Le carnaval obscène des super-héros (Marvel Entertainment)

Elle et lui (Deadpool et Harley Quinn)

Seconde partie : "Deadpool" 1 & 2

Les preuves sont suffisamment nombreuses désormais pour instruire l'actuelle vérité : le super-héros est devenu aujourd'hui une figure hégémonique dans l'imaginaire hollywoodien. Et même au-delà tant Hollywood façonne ou influence le champ global des représentations à l'ère spectaculaire. Une preuve à grande valeur symptomatique aura encore été donnée par Martin Scorsese. Lui-même y perd son latin (sa critique des superproductions Marvel), auteur d'un projet mûri de longue date (The Irishman) en forme de legs cinématographique mais seulement disponible sur Netflix (et l'office du film de lui donner alors les allures d'un hospice). De fait, les grands auteurs néo-classiques affrontent non seulement aujourd'hui le tournant académique de leurs œuvres (Martin Scorsese et Clint Eastwood, Paul Thomas Anderson et Alfonso Cuaron, les frères Coen et les frères Safdie), mais également le rétrécissement significatif de leur champ de manœuvre (on notera d'ailleurs que Netflix a produit la plupart de leurs derniers films).

 

 

De fait, les blockbusters poussent à l'inflation capitalistique d'une industrie toujours plus concentrée (un tiers des productions hollywoodiennes est directement ou indirectement estampillé Walt Disney), dès lors contrainte à couvrir un haut niveau de risques en cas d'échec au box-office en piochant jusqu'à l'abus des tent-poles et des franchises, des remakes et des reboots, des préquelles et des séquelles. Aussi florissante soit son industrie sur un plan strictement financier, Hollywood ressemble de plus en plus en réalité à un vaste champ de ruines pour la fiction et l'imagination, dominé par le regard hautain du super-héros qui a l'habitude de déblayer le terrain avant de rafler la mise.

 

 

Avec le super-héros, les vieilles mythologies, les antiques cycles épiques et héroïques bénéficient d'un massif coup de ripolin censément adéquat pour représenter l'humanité à l'époque hyper-industrielle, globalement otage des puissances prométhéennes qu'elle a déchaînées et qui lui promettent plus sérieusement la fin du monde que celle du capitalisme. Le super-héros figure ainsi avec une relative netteté le destin titanesque d'un monde hanté par le poids de sa propre disparition. Mais le fardeau spectaculaire d'un destin générique pressenti, quand il n'est pas programmé sur les rails de l'apocalypse environnementale, est paradoxalement aussi celui qui voudrait alléger des superproductions lourdes en termes matériels et économiques, mais qui entretiennent à force d'effets visuels et de pyrotechnie numérique nos antiques passions pour l'antigravitation icarienne.

 

 

Le super-héros pourrait donc être la version postmoderne du surhomme nietzschéen s'il n'était pas mû souvent, trop souvent par un mixte de raisons et de passions qui le place au-dessous de l'exigence éthique minimale requise par l'urgence maximale de la situation. D'un côté, le moment est suffisamment critique en effet pour appeler à la décision radicale et surhumaine du dépassement, bond du tigre ou saut quantique. De l'autre, le super-héros n'accomplit que trop rarement ce saut, humain trop humain, ou alors il fait semblant, en servant réellement, malgré d'intéressantes problématisations critiques, de supplétif mobilisé au secours du consensus actuel, malgré quelques corrections, aménagements et repentirs sur les versants de la race et du sexe.

 

 

 

Adulescence décomplexée

 

 

 

Marvel-Disney domine depuis dix ans le champ (le triomphe Avengers) mais s'essouffle (le dernier Spider-Man). Le rival proverbial DC-Warner est globalement à la traîne mais la distance est cependant réduite par quelques hits (Wonder-Woman et surtout Joker, carton commercial authentique et phénomène sociétal douteux). Malgré tout les choses changent, les lignes bougent significativement, même à la marge. Au cinéma, Glass (2018) de M. Night Shyamalan s'est récemment essayé à repenser la nécessité éthique du super-héros perçu comme une figure de l'exception et de la singularité dont le fol excès menacerait l'autoritarisme normatif d'une démocratie vendue au marché. Du côté de la télévision, on irait plus loin avec Damon Lindelof qui a plus récemment encore proposé un développement original de l'univers génial de Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons, extrayant le noyau de la race au fondement refoulé de la figure du super-héros. Surtout, ce qui s'impose avec une exacerbation symptomatique est le super-héros des temps nouveaux, ambigu et jouisseur, puéril et criminel, obscène et psychotique, putassier et racoleur, prophète de l'apocalypse pour autant qu'elle soit auto-réalisatrice et auto-fondatrice.

 

 

Badass qualifie en globish le nouveau super-héros type, accordé à jouer son rôle de défenseur ultime du bien en lui adjoignant cependant les manifestations régressives attestant qu'il est le héros narcissique de la déconne carnavalesque et de la jouissance assumée. C'est pourquoi il est une figure surexposée de l'obscénité, la plus expressive sûrement des tendances hollywoodiennes actuelles.

 

 

La figure par excellence de l'obscénité hollywoodienne exige notamment son dû, qui consiste à jouir en sachant faire jouir, soumettant sa jouissance au principe mimétique de la jouissance suscitée de l'autre côté de l'écran. Jouir c'est jouir au carré dans la conjonction forcée, spéculaire et spectaculaire, de la jouissance et de la connivence. On le sait, l'obscène est un substantif à l'étymologie compliquée, qui idéalement condenserait toutes les scènes faisant consoner ordure et mauvaise augure. Mais l'obscène peut s'entendre aussi comme l'indication d'un hors-scène qui gicle de la scène en s'étalant sur la tartine de l'écran en un mode rien moins que masturbatoire et éjaculatoire. L'humour graveleux et les blagues référentielles, les adresses conniventes faites au spectateur et les jeux sans conséquence de déconstruction de la narration, la play-list pop et l'hystérie du sujet qui ne veut rien lâcher de son immaturité, jusqu'à la référence partagée à Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick cependant dégraissé de tous ses éléments de problématisation critique concernant la violence et sa représentation, tout cela caractérise en effet les deux grands super-héros badass du moment, Deadpool pour l'écurie Marvel et Harley Quinn pour l'écurie rivale DC (à quoi le mash-up ?).

 

 

Jouir au carré au nom de l'humour au carré : vendu aux spectateurs pour qu'ils jouissent de se savoir non dupes, l'humour au carré est le lubrifiant nécessaire pour faire avaler aux blasés la bonne vieille pilule viagra de réflexes structurellement intouchés.

 

 

 

Des jouissances qui ne réjouissent pas

(moins une foire qu'une foirade)

 

 

 

Les blasés qui se croient blindés, protégés des duperies par un cynisme tous azimuts, s'aveuglent pourtant en ne remarquant pas ou plus qu'il y a encore des domaines qui s'ingénient à rester sacrés, immunisés contre toute transgression vraie, propriété lucrative et morale manichéenne, famille et deuil en paquets, consumérisme et virilisme à tous les étages. Le pantalon moule-burnes et les fringues dépareillées, le sadisme rigolard et les cosmétiques dégoulinants, la junk-food et la culture porno fagotent l'habit d'arlequin d'une adulescence décomplexée. C'est la star qui tire du profit symbolique d'un personnage de comics une mesquine opération de chirurgie esthétique au service d'une carrière en dents de scie. C'est la reine de la bouffonnerie qui se révèle poupée sentimentale, tigresse de papier au petit cœur de porcelaine.

 

 

On tape dur en rigolant fort, au-dessus et en-dessous de la ceinture. Mais les effets de distanciation sont neutralisés au bénéfice d'une participation maximale. La transgression hystérisée parce qu'elle n'est que mimée, simulée. Et la déjante d'être au pouvoir pour être seulement corrigée d'un sens très conservateur de la correction.

 

 

Les crapules toxiques se voient ainsi réhabilitées afin d'être habilités à tuer au service de l'État et l'inusable service des biens sert de cure rehab (Suicide Squad). Les non-dupes qui ont le sens de la déconne prennent un ultime plaisir anal à faire chier aux licornes de notre enfance kitsch une abondance de dollars avant de repartir faire la nique aux méchants (Deadpool). Les punkettes trentenaires qui regrettent leur adolescence à l'époque des années 1980 se révèlent des monstresses qui simulent le mal parce qu'elles sont d'incurables sentimentales (Harley Quinn). Les figures sont bariolées, elles rient de toutes leurs dents, mais le carnaval de leurs jouissances ne réjouit pas, c'est une fête triste, moins une foire qu'une foirade. L'obscénité est bien là, dans la simulation de la transgression carnavalesque, dans la jouissance cynique des incrédules au service foireux de la reproduction forcenée du consensus, dans le lifting immoral et factice de la vieille morale manichéenne. L'obscénité se tient en effet dans toutes les scènes des blockbusters où la surexposition hystérique est celle d'un hors-scène, celui qui sait bien que le vieux monde du capitalisme agonit mais qui, quand même, voudrait croire encore en la jouissance puérile et adulescente de sa moribonde persévérance.

 

 

Pas loin de là, à Washington, veille leur père sévère. Les super-héros hollywoodiens peuvent bien s'agiter sur les écrans du monde entier et faire semblant de croire et faire croire qu'ils figurent l'avant-garde clownesque du carnaval qui sauvera le monde de son sérieux apocalyptique, les trublions turbulents qu'ils sont font honneur à Donald Trump.

 

 

 

7 février 2020

 1) Deadpool (2016) de Tim Miller

 

 

 

Dans les burnes (libéral-autoritaire)

 

 

 

En raison économique de la diversification des produits cinématographiques signés Marvel Enterprises (associé ici à la 20th Century Fox avant son rachat par Disney en mars 2019), l'adaptation du personnage de Deadpool créé en 1991 par Rob Liefeld et Fabian Niecieza semble devoir s'imposer en imposant le tournant badass d'une franchise bien décidée, après de précédents essais encourageants (Guardians of the Galaxy de James Gunn en 2014 et Ant-Man de Peyton Reed en 2015), à dominer un créneau moins traditionnellement familial ou grand public. Assumant donc de s'aventurer dans des niches apparemment moins confortables afin d'en ramener la preuve sonnante et trébuchante de futurs gisements de profitabilité au cas où le rendement habituel deviendrait décroissant, le premier volet des aventures de Deapool témoignerait d'un souci stratégique nettement renforcé dans un contexte hyper-concurrentiel où le partenariat DC Comics et Warner Bros. préparait alors de façon imminente son épique (et désastreuse) revanche avec Superman versus Batman : Dawn of Justice réalisé par Zack Snyder.

 

 

Avec Deadpool classé en toute logique Restricted aux États-Unis (soit interdit aux moins de 17 ans) et interdit aux moins de 12 ans en France, il s'agira précisément de mener à bien la combinaison de trois opérations complémentaires mais spécifiques. La première opération consisterait déjà à relancer la carrière erratique de la star Ryan Reynolds (la vedette voudrait manifestement prouver qu'elle serait revenue de loin après le naufrage artistique de Green Lantern de Martin Campbell en 2011 pour DC Comics en s'appropriant au bénéfice de l'écurie concurrente la défroque d'un super-héros border line déjà revêtue à l'occasion du grumeleux X-Men Origins : Wolverine de Gavin Hood en 2009). La deuxième opération proposerait d'incorporer dans les parages de la saga X-Men des héros moins propres ou lisses, plus retors car enclins à dissocier brutalement la jouissance de leurs super-pouvoirs et la morale censée au nom du Bien en borner et limiter l'exercice, dès lors prompts à recourir à une violence court-circuitée par de sèches décharges pulsionnelles. On remarque que le diptyque Kick-Ass respectivement tourné par Matthew Vaughn en 2009 et en 2013 par Jeff Wadlow d'après un personnage créé par Mark Millar et John Salvatore Romita pour le compte de Icon Comics (un label de Marvel Comics autorisant exceptionnellement les créateurs à détenir les droits de leurs comic books) aurait amplement préfiguré pareil basculement dans l'ordre de la jouissance pulsionnelle privilégié afin de brouiller supposément la classique morale du bien.

 

 

La dernière opération n'est certes pas la moindre puisque son objectif est moins directement commercial en exposant avec un haut degré de conscience le noyau dur et idéologique d'un film rendu au service d'une stratégie industrielle de diversification des produits exigée par les développements récents du marché hyper-capitalisé des blockbusters (qui demeure depuis plus de trente ans, et chaque année davantage, le marché primaire de l'industrie hollywoodienne).

 

 

 

Liaison fatale du witz et du carton

 

 

 

C'est un haut degré de conscience qui caractérise Deadpool. Et parle ainsi consiste à souligner d'entrée de jeu l'importance symbolique de cette fameuse « comic awareness » dont jouit Wade Wilson, déjà sur le papier des bandes dessinées, moulé dans l'habit en lycra moulant rouge et noir de Deadpool (il est le seul super-héros de l'univers Marvel à bénéficier en effet d'un savoir concernant sa propre situation de personnage de comic book). L'auto-réflexivité viendrait alors avérer les paradoxes vrillés de la distanciation (tout cela n'est évidemment que du cinéma au sens où le cinéma ne serait que l'un des noms de la représentation du faux) et de la participation accentuée (ce savoir auto-désigné comme tel implique cependant une extension aussi spéculaire que spectaculaire du principe de jouissance d'un spectateur invité à entrer dans la boucle du savoir qui se sait et jouit de se savoir ainsi).

 

 

Wade Wilson alias Deadpool incarne, avec un certain talent fait d'interprétation (de toute évidence, Ryan Reynolds jouit d'incarner ce super-héros et le long-métrage qu'il produit semble largement disposé à le démontrer) et de caractérisation scénaristique (tel, d'ailleurs, qu'y aura été sacrifiée l'idée même d'un récit excédant un tant soit peu les grandes balises canoniques de la fiction super-héroïque), le stade suprêmement obscène de la jouissance caractérisant le personnage doté de super-pouvoir (cette jouissance était jusqu'à présent le lot connu du super-vilain, elle est désormais le fait assumé du super-héros). Car, si le pouvoir est une jouissance toujours exercée aux dépens du droit naturel d'un autre, le super-pouvoir est une jouissance d'autant plus intense qu'elle s'accomplit ici dans la dépendance étroite du fait et du droit. Autrement dit, dans la liaison directement accomplie du witz et du carton, de la moquerie et de la tuerie. Sans passage, donc, par la case de la sublimation, la sublimité étant une idéalité à l'instar de celle, communément admise, du Bien ou de la Justice.

 

 

Il faudra alors savoir apprécier, par exemple, comment le pauvre Colossus (définitivement le mutant d'acier sacrifié sur l'ensemble de la saga X-Men, le plus inconsistant et dont l'inconsistance même est symptôme et prétexte à ce qu'il retrouve aujourd'hui ciblé comme benêt) échoue ridiculement à légitimer auprès du héros le discours de l'exercice du super-pouvoir au service de la morale du bien. Deadpool est bien décidé en effet à interrompre sèchement ce qui représente pour lui un flot d'âneries en tirant une balle dans la tête du méchant Ajax. Moyennant quoi, il pourra encaisser en contrepartie le ravissement d'un public conquis à la préférence pulsionnelle de la jouissance pleine et directe au désir qui préfère laisser place à l'écart du différé plus quelques abstractions existant moins qu'elles rendent consistante l'existence.

 

 

 

Déjante corrigée

 

 

 

Ici, la déjante est particulièrement maîtrisée et codifiée. Elle s'effectue à coups de punch-lines salaces et de meurtres sanglants lorgnant du côté du gore, de références tous azimutes à la pop-culture contemporaine (et, toujours, ce privilège générationnel pour les années 1980 valant pour l'époque ce que les années 1950 ont représenté pour les années 1970-1980) auxquelles on ajoutera les auto-citations publicitaires dédiées à l'univers Marvel. Sauf que la déjante vient attester l'identité structurale entre la réflexivité et la jouissance, entre les tours pervers du Surmoi et les plaisirs élémentaires du Ça, entre la jouissance imaginaire du passage à l'acte meurtrier et son abolition symbolique sous la condition d'une dépense s'exposant en une gratuité toute artificielle. La déjante s'autorisera même quelques écarts supposément réjouissants. Ainsi, après avoir trouvé sa belle partageant le même humour référentiel, aussi tordue et obscène que lui, le héros pourra bien le jour de la célébration du droit des femmes accepter de se faire enculer par elle, comme celui-ci pourra également molester la vieille Afro-américaine (mais gentiment – dans le comic les choses sont quand même un peu plus violentes et ambiguës) affectée de cécité et de flatulence avec qui il cohabite une fois qu'il est devenu Deadpool.

 

 

Enfin, il s'agirait précisément de nous faire croire à de pareils écarts qui n'en sont définitivement pas, dès lors qu'ils s'inscrivent dans les habits d'un libéralisme qui, affranchi de tout politiquement correct (respectueuse des obligations dues à la virilité comme aux personnes subalternes et handicapées), révèle une doublure faite d'autoritarisme. La déjante mérite bien quelques corrections. Il s'agira certes ici d'être le super-héros le plus cool et détendu du slip parce que le plus conscient de l'être, d'être à la fois le plus libéral sexuellement et le moins correct politiquement. Mais en apparence seulement. Il n'en demeure pas moins en vérité que Wade Wilson et son vieux pote Weasel partagent un goût prononcé pour les armes de tout calibre qui ne saurait marquer une quelconque exception ou hétérogénéité à la présidence réactionnaire de Donald Trump. Corrigée ainsi, la déjante ne propose rien d'autre que de jouir de la morale correction des méchants.

 

 

 

Du plaisir anal à chier des billets

 

 

 

Pendant ce temps-là, l'éternel Stan Lee dans son caméo publicitaire de rigueur ne fait guère exception avec le reste de Deadpool en jouant le patron d'une boîte de strip-tease. Foutre à poil le noyau obscène au cœur de la jouissance super-héroïque était une grande idée (au cinéma Sam Raimi s'en sera sensiblement approché avec le méconnu Darkman en 1990, à la télévision on y est dorénavant tout entier, pour le meilleur avec Watchmen de Damon Lindelof d'après Alan Moore davantage qu'avec The Boys d'Eric Kripke d'après les comics de Garth Ennis et Darick Robertson). Mais pour autant qu'il aurait fallu ne pas céder aussi à sa force de séduction, à l'attraction fatale qu'elle semble irrésistiblement exercer sur ses illustrateurs.

 

 

Le double cynique caché sous le masque d'un libéralisme bien moulé, c'est bel et bien l'autoritarisme en ses chairs mutilées ; le chantre de la jouissance tous azimuts, c'est bel et bien celui qui identifie une tête éclatée avec un mot d'esprit chantourné ; la figure la plus sexualisée (du trou de balle fait sur le derrière du pantalon moule-burnes à la peau brûlée du héros comme fait d'une chair rose et perpétuellement turgescente), c'est bel et bien celle qui ira jusqu'au bout de sa libido en y extirpant des rafales pulsionnelles afin d'exposer la conscience d'une déliaison cyniquement assumée, en rupture avec toute idée, idéalité ou sublimité (on retiendra ici que les co-scénaristes Rhett Reese et Paul Wernick avaient déjà travaillé ensemble sur le tapageur Zombieland de Ruben Fleischer en 2009).

 

 

Une fois le scénario de la vengeance contre Ajax et celui des retrouvailles avec sa belle menés à leur terme, Deadpool acceptera alors de suivre Colossus accompagné de la jeune femme en cours de formation Negasonic Teenage Warehead. Le héros se résignant probablement à servir d'esprit potache et de caution badass afin d'offrir un peu de chair pimentée aux prochaines aventures des X-Men. Mais Deadpool aura entre-temps assuré le show et surtout fait le job avec cette comic awareness qui le caractérise tant. Devenu figurine d'un dessin animé en guise de générique-fin, on le verra branler le bois d'une licorne jusqu'à faire sortir du trou de balle du mythique animal – au moment précis où apparaît sur l'écran le nom des producteurs – une flopée de billets verts. Le cynisme est la croyance de ceux qui ne croient en rien sinon à l'argent comme plaisir anal et corne d'abondance.

 

 

Rendre bandant le cynisme et jouissive l'idée du passage à l'acte meurtrier est une opération idéologique qui n'est vraiment plus la seule propriété du capitalisme hollywoodien, disputé sur son versant terroriste et djihadiste depuis quelques années par Daech.

 

 

 

11 février 2016

 2) Deadpool 2 (2018) de David Leitch

 

 

 

Peau neuve, peau de balle, peau de zob

 

 

 

L'impératif de Deadpool, on le sait, est celui de la jouissance. C'est d'ailleurs pourquoi il incarne le plus nettement la version obscène et surmoïque du super-héros contemporain, qui fait de la jouissance un devoir en saturant la scène d'un savoir qui en connaît par cœur toutes les coutures, avers et envers – le savoir du hors-scène. Certes, Deadpool jouit de transgresser les règles de bonne moralité des X-Men exemplifiée par ce gros ballot russe ex-coco de Colossus. Certes il jouit d'envoyer les salauds dans l'enfer de la justice personnelle et expéditive. Mais cela ne saurait cependant suffire, Deadpool va bien plus loin que ce gros bourrin bas du front de Punisher.

 

 

S'il est une figure par excellence de l'obscénité, c'est qu'il exige un dû, celui de jouir en sachant faire jouir, celui de jouir au carré en indexant en toute connaissance de cause sa jouissance sur la jouissance mimétique suscitée de l'autre côté de l'écran. L'obscène est un substantif à l'étymologie nébuleuse, qui condenserait idéalement toutes les scènes faisant rimer ordure et mauvaise augure. Mais l'obscène s'entend aussi depuis comme ce hors-scène qui gicle de la scène en s'étalant sur la tartine de l'écran en un mode rien moins qu'éjaculatoire. Les clins d’œil référentiels qui éclatent comme des grains de pop-corn ainsi que les regards-caméra qui flinguent le quatrième mur, tout cela dénote en effet la dimension réellement spéculaire et réflexive d'un film polarisé entre méta- et auto- afin de rafler la mise en remportant le morceau pourvu qu'il soit le plus bas et le plus gras.

 

 

 

Un super-héros comme les autres

 

 

Le problème de Deadpool n'est évidemment pas qu'il s'ingénie à taper joyeusement en-dessous de la ceinture, mais qu'il se dandine et se tortille en racolant avec une putasserie censée garantir au client qu'il ne sera pas trompé sur la marchandise promise. À cet égard, Deadpool est l'incarnation au stade spectaculaire de la monnaie vivante conceptualisée hier par Pierre Klossowski qui, en passant, rappelait dans son livre éponyme qu'il n'y avait rien de plus contraire à la jouissance que la gratuité. L'impératif de jouissance étant donc celui de la jouissance de la jouissance, la surenchère des plaisirs piochés dans une culture pop partagée, se voit toute entière glissée dans le pantalon moule-burnes d'une étroite connivence, qui gratifie celui qui rit d'avoir été en plus reconnu comme le sujet qui sait. Ce deuxième épisode réalisé par le musculeux David Leitch tient pourtant à raconter autre chose en exposant plus frontalement ce qui se tient dans l'érection puis la branle du bouffon surmoïque. Et l'obscène de l'être alors plus encore comme on va s'en apercevoir.

 

 

Quand bien même Deadpool multiplie les rafales sardoniques à l'égard de ses collègues de la maison mère à l'instar de Wolverine et Thanos ou encore Batman et Superman concernant l'écurie d'en face, il n'empêche qu'il faudra bien vérifier qu'il est, après tout, un super-héros exactement comme les autres. Quand les uns sont sérieux, les autres les moquent en cachant au fond qu'ils le sont autant. Comme les autres, il lui faut en effet de la famille et du deuil en paquet, qui représentent les deux conditions non négociables au principe de la psychologie super-héroïque bornée d'un côté par un pénible familialisme et de l'autre par un non moins pénible principe de résilience.

 

 

Autrement dit, l'obscénité associée à Deadpool a ceci de pervers qu'elle ne l'est aussi que sur le mode de sa propre simulation, qui voit le héros badass être incapable de franchir le plafond de verre de l'idéologie (par exemple, corriger les méchants suffit comme d'habitude à s'épargner le devoir politique de corriger la production sociale de la criminalité). Comme ses boucs émissaires qu'il moque à qui mieux mieux, Deadpool doit sauver un gosse en affrontant un rival mimétique qu'il sauve en se sauvant lui-même de ses pulsions vengeresses.

 

 

 

Mesquine chirurgie

 

 

 

Il n'y aurait pas de plus grande obscénité, symptomatique du moment postmoderne, que celle qui consiste à faire de l'humour au carré. Vendu aux spectateurs pour qu'ils jouissent de se savoir non dupes, l'humour au carré est en fait le lubrifiant nécessaire pour leur faire avaler la bonne vieille pilule de réflexes structurellement intouchés.

 

 

Mais l'obscénité est plus grande encore lorsque arrive la fin du film, quand le truc du voyage dans le temps en passe de dominer la réflexologie narrative du cinéma de blockbuster permet non seulement de sauver les héros des mauvais tours de la narration, mais de sauver leur principal interprète qui profite alors de la belle opportunité qu'il se sera à lui-même commandée pour se refaire à si peu de frais une santé.

 

 

Voir Ryan Reynolds lui-même jouer les nettoyeurs de sa propre filmographie en effaçant rétrospectivement ses échecs passés (dans X-Men Origins : Wolverine et Green Lantern) peut difficilement se voir comme le summum de l'esprit cool et fun. L'obscénité appartient fondamentalement à la star voulant que l'on applaudisse à la voir ne rien assumer en subordonnant tout l'univers d'un comics au nom d'une mesquine opération de chirurgie symbolique.

 

 

L'humour graveleux de Deadpool c'est le lubrifiant du branle maniaque du bouffon qui servira au moins à conclure ainsi : faire peau neuve engage toujours le risque que la peau en question soit de zob ou de balle.

 

 

 

21 mai 2018

Pour lire la première partie, cliquer ici.


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