Que m'est-il arrivé ?

(face au cinéma d'Ida Lupino)

 « Tout ce qui nous atteint doit être vécu de manière exemplaire »

 (Joë Bousquet)

 

 

 

 

 

Ida Lupino est une autrice complète. À la fois productrice, scénariste, réalisatrice et quelquefois même actrice des six films qu'elle a tournés entre 1949 et 1953, elle a occupé pendant quatre années d'intense créativité une position d'exception dans l'industrie hollywoodienne. Les films d'Ida Lupino se présentent comme des rêves éveillés qui se confondent avec des cauchemars diurnes et les rêveurs, plus souvent des rêveuses, sont des somnambules découvrant qu'ils errent dans un territoire étrange, aussi familier qu'inquiétant : l'Amérique telle qu'ils ne l'avait jamais vécue ainsi, nouveau monde et terre d'estrangement en attendant que reverdisse le désert.

 

 

 

Que m'est-il arrivé ? C'est la question qui hante les personnages blessés d'Ida Lupino et y répondre consiste pour eux à apprendre à remarcher. Toutes et tous traînent en effet la blessure qui les déplace en les mettant de côté, qui les décale à côté de la réalité quotidienne éprouvée désormais dans son revers étrange, inquiétant et inhospitalier. Mais c'est ainsi que la blessure devient un destin quand elle engage ces derniers à tout revoir de leur vie, c'est-à-dire à reconsidérer d'un œil neuf le monde ordinaire qui est désormais le monde nouveau de l'événement.

 

 

 

 

 

Ida Lupino, make-up et filmmaker

 

 

 

 

 

La fille des comédiens britanniques Connie Emerald et Stanley Lupino décide de marcher dans les pas de ses parents et s'envole à Hollywood au tout début des années 1930 avec en poche un contrat signé avec la Paramount. La jeune Ida Lupino tourne alors et entre autres pour Allan Dwan (Her First Affaire, 1933), Henry Hathaway (Peter Ibbetson, 1935) et William A. Wellman (La Lumière qui s'éteint, 1939). La rencontre avec Raoul Walsh est décisive, d'abord avec Artistes et Modèles (1937) et surtout le doublet magnifique They Drive By Night – Une femme dangereuse (1940) et High Sierra – La Grande évasion (1941) pour la Warner. Aux côtés de Humphrey Bogart, Ida Lupino rayonne mais d'une lumière déjà toute particulière, filtrée par une blessure indicible, une secrète fêlure qui plisse ses rôles de femmes fatales ou de compagnes tragiques en suivant le trait d'une insondable mélancolie. Ida Lupino retrouve une dernière fois Raoul Walsh pour The Man I Love (1947) tandis qu'elle joue son propre rôle dans un caméo pour Hollywood Canteen (1944) de Delmer Daves. D'autres réalisateurs lui confient des rôles qui montrent l'étendue de son talent, entre autres Michael Curtiz (Le Vaisseau fantôme, 1941), Jean Negulesco (La Femme aux cigarettes, 1948), Nicholas Ray (On Dangerous Ground – La Maison dans l'ombre, 1952).

 

 

 

On sait que l'actrice, dont le rôle de Mary Malden, l'héroïne aveugle de La Maison dans l'ombre, est probablement l'une de ses plus émouvantes prestations, a tourné plusieurs séquences du film de Nicholas Ray, notamment la fin que ce dernier n'a pas voulu retourner. Ida Lupino tourne en fait depuis la fin des années 1940 et la création avec l'aide de son deuxième mari, le scénariste Collier Young, d'une société de production indépendante, The Filmakers. Le make-up de la vedette ne l'empêche pas d'avoir le désir du filmmaking. Après guerre et avec la rivalité montante de la télévision, l'industrie hollywoodienne invite les réalisateurs à devenir leur propre producteur dans une délégation intéressée des coûts qui autorise aussi une plus grande marge de manœuvre ayant en effet profité à des réalisateurs soucieux de leur indépendance à l'instar d'Ida Lupino et Samuel Fuller.

 

 

 

En 1949, Ida Lupino signe le scénario original de Not Wanted – Avant de t'aimer (1949) qu'elle réalise finalement après la défection du metteur en scène initialement prévu, Elmer Clifton victime d'une crise cardiaque qui lui sera un peu plus tard fatale. Not Wanted est le premier film d'une série de six titres dont la plupart ont été distribués par la RKO. Ont ainsi suivi Never Fear – Faire face (1949), Outrage (1950), Hard, Fast and Beautiful – Jeu, set et match (1951), The Bigamist – Bigamie (1953) et The Hitch-Hiker – Le Voyage de la peur (1953). Ida Lupino s'y montre alors comme une autrice complète. Elle est à la fois productrice, scénariste, réalisatrice et quelquefois même actrice des six films qu'elle tourne entre 1949 et 1953 (outre une apparition dans Outrage, elle se donne un rôle important dans The Bigamist) en occupant pendant quatre années d'intense créativité une position d'exception dans l'industrie hollywoodienne. En 1950, Ida Lupino qui a 32 ans intègre la Director's Guild of America, le syndicat des réalisateurs hollywoodiens créé en 1936. Elle est après Dorothy Arzner la seconde femme à rejoindre la prestigieuse institution.

 

 

 

 

 

Don Siegel et Bette Davis

 

 

 

 

 

Grande est la cohérence de l'œuvre d'Ida Lupino, aussi courte en nombre de titres que dense dans les multiples rapports tissés entre eux et qui profitent à tous. D'un côté, Ida Lupino joue avec les codes du film noir qui l'a rendue célèbre comme actrice, mais il s'agit pour elle désormais d'appréhender de manière unique des problèmes de société généralement ignorés (la fille-mère de Not Wanted et le handicap physique dans Never Fear, le viol dans Outrage et la bigamie dans The Bigamist). De l'autre, son œuvre est audacieuse en proposant les mélanges de terreur et d'étrangeté secrétés par des trajectoires qui engagent une remise en question plus générale (la blessure est une impuissance qui incombe à ceux qui la reçoivent comme aux proches qui la vivent par ricochet ; c'est une puissance nouvelle aussi, une vie entièrement réinventée quand on en fait un destin).

 

 

 

En 1954 The Filkmakers est en faillite. La même année, Ida Lupino signe pour Don Siegel le scénario de Private Hell 36 – Ici brigade criminelle (1954) dans lequel elle joue mais qu'elle ne réalise pas. Deux ans après elle commence à tourner plusieurs épisodes de séries télévisées jusqu'à la fin des années 1960, entre autres pour Alfred Hitchcock présente, Les Incorruptibles, Le Fugitif, La Quatrième dimension, Ma sorcière bien-aimée, Le Virginien, Daniel Boone, Madame et son fantôme. Si elle continue de jouer pour quelques cinéastes importants à l'instar de Robert Aldrich (Le Grand couteau, 1954), Fritz Lang (While the City Sleeps – La Cinquième victime, 1955), et plus tardivement Sam Peckinpah (Junior Bonner, 1972), Ida Lupino ne tourne cependant plus qu'un seul et dernier long-métrage à destination de la télévision (The Trouble With Angels – Le Dortoir des anges, 1966).

 

 

 

Celle qui ironisait en disant qu'elle a été à la fois la « Bette Davis » et la « Don Siegel » du pauvre est en réalité l'un-e des meilleur-e-s cinéastes hollywoodien-ne-s de la période. Le sexisme hollywoodien ne lui a pas donné les moyens de continuer et si la faute en incombe à l'industrie elle aura été assumée par Ida Lupino en en faisant un destin dont la blessure se confond avec celles qui transforment de fond en comble la vie de ses personnages. On reste encore stupéfait par l'intense souveraineté dont témoignent ses films qui, faisant nécessité vertu de la modestie des moyens, offrent un mélange exceptionnel de simplicité de trait et d'expression, de complexité des fictions et des problématisations, ainsi que de nuances dans l'émotion et la réflexion qu'ils arrivent à susciter.

 

 

 

Tous les films d'Ida Lupino tournent autour d'une idée qui est une obsession, le moyeu des roues de l'existence quand celle-ci dévisse. La vie se retrouve alors soumise à des bifurcations hasardeuses et intempestives dont les violences sont comme de brutaux coups de volant qui obligent à en reconsidérer le sens entièrement. L'épreuve qui s'impose est celle du réel dont la blessure peut autant remettre en cause la consistance symbolique de la réalité quotidienne qu'elle engage chez ses sujets la preuve d'un sens moral plus fort que toute morale. Le destin qualifie la relève des vies blessées dans une perspective éthique en répondant à la question de toute une vie : que s'est-il passé ? L'auto-stoppeur psychopathe de The Hitch-Hiker représente exceptionnellement une incarnation cauchemardesque extrême de la sortie des rails de la vie ordinaire et des conséquences radicales que cette prise d'otage dans la terreur qui s'y joue peut exercer sur ses victimes. En sens opposé, la mauvaise mère de Hard, Fast and Beautiful qui exploite les talents tennistiques de sa fille apparaît aussi comme une victime d'une idéologie de la réussite qui est une aliénation partagée. Mais il n'y a généralement pas besoin d'une figure aussi excessive pour affronter l'événement de la blessure dont l'excès ouvre la personne à la puissance impersonnelle de son destin en faisant sortir de ses gonds la réalité même à l'intérieur de laquelle elle prenait place jusqu'à présent.

 

 

 

 

 

La contingence des bifurcations,

 

le hasard de leur assomption

 

 

 

 

 

Soudain la vie bifurque et la bifurcation du cours ordinaire de l'existence s'apparente à un piège quand ce n'est pas une impasse. C'est comme un changement de braquet, un dérapage avant la sortie de route, une machination impersonnelle, un complot sans auteur et l'issue est moins affaire d'héroïsme et de bons sentiments que de responsabilités à prendre et assumer sur deux plans concomitants, individuellement et collectivement. La responsabilité s'impose en effet comme une question nouvelle dont l'assomption incombe mais à tout le monde désormais, de part et d'autre de la frontière de la loi séparant le bon grain des innocents de l'ivraie des coupables. C'est pourquoi les films d'Ida Lupino se présentent tous, peu ou prou, comme des rêves éveillés qui sont des cauchemars. La blessure fait de ses sujets des rêveurs et le monde vécu devient un cauchemar dont l'expression radicale est donnée par le désert pulsionnel de The Hitch-Hiker. Les rêveurs sont des errants, des somnambules découvrant qu'ils déambulent dans un territoire étrange, aussi familier qu'inquiétant : l'Amérique telle qu'ils ne l'avait jamais vécue ainsi auparavant, nouveau monde à traverser comme une terre d'estrangement.

 

 

 

La fille mère qui vole un bébé après qu'on lui ait soustrait le sien (Not Wanted) ; la danseuse effondrée, brisée dans son élan et sa carrière par une attaque imprévisible de poliomyélite (Never Fear) ; la jeune femme violée et stigmatisée par toute sa communauté pour l'avoir été (Outrage) ; la joueuse de tennis soumise aux pressions maternelles à la réussite (Hard, Fast and Beautiful) ; les deux amis partis pour pêcher de l'autre côté de la frontière avant de croiser la route hasardeuse d'un criminel en fuite qui les embarque dans sa virée meurtrière (The Hitch-Hiker) ; le sympathique représentant de commerce qui transgresse la loi sans autre intention qu'un amour sincère pour s'être marié deux fois (The Bigamist) : les personnages d'Ida Lupino sont des blessés qui doivent apprendre à remarcher. Et remarcher consiste alors à relever la contingence en hasard, à renverser la fatalité en destin, à retourner les causes extérieures pour en faire des quasi-causes intérieures. Toutes et tous traînent la blessure qui les déplace en les mettant de côté, qui les décale à côté de la réalité quotidienne vécue désormais dans son revers étrange et inhospitalier, dans ses angles morts et ses plis inquiétants. Mais c'est ainsi que la blessure devient un destin – pas d'autre nécessité que celle de l'après-coup décidé – quand elle les engage à tout revoir de leur vie, à reconsidérer d'un œil neuf le monde où leur existence trouvait ordinairement à se déployer.

 

 

 

Jacques Lourcelles a bien raison d'écrire à propos des films d'Ida Lupino qu'ils racontent différemment la même et lente cicatrisation d'une blessure s'accomplissant sur deux plans, à la fois physiquement et moralement. Mais la résilience si elle a lieu a pour champ d'expression les points de suspension de ses fictions qu'elle abandonne librement à la seule imagination du spectateur. Ce qui importe c'est d'abord et avant toute chose l'épreuve du réel, épreuve contingente d'une blessure qui ruine tous les projets ; c'est ensuite l'imprévisible décollement que la blessure fait subir à celui ou celle qui l'a reçue ; c'est après l'errance engagée par la blessure et ses effets de décalage, de décollement et de déplacement en substituant aux écrans des habitudes un regard neuf car renouvelé, quasiment hallucinatoire ; c'est enfin une responsabilité nouvelle dont l'assomption est un devoir individuel et collectif tout en montrant aussi que la blessure est un destin à la fois personnel et impersonnel en faisant d'un individu quelconque une singularité d'être.

 

 

 

Il y a une grandeur d'âme caractéristique des personnages d'Ida Lupino, c'est indéniable. La noblesse des personnes quelconques qui font l'épreuve ordinaire et extraordinaire du réel en expérimentant la singularité de ce qui imprévisiblement leur est arrivé ne se comprend qu'au carrefour des tragédies existentielles et des décisions éthiques. On l'avait deviné avec les personnages qu'elle a interprétés pour les autres, on le voit mieux encore avec les films qu'elle a réalisés et dans lesquels elle peut jouer occasionnellement. Ida Lupino est une tragique et elle n'aurait rien d'autre à désirer que dire ceci et le répéter : amor fati, amor fati. Ida Lupino stoïcienne aussi bien, ainsi que Gilles Deleuze l'a écrit à propos de Joë Bousquet (Logique du sens, éd. Minuit-coll. « Critique », 1969, p. 174-179).

 

 

 

 

 

Vie, destin et responsabilité

 

 

 

 

 

La blessure est toujours profonde et intime : abandon d'un enfant et vol d'un autre en guise de compensation ratée et honteuse ; viol et honte pour la victime implicitement désignée comme la coupable de son malheur ; maladie et honte encore d'un corps diminué qui ne croit plus pouvoir être aimé sinon par d'autres anormaux comme elle ; injonction parentale à la réussite jusqu'à la dépression, la honte de l'échec et la crise de nerf ; terreur et kidnapping qui fait honte aux otages livrés pieds et poings liés à leur impuissance ; mensonge d'un mariage caché pour un homme déjà marié et qui doit supporter la honte de ses actes devant la loi. La vie blessée est toujours une vie honteuse qui fait alors l'expérience de l'être comme un débord insupportable, un excès intolérable.

 

 

 

La blessure traverse les corps de la fille mère, de la jeune femme violée et de la danseuse poliomyélite, autrement ceux des amis pris en otage par un tueur, de la sportive aliénée et du représentant de commerce bigame sans l'avoir programmé. La blessure ira même jusqu'à physiquement s'incarner, chevilles foulées et claudications récurrentes dans Not Wanted, Outrage et The Hitch-Hiker, infirmité de l'héroïne Never Fear, œil déformé du tueur de The Hitch-Hiker et grossesse prématurée de The Bigamist. Avec la blessure personnellement reçue qui est un stigmate de honte, se lève aussi un brouillard dont le voile opaque distord la réalité en l'affectant d'un biais qui caractérise la part plus impersonnelle de la blessure. Alors la profondeur corporelle de la blessure laisse place à la surface incorporelle de l'événement qui bouleverse la réalité en altérant ses coordonnées. Par exemple, la violence symbolique de l'injonction maternelle à devenir une star de tennis résulte d'une double pression des parents sur les enfants et des normes sociales de la réussite distinguant les winners des losers. Autre exemple, la polio qui brise net la carrière de la danseuse devient le stigmate d'une féminité qui apprendre non seulement à remarcher mais à traverser également l'écran des partages ordinaires de la norme et de l'anormalité.

 

 

 

C'est la très grande cohérence du geste d'Ida Lupino en ce sens que Never Fear préfigure Outrage (on retrouve les mêmes moments de crise où une femme refuse l'offre masculine à laquelle elle a pourtant longtemps rêvée). C'est la même cohérence avec Not Wanted qui anticipe The Bigamist parce que le personnage en infraction avec la loi, en repensant mentalement au sens de sa trajectoire, apparaît aussi comme la victime d'un tort que la loi ne lui reconnaît pas parce qu'elle ne le connaît pas, mère jeune et célibataire à qui l'on ne donne pas le droit d'élever son enfant, homme qui aime une femme puis une autre sans cesser d'aimer la première et qui est puni d'avoir voulu offrir aux deux le même statut protecteur.

 

 

 

Dans Outrage, la femme suivie dans la rue le soir a tout de suite compris, elle sait toujours déjà que l'ombre qui la suit veut lui prendre ce qu'elle a refusé jusqu'à présent de lui donner. Le viol est une évidence culturelle qui vient de loin. Et même de si loin qu'elle est un cri qui demeure paradoxalement silencieux. Ce terrible paradoxe autorise alors d'indexer l'imaginaire du film noir et ses origines expressionnistes sur une situation banalisée et sa naturalisation souffre à Hollywood de manquer justement d'être nommée et représentée pour être problématisée. Force des films d'Ida Lupino que d'avoir ouvert des espaces de représentation en investissant certaines tâches aveugles de la société étasunienne. Outrage montre ainsi que le viol est ce cri qui ne débouche sur aucune parole parce qu'il n'y a aucune oreille pour l'entendre. Trente ans avant le fameux essai de Gayatri Chakravorti Spivak, Ann Walton est déjà cette subalterne qui ne peut pas parler. Et avec le viol la blessure est un passage à la limite qui se vit doublement, sur deux plans distincts : en profondeur dans le corps de la victime dont la conscience se fond dans le brouillage mental d'une réalité forclose par tout le monde, et en surface d'une société retrouvée mais en pire puisqu'elle perçoit la victime comme la fautive en entretenant tacitement la rumeur qui la stigmatise.

 

 

 

Le viol d'Ann Walton a fait de l'Amérique une terre invivable, peuplée des parents et voisins, collègues et policiers, et même le fiancé voué à n'être plus que l'ex-futur mari, l'avorton d'un monde rejeté et haï, tous accordés à ne ménager aucun espace d'expression de sa douleur. Fuir l'Amérique où l'on blâme les victimes des violences sexuelles qui demeurent forcloses (le mot de rape n'y est jamais prononcé) consiste à désirer la retrouver ailleurs, plus fidèle à l'idéal communautaire qu'elle aura trahi. Par exemple dans une communauté rurale paradisiaque mais l'idéal n'en est pas moins blessé et blessant quand il permet de vérifier le temps d'un bal fordien (où apparaît Ida Lupino) tout ce qu'il y a de commun entre la séduction grossière et le viol. Le séducteur lourdaud s'apparente de si près au violeur qu'il risque la mort de la part d'une victime qui reconnaît dans tous les cas le même tort. La violence défensive des victimes est un premier pas dans l'expression d'une violence verrouillée dans sa forclusion et sa reconnaissance par l'institution. L'hyper-sensibilité d'Ann l'a fait aussi bien halluciner que toucher au nerf hallucinant du continuum de la séduction virile et de la culture du viol. Ann est terrorisée mais en se munissant d'une clé anglaise qu'elle abat sur le crâne de son nouvel agresseur, elle montre aussi que seule la violence aide les victimes là où règne une violence sexuelle impensée. Seul un pasteur saura lui redonner confiance dans le monde en retrouvant discrètement la foi. Cette confiance repose notamment sur l'exigence d'une double prise en charge, à la fois des victimes des viols et de leurs auteurs qui sont les symptômes d'une culture du viol instituée sur sa forclusion.

 

 

 

Conclure Outrage sur la figure du pasteur en appelle sans scénarisation didactique à une responsabilisation pastorale qui est à la charge collective de la société. La victime, elle, se retrouve seule à devoir construire un destin sur le seuil distinguant les parts personnelle et impersonnelle de la blessure reçue. Finir sur le pasteur, qui a la délicatesse d'accepter l'impuissance de sa virilité (le motif est récurrent), c'est encore avérer l'extrême cohérence du cinéma d'Ida Lupino puisque les questions de la confiance dans la foi et sa discipline nécessaire reviendront très fort dans le téléfilm tardif The Trouble With Angels (et peut-être s'agit-il à l'occasion de cette ultime réalisation de passer pour Ida Lupino du stade éthique au stade religieux)

 

 

 

 

 

L'amour sans sentimentalisme,

 

l'amitié sans héroïsme

 

 

 

 

 

Plus âpre et autrement cauchemardesque, The Hitch-Hiker raconte comment éprouver la blessure du réel consiste à longer la frontière du personnel et de l'impersonnel, avec ses bêtes fauves et ses paysages lunaires et minéraux. L'auto-stoppeur psychopathe, premier d'une longue série peut-être inaugurée par le film d'Ida Lupino, conduit avec un autoritarisme bestial la voiture du road-movie criminel et ses victimes y sont embarquées en expérimentant du côté mexicain un monde réduit au désert nu de l'idéologie primitive américaine, celle de l'individualisme, de l'utilitarisme et du survivalisme. Le film le plus noir d'Ida Lupino est aussi son plus viril, celui d'une virilité d'autant plus cauchemardesque quand elle se déploie dans un monde sans femmes. Il est aussi son plus didactique en opposant à l'unique et son nihilisme placentaire (le personnage d'Emmett Myers inspiré du tueur en série Billy Cook se vit en se croyant fantasmatiquement seul contre tous) la solidarité charnelle et intime des amis Roy et Gilbert qui doivent savoir compter l'un sur l'autre en endurant le risque catastrophique du chacun pour soi.

 

 

 

Aucun moralisme ici, quand bien même le tueur croit incarner le diable sanctionnant la virée mexicaine des maris loin de leurs compagnes alors que s'ils s'étaient arrêtés à Mexicali pour y revivre des plaisirs coupables de leur jeunesse, ils n'auraient précisément jamais rencontré leur kidnappeur. Aucun acte d'héroïsme ne s'impose à la fin de The Hitch-Hiker, mais seulement la preuve simple et sublime d'une relation qui n'aura pas cédé en dépit des difficultés sur la prévention endurante de la tentation individualiste et les blessures qui font immanquablement boiter la marche de l'amitié. L'amitié c'est celle de Gilbert qui retient en douceur Roy de vouloir ressembler à son pire ennemi qui est aussi son double le plus intime, celui qui, significativement, va échanger ses habits contre les siens pour mieux se fondre dans le paysage nu du désert américain. L'amitié consiste enfin pour Ida Lupino à avoir donné l'occasion à un scénariste blacklisté, le romancier Daniel Mainwright, de pouvoir travailler au film dédié à la dyade fondamentale, cet événement incorporel ou impersonnel dont l'amitié est une expression privilégiée et que détruit le nihilisme placentaire de l'individu qui n'a rien d'autre à donner que ses déserts.

 

 

 

Pas de bons sentiments non plus dans The Bigamist qui est peut-être le plus film le plus étonnant jamais réalisé par Ida Lupino. Sur la base de son sujet là encore trouvé dans la rubrique des faits divers et de la chronique judiciaire (un homme condamné pour bigamie), on craint un pénible écoulement de moraline mais il n'en sera rien, bien au contraire. En lieu et place du moralisme prescrit alors par le code Hays, la voix-off et le flash-back sont des conventions du film noir employés pour retourner de manière audacieuse l'aveu personnel d'une situation intenable sur la révélation générale d'une société qui condamne les maris bigames pour ne pas juger les mauvais maris en ne touchant pas à l'inégalité de statut entre les hommes et les femmes dans le mariage. L'Amérique des représentants de commerce et des femmes au foyer devient un monde inhabituel et impersonnel : où un homme doit requalifier sa position virile dès lors que sa compagne se veut aussi son égale sur le plan professionnel ; où l'enquêteur d'un service d'adoption incarne gentiment l'humeur paranoïaque des États-Unis à l'époque des années 1950 ; où aimer une autre femme est pour un homme un amour qui ne s'oppose pas à l'amour de sa première compagne ; et où le tribunal ne peut enfin juger une situation dont les coordonnées échappent radicalement aux grilles de compréhension de sa machine de jugement.

 

 

 

En finir avec le jugement est l'une des grandes puissances propres au cinéma d'Ida Lupino. Dans The Bigamist qui fait suite à ce titre à Not Wanted, le jugement se retrouve suspendu, notamment en raison d'une longue et tendre séquence de séduction comme on en a rarement vu à cette époque à Hollywood. Ida Lupino y est magnifique dans le rôle de cette routarde du célibat qui aime prendre le bus roulant pour montrer aux touristes les maisons des grandes stars hollywoodiennes en préférant pour sa part dormir parce que, même en rêve, la vraie vie se joue ailleurs. Le jugement se voit encore neutralisé quand la cinéaste décide de différer la délivrance de la décision du juge en abandonnant au spectateur l'incroyable nœud affectif d'un homme qui, malgré lui et sans l'avoir voulu ainsi, aime deux femmes et a épousé l'une puis l'autre afin de leur offrir le même statut protecteur. Et le plus beau qui est le plus déchirant consiste en ce que ces deux femmes, l'une jouée donc par Ida Lupino et l'autre par Joan Fontaine et toutes les deux sont également admirables, l'aiment en retour sans jamais se poser comme la rivale l'une de l'autre. Le nom de Jane Wyman parmi les stars nommées par le chauffeur de bus induit forcément celui de Douglas Sirk et, de toute évidence, The Bigamist égale certains de ses plus beaux mélos à l'instar de All That Heaven Allows – Tout ce que le ciel permet (1955).

 

 

 

 

 

L'impuissance, une nouvelle puissance

 

(Not Wanted et Never Fear)

 

 

 

 

 

« Chaque jour je redécouvre que j'ai été blessé, que je suis blessé et je dois à cette blessure d'avoir appris que tous les hommes étaient blessés comme moi » : faire de sa blessure un destin en devenant soit-même sa blessure a été le destin de Joë Bousquet et c'est ainsi qu'il en parle dans Traduit du silence (1942). Ce destin est aussi celui d'Ida Lupino dont les films racontent chacun à leur façon quelque chose de son destin, celui d'une femme dont le rêve d'indépendance créatrice a été autorisé par Hollywood avant de le lui être repris. Son cinéma n'aura en effet jamais cessé de cultiver l'hospitalité à l'égard des vies blessées dont les blessures invitent à la possibilité d'un destin qui est une relève, dans le tracé erratique puis assumé de nouvelles trajectoires qui ouvrent de nouvelles perspectives sur et dans le monde.

 

 

 

La fille-mère de Not Wanted et la danseuse atteinte de poliomyélite de Never Fear sont les premiers personnages d'Ida Lupino et ils s'affirment d'emblée comme le double l'un de l'autre. D'autant que Sally Forrest interprète les deux héroïnes (on la retrouvera aussi bien dans le rôle de la joueuse de tennis de Jeu, set et match et elle est également présente à l'instar d'Ida Lupino dans la distribution de La Cinquième victime de Fritz Lang) et que, dans les deux films, Keefe Brasselle joue le garçon à chaque fois amoureux d'elle. On pourrait alors poser qu'il y a avec ce diptyque la majeure partie des motifs qui reviendront et dont l'expression variera dans les films suivants d'Ida Lupino : le carton d'ouverture prévenant de l'origine documentaire des récits ; le corps handicapé dont la blessure passe d'un film à l'autre entre l'amoureux de la fille-mère et la danseuse victime de poliomyélite (et repasse dans les foulures des personnages de Outrage et The Hitch-Hiker) ; la circularité de la narration qui, dans Not Wanted comme dans The Bigamist, développe l'expression intérieure d'une vérité difficilement compréhensible pour l'institution notamment judiciaire (on voit chez Ida Lupino une grande exigence dans la demande de plus d'institutions ou d'institutions déjà existantes mais invitées désormais à élargir leur champ de vision et de problématisation) ; l'errance initiée par la blessure vécue comme une désorientation qui fait halluciner (les héroïnes de Not Wanted et Outrage) en faisant voir la vérité forclose (la sexualité féminine est hors statut masculin objet de réprobation et de condamnation) ; la remise en question radicale de l'ordinaire des rapports entre les hommes et les femmes, ainsi que d'une virilité qu'il faut savoir renégocier à la baisse et en douceur (sinon c'est l'horreur du tueur sadique de The Hitch-Hiker) ; le motif de l'enfant adopté qui s'impose avec Not Wanted et revient dans The Bigamist avant de suggérer qu'il serait présent mais de manière moins perceptible dans Outrage (la jeune femme violée est peut-être enceinte de son violeur et si elle fuit le domicile familial situé à Capital City, c'est pour partir de l'endroit où va la fille-mère de Not Wanted) ; les petites machines de la vie quotidienne, carrousel et train électrique (Not Wanted), jouet à ressort (The Bigamist), voitures volées par l'auto-stoppeur (The Hitch-Hiker), indiquant la part impersonnelle et inorganique des automatismes sociaux comme des vies plus grandes que ceux qui les vivent ; un privilège des plans longs (la drague près du manège dans Not Wanted, le bal dans Outrage) et des espaces pentus (l'ouverture de Not Wanted, San Francisco dans The Bigamist), parce qu'être digne de l'événement engage la relève d'une blessure, c'est un destin dont la marche demande aux corps du temps, celui d'un apprentissage avec des hauts et des bas ; c'est, enfin et toujours, l'outrage de la blessure et la découverte pour les existences excédées par elle qu'ils ont quand même des compagnons de galère (dans les institutions respectives de Not Wanted et Never Fear on reconnaît la sœur de la réalisatrice, Rita Lupino ; ce sont sinon les amis de The Hitch-Hiker).

 

 

 

« Que m'est-il arrivé ? » demandent à chaque fois les personnages d'Ida Lupino. Ce qui leur est arrivé est outrageant, c'est la blessure sans prévenir d'une diminution brutale de leur puissance d'agir. Avec la blessure vient alors la honte personnelle d'avoir perdu sa place – c'est la faute morale de la fille-mère qui a eu une relation sexuelle sans s'assurer l'obtention nécessaire du statut masculin (Not Wanted) ; c'est le handicap physique qui se double d'une auto-dépréciation consécutive à une intériorisation des normes (Never Fear). Il faut pourtant accueillir l'impuissance et lui reconnaître sa qualité d'événement, autrement dit sa part impersonnelle qui vrille le temps sur lui-même (boucles narratives de Not Wanted et Never Fear, ligne erratique de The Hitch-Hiker) en outrepassant toutes les limites habituelles, tant objectives (le vol inconscient d'un bébé en guise hallucinatoire de compensation pour la fille-mère de la perte du sien) que subjectives (les représentations stigmatisantes et intériorisées du handicap).

 

 

 

Alors le procès n'aura pas lieu (Not Wanted) ; alors la prophétie autoréalisatrice ne se réalisera pas (Never Fear). Alors cesse la panique (Pan est une sculpture dont l'ombre s'impose dans la salle des loisirs de l'institution pour handicapés de Never Fear). Vie nouvelle.

 

 

 

 

 

Le don du possible

 

 

 

 

 

Voilà, l'impuissance des femmes qui rêvaient de carrière prestigieuse et de mariage est, imprévisiblement, une nouvelle puissance de vie et, avec elle, les projets conformes aux normes de la réussite américaine se dissipent comme un mauvais brouillard. Que m'est-il arrivé ? La blessure, oui, l'amour aussi. L'événement est la réponse à la question tant et tant de fois répétée et toute une vie est alors mobilisée à sa construction. Faire de la blessure un destin est un apprentissage, c'est une discipline continuée jusque dans le pensionnat religieux du téléfilm tardif The Trouble With Angels. Se remettre sur ses pieds consiste à avancer d'un nouveau pas, c'est marcher d'une nouvelle foulée, la marche est différente et fait la différence parce que la direction est aussi complètement inédite. Et cela n'arrive pas qu'à elle. Cela arrive à d'autres, par exemple à l'homme qui veut être à la hauteur de l'événement, celui qui aime en sachant qu'il lui faudra réviser à la baisse les exigences et prestiges traditionnelles de la masculinité. Ce qui leur arrive nous arrive aussi.

 

 

 

Quelle émotion alors quand, à la fin de Never Fear, un homme sait dire non à une femme qui a longtemps ignoré qu'elle avait tant besoin de ce non pour accorder enfin toute son entière légitimité au oui fidèle de son amoureux. Quelle émotion encore quand, à la fin de Not Wanted, un garçon court après une jeune femme sans arriver à la rattraper et celle-ci se retourne alors sur lui en comprenant, enfin, combien il est comme elle une autre blessé de la vie, aussi impuissant qu'elle et aussi puissant – autrement dit, aussi puissant que l'on peut être du possible.

 

 

 

Ce n'est au fond rien moins que le possible qu'offre Ida Lupino aux existences impossibles de ses personnages et c'est une conviction qui serre le cœur tant ce besoin n'aura jamais été le nôtre à ce point. Que nous est-il alors arrivé avec l'œuvre d'Ida Lupino, sinon avec l'événement bouleversant de sa découverte, promise il y a longtemps par Martin Scorsese, le don du possible, de tout le possible que rien ne saurait ni restreindre ni épuiser ?

 

 

 

16 octobre 2020


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