L'Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford

Le western se couche toujours à l'ouest

John Ford, l'adieu aux armes (première partie)

L'Homme qui tua Liberty Valance apparaît aujourd'hui comme un enterrement de première classe du genre, bien avant les films de Sergio Leone et Sam Peckinpah. Aboutissement du classicisme hollywoodien, triomphe inattendu d'un modernisme qui trouve à la télévision les moyens de rappeler de lointaines origines théâtrales : avec l'antépénultième western de John Ford, le genre est disposé enfin à l'aventure d'une ouverture radicale sur les abîmes d'un cadavre cinématographique à déconstruire sans fin – au cinéma, chez soi devant sa télévision, à la maison et au-delà.

 Un geste de séparation

 

 

 

 

 

Au cours de l'une des plus belles séquences de The Sun Shines Bright – Le Soleil brille pour tout le monde (1953), le vieux juge William « Bill » Priest se met à tracer sur le sol une ligne le séparant d'une foule hostile et lyncheuse. Il s'agit alors de marquer, simplement mais décisivement, la nette différence entre le bon côté de la loi incarné par l'officier attaché à la garantie d'un procès équitable pour le jeune homme noir accusé de viol d'une fille blanche, et son mauvais côté figuré par la meute vengeresse voulant lyncher le présumé coupable dont on apprendra rapidement qu'il était innocent. La victime émissaire (noir) de la meute chauffée à blanc ne l'aura été que par son meneur et vrai coupable (blanc) qui, pour faire oublier son propre crime, attise à dessein le feu ravageur de la crise mimétique. Le marquage au sol du trait de la différence essentielle entre justice expéditive et justice formelle indique un principe élémentaire de différenciation rompant avec la dynamique de fusion caractérisant un rassemblement poussé par la passion de l'indifférenciation.

 

 

 

La marque au sol fait par ailleurs la différence entre cette séquence et une séquence semblable que l'on trouve dans Young Mister Lincoln – Vers sa destinée (1939). Le traçage d'une ligne symbolisant l'inscription nécessaire d'une différence essentielle entre deux régimes de justice antagoniques distingue en effet le vieux juge Priest du jeune avocat Abraham Lincoln qui, officiant comme ce dernier au Kentucky et requis par la même urgence d'une meute hystérique en proie à la fureur du lynchage, pouvait encore se dispenser de figurer par le tracé symbolique d'une loi fondamentalement séparatrice ce que la combinaison de ses mots et l'interposition de son corps suffisaient encore à démontrer. Une autre différence qui vient complexifier la donne consiste encore en ce que, a contrario du jeune avocat sans autres armes que lui-même, le vieux juge ait eu besoin d'un revolver afin de tenir en respect la foule. L'arme redoublant sur le versant des habitudes coutumières de l'Ouest le traçage d'une ligne de séparation entre justice expéditive et justice formelle insiste, au risque de la contradiction, sur l'obligation de la suspension de ces mêmes traditions en raison du formalisme proprement interruptif de la loi. La violence armée ne peut être le fait que du représentant dûment mandaté et légitimé pour en faire usage.

 

 

 

La loi séparatrice formalisée par un trait au sol, Priest en rappellera plus tard son origine évangélique lors d'une récitation de la parabole johannique concernant la femme adultère. La violence connaît ainsi deux régimes bibliques : la loi du Talion vétérotestamentaire et sa suspension néotestamentaire vérifiant que la victime émissaire est toujours l'innocent dont le sacrifice fonde la culpabilité de tous. Au nom de la monopolisation de la violence historiquement instruite par l'étatisation de la loi (ce qui chez John Ford se résumerait de ce seul terme – l'Union) celle-ci écarte ainsi toute personne d'un usage direct ou personnel d'une violence justement parce qu'elle en a été expropriée. Ce qui n'empêche pas que la monopolisation légitime de la violence, en induisant avec son appropriation par l'État son expropriation de qui ne le représente pas, se trouve malgré tout empêtrée contradictoirement dans les manières rustres d'un Ouest pas encore définitivement sorti de ses archaïsmes. Le juge incarne la loi en marquant sa différence comme un écartement nécessaire de chacun avec son propre rapport à la violence. Il devra cependant ajouter au triple principe de différenciation, de monopolisation et de neutralisation qui fonde une dynamique de civilisation l'autre principe contradictoire de la ressemblance mimétique : le revolver répond symétriquement au fusil notamment tenu par le frère de la jeune femme violée.

 

 

 

Même légitimée par son étatisation, la violence n'en reste pas moins elle-même. Même formalisé, le droit ne peut oublier la violence qui en est le fondement.

 

 

 

La reculade de la foule instaure enfin, dans la plus grande difficulté personnelle (Priest a ensuite besoin du remontant alcoolisé nécessaire à ce que son cœur redémarre comme il aime à le répéter), la reconnaissance de l'homme de loi qui indexe la promesse d'une garantie que justice sera rendue sur le monopole de la violence légitime dont il bénéficie avec l'accord collectif de la foule qui en admet le principe quand elle est en train de se disperser. La loi formalisée, à la fois séparatrice (la monopolisation de la violence est une appropriation expropriatrice) et séparée (le monopole a ses institutions publiques et ses agents, ses représentants mandatés). Jean Collet pose alors cette question cruciale : « Ford savait-il, quand il tournait cette séquence, qu'il retrouvait le geste fondateur du sacré ? Qu'est-ce que le templum, le temple ? Étymologiquement, tem indique la séparation, marque la rupture, la différence » (John Ford. La Violence et la loi, éd. Michalon-coll. « Le bien commun », 2004, p. 75). Le geste consistant à tracer un trait l'indique en rayonnant au-delà de la parabole évangélique dont la référence en explicite après coup l'usage stratégique : la question de la justice, parce qu'elle est une affaire d'écartement et de séparation, relève du sacré – non pas du divin mais du sacré, on y insiste.

 

 

 

On connaît l'obsession fordienne pour le net marquage des seuils et des cadres caractérisant ses plans, déjà attesté dans Straight Shooting (1917). On pense en particulier à l'importance symbolique du pas d'une porte redoublant le cadrage du plan afin d'assurer la distinction entre le dehors et le dedans, et ainsi distribuer à partir de cette distinction aussi élémentaire que structurale les grands pôles constitutifs de l'imaginaire du western et son univers mythique : la violence barbare de la justice expéditive et la violence légitime du droit formel, la femme au travail intérieur du foyer reproducteur et l'homme au travail extérieur des forces productives, la civilisation américaine blanche et la sauvagerie des natifs amérindiens, et plus généralement la nature et la culture, l'identité et l'altérité, etc. Le regard fordien inclut alors le rappel qu'explicitent les marquages du cadrage des partages fondamentaux du profane et du sacré au principe archaïque de tous les autres. La loi induirait ainsi de manière sacrale une ligne de séparation en suspension de toutes les logiques de profanation (et, parmi elles, l'expropriation terrienne, la prédation matérielle et les atteintes au corps allant jusqu'au meurtre). Faire un cadre c'est savoir cela : c'est pourquoi Jean-Marie Straub est dans la modernité le plus digne héritier de John Ford ; c'est pourquoi 143 rue du désert (2019) de Hassen Ferhani est un film fordien.

 

 

 

John Ford sait autrement dialectiser le traçage distinctif des lignes de partage et de séparation entre différents régimes de violence. Ainsi quand il rend compte de la violence physique servant d'inscription sur le livre des corps d'un régime barbare de l'écriture de la loi précédant les écritures formelles du droit. Cela, c'est l'un des enjeux de The Man Whot Shot Liberty Valance – L'Homme qui tua Liberty Valance et il est proprement anthropologique.

 

 

 

 

 

Corps, écriture, loi

 (l'homme au fouet et sa cruelle liberté,

Liberty Valance, Liberty Violence)

 

 

 

 

 

Dans le cinéma de John Ford, la violence de l'écriture barbare s'est déjà plusieurs fois manifestée dans l'usage symptomatique du fouet battant à même les corps le rappel violent d'un ordre symbolique brutal et archaïque. C'est le fouet du patriarche du clan quasi-tribal des Clanton (Walter Brennan) dans My Darling Clementine – La Poursuite infernale (1946) qui revient quasiment tel quel avec la figure également patriarcale du vieux Clegg (Charles Kemper) dans Wagon Master – Le Convoi des braves (1950). C'est aussi le duel à coup de fouet codifié selon les règles du vieux sud dans Le Soleil brille pour tout le monde. L'écriture barbare trouverait sa forme de parachèvement paroxystique avec la manière pulsionnelle dont Liberty Valance (Lee Marvin) fait régner la loi du plus fort (qui est d'abord et avant tout sa loi) en s'acharnant à faire pleuvoir un tombereau de coups de fouet sur le visage de ses victimes. D'abord le jeune avocat Ransom Stoddard (James Stewart), ensuite le vieil éditorialiste Dutton Peabody (Edmond O'Brien) malgré ses références avisées à William Shakespeare (il se réfère implicitement à Hamlet et explicitement à Troïlus et Cressida), également le journaliste Horace Greeley (qui a réellement existé et a été l'éditeur de Henry David Thoreau – c'est l'un des héros personnels de Samuel Fuller).

 

 

 

Ainsi que l'a fait remarquer l'ethnologue Pierre Clastres, « toute loi, disions-nous est écrite. Voici que se reconstitue, d'une certaine manière, la triple alliance déjà reconnue : corps, écriture, loi. Les cicatrices dessinées sur le corps c'est le texte inscrit de la loi primitive, c'est, en ce sens, une écriture sur le corps » (La Société contre l'État, éd. Minuit, 1974 [2011 pour la réédition], p. 158-159). C'est d'ailleurs ce qui identifie Liberty Valance et son puissant interprète persévère dans la figuration hollywoodienne d'une forme nouvelle et extrême de bestialité, dans la continuité de son rôle inoubliable de Vince Stone dans The Big Heat – Règlements de comptes (1953) de Fritz Lang. La loi de Liberty Valance qui s'écrit sur le corps de ses sujets c'est le fouet qu'il porte autour du poignet et que Ransom Stoddard reconnaît ensuite dans un gros plan exprimant la plus absolue terreur. L'homme au fouet signe ainsi l'horreur primitive du libéralisme : la poursuite du bonheur individuel sous les auspices de la liberté d'entreprendre s'accomplit dans la réalité barbare de la pronation et de la prédation de Liberty – elle s'écrit avec lui en balafres et lettres de sang. Liberty Violence. Un plan d'autant plus saisissant que John Ford privilégie assez rarement le gros plan en préférant les plans généraux et le plan américain. L'usage du fouet signerait le style de Valance. Son fouet serait son stylo dont l'encre est le sang abondant de tous ceux qui auraient osé se mettre en travers de son chemin. Le fouet qui est la signature stylée d'une écriture au stylo est aussi une jouissance obscène (son obscénité est redoublée de manière horriblement grotesque par son complice le nabot Floyd joué par Strother Martin). De l'autre, les feuilles sur lesquelles écrire sa loi qui est la loi du plus fort sont données par la peau même de ses victimes qui y sont brutalement assujetties. Face à la démission du shérif peureux de Shinbone (Hank Appleyard interprété par Andy Devine aux manières dignes d'Oliver Hardy), Ransom Stoddard cherche à opposer à la loi de Valance les quelques pages des codes prescrivant textuellement le respect de la loi formelle, livres rafistolés avec des bandes blanches comme des pansements de fortune.

 

 

 

D'une certaine manière, L'Homme qui tua Liberty Valance ne raconte pas autre chose que l'histoire du passage de la loi archaïque (celle qui exige que l'écriture sur les corps fasse repose son exercice sur l'autorité des plus forts) à la loi formelle (celle qui requiert l'écriture textuelle des codes juridiques séparant et formalisant l'exercice légitime de la loi). Ou bien, en s'inspirant de la tripartition conceptualisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l'inspiration des travaux ethnologiques de Pierre Clastres, la loi sauvage serait identifiée aux Amérindiens (par exemple le bien nommé Scar dans The Searchers – La Prisonnière du désert en 1956), la loi barbare à Liberty Valance et la loi civilisée à Ransom Stoddard (in L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, éd. Minuit, coll. « Critique », 1972 – en particulier le chapitre 3 intitulé « Sauvages, barbares, civilisés »). Encore qu'il ne faudrait jamais oublier de rappeler la dialectisation de la loi civilisée elle-même, exemplairement dans Les Raisins de la colère (1940) d'après le roman éponyme de John Steinbeck, qui montre la contradiction intrinsèque d'une loi censée protéger également ses sujets qui se distinguent cependant concrètement entre les uns qui ont le pouvoir économique d'exploiter et d'opprimer et les autres qu'ils exploitent et oppriment. Plus généralement, la question est celle de l'hétérogénéité entre le droit fini et la justice infinie, pensée par Jacques Derrida dans Force de loi (Le « fondement mystique de l'autorité », éd. Galilée, 1994), au cinéma dans Le Livre d'image (2018) de Jean-Luc Godard.

 

 

 

 

 

« Le désert est resté le même »

 

 

 

 

 

Une question à poser concernerait le statut du personnage de Tom Doniphon (John Wayne) en demandant quelle place ce dernier occuperait au sein de cette tripartition structurale entre sauvages, barbares et civilisés, lui qui va aider Stoddard à se débarrasser de Valance alors même qu'il appartient davantage au monde du second qu'à celui du premier. Comme il le dit d'ailleurs lui-même avec une certaine forfanterie mais tout à fait significativement, Valance est le meilleur tireur de la région après lui. Comme Valance dont Stoddard moque le fait que son adresse est inconnue, Doniphon vivra le reste de sa vie sans la maison qu'il avait pourtant prévu d'agrandir afin d'y accueillir Hallie (Vera Miles). Cette maison, non seulement Doniphon ne l'agrandit pas, mais il la détruit en lui mettant le feu. L'aide décisive qu'il apporte à l'avocat affrontant le bandit qui terrorise la région constitue en effet une double défaite sans rémission : en vertu de la morale interne au vieil Ouest (il a tué Valance dans un affrontement déloyal puisque le duel ne concernait que Stoddard et ce dernier seulement) ; en regard de la femme qu'il aime (Hallie épousera plus tard Stoddard et partira avec ce dernier dès lors que l'y obligeront ses mandats électifs).

 

 

 

« Le désert est resté le même » dit après tant d'années passées Appleyard à Hallie de retour à Shinbone aux côtés de son époux Stoddard à l'occasion de l'enterrement de leur ami Doniphon. Comme s'il lui susurrait que le désert était devenu le seul monde habitable par l'ami regretté et disparu depuis la fin de cette histoire qui aura signé dans la foulée la fin de la sienne. Le désert était déjà celui auquel jamais ne réchapperait Ethan Edwards dans La Prisonnière du désert et, dans les deux cas, le rôle est tenu par John Wayne. La star qui incarnerait à elle toute seule tout le western a longtemps incarné la figure héroïque garantissant l'ordre, le respect des valeurs et la cohésion symbolique de la communauté. L'officier de cavalerie à chaque fois un peu plus mûr dans cette fameuse trilogie formée par Le Massacre de Fort Apache (1948), She Wore A Yellow Ribbon – La Charge héroïque (1949) et Rio Grande (1950) est devenu dorénavant un paria, une machine célibataire vouée à l'infertilité du désert (le temps de L'Homme tranquille en 1952 est à cet égard bel et bien révolu). Le paria n'a pourtant pas démérité mais il n'est plus qu'une ombre dont le travail pourtant décisif pourra à la limite être l'objet d'une transmission orale entre privilégiés, mais qui ne sera jamais l'objet d'une écriture, d'un texte public accessible à tous. Le paria, l'ombre, le spectre, celui dont on aura même oublié le nom alors que resteront dans la légende les noms respectifs du bandit qui jouissait de terroriser la région et de l'avocat qui aura su le neutraliser à l'occasion d'un duel apparemment régulier.

 

 

 

Dans la manière même de montrer les humiliations vécues par Stoddard, John Ford insiste formellement sur un registre mimétique assurant l'obscure reconnaissance mutuelle de Valance et Doniphon. Si le premier fait couler un sang noir sur le visage de Stoddard puis tire sur une cruche l'aspergeant d'eau lors du duel final, le second, dans l'intervalle séparant ces deux actions, tire sur des pots de peinture blanche l'éclaboussant afin de le prévenir que le duel avec Valance ne sera pas une mince affaire. Mieux, lors du premier affrontement entre Valance et Doniphon dans le restaurant tenu par les parents d'origine suédoise de Hallie, le cinéaste filme symétriquement les deux personnages de part et d'autre de la poutre soutenant l'établissement. Tombé à terre après avoir été victime d'un croche-pied provoqué par Valance, Stoddard est alors littéralement identifié à ce morceau de bois vertical qui représente une autre ligne de partage, une ligne de séparation qui le traverse lui-même. C'est en appelant à la fin des hostilités et en se résolvant à ramasser la nourriture de Doniphon répandue sur le sol que Stoddard commence alors à incarner, avant toute forme de capture étatique, un principe de civilisation en proposant la neutralisation provisoire de la montée crescendo d'une violence proprement mimétique. D'un côté la poutre divise le plan entre deux sujets antagonistes partageant un même régime de violence, de l'autre elle fait tenir aussi la maison verticalement.

 

 

 

Stoddard tient à ce moment-là le rôle symbolique du tiers faisant converger sur lui la violence pour mieux en interrompre la dynamique de surenchérissement mimétique. La violence qui met en vis-à-vis deux westerners opposés quant aux positions (Valance travaille pour les gros propriétaires quand Doniphon appartient au camp des petits fermiers) est aussi celle qui les unit dans le partage des mêmes valeurs d'honneur et de virilité. C'est plus tard que Doniphon saura tenir un autre rôle de tiers dès lors qu'il devra apporter son aide à Stoddard affrontant Valance sur son terrain à lui. La polarisation a modifié les termes de la triangulation de la violence quand Tom Doniphon qui est l'antagoniste frontal de Liberty Valance devient le double caché au service du triomphe de Ransom Stoddard. D'un tiers l'autre, et le passage accompli depuis la loi barbare jusqu'à la loi civilisée aura été particulièrement dialectisé puisqu'il aura fallu nécessairement en passer par la première afin de faire triompher la seconde. La victoire de la loi civilisée sur la loi barbare s'est jouée en effet sur le terrain de la seconde avec le rituel du duel, forme coutumière et encore à l'époque largement légitime de résolution des conflits interindividuels par la mort de l'un des deux adversaires. Le droit s'est donc imposé à l'occasion d'un coup de force dont son institution dénie l'origine violente. John Ford aura opposé de vigoureux démentis à un pareil déni, avec le vieux juge Priest qui a dû sortir son revolver en supplément du traçage de la ligne séparant le représentant de la loi des lyncheurs hors-la-loi. Avec Stoddard qui a pu face à Valance bénéficier de la protection symbolique apportée par une table lors de l'élection des délégués, en attendant l'usage du revolver afin d'en finir avec ce bandit.

 

 

 

 

 

Obliquité (loi barbare), transversalité (loi civilisée)

 

 

 

 

 

Les cicatrices caractérisant l'écriture sur les corps manifestant la vieille loi barbare de l'Ouest auront ainsi été nombreuses dans L'Homme qui tua Liberty Valance, sur la joue de Stoddard et sur le visage de Peabody. Après le passage de Valance qui a détruit le local de son journal, l'éditorialiste a les yeux vairons, l'œil droit resté bleu tandis que l'autre est devenu noir ; avec ces yeux vairons on aurait l'image de vérité des origines informelles, contradictoires et violentes de la loi formelle. Avant ces écritures violentes on avait déjà vu à l'œuvre, dans La Prisonnière du désert, les personnages mimétiques de Scar (sa cicatrice explique son nom de guerre quand ses yeux verts attestent qu'il est le produit involontaire d'un métissage brutal qui aura pris souvent la forme du viol, motif fordien récurrent) et d'Ethan Edwards (le second scalpe le cadavre de ce dernier comme l'aurait fait le chef comanche qu'il abhorre).

 

 

 

Dans le premier livre du Capital, Karl Marx écrit que « la violence est l'accoucheuse de toute vieille société qui est enceinte d'une nouvelle ». L'Histoire est la femme parturiente, la violence la sage-femme, image proverbiale jusqu'au cliché. La violence caractérise autant la conservation d'un ordre (barbare) que son dépassement par un nouveau (la civilisation). De fait, la violence historique du moment raconté par L'Homme qui tua Liberty Valance aura laissé ici ses marques profondes sur les lieux. C'est la maison en cendres de Doniphon qui se sait condamner par l'histoire même dont il aura pourtant permis l'accouchement douloureux exactement comme cette sage-femme que le bandit interprété par John Wayne figurait déjà un peu dans Three Godfathers – Le Fils du désert (1948). Marques profondes sur les corps, on l'a dit aussi, de l'avocat Stoddard et du journaliste Peabody qui sont respectivement les incarnations d'une nouvelle histoire accouchée dans la violence – la démocratie étasunienne moderne. Moins particularisée que la cicatrice hawksienne qui court dans toute son œuvre de Scarface (1932) à Rio Lobo (1970) afin de caractériser l'épreuve incontournable de l'action violente exigée concrètement par la situation, la cicatrice fordienne indiquerait avec une profondeur historique plus accentuée le symptôme de la persistance d'un loi barbare ayant longtemps persévéré dans les intervalles séparant les grands chapitres de l'histoire de la civilisation étasunienne. Parmi les héritiers hollywoodiens contemporains de John Ford, aux côtés de Steven Spielberg quand ce dernier réalise Lincoln (2013), Clint Eastwood est peut-être celui qui aura su parfaitement s'en souvenir, depuis les plaies christiques du justicier mythique de Pale Rider (1985) jusqu'aux cicatrices scellant dans Unforgiven – Impitoyable (1992) l'alliance du vieux tueur incapable de rompre avec le circuit de la violence mimétique et la prostituée victime de la part de virilisme intrinsèque à cette violence.

 

 

 

Le geste fordien serait précieux, artistiquement, culturellement, en ceci qu'il n'aurait jamais voulu privilégier le marquage définitif de la ligne de séparation distinguant le dedans de la loi formelle de son dehors barbare. Au contraire, ce geste n'a jamais cessé de film en film de traverser dans les deux sens un tracé dont n'auraient été jamais ignorées sa nécessité non moins que sa relativité. Tantôt la loi barbare est une ligne d'obliquité (obliquus dit le travers au sens aussi du louche et de l'hostile) coupant la continuité de la loi civilisée imposant avec le monopole légitime de la violence son étatisation (on l'a déjà vu dans La Prisonnière du désert, la vengeance d'Ethan Edwards le pousse à adopter les manières de faire de ses ennemis de race). Tantôt c'est la loi civilisée qui représente une ligne de transversalité (la transversale coupe en travers dans une forme dénuée de contenus pathologiques) interrompant le circuit de la violence mimétique dont la reproduction est requise par la loi barbare (l'assistance secrètement donnée par Doniphon à Stoddard lors du duel l'opposant à Valance est non seulement un préalable originaire mais la condition dont le récit biaisé achève de motiver Stoddard à assumer le mandat de délégué en chemin vers la députation).

 

 

 

La différence esthétique décisive entre ligne oblique et pathologique et ligne transversale et formelle n'induit cependant pas un hermétisme mais, au contraire, une relative porosité qui autorise d'aller de l'une à l'autre au cours de continuelles négociations. La dialectique de l'écriture oblique et sadique de la loi barbare et de la transversalité de la loi formelle et juridique, John Ford l'aura souvent fait jouer en insistant notamment sur les lignes tracées par les chevaux montés par les héros dans les plans larges de ses films de cavalerie (et même avant par le groupe de soldats anglais perdus traversant le désert mésopotamien de La Patrouille perdue en 1934). Désormais cette même dialectique autorise dans L'Homme qui tua Liberty Valance un tracé transgressif qui vient contrarier la mécanique traditionnelle du duel en ouvrant le champ-contrechamp (dont le duel représente pour le genre du western l'évident paradigme) en la faisant déboîter sur une nouvelle perspective qui est la troisième dimension d'une remise en question critique.

 

 

 

 

 

Un changement de perspective

 (la diagonale du twist)

 

 

 

 

 

C'est alors un tour inattendu dans l'œuvre fordienne, dont le pragmatisme s'ouvre à une manière nouvelle de perspectivisme. Encore que quelques flash-back sont déjà venus relativiser le sens de la fiction dans de beaux téléfilms comme The Colter Craven Story et Flashing Spikes tournés respectivement en 1960 et 1962. Le perspectivisme propose avec ses effets de parallaxe de creuser l'écartement au sein même du récit entre ce qui appartient à l'histoire telle qu'elle s'est réellement déroulée et ce qui relève de sa mythification rétrospective dès lors que son usage soutient l'imaginaire du genre et, par extension, autorise la projection de toute une nation.

 

 

 

Il y aurait même comme un étonnant jeu de boîte digne du cinéma de Joseph L. Mankiewicz (il est vrai que l'acteur Edmond O'Brien faisait déjà office de narrateur quasi antique dans The Barefoot Contessa – La Comtesse aux pieds nus en 1954). Un jeu aux effets parallactiques au nom duquel le récit en flash-back de Stoddard donné aux représentants locaux de Shinbone inclut un autre flash-back appartenant au récit de Doniphon et le flash-back dans le flash-back vient alors relativiser la version des faits que Stoddard avait jusqu'à présent entretenue du duel l'ayant opposé à Valance. Ces mêmes représentants, parmi lesquels on compte le repreneur du journal local The Shinbone Star ayant été fondé par Dutton Peabody, s'accordent alors pour ne rien révéler publiquement du contenu d'un récit ayant pourtant valeur morale d'aveu pour Stoddard. La raison en est devenue proverbiale : « lorsque la légende dépasse la réalité, mieux vaut imprimer la légende ». C'est alors un ultime tour de vis (un twist comme l'on dirait aujourd'hui devant les films de M. Night Shyamalan). Un tour de vis accompli aussi comme un tour de vice : le tour de vis révèle en effet que la vertu s'est soutenue d'un vice procédure. C'est alors que le film de John Ford peut considérer la constitution d'un récit mythique pour autant qu'il soit distinctement compris avec la complexité des faits qui en sous-tend l'existence.

 

 

 

Une ligne indistinctement d'obliquité et de transversalité se manifesterait diversement ici. Elle couperait déjà la fiction en fonction d'une narration circulaire (le récit en flash-back borné par le début au présent de la narration et la fin marquant le retour au présent daté de l'année 1910) et d'éléments passés, au passé simple comme au passé composé (le flash-back comme un pli déplié, un cercle à l'intérieur du cercle). Elle scinderait ensuite le flash-back en deux (selon qu'il soit raconté du point de vue de Stoddard et depuis la perspective de Doniphon rapporté par le précédent). Elle distinguerait enfin au sein même du film la part qui caractérise les processus de mythification du récit et celle qui s'ingénie à les déconstruire en en révélant les aspects mystificateurs et donc fallacieux. Alors qu'il aura fallu deux hommes pour tuer Valance, il n'en faut pourtant qu'un seul pour occuper la place symbolique du héros garant de l'inclusion dans la dynamique de civilisation de cette petite partie de l'Amérique encore éloignée de la modernité. C'est en conséquence la figure héroïque elle-même qui se retrouve clivée, divisée en deux, duelle, le sujet d'une césure structurale en révélant que l'autorité de qui incarne la loi civilisée repose dans les faits sur un mythe et sa perpétuation collective.

 

 

 

On peut alors goûter la saveur d'une profondeur infinie de la fière sentence du chef du train ramenant Stoddard et son épouse à Washington – et c'est la dernière phrase du film de John Ford : « Rien n'est de trop pour l'homme qui tua Liberty Valance ».

 

 

 

En conséquence de quoi, le petit théâtre paradigmatique du western offert par le duel apparaît dans toute sa duplicité puisque le champ-contrechamp apparaît rétrospectivement soumis à l'action invisible d'une diagonale tirée depuis ses coulisses. Cela se voit à l'image : au découpage cinématographique classique de la première version du duel racontée par Stoddard se substitue du point de vue narratif de Doniphon un autre découpage plus moderne, ramassé en un seul plan-séquence frontal et large. Ce sont encore tous ces lieux qui fonctionnent comme des coulisses, de la cuisine du restaurant des parents de Hallie jusqu'au hall d'entrée dans lequel Doniphon convainc Stoddard d'assumer son mandat, en passant encore par l'arrière-pièce où a été déposé le cercueil de Doniphon pendant qu'à l'avant Stoddard raconte son histoire. Autant de lieux, donc, qui rappellent que toute scène est symboliquement divisée en deux, ce qu'il faut assumer au lieu de relayer la plainte hypocrite de l'autre scène (comme si tout se jouait toujours là-bas et à chaque fois rien ici).

 

 

 

La faculté fordienne à traverser dans les deux sens les lignes de démarcation – obliquité et transversalité diagonalisées (ici la diagonale est celle du twist) – autorise de rendre compte des passages membraneux résultant de leur dialectisation.

 

 

 

 

 

Fusion et fission

 (l'animal segmentaire que donc nous sommes)

 

 

 

 

 

La démultiplication des scènes coulissent entre elles parce que leur spécificité respective induit moins des séparations hermétiques que des coulissages membraneux. La circulation dans les scènes comme entre elles a la vertu de démontrer que l'assomption de la loi formelle avérant la vitalité démocratique de la nation se sera donc jouée à tous les niveaux. Dans la cuisine où il faut savourer les aliments en train de frire sur la poêle. Dans la presse d'un journal où se mêlent les odeurs du papier, de l'encre et de l'alcool consommé par Peabody. Dans le saloon transformé pour l'occasion en lieu d'élection des délégués représentatifs des habitants de la région. Il faudra apprécier ici la bonne volonté civique dont témoigne le père de Hallie en costume du dimanche et muni de son certificat de nationalité étasunienne alors même que tout le monde le connaît. Dans la salle de classe située dans une pièce appartenant aux locaux du Shinbone Star, là où résonne l'extraordinaire trou de mémoire de l'ami noir de Doniphon, Pompey (Woody Strode), à propos de l'égalité naturelle des individus inscrite dans la déclaration d'indépendance de Thomas Jefferson. Jusque dans la rue principale qui a été le lieu du duel comme représentation, un site biface qui suture la scène publique et ses coulisses cachées, le rituel coutumier et son dépassement formalisé dans le monopole étatique de la violence légitime.

 

 

 

S'affirme dans tous les coins angles aveugles ou morts, dans toutes les scènes et niches du film de John Ford un regard résolument matérialiste, soucieux d'accrocher quelques idées dont les principes vaillent la peine de persévérer à investiguer tous les bords, même les plus ingrats, de la vie en collectivité. « L'homme est un animal segmentaire » écrivaient Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux, la suite de leur Anti-Œdipe (cf. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, éd. Minuit-coll. « Critique », 1980, p. 234). Pour John Ford l'humain est en effet un animal de ce type. La société segmentaire, comme le rappelle l'anthropologue Marc Abélès en suivant l'approche de Edward Evan Evans-Pritchard, est « une notion bien connue des ethnologues (…), caractérisée par un double mouvement permanent de fusion et de fission » (in Penser au-delà de l'État, éd. Belin/de la Maison des sciences de l'homme, 2014, p. 17). D'une part, la société segmentaire est divisée en plusieurs niveaux hiérarchiques qui partagent cependant des composantes similaire, certes opposées à chaque niveau mais intégrées au niveau supérieur. D'autre part, la société segmentaire est dynamique parce qu'elle est affectée d'un double mouvement permanent de fusion (par regroupement) et de fission (par séparation). D'un côté c'est la fusion : la fureur de la foule rassemblée en proie au lynchage de la victime émissaire ; l'escalade dans la surenchère de la violence mimétique ; la consommation sadique des victimes de l'homme au fouet se prolongeant dans la jouissance grotesque de ses acolytes. De l'autre c'est la fission : le traçage d'une ligne de démarcation sur le sol par le garant de la loi formelle ; la suspension du cycle de la violence mimétique par l'intrusion d'un tiers s'interposant entre deux adversaires si semblables ; la formalisation de la loi et son étatisation caractérisant la dynamique occidentale de civilisation dans l'exigence d'un quadruple principe d'interruption, de neutralisation, de séparation et d'appropriation expropriatrice de la violence afin d'en légitimer l'emploi.

 

 

 

John Ford en tant que cinéaste (du) segmentaire interroge l'histoire des processus de civilisation et d'étatisation de la société étasunienne depuis la trame perpétuellement renégociée que forment, d'un côté, les polarisations ou dichotomies constitutives de l'imaginaire d'une nation en devenir et ses mythologies, de l'autre les diagonales qui problématisent les grands récits mythiques quand ils balancent entre l'obliquité de la loi barbare et la transversalité de la loi civilisée. Si John Ford est un cinéaste si sensible aux questions corrélatives du cadre et du seuil, c'est précisément dans le double respect des lignes droites caractérisant les cadrages symboliques d'un ordre communautaire donné et des diagonales obligeant cet ordre à des décadrages et recadrages successifs, symptomatiques de cette renégociation entre lignes transversales et obliques intrinsèque aux processus de civilisation. C'est pourquoi John Ford est l'artiste des écarts, petits (le cinéaste se disait simple artisan de comédies) et grands (la dimension de son œuvre cinématographique est à la fois épique et tragique, son œuvre pouvant légitimement jouir des qualificatifs de shakespearien et d'homérique).

 

 

 

Écarts petits et grands comme il y a des films mineurs et d'autres majeurs, comme le héros hollywoodien est désormais schizo en se divisant entre sa face solaire (Ransom Stoddard) et sa face nocturne (Tom Doniphon), permettent de distinguer la légende de la réalité tout en garantissant l'interruption de la répétition de la violence comme marque paradoxale de civilisation car violente.

 

 

 

 

 

Entre-deux-morts

 

 

 

 

 

Dans L'Homme qui tua Liberty Valance, les trois personnages masculins principaux incarneraient une même figure de westerner mais le héros mythique est schizo quand il est saisi simultanément à plusieurs âges distincts de son existence. « Ainsi, des trois hommes, dans L'Homme qui tua Liberty Valance (Liberty Valance, Tom Doniphon et Ransom Stoddard), qui pourraient n'en être qu'un à l'échelle d'un siècle, si l'on considère que chacun représente une étape historique du rapport à la loi » fait ainsi remarquer à juste titre Aimé Agnel (L'Homme au tablier : le jeu des contraires dans les films de John Ford, éd. La Part commue, 2006, p. 157).

 

 

 

Tout aussi subtilement, les acteurs interprétant respectivement les trois personnages appartiennent également à trois régions du cinéma hollywoodien. C'est déjà James Stewart pour sa deuxième apparition dans le cinéma de John Ford (on l'a vu dans le mal aimé Two Rode Together – Les Deux cavaliers en 1961 et on le retrouvera pour Cheyenne Autumn – Les Cheyennes en 1964). L'acteur y incarne un parfait précipité de son personnage d'idéaliste des films de Frank Capra, poussé par la collectivité à assumer le mandat symbolique qu'elle lui confie en s'autorisant à lui forcer un peu la main (de Mr. Smith Goes to Washington – M. Smith va au Sénat en 1939 à It's a Wonderful Life – La Vie est belle en 1946). C'est aussi le plus jeune Lee Marvin qui sait radicaliser de manière impressionnante la bestialité des Clanton dans La Poursuite infernale et des Clegg du Convoi des braves à partir de l'expérience de ses rôles dans divers films de genre (en particulier ce sommet du film policier qu'est Règlements de compte de Fritz Lang).

 

 

 

C'est enfin et surtout John Wayne parachevant depuis son rôle dans La Prisonnière du désert le passage du grand moment épique du cinéma fordien à ses ultimes inflexions tragiques. L'évanouissement nocturne du héros fordien solaire qu'il aura su définitivement incarner (Donovan's Reef – La Taverne de l'Irlandais en 1963 sera leur dernière collaboration) s'accomplit dans la zone grise d'un « entre-deux-morts » comme le dit Jacques Lacan parlant d'Antigone, elle qui « a déjà perdu la vie, où déjà elle est au-delà – mais de là, elle peut la voir, la vivre sous la forme de ce qui est perdu » (Écrits, éd. Seuil, 1966, p. 326). L'entre-deux-morts caractérisé d'un côté par le décès de son personnage (il faudrait vérifier si c'est la première fois qu'un personnage interprété par John Wayne meurt même si c'est ici de vieillesse), de l'autre par sa mort symbolique (il cède en effet sa place à Stoddard et même deux fois, dans le cœur de la collectivité comme dans celui de la femme qu'ils aiment tous les deux). Il y a évidemment tout intérêt à observer de près la confrontation des manières particulières de jouer de John Wayne et de James Stewart (pour la première fois réunis à l'écran). Il faudrait aussi bien regarder comment le cinéaste met en scène la disparition de son propre cinéma depuis le foyer de l'éclipse de la figure incarnée par l'un de ses acteurs préférés afin que son sacrifice permette à l'histoire de son pays de pouvoir continuer à s'écrire sur des pages encrées plutôt qu'en peaux lacérées en lettres de sang. Enfin, la zone grise est aussi celle d'une civilisation qui repose sur l'atténuation relative d'une différence des sexes dont l'accentuation à l'extrême prend la forme du virilisme guerrier de Valance et sa bande (cf. Aimé Agnel, Ibid.). Moquée pour sa féminisation que ramasse son fameux tablier, Stoddard présente une autre image du corps masculin qui précède le docteure D.R. Cartwright, l'héroïne de Seven Women – Frontière chinoise (1966) qui, pour sa part, s'attribue des éléments de masculinité qui la protègent d'une mentalité obsidionale sur laquelle renchérissent mimétiquement virilisme guerrier et hystérie féminine.

 

 

 

Il est vrai que le générique-début de L'Homme qui tua Liberty Valance, dans une manière de reprise dynamique du générique de La Poursuite infernale, propose d'inscrire tous les noms composant la distribution du film sur des morceaux en bois cloués en forme de croix, celui de John Ford compris. Avec le nom de la cité où se déroule le drame, Shinbone, autrement dit « tibia blanchi » comme l'a ainsi traduit Jean-Louis Leutrat (cf. L'Homme qui tua Liberty Valance, éd. Nathan, 1997), et faisant logiquement suite à Tombstone (soit pierre tombale) dans La Poursuite infernale, L'Homme qui tua Liberty Valance apparaît rétrospectivement comme un enterrement de première classe du genre. Bien avant les films plus maniéristes et opératiques de Sergio Leone et Sam Peckinpah.

 

 

 

 

 

Le temps de la violence et la patience de la loi

 

 

 

 

 

« La violence, nous l'avions vue le plus souvent comme une affaire de temps : la patience de la loi contre l'explosion de la violence » (Jean Collet, opus cité, p. 101). La patience requise par le respect de la loi formelle explique pourquoi Stoddard traverse patiemment tout le spectre social. Il commence en effet comme apprenti avocat puis devient à cause des circonstances plongeur, serveur et journaliste, instituteur et officier faisant observer les règles de l'élection des délégués, élu lui-même délégué bientôt promis à la députation et puis plus tard au sénat et pourquoi pas, à la fin, à la vice-présidence. À l'inverse, l'irruption de la violence brute s'effectue comme un court-circuit disjonctif, des sorties explosives de Valance et sa bande à la destruction par le feu de la maison de Doniphon (le gaspillage des pots de peinture troués par des tirs indique dans un rire tragique l'impossibilité d'un établissement domestique aux côtés de l'aimée Hallie).

 

 

 

Face aux éclats de la violence archaïque, le différé caractéristique de la loi quand elle est formalisée et civilisée détermine les torsions narratives comme autant de virevoltes, de révélations a posteriori. C'est après coup que le duel tant attendu se révèle finalement truqué. C'est après coup que l'on comprend qu'il aura fallu deux hommes pour en abattre un troisième. C'est après coup que l'auteur véritable du meurtre de Valance aura trahi son propre honneur et fait de cette trahison même le point de butée interrompant à jamais la réalisation de son amour pour Hallie. C'est après coup que le cadavre de Valance aura rétrospectivement servi à lancer la carrière politique d'un homme qui n'a pourtant de cesse de promouvoir la fin de la violence (cette contradiction est d'ailleurs bien perçue par le politicard roublard au service des grands propriétaires joué par le vieux complice John Carradine).

 

 

 

La patience de la loi se conjugue ainsi : au futur antérieur. Le temps hégélien par excellence : celui de la relève. Après un long différé, un homme bénéficie d'un processus d'inclusion mais elle est boiteuse, contrariée. Stoddard se demande en effet s'il n'est pas malgré lui un traître, voire un imposteur du point de vue politique de la collectivité comme dans le cœur de la femme qu'il aime et dont il sait qu'elle en a aussi aimé un autre. Concernant son ami, son double, sa doublure (son « body double » comme on le dirait en pensant à Brian De Palma – on y reviendra), Tom Doniphon aura été symétriquement victime d'un processus d'exclusion absolument tragique. En aidant Stoddard comme le fœtus est délivré grâce au passeur qu'est le placenta, Doniphon aura perdu tout à la fois son honneur, l'amour de Hallie et l'amitié de ce dernier. Voilà un puissant paradoxe constitutif de l'institution communautaire dans les films tardifs de John Ford. On le devine déjà à la fin du Soleil brille pour tout le monde, la chose est actée avec La Prisonnière du désert mais aurait été autrement préfigurée avec la figure du traître de The Informer – Le Mouchard (1935) et la trajectoire finale de Tom Joad dans Les Raisins de la colère. Pour que soit préservée la communauté – mieux, pour que son unité mise en difficulté soit retrouvée mais de manière méliorative, il faut l'exclusion de l'individu au principe du renforcement inclusif dont jouit la communauté en intégrant politiquement et définitivement la nation étasunienne. Pour que la loi ne s'écrive plus en balafres et lettres de sang mais puisse interrompre le cercle de la violence mimétique triomphe, pour faire enfin que l'intégration politique dans l'Union permette aux petits fermiers de bénéficier d'un protectionnisme opposable au libéralisme promu par les grands propriétaires, il aura fallu un dernier coup de force, une ultime violence que refoule la fiction constituante d'un mensonge collectif – un mythe.

 

 

 

Double et doublure (comme le valet noir du juge Priest), ami originaire et passeur oublié à l'instar de l'accompagnateur placentaire, Doniphon est un « médiateur évanouissant » parce qu'il est l'auteur, pour reprendre la définition que donne Slavoj Žižek d'un concept repris de Fredric Jameson, « d'un geste fondateur de différenciation [devant] sombrer dans l'invisibilité une fois mise en place la différence entre le tourbillon ''irrationnel'' des pulsions et l'univers du logos » (Essai sur Schelling. Le Reste qui n'éclôt jamais, éd. L'Harmattan, 1996, p. 49). Autrement dit, le médiateur évanouissant est l'agent au travail d'un accouchement aux forceps d'un double renforcement de l'ordre communautaire – au dehors comme au dedans – qui finit cependant à l'extérieur de son champ et c'est toute la beauté du geste fordien que de révéler le point aveugle et tragique au fondement d'un mythe. Pour la société segmentaire dont le champ conflictuel hésite encore entre l'oblique de la loi barbare et la transversale de la loi civilisée, il aura fallu qu'une diagonale soit tracée hors-cadre pour devenir ensuite illisible, et dont le sens est à peu près perdu pour tout le monde. Pour qu'il y ait du champ, il faut qu'il y ait dialectiquement du hors-champ et la diagonale reliant les deux aura été tracée par quelques illustres inconnus, ceux dont les noms ne seront jamais retenus dans la formation du mythe. Il appartient au logos de révéler ce que le mythos offusque et c'est la grandeur de L'Homme qui tua Liberty Valance que d'offrir une archéologie du mythe westernien.

 

 

 

 

 

À cheval entre mythos et logos

 (une fleur de cactus)

 

 

 

 

 

C'est à cheval du mythos et du logos que se tiennent les westerns de John Ford. Fort Apache montrait déjà le personnage du capitaine Kirby York (John Wayne) consentir à acquiescer à la représentation mythique d'une bataille inspirée de Little Big Horn, davantage en respect pour l'ordre militaire qu'au lieutenant-colonel Thursday (Henry Fonda) qui l'a dégradé en poussant au massacre de ses troupes par les tribus amérindiennes commandées par Cochise. À cheval, c'est-à-dire sur le seuil ou le pas de la porte distinguant le dedans mythique du dehors historique, à l'endroit infra-mince de leur ouverture réciproque et de leur irrésolution respective.

 

 

 

On l'a également relevé dans La Prisonnière du désert : il faut qu'un principe d'inclusion (avec le retour à la maison de Debbie dans La Prisonnière du désert) soit structuralement redoublé d'un principe d'exclusion (Ethan Edwards ne peut entrer dans la même maison qui, de toute façon, n'aura jamais été la sienne et dont la porte se referme devant lui – pour le spectateur, le héros finit littéralement derrière l'écran, de l'autre côté du noir et du mur comme la pierre tombale de qui mourra sûrement sans sépulture). Il est d'ailleurs significatif que Vera Miles, qui joue dans La Prisonnière du désert la fiancée promise de Martin Pawley, le neveu métis d'Ethan Edwards, interprète dans L'Homme qui tua Liberty Valance la femme à laquelle Doniphon croyait qu'il était destiné. Les deux films partagent aussi le fait de raconter en diagonale une grande passion amoureuse secrète et déçue. À ceci près qu'elle est dans le second film éprouvée par Doniphon autant que par Stoddard lui-même. Une fleur de cactus suffit à ce dernier pour comprendre ce que son épouse veut dire quand, dans le train les ramenant à Washington, elle souffle que son cœur réside à Shinbone à jamais.

 

 

 

Devant comme derrière, dans le champ comme dans le hors-champ, Stoddard et Doniphon forment une sorte de duo héroïque et schizophrène chargé de faire histoire – de faire que l'Histoire accouche d'elle-même. Le premier pôle (spectrale) de cette machine schizophrène est contraint à disparaître à l'angle mort du grand récit après avoir fait le sale boulot parce qu'il est justement identifié à ce reste obscène comme la tache du mythe – son punctum caecum. L'autre pôle (messianique – Stoddard est surnommé le « Pèlerin » par Doniphon) raconte l'histoire en en tirant les profits symboliques et politiques tout en se demandant si le héros célébré qu'il est n'est pas un imposteur. La rente symbolique n'est au fond que la contrepartie d'une dette, d'ailleurs tout à fait préfigurée sur un mode comique par l'ardoise laissée par Appleyard dans le restaurant des parents de Hallie. Tout le crédit de John Ford consiste à avoir privilégié à une économie restreinte des échanges marchands une économie générale de la dette symbolique. D'où l'extrême importance accordée dans ses films aux morts dont on entretient la mémoire, ainsi qu'aux questions complémentaires de l'héritage et de la filiation. En bordure du cadre, à la lisière du champ et du hors-champ – entre chien et loup – se tient l'animal segmentaire que donc nous sommes. Sur le seuil, John Ford reste fidèle au legs expressionniste avec son noir et blanc aux contrastes peaufinés contre l'avis de la Paramount en studio avec l'opérateur William H. Clothier (qui avait déjà travaillé aux côtés d'Archie Stout sur Fort Apache). Hérité de la réalisation de Four Sons tourné en 1928 sur le même plateau que Sunrise – L'Aurore de Friedrich W. Murnau, l'expressionnisme fordien trahit cependant moins un idéalisme romantique qu'il intensifie les puissances compréhensives et critiques d'un regard dont la lucidité sait exceptionnellement ajointer le pragmatisme coutumier du cinéaste à un perspectivisme relativement original.

 

 

 

Un se divise en deux : le duel au principe du montage organique hollywoodien révèle une triangulation biaisée précédant les explicitations maniéristes qui allaient bientôt suivre. Une diagonale transperce dialectiquement les oppositions caractérisant le régime de fiction et de représentation classique (oblique de la loi barbare versus transversale de la loi civilisée) en dédoublant la scène principale afin d'y inscrire une triangulation tragique pour toute propension à l'épique, au mythique comme à l'héroïque. Sergio Leone n'oubliera évidemment pas cette fondamentale leçon avec le « truel » final du Bon, la brute et le truand (1966) dans lequel joue Lee Van Cleef en souvenir du rôle de Reese l'un des complices de Valance, la brute du fameux trio étant elle-même victime d'un autre trucage moins tragique et plus savoureux des règles du jeu. Même si, à proprement, le duel truqué de L'Homme qui tua Liberty Valance n'est pas un « truel » parce que cette configuration oblige les protagonistes à s'affronter dans une scénographie explicitement réglée à la puissance trois (le duel classique est aussi biaisé au fond que le « truel » moderne ou maniériste).

 

 

 

Dans le passage de la mélancolie tragique à l'ironie picaresque et parodique, la leçon demeure en voulant que les meilleurs westerns doivent savoir interroger les mythes fondateurs de l'histoire étasunienne dès lors qu'ils ont l'idée de séjourner au cœur de l'interstice partageant la réalité historique de sa réécriture mythologique. Dans la continuité esthétique de Sergio Leone, Clint Eastwood s'en souviendra aussi, exemplairement avec Gran Torino (2008), grand film sur un homme vaincu par l'Histoire et rongé par le racisme (à l'instar d'Ethan Edwards) mais qui saura pourtant tenir son rôle tragique de « médiateur évanouissant » (à l'image d'Ethan Edwards et Tom Doniphon) afin de suspendre le cycle de la reproduction de la violence à laquelle il participait jusqu'à présent activement.

 

 

 

 

 

Le crépuscule télévisuel de la légende hollywoodienne

 

 

 

 

 

Il faut encore revenir avec précision sur la situation extrêmement particulière du film de John Ford, non plus en regard du reste de son œuvre, mais par rapport à Hollywood dont il représenterait aussi comme une manière d'adieu crépusculaire. Déjà, l'antépénultième western fordien parachève le tournant tragique d'un genre habitué à l'épique et qui ne le retrouvera que pour raconter un épisode de la guerre de Sécession (son segment de la superproduction La Conquête de l'ouest en 1962) de l'histoire des vaincus de l'histoire étasunienne dans Les Cheyennes. De surcroît L'Homme qui tua Liberty Valance est au western ce que Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock représente pour le film d'horreur : un paradigme moins récapitulatif et synthétique qu'il est l'événement cassant l'histoire du genre en deux. Après, plus rien ne sera pareil. On pourrait dire la même chose au sujet de 2001 : l'odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick mais l'on devrait davantage rapprocher ce dernier film de Stagecoach – La Chevauchée fantastique (1939) qui imposait déjà un genre de seconde catégorie comme forme hollywoodienne définitivement majeure.

 

 

 

Tantôt la star disparaît au bout d'un tiers de film pour laisser place à un faux binôme (le fils et sa mère morte dans Psychose), tantôt il faut diviser la figure du héros en deux pour vaincre au prix d'un bien contradictoire le mal (parce qu'il faut vaincre le mal deux fois dans L'Homme qui tua Liberty Valance, dans les faits comme dans la légende). Avec leur retour expressionniste au noir et blanc et le confinement à l'intérieur des studios, les films d'Alfred Hitchcock et John Ford déçoivent sciemment les prescriptions des majors à l'heure où elles mobilisent toutes les ressources disponibles (format large et couleurs, son stéréophonique, figurants et reconstitutions historiques) afin de surinvestir le versant spectaculaire du cinéma opposable aux petitesses domestiques de la télévision. Au contraire, Psychose et L'Homme qui tua Liberty Valance ont su entrer dans la zone grise de l'indistinction entre le cinéma et la télévision, avec les moyens techniques de la série Alfred Hitchcock Presents pour l'un et pour l'autre le recours aux flash-back des épisodes tournés pour la chaîne MCA The Colter Craven Story et Flashing Spikes déjà préfigurés par The Rookie of the Year tourné pour NBC en 1955. Dans la relative indistinction à la fois esthétique et économique des spectres (cinématographique et télévisuelle) l'aura comme trace d'une proximité aussi lointaine que soit son origine (pour reprendre la définition canonique de Walter Benjamin) éclaire le visage du spectateur au nom d'une autre forme de Unheimlichkeit qui dit moins l'inquiétante étrangeté que l'inquiétante familiarité (cf. Sigmund Freud, L'Inquiétant familier suivi de « Le Marchand de sable » de E.T.A. Hoffmann, éd. Payot-coll. « Petite bibliothèque Payot », 2012). L'inquiétant familier d'un cinéma quand il est inquiété par sa proximité avec la télévision. Cette histoire qui doit faire le bonheur des chercheurs en médiologie a plus d'un demi-siècle désormais et elle continue de s'écrire encore en proposant de nouveaux chapitres passionnants : Twin Peaks : The Return (2017) de Mark Frost et David Lynch aura ainsi poussé la coalescence du cinéma et de la télévision dans de nouveaux retranchements à l'ère du web et des plate-formes de visionnage en ligne.

 

 

 

Jean-François Rauger a résumé la situation exceptionnelle de L'Homme qui tua Liberty Valance ainsi : « Avec une lucidité qui sera celle d'autres grands artistes du cinéma américain à ce moment-là (Hitchcock, Hawks), Ford exige un minimalisme proprement télévisuel pour ce qui se révélera une forme de synthèse de son art » (Le Monde, 21 juin 2005). On comprend que dire cela ne suffit pas. Aboutissement du classicisme, triomphe d'un modernisme qui offre à la télévision les moyens artistiques de lui rappeler de lointaines origines théâtrales : ainsi Psychose et L'Homme qui tua Liberty Valance sont deux films de chambre, quasiment des Kammerspiel. De fait, les films d'Alfred Hitchcock raffinent radicalement les postulats du genre dans lequel ils se lovent respectivement (le meurtre brutal de la star Janet Leigh et l'identification du spectateur retournée dans Psychose sur l'horreur de son propre vide fantasmatique, la narration biaisée et le cercueil de John Wayne dans Valance). Pourtant, ils n'en proposent pas la synthèse majeure tournée en plein air comme y ont davantage travaillé en 1959 North by Northwest – La Mort aux trousses pour l'une et The Horse Soldiers – Les Cavaliers pour l'autre. Désormais, le genre est disposé à l'aventure moderniste d'une ouverture radicale sur les abîmes d'un cadavre cinématographique à déconstruire sans fin – au cinéma, chez soi devant la télévision, à la maison et au-delà (la cinématographie est un phénomène d'ordre technique et anthropologique général pour citer Jean-Louis Comolli, il avère pour parler comme Jean-Luc Nancy que notre monde est toujours déjà ciné-monde).

 

 

 

Psychose et L'Homme qui tua Liberty Valance se jouent aux confins du morbide (la nécrophilie déniée jusqu'au bout par le spectateur du film d'Alfred Hitchcock) et du mortuaire (la fin d'un monde identifié à son cinéma pour John Ford) en posant l'avenir littéralement mort-vivant, zombie, des genres dont ils auront légué à la postérité l'increvable dépouille.

 

 

 

 

 

Brian De Palma post-scriptum

 

 

 

 

 

Il est remarquable que Brian De Palma, concepteur d'un maniérisme prenant comme matériau princeps le cinéma d'Alfred Hitchcock (en particulier la structure gémellaire de Vertigo - Sueurs froides en 1959 et la séquence de la douche meurtrière de Psycho) pour faire de la répétition dynamique un acte de création dans l'épreuve de l'obsession compulsive, n'ait jamais cessé non plus de puiser dans l'interminable exégèse concernant l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy les vertiges herméneutiques d'un perspectivisme sans fin extraordinairement préfiguré par L'Homme qui tua Liberty Valance. Il y a même de quoi être absolument éberlué devant un film sorti exactement un an et demi avant l'assassinat du président étasunien (le film est sorti aux États-Unis le 22 avril 1962, Kennedy a été abattu à Dallas le 22 novembre 1963). La puissance visionnaire du film de John Ford proposait déjà de casser en deux la perception d'un meurtre avérant une illusion de perspective (effet de parallaxe ou de diplopie) caractérisant les mythes fondateurs de l'histoire nationale.

 

 

 

En ce sens, parallèlement aux films d'Alfred Hitchcock mais de manière bien moins explicite, le film de John Ford hanterait secrètement le cinéma pratiqué par Brian De Palma tout autant que le petit film amateur d'Abraham Zapruder combiné à la réflexion de l'image comme leurre proposée par le moderne Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni (cf. Jean-Baptiste Thoret, 26 secondes, l'Amérique éclaboussée. L'assassinat de JFK et le cinéma américain, éd. Rouge profond-coll. « Raccords », 2003 – on fera cependant remarquer qu'étonnamment il n'est dans cet essai jamais question du film de John Ford).

 

 

 

Trempé de noir (le premier affrontement avec Valance est nocturne) puis de blanc (la leçon administrée par Doniphon se passe de jour) puis de noir (le second affrontement avec Valance est à nouveau nocturne) : le jour tourné en décors naturels est coincé entre deux nuits de studio. Le paysage (ou ce qu'il en reste) au service de la puissance épique des grands westerns de John Ford laisse au petit théâtre réduit sur la scène biaisée où s'est jouée une tragédie au fondement d'un mythe. L'occident de l'héroïsme classique, le héros à son couchant (Richard Jewell de Clint Eastwood insiste pour montrer que le monde actuel n'a plus aucun désir pour les héros). Le sacrifice du héros au prix d'une imposture involontaire scelle avec le consensus qui la légitime après coup l'avènement d'une nouvelle époque de la civilisation imposant avec la capture croissante de la démocratie son simulacre sous la forme des fanfaronnades de politiciens d'opérette.

 

 

« Une société survient qui efface le monde pastoral. L’Ouest ''authentique'' disparaît ; bienvenue au(x) mythe(s) qui lui succède(nt) » (Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Splendeur du western, éd. Rouge profond-coll. « Raccords », 2007, p. 64).

 

 

 

20 août 2014 - 22 mai 2020

 

 

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