printemps tardif qui répète oui, oui, oui à sa fille alors qu'il lui ment sur l'éventualité de son remariage (en pariant à raison que cette éventualité va provoquer la décision de sa fille d'accepter le beau mariage que lui prépare sa tante). L'expression de ce oui fait effectivement trembler la toute petite surface de peau entre la lèvre supérieure gauche et le nez en indiquant symptomatiquement la plus extrême tension alors en cours entre le réel de la douleur paternelle et le masque du formalisme censé en recouvrir par politesse la difficile vérité (le cinéaste topographe se double d'un sismographe, on le sait, il est aussi le poète doublé d'un sportif qui visse au raz du tatami sa caméra afin d'enregistrer le haïku de la tension tellurique entre persona et alma comme s'il s'agissait d'un match de sumo).
Le formalisme est ce figement qu'avèrent encore tant et tant de natures mortes (c'est, par exemple, le même miroir offert à la préparation de la mariée dans les trois films et il est à chaque fois réduit en vertu de l'axe de caméra adopté à une bande rétrécie qui ne peut dès lors plus relayer aucune image, surface réfléchissante dorénavant rendue inopérante et intercalée comme objet désœuvré dans la géométrie millimétrée des quadrillages domestiques). La mariée n'y est plus qu'un automate spirituel, mu du dehors par les forces extérieures de l'institution et quelques-uns de ses relais privilégiés (l'actrice Haruko Sugimura dans le rôle de la tante obséquieuse dans Printemps tardif que l'on retrouve aussi dans Le Goût du saké). Mais elle ne l'est pas moins que son père qui, dans l'espace d'interrelations configurant son petit monde social, obéit par mimétisme aux règles paradoxales d'un jeu dont la vérité est la suivante : qui gagne perd. Que le jeu soit semblable à une représentation de théâtre Nô électrisant le regard paternel ou bien qu'il ressemble à une partie de base-ball retransmise à la télévision d'un bar et que l'on regarde à peine. Le plus grand perdant serait ici le père du Goût du saké, qui croit s'éviter un sort identique à celui de son ancien professeur qui vit chez sa fille et dont l'alcoolisme la fait pleurer pour malgré tout finir, une fois sa fille mariée, par s'abandonner à la pente croissante d'un éthylisme qui préfigure ironiquement la similitude des destins. A tous les coups les gagnants sont les perdants. A tous les coups les pères qui marient leur fille font de la nécessité sociale une vertu personnelle, applaudie publiquement, mais qui cache secrètement un cœur endolori, pelé au couteau comme une pomme ou saturé d'alcool. Seule la mère de Fin d'automne sait ajointer à la douleur du départ de sa fille mariée la nouveauté éthique du refus du remariage auquel conspirent lourdement les anciens camarades de son mari défunt qui auront été ses rivaux, en offrant ainsi à sa douleur secrète au moins le double reposoir du respect formel de la tradition et de l'intégration réelle dans la modernité des choix individuels, y compris pour les femmes.
Printemps tardif, Fin d'automne, Le Goût du saké : trois mariages surexposés, frontalement et, sous-exposés, dans l'interstice des plans, autant d'enterrements comme des failles sismiques. Trois fois la mariée est vêtue majoritairement de blanc mais on parierait pour dire pourtant qu'à chaque fois elle était en noir. Il est vrai que, dans Fin d'automne, un plan semblable de pont nocturne s'intercale après la cérémonie en l'hommage du septième anniversaire de la mort du défunt et après le mariage de sa fille. Il est vrai aussi que, par rapport à ce modèle qu'est Printemps tardif, Fin d'automne et Le Goût du saké intériorisent toujours plus le noyau secret de la tragédie, à l'aide de la combinaison esthétique de narrations plus amples (les films sont plus peuplés, comptent généralement plus de parents et d'amis), de couleurs présentes et d'un film à l'autre plus présentes et variées (les ponctuations de rouge dans Fin d'automne en relais de Fleurs d'équinoxes intègrent non seulement le jaune des sièges du même bar mais désormais également la palette de bleus et de verts associés aux bouteilles et contenants manipulés par le cercle libidineux formé des vieux amis) et de moments plus franchement comiques (les vieux amis, ceux de Fin d'automne qui croient profiter de l'aubaine du mariage de la fille de leur ami défunt pour organiser le remariage de la veuve avec l'un d'entre eux, ceux du Goût du saké qui leur ressemblent comme deux gouttes d'eau et moquent les difficultés du père à marier sa fille). Il y a même une ironie qui, encore latente dans Fin d'automne, serait particulièrement manifeste avec Le Goût du saké, avec ses couleurs plus franchement pop et artificielles, les formes grises de la société industrielle (les fumées de cheminée à travers les fenêtres du bureau), ses saillies quant aux fétiches de la société de consommation (le réfrigérateur, l'aspirateur, les cannes de golf, les enseignes publicitaires), sa nostalgie militaire moquée dans les postures ridicules de ceux qui partagent une même noyade dans l'alcool. Jusqu'au père qui croit donc s'éviter le destin de son ancien professeur alcoolique en mariant sa fille alors que ce mariage précipiterait a contrario un désœuvrement requérant la consommation accentuée du saké.
Ce qui a créé la blessure sera aussi ce qui saura la soigner : c'est le postulat hégélien qui conclut le Parsifal (1882) de Richard Wagner mais il semblerait bien qu'il se voit chez Yasujirō Ozu renversé en un remarquable tour pharmacologique puisque le soin (identifié au mariage) se révèle être en fait ici un poison, le remède pire que le mal. Même si la tragédie s'apparente formellement à une comédie dramatique. Que la farce succède à la tragédie ne vérifierait dès lors rien d'autre que le formalisme de la première et le réalisme de la seconde. Les rires consisteraient même en symptômes d'une forme d'auto-intoxication ou d'auto-hypnose visant collectivement le refoulement ou le déni de la tragédie réelle, qui se soutient ici des fumées d'usine ou des vapeurs d'alcool, qui indique là (on retrouve les gosses de Bonjour dans Fin d'automne, ainsi que le même gag de la femme jouée par la même actrice qui croit être interpellée alors que son mari pète dans Bonjour ou qu'elle est moquée par des convives, dans Fleurs d'équinoxe comme dans Le Goût du saké) que la communication est un gaz plus ou moins hilarant, plus ou moins odorant.
Il n'empêche que le plus beau des trois films, et l'un des sommets de l'œuvre de Yasujirō Ozu, demeure Printemps tardif. Le film est sublime parce qu'il est tout entier dans l'expression d'un amour sublime et dont la sublimité, qui est sublimation de tout passage à l'acte incestueux, est cet indicible secret promis à être étouffé par le mariage comme on cache de la poussière sous le tapis. Deux moments en attestent puissamment : la séquence du spectacle de Nô et le plan de la pomme pelée. La première séquence est magnifique, assez longue et construite en deux temps bien distincts, le premier étant dévolu à l'enregistrement quasi-documentaire d'une représentation d'un spectacle intitulé Kakitsubata (qui signifie iris des près) qui met en scène, avec ses percussionnistes chanteurs et son acteur danseur revêtu d'un masque féminin (le shite), comment une femme éplorée s'est transformée en l'esprit de la fleur du titre afin de nourrir la nostalgie de l'aimé. Il faudra que le père salue dans le public la veuve avec qui il pourrait se remarier pour que sa fille le remarquant s'en afflige en se retirant complètement de la contemplation requise par le spectacle. Alors que le père est dans un émerveillement total de spectateur, sa fille ne peut plus jouer le jeu du spectacle et se soustrait à des plaisirs qui, soudainement, se transforment paradoxalement en l'expression appropriée de ses propres tourments intérieurs. Toute l'énergie documentaire patiemment accumulée avec l'enregistrement du spectacle bascule alors entièrement du côté de l'héroïne, dont l'indicible douleur est directement allégorisée par la scène du Nô (elle est en effet celle qui nourrit déjà la nostalgie de l'être aimé promis à disparaître), tandis que reste fasciné un père qui admire le spectacle sans y reconnaître le sort tragique de sa propre fille noué au sien.
Aussi sublime mais de façon autrement plus simple plus concentrée, est le plan de la pomme pelée au couteau par le père alors que sa fille tout juste mariée vient de partir de la maison. On se souvient alors qu'un ami du père qui s'est remarié et dont le remariage est d'ailleurs déplorée par l'héroïne qui s'en protège en riant avait précédemment évoqué la figure de Guillaume Tell. Cette figure associée à d'autres références culturelles prisées par la famille du père, un homme de lettres qui enseigne et traduit les textes, de l'économiste Friedrich List au philosophe Friedrich Nietzsche en passant par l'acteur hollywoodien Gary Cooper, témoigne de la pénétration de la culture européenne dans la société japonaise, avers intellectuellement gratifiant de l'envers qu'est le colonialisme étasunien. Mais entendre le nom de Guillaume Tell ne peut pas ne pas faire penser aussi à la scène mythique de la pomme posée sur la tête de son enfant que la figure légendaire de l'indépendance suisse aurait visée avec son arbalète comme le lui a ordonné un vil représentant de l'oppression. La pomme pelée est cet autre fruit posé sur la tête d'un enfant par un père qui voudrait lui aussi se dépêtrer de la difficile situation que lui impose l'ordre social. Mais le carreau de l'arbalète a-t-il victorieusement touché le fruit ou bien au contraire atteint la tête ? Un père veut soigner sa fille de l'amour qu'elle a pour lui en organisant son mariage qui repose notamment sur le mensonge de son remariage. Il gagne ainsi la partie engagée avec le « grand Autre » en perdant cependant sur le tableau d'une douleur inexpugnable, avérant que cet amour sublime était partagé.
La peau de la pomme lentement pelée se déroule en spirale et tombe alors comme jaillirait hors de son mécanisme le ressort d'une horloge. Ce plan serait comme un génial équivalent d'une peinture de vanités hollandaises qui a proposé l'analogie esthétique du fruit pelé et de l'horloge, autrement dit de la vie organique et de la mort inorganique : l'homme qui pèle ainsi sa pomme sait une chose, le départ de sa fille sonne comme le premier jour du restant de ses jours à vivre qui le seront comme une agonie.
Le secret magnifique de Kita-Kamakura
Cette agonie, cependant, on est sûr de dire qu'elle n'aura jamais été celle de Setsuko Hara qui, après 70 interprétations depuis 1935 (parmi lesquelles quatre chez Mikio Naruse et cinq seulement chez Yasujirō Ozu), a pris la décision de mettre un terme à sa carrière avec le décès de Yasujirō Ozu le 12 décembre 1963. La pierre tombale du cinéaste, qui expose l'essentielle vérité du caractère kanji 無 ou mu disant l'impermanence ou encore « l’ainsité », se trouve près de la gare de Kita-Kamakura, entre la plage de Shichirigahama et à l'arrière-plan le mont Fuji (symbole de la Shōchiku), dans l'un des plus importants temples zen du pays, le Engaku-ji. Il se trouve que c'est à Kita-Kamakura qu'aura vécu Setsuko Hara le reste de sa vie hors cinéma, sans donner aucune photographie ni entretien jusqu'à son décès survenu à l'âge de 95 ans le 5 septembre 2015.
Comme est irrésistible le sourire de l'actrice dans Printemps tardif, il est également irrésistible de ne pas penser qu'elle y aurait entretenu jusqu'au bout un secret qui se dirait ailleurs mais seulement par défaut, par exemple dans l'absence significative de son nom dans les notes abondamment laissées par le cinéaste après son décès. Les cendres de celle que le critique Donald Ritchie a justement nommée la « Greta Garbo du cinéma japonais » (elle a également inspiré l'histoire de l'anime intitulé Millenium Actress de Satoshi Kon en 2001), qui était encore surnommée la «Vierge éternelle » du cinéma japonais, reposent dans le même temple zen de Engaku-ji. Ce temple près de la gare constitue l'entame et la colonne vertébrale de Printemps tardif puisque leur premier film ensemble aura été tourné à cet endroit-là, Kita-Kamakura.
L'impermanence qui creuse l'écart des générations en faisant le lit du différend des parents et des enfants, jusqu'à blesser à mort l'amour indicible et sublime qui aura été le leur, n'en demeure pas moins l'écart parallactique de la permanence formelle et de l'impermanence réelle. Qui est aussi la parallaxe de leur renversement dialectique et l'impermanence alors de marquer décisivement la permanence. « Ne change rien pour que tout soit différent », la maxime de l'impermanence se comprendrait tout à fait différemment désormais. Car, dans la permanence réelle que fait entendre l'impermanence formelle, l'immortalité est toujours promise aux amoureux qui tiennent, secrètement et indiciblement, la garde de l'amour et de la vérité éternelle qui en constitue le point transcendantal – de l'autre côté de la caméra.
Le reste, il nous appartient de l'imaginer.
4-21 août 2018
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