Jacques Becker, l'homme pressé

(quatrième partie)

 Rue de l'Estrapade (1953) : Haut, bas, fragile

 

 

 

Il y a un bien curieux raccord entre Casque d'or (1952) et Rue de l'Estrapade (1953). Le premier film de Jacques Becker, qui est une pure tragédie populaire inspirée d'un fait divers de la Belle Époque, se conclut sur l'exécution capitale de Manda guillotiné au petit matin pour avoir tué deux hommes. De la fenêtre la plus haute du boulevard, « Casque d'or » pour qui Manda a tué et va être décapiter regarde, fidèle jusqu'au bout à l'homme qui croit malheureusement à tort qu'elle l'a trahi. Elle regarde alors l'horrible spectacle aussi pour sacrifier le trésor de sa chevelure éclatante au tranchant aveuglant du couperet. Survivant à la mort de Manda, l'amoureuse tragique est morte aux autres désormais : elle ne sera plus jamais « Casque d'or », elle ne le sera plus pour personne. Le second film, une comédie sentimentale qui en représenterait l'évidente antithèse en se rappelant au bon souvenir d'Édouard et Caroline (1951), se déroule principalement dans le modeste appartement d'un vieil immeuble de la rue de l'Estrapade. Cette rue qui jouxte le lycée Henri-IV est riche en anecdotes littéraires (Charles Péguy, Louis Pergaud et Bernard Grasset y ont vécu, Diderot y a été arrêté en 1749 après la parution de Lettre aux aveugles à l'usage de ceux qui voient, Honoré de Balzac l'a décrite dans La Peau de chagrin en 1831). Surtout, la rue de l'Estrapade porte le nom d'un ancien supplice aboli par Louis XVI en 1776, seize années seulement avant la première décapitation par guillotine.

 

 

 

Consistant à attacher dans le dos les bras de la victime (soldats déserteurs et protestants persécutés) avec une corde permettant d'en hisser le corps et le suspendre plusieurs mètres au-dessus du sol, l'estrapade s'achève avec la chute de la victime sans pourtant qu'elle ne s'écrase en tombant par terre. C'est en fait l'atroce et douloureuse dislocation des épaules qui entraîne la mort du supplicié. Le raccord est d'autant plus curieux que le modeste appartement trouvé par Françoise (Anne Vernon) en réponse à la découverte de la liaison adultère de son mari le coureur automobile Henri (Louis Jourdan) est situé tout en haut de l'immeuble. Après un premier escalier dont le concierge s'engorge de rappeler qu'il date du 19ème siècle, un second escalier moins monumental débouche sur un étage, le dernier sous les toits abritant des chambres qui ne sont pas loin de ressembler à des mansardes. Monter ne se fait donc pas sans risque de descendre, s'élever sans risque de tomber – la pesanteur et la grâce, vieille dialectique, d'abord grecque puis chrétienne sur laquelle est revenue à nouveaux frais Simone Weil lors de son exil anglais quelques mois avant sa mort en 1943.

 

 

 

Il est fréquent chez Jacques Becker que prendre de la hauteur soit un désir pris au pied de la lettre. Y compris en incluant le risque d'une chute brisant l'enthousiasme antigravitationnel d'un fantasme rien moins qu'icarien. Le paria frappé par le délire colonial, « Tonkin » dans Goupi-Mains Rouges (1943), et le couturier parisien animé par une passion fétichiste, Clarence dans Falbalas (1945), ont voulu monter haut parce qu'ils ont vu la lumière de leur désir et c'est au nom de cette passion qu'ils ont fait une chute mortelle. À la fin de Rendez-vous de juillet (1949), l'avion qui emporte les amis en direction des aventures de l'exploration ethnographique et cinématographique en Afrique noire donne à voir sur la piste en bas les deux femmes incarnant pour l'une l'amour sauvé et pour l'autre l'amour fichu. Édouard et Caroline s'ouvre et se referme sur la fenêtre de l'appartement du couple qui donne sur la rue parisienne et, dans l'intervalle de quelques heures, le matin a succédé à la nuit comme les amoureux ont réussi à éviter que leur dispute ne débouche sur la rupture et le viol conjugal. On a enfin évoqué le cas de la fin de Casque d'or qui propose jusqu'à présent la plus terrible dialectisation des rapports du haut et du bas (la fenêtre la plus élevée du lieu donne vue sur la tête qui tombe dans le panier). On pense déjà au sublime Trou (1960) dans lequel le fantasme icarien d'un groupe de prisonniers consiste à faire d'une évasion la voie d'une libération passant nécessairement par un souterrain...

 

 

 

Voilà donc le grand paradoxe de Rue de l'Estrapade : face à la bassesse infâme qu'est la tromperie de son mari volage, sa femme veut prendre de la hauteur en travaillant à gagner son indépendance mais la hauteur se fixe dans la modestie d'un appartement sous les combles qui témoigne du déclassement social plafonnant littéralement ses aspirations à l'émancipation. Monter un cran plus haut (l'égalité entre les sexes s'obtient par l'indépendance matérielle des femmes) c'est descendre un niveau plus bas (la bourgeoise doit alors travailler en s'exposant aux possibles pressions sexuelles de son nouvel entourage, voisin et patron). Comment éviter que la poussée icarienne du désir légitime d'une femme à l'indépendance ne soit pas sanctionnée par un échec brutal, une chute que symboliseraient autant le couperet de la guillotine que le supplice de l'estrapade ?

 

 

 

D'un côté, le huitième long-métrage de Jacques Becker semblerait se présenter comme un exercice virtuose, superficiel et ludique, une variation de variation, arabesque d'arabesque : à la fois le prolongement direct d'Édouard et Caroline et une seconde variation du modèle fourbi par Antoine et Antoinette (1947). D'Édouard et Caroline on retrouve Annette Wademant au scénario, les acteurs Anne Vernon et Daniel Gélin (qui cependant ne joue pas ici son mari mais un potentiel amant) et le personnage du couturier Jacques Christian, évoqué dans le film précédent et désormais incarné par Jean Servais. Certes, les prolétaires d'Antoine et Antoinette ont laissé place désormais à des bourgeois qui s'embourgeoisent encore davantage dans le troisième film de cette belle passe de trois qui prouve définitivement que Jacques Becker aura parfaitement retenu la leçon de quelques maîtres hollywoodiens des années 1930 et 1940. Pourtant, le désir d'indépendance de Françoise la ramène au niveau matériel du couple du premier film, contrainte de vivre dans une proximité sociale qui renverse le sablier de l'entraide et la solidarité communautaire en promiscuité libidineuse.

 

 

 

Les murs qui retiennent si peu le bruit que font les voisins, les espaces privatifs apparaissant comme des dépendances des parties communes (un couloir sépare en effet la chambre-salon de la cuisine-salle de bain), des délimitations si peu hermétiques à la circulation de la libido qu'elle profite de ce que l'intimité se retourne aisément en extimité : la promiscuité serait plus insupportable encore quand elle est vécue par une femme habituée au confort bourgeois que lui prodigue son mari. C'est aussi la raison pour laquelle Françoise apparaît tellement désirable aussi pour l'un de ses voisins, Robert l'artiste bohème encore plus dans la dèche (il travaille avec un pote guitariste une chanson écrite par Georges Brassens) que les zazous de Rendez-vous de juillet et le pianiste que le même acteur jouait dans Édouard et Caroline. Non seulement l'indolent Robert ne cesse pas de s'inviter dans l'appartement de la bourgeoise Françoise en jouant les pique-assiette, mais il décide un soir de s'enfermer avec Françoise dans sa chambre en conservant la clé. On n'est pas loin alors du forçage sexuel en reprise la possibilité du viol conjugal à la fin d'Édouard et Caroline. S'enfermer pour commettre le pire, c'est encore Manda tuant Leca dans la cour intérieure du commissariat. La violence sexuelle est l'ombre qui passe sur le front des femmes modernes dont le désir d'émancipation est rappelée à l'ordre brutal de la domination masculine.

 

 

 

D'un côté, donc, Rue de l'Estrapade serait un nouvel exercice de style dont la virtuosité n'aurait d'égale que les artisans hollywoodiens de la screwball comedy comme Gregory La Cava, Howard Hawks, George Cukor et Preston Sturges. Mais l'on a déjà amplement compris que le constat du brillant formel est insuffisant à apprécier la subtilité des variations proposées. C'est que, de l'autre, Rue de l'Estrapade témoigne en effet d'une singulière modernité dans l'expression des relations conjugales et leur remise en question par l'accès au travail des femmes et une indépendance les exposant à l'épreuve du déclassement social et la menace de la pression sexuelle et sa violence inhérente. C'est la vérité : le travail salarié est l'opérateur de l'émancipation. Le semblant appartient aux autres, ceux qui n'ont pas besoin de s'en affranchir pour en jouir librement. Le jeu avec le semblant est maîtrisé par Henri qui incarne à la fois la fascination de la séduction et les trahisons qu'elle peut autoriser dès lors que les apparences sont respectées (Françoise l'aime encore malgré sa forfaiture et son amie Denise qui l'a révélée, jouée par Micheline Dax, tombe pourtant sous le charme du mari volage). Pour Françoise la question des apparences se pose moins que celle du réel dont l'épreuve est ce qu'il lui faut affronter et si l'épreuve échoue, l'échec n'est pas loin de valoir comme le supplice de l'estrapade. Certes, Rue de l'Estrapade abonde généreusement en situations vaudevillesques en variant les registres comiques (de situation, de dialogues et de caractères). Pourtant, la citation d'un sermon de Bossuet que Françoise répète à son mari comme un automate, certes d'un autre genre que « Tonkin », Clarence et Manda, porte cependant la pente d'une possible folie suicidaire qui se fixe dans le regard noir troublant d'Anne Vernon : « On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort ».

 

 

 

L'homme qui représente le plus le monde des apparences et de la séduction, à savoir le couturier Jacques Christian, est à l'instar du voisin bohème une autre figure de l'adversité rencontrée par une femme sanctionnée dans son désir d'indépendance parce qu'elle est exposée à la possibilité du forçage sexuel. Concernant ce dernier, il est impossible de ne pas se dire que si Clarence ne s'était pas suicidé il aurait ressemblé à Jacques Christian comme si le second était le double du premier. La bisexualité du personnage, peut-être jamais représentée dans le cinéma français avec une telle franchise, s'apparierait à sa troublante duplicité. Mais Jacques Becker qui ne force jamais le trait de ses dessins n'accable jamais ses personnages, même quand ils frôlent le pire (ou le commettent comme on l'a vu déjà dans Goupi-Mains Rouges et Casque d'or). Le plus important se joue ailleurs : l'homme bisexuel s'en sort mieux que la femme hétérosexuelle parce que son statut social est supérieur et ainsi le protège. Cette supériorité sociale l'est tellement qu'elle peut autoriser son bénéficiaire à jouir de la relation professionnelle pervertie en rapport de pouvoir (avec son assistant) comme à jouer de la femme aspirant à la liberté (en moquant le fait qu'aujourd'hui « tout le monde veut travailler »). Les séducteurs sont des joueurs (il y a toujours un damier qui traîne dans les films de Jacques Becker). Ils jouent en glissant sur les apparences mais c'est pour ne pas tomber sur l'accroc qui trahirait la séduction en leurre aveuglant. Françoise qui n'est pas une héritière comme Caroline voit la misère qui trahit son désir de liberté, la pauvreté qui l'expose aux pressions sexuelles de son voisin, aussi sympathique soit-il, comme de son futur employeur, aussi prestigieux soit-il. C'est en même temps avec lui qu'elle prend le temps de faire son lit dans un plan qui contiendrait une promesse de cinéma réalisée par Jean Eustache.

 

 

 

Haut, bas, fragile : Françoise aspire à l'indépendance, l'enthousiasme est plafonné par le déclassement, sa fragilisation sociale se paie d'une surexposition aux appétits sexuels des hommes. Autre version de La Peau de chagrin balzacienne. La fin de Rue de l'Estrapade montrant comment Françoise retourne dans les bras de Henri signifierait-elle avec la réconciliation amoureuse une fin de non recevoir au désir de l'émancipation féminine ? Rien n'est moins sûr. La fin restant malgré tout ouverte, on peut alors parier pour une renégociation plus égalitaire de l'économie du couple. On doit à ce propos remarquer que le coureur automobile qui fréquente le circuit de l'autodrome de Linas-Montlhéry dans l'Essonne a un léger accident le soir où il vient chercher sa femme rue de l'Estrapade avec sa voiture de sport. Comme si l'accrochage témoignait qu'Henri était engagé malgré lui dans une autre course de vitesse. Après le side-car d'Antoine et Antoinette et la voiture amphibie de Rendez-vous de juillet, la voiture de sport représente dans Rue de l'Estrapade l'une des machines caractéristiques (avec le tourne-disque) d'une modernité vrombissante qui ne s'arrête pas au monde des objets mais concerne aussi ses sujets.

 

 

 

Pour Henri le temps presse, et même deux fois : sur la piste de course et sur le circuit consistant à ramener sa compagne à la maison. Pour Françoise aussi, le temps presse qui l'entraîne à courir après son indépendance, ce trésor qui vaut tous les trésors en allant même jusqu'à autoriser de troquer le confort bourgeois du mari par l'appauvrissement matériel relatif.

 

 

 

L'homme pressé est une figure subjective de la modernité. Mais la modernité imposant ses processus d'accélération consiste aussi en ce que l'homme pressé doit savoir laisser place à la femme qui l'est également mais autrement : pressée par l'urgence de son désir d'indépendance, la femme l'est aussi parce qu'elle est soumise à la pression sexuelle des hommes qui voudraient profiter de sa faiblesse statutaire en abusant de sa fragilité matérielle. Savoir faire place et droit au désir de l'autre (sexe) : Jacques Becker y consent largement, avec Marguerite Houlé-Renoir qui a monté tous ses films (à l'exception des Aventures d'Arsène Lupin), avec Annette Wademant qui fait entendre la voix d'une femme à l'écriture du scénario (avant de partir travailler aux côtés de Max Ophuls). La modernité offre ses divers trésors sous la condition de fonctionner comme une presse du temps, pour le meilleur comme pour le pire. Cette indépendance, la prostituée que l'on surnomme « Casque d'or » en rêvait déjà malgré le contrôle et la surveillance des petits chefs du proxénétisme. Josy la maîtresse du truand Riton interprétée par Jeanne Moreau dans Touchez pas au grisbi (1954) doit probablement en rêver aussi. Mais le vœu secret de la liberté est imperceptible quand il est obscurci par les règles coutumières du milieu viril de la pègre requérant des hommes qu'ils punissent les femmes contraintes à balancer entre séduction et trahison.

 

 

 

La modernité est une presse du temps pour les jeunes femmes rêvant secrètement à leur indépendance comme pour les gangsters vieillissants qui ne rêvent pas moins à la leur.

 

 

1 juin 2020

 Touchez pas au grisbi (1954) : L'amour des hommes qui n'aiment pas les femmes

 

 

 

Suivi par Du rififi chez les hommes (1955) de Jules Dassin d'après le roman éponyme d'Auguste Le Breton et Bob le flambeur (1956) de Jean-Pierre Melville sur un scénario original du réalisateur mais dialogué par le même romancier, Touchez pas au grisbi d'après un roman d'Albert Simonin impose au cinéma français une forme particulière du genre criminel. Jacques Becker avait besoin d'un grand succès commercial après Casque d'or (1952) et Rue de l'Estrapade (1953) qui ont échoué à attirer le public escompté. Et il l'obtient, notamment en redonnant à son interprète principal, Jean Gabin, le statut de vedette qu'il avait perdu avec la guerre et qu'il n'avait toujours pas vraiment retrouvé après 1945. Le retour en grâce de la star s'est d'ailleurs soldé par deux Coupes Volpi reçues à la Mostra de Venise en 1954, pour le rôle de Max le Menteur dans Touchez pas au grisbi et celui de l'ancien boxeur reconverti en entraîneur dans L'Air de Paris de Marcel Carné, cela quelques mois avant son interprétation de Danglard dans French Cancan (1955) de Jean Renoir.

 

 

 

Malgré une interdiction aux moins de seize ans, Touchez pas au grisbi est l'un des plus grands succès de Jacques Becker, l'un de ses films les plus populaires et les plus cités. Sa signature musicale (la ritournelle à l'harmonica composée par Jean Wiener qui fixe la mélancolie de Max le Menteur) s'est encore fait récemment entendre dans The Irishman (2019) de Martin Scorsese, autre évocation mélancolique du monde de la pègre où les vieux de la vieille entretiennent pudiquement le cimetière des amitiés fidèles jusqu'à la trahison.

 

 

 

Le tournant parodique du genre criminel ne tardera pas à avoir lieu avec les deux suites des aventures de Max le Menteur scénarisées par Michel Audiard à partir des romans d'Albert Simonin (même si elles sont indépendantes cinématographiquement) : Le Cave se rebiffe (1961) de Gilles Grangier à nouveau avec Jean Gabin et Les Tontons flingueurs (1964) avec Lino Ventura reprenant le rôle de Jean Gabin (ce qui est drôle puisque l'ancien catcheur pour sa première interprétation cinématographique joue son ennemi Angelo en s'imposant déjà comme un grand acteur). Avant la parodie, il y a un film qui répète le miracle de Casque d'or en ayant la grâce de conjuguer la tragédie avec l'observation quasi-ethnographique d'un monde à la marge, avec ses règles et ses codes, ses totems, ses tabous et ses fétiches. Si la poursuite en voitures finale, nocturne et explosive rappelle que Jacques Becker s'y était déjà essayé avec Dernier Atout (1943), elle conclut un affrontement qui se cristallise autour d'un gros magot (l'équivalent en or de cinquante millions de francs de l'époque volé à Orly) en mettant face à face la génération des anciens (Max le Menteur, son vieux copain Riton et l'aide que leur apporte Pierrot) et celle des nouveaux (Angelo et sa bande). On reconnaîtra à cette occasion autant la crise générationnelle que raconte déjà Dernier Atout (entre la nouvelle promotion des élèves policiers et la vieille garde de leurs instructeurs autoritaires) qu'une crise de la reproduction d'un monde de valeurs brouillées par les urgences d'une jeunesse impérieuse (Touchez pas au grisbi préfigure d'une certaine façon le récit du Trou).

 

 

 

Ce qui distingue les générations est définitivement la question du temps qu'il faut savoir prendre même quand il presse, même quand il est compté. Comme dans tous les films de Jacques Becker, en particulier dans Goupi-Mains Rouges (1943), il y a toujours deux magots qu'il faudrait envisager avec la temporalité avec laquelle ils sont respectivement associés. L'un est sonnant et trébuchant (il s'accumule sur le modèle du temps continu : chronos). L'autre échappe à tout calcul : soit en tirant de l'instant la puissance rédemptrice du moment opportun (kairos) ; soit en visant à un temps si long qu'il se confond avec l'éternité (aïon). La tripartition du temps est un héritage de la sagesse stoïcienne des Grecs qui, repensée par Gilles Deleuze, devient une philosophie immanente de l'événement comme l'entre-temps qui divise virtuellement tous les temps (cf. Logique du sens, éd. Minuit-coll. « Critique », 1969). Gilles Deleuze qualifie l'événement d'« internel » en s'inspirant de Charles Péguy. On le verra précisément : Touchez pas au grisbi est, de tous les films de cet homme pressé qu'aura été Jacques Becker, l'un de ceux qui en nourrit le plus le souci.

 

 

 

Après la tribu des paysans charentais de Goupi-Mains Rouges, le groupe des zazous germanopratins de Rendez-vous en juillet (1949) et la bande des Apaches de Belleville dans Casque d'or, le « milieu » de Touchez pas au grisbi constitue un autre monde en soi, microcosme à la fois centripète et hétérogène au reste de la société, avec ses normes (l'élégance vestimentaire des hommes vêt un virilisme dont les amitiés comme les inimitiés se paient avec la monnaie vivante des femmes et l'économie symbolique du machisme), évidemment avec son sociolecte (la langue argotique d'Albert Simonin, Jacques Becker la tient en respect en en retenant aussi la profusion au nom du langage muet des gestes et des corps). Un regard de Max et sa maîtresse Lola (Dora Doll) baisse les yeux pour avoir osé le presser. Une envie soudaine de sniffer de la cocaïne et Josy (Jeanne Moreau) est remise à sa place d'une gifle par son amant Riton. De ce point de vue-là, les truands de l'après-guerre ont été largement précédés par les Apaches de la Belle Époque. Dans les deux cas, le virilisme et le sexisme polarisent les rapports entre les sexes et plus le premier sera élevé en intensité, plus le second le sera en proportion. La gifle n'est cependant pas le propre de la pègre. Les bourgeois ne se soustraient pas à son instruction comme le montrent les gifles donnés dans les deux cas par le personnage de Daniel Gélin dans Rendez-vous de juillet et Édouard et Caroline (1951).

 

 

 

La gifle qu'un homme inflige sèchement à une femme est un rappel à l'ordre de cette polarisation. La gifle qu'un homme donne à un autre homme est le rabaissement symbolique de qui est dès lors considéré comme une femme – moins qu'une femme, une fillette. Enfermé dans une cave préfigurant le trou du Trou, le jeune Fifi en fait significativement l'expérience (Daniel Cauchy reviendra vite dans Bob le flambeur pour incarner une autre version des amitiés viriles trahies par ce tiers encombrant qu'est l'autre sexe). Avec Casque d'or, Touchez pas au grisbi est le film de Jacques Becker qui en compte sûrement le plus. La gifle vient alors ponctuer un monde à fort coefficient masculin qui s'entretient d'amitiés viriles si intenses qu'elles requièrent la présence de quelques simulacres féminins (la danseuse comme un mannequin) pour ne pas verser dans le tabou de l'homosexualité. Les femmes représentent en effet des totems profanés en garde d'amitiés sacrées.

 

 

 

Entre le regard qui frappe en silence et la gifle qui mortifie bruyamment, il y a un écart important qui explique notamment pourquoi Riton faiblit et pourquoi Max lui pardonne aussi. C'est que l'un cède trop au fantasme de l'autre sexe quand l'autre n'ignore pas qu'il s'agit d'un leurre nécessaire. Max ne manque pourtant jamais une occasion pour jouer au jeu de la séduction, avec Lola, aussi avec la secrétaire de l'oncle receleur Huguette (Delia Scala), enfin avec la belle américaine Betty (Marilyn Bufferd). Malgré son âge, Max plaît encore. Il séduit mais chez lui la séduction est bien comprise : la femme est fétiche sans autre substance ni consistance, l'attribut de masculinité exhibée en société pour preuve et attestation de virilité. Riton, lui, a cédé sur le fantasme parce qu'il vieillit mal, il a donné crédit au leurre en avouant à Josy le coup d'Orly. Riton ignore ce que Max sait : les femmes existent ailleurs que dans leur petit monde à eux où elles survivent comme des animaux de compagnie rêvant secrètement que donner une information leur donnerait une issue de secours. La leçon que Max fait à Riton est à cet égard magnifique en lui rappelant à l'aide d'un miroir que l'apparence est ce sur quoi il ne faut pas céder, entre truands qui peuvent vouloir se doubler comme entre hommes et femmes qui ne peuvent aimer ces derniers parce que, déjà, les premiers ne les aiment pas. Croire pouvoir traverser les apparences est un fantasme, un leurre dont la vérité n'est rien d'autre que d'autres apparences plus piégeuses encore. Les deux infirmiers qui n'ont pas réussi à attraper Max parce qu'il les a confondus emportent Riton qui servira de monnaie d'échange.

 

 

 

La leçon a été entendue mais trop tard. Riton en paiera le prix fort en mourant des suites de l'attaque nocturne. Max en paiera aussi le prix fort, mais autrement, et même deux fois : parce qu'il a perdu avec la destruction de la voiture d'Angelo l'or qui fond dans les flammes et parce qu'il a perdu son seul ami. C'est d'ailleurs ainsi que Touchez pas au grisbi manifeste qu'il est proche des films noirs de John Huston partageant une morale semblable de l'échec (exemplairement Asphalt Jungle – Quand la ville dort en 1950). D'un magot l'autre, un grisbi en cache un autre : l'or volé en prix d'une retraite bien méritée et le sourire d'or de l'ami qui a merdé mais que l'on ne peut pas ne pas aimer quand il est touché à mort. Quand Riton sourit, son sourire est aussi rédempteur alors que celui d'Antoinette pour Antoine dans Antoine et Antoinette (1947) ou de Caroline pour Édouard dans Édouard et Caroline. Ce sourire vaut de l'or qui n'a rien à voir avec le métal précieux qui se pèse en kilos et se compte en millions de francs. Malgré la nuit, il y a dans les dents du pauvre Riton souriant un éclat auquel Max ne résiste pas. Pas plus que Clarence ne peut résister à la lumière du dehors le poussant à la défenestration dans Falbalas (1945). Pas davantage que l'amoureuse tragique de Casque d'or ne peut résister au tranchant brillant du couperet de la guillotine qui, en tombant sur la nuque de Manda, emporte avec le petit matin blême l'éclat de sa chevelure légendaire, à jamais.

 

 

 

On le sait depuis Goupi-Mains Rouges, on le voit encore et avec quel éclat dans Touchez pas au grisbi : non seulement un premier magot en cache un autre, mais le grisbi qui compte est celui du temps dont l'or ne se confond pas avec celui des horloges. L'horloge est un leurre qui accueille tantôt la reproduction d'une famille charentaise attachée à ses traditions rurales, tantôt l'astuce du chef de la pègre de Casque d'or pour cacher la clé de son coffre-fort. L'horloge révélée comme leurre nécessaire n'est qu'une indication symbolique pour un autre temps rappelant en passant à chronos qu'il est avec kairos un enfant de aïon. Sur cette question cruciale du temps pris alors qu'il est compté, Jacques Becker en homme pressé y compris par la maladie accomplit des prodiges. Quand Max a compris l'embrouille avec Angelo dont Riton par passion pour Josy en est la cause, et afin de lui donner les explications demandées, l'ami prend tout le temps nécessaire avant de parler à son ami fautif et lui faire la leçon. Max prend tout son temps comme Jacques Becker le prend également en différant des explications auxquelles il préfère les moments partagés qui témoignent à la fois d'un habitus personnel (l'envie tardive de déguster des toasts au pâté), d'un gestus de groupe (le repas comme moment privilégié pour converser) et de l'intensité affective d'une amitié.

 

 

 

Jacques Becker prouve qu'il peut tenir en respect les obligations du genre au nom d'une observation des gestes qui trahissent autant l'intériorisation des codes que l'épaisseur quasi charnelle d'une histoire d'amitié. Dans la foulée, le cinéaste fait le portrait documentaire de ses interprètes, Jean Gabin et René Dary, deux acteurs issus de la même génération (le premier est né en 1904, le second en 1905) qui incarnent au milieu des années 1950 les patrons d'un cinéma largement disparu avec la guerre et dont les beaux restes sont menacés par l'appétit et la vitalité de la nouvelle génération (on redit encore une fois à quel point Lino Ventura impose dès son premier rôle avec évidence une présence à la fois puissante et inquiétante, Jeanne Moreau n'est pas mal non plus, surtout sa voix). Alors que Jacques Becker est d'une génération plus vieille que les zazous de Rendez-vous de juillet et les jeunes couples d'Antoine et Antoinette et Édouard et Caroline, il est d'une génération plus jeune que les personnages qu'ils filment comme leurs interprètes, à savoir ceux qui veulent avec l'âge prendre du temps au temps compté en sauvant du naufrage qui les presse l'incorruptible grisbi. Pour cela, il faut savoir prendre de la hauteur (souvent Max est filmé en observant en plongée ce qui se passe plus bas, dans une salle de cabaret ou une rue, un escalier ou un ascenseur). Il faut savoir descendre très bas également (dans la cave où l'on torture Fifi). Il faut savoir encore ruminer à l'occasion d'une étrange séquence où la voix de Max résonne in et off avec un effet de résonance mentale, comme le soliloque d'un homme d'abord irrité par la bêtise de son ami avant d'être pris par le remords d'avoir passé la nuit avec une maîtresse alors que le sort de son ami est l'urgence même.

 

 

 

Haut, bas, fragile : le mouvement panoramique ouvrant le film au niveau des toits de Paris se conclut en descendant en direction du Moulin-Rouge. Le risque c'est de perdre la tête pour le visage et la voix d'une femme, rafale de mitraillette succédant à la guillotine réelle et l'estrapade symbolique. L'ami ayant perdu la tête ne doit pas pousser celui qui a gardé la sienne sur ses épaules à perdre la face. Le virilisme nomme l'amour des hommes qui n'aiment pas les femmes sinon comme fétiches. C'est aussi le masque d'une pudeur qui garde pour soi l'amour des hommes entre eux.

 

 

 

Le temps de Max et Riton est un temps compté. Parce qu'ils vieillissent et qu'Angelo veut mettre la main sur leur magot. Ce qui compte par-dessus tout pourtant est le temps qu'il faut se donner même quand le temps presse. Le temps qu'il faut à un ami pour pardonner à son ami qui, aussi parce qu'il a vieilli, a cédé bêtement sur le leurre de l'autre sexe. Le pardon donné à l'ami fait briller dans la nuit un sourire dont le souvenir est après l'air à l'harmonica de Jean Wiener une ritournelle mélancolique à laquelle elle s'apparie désormais. Ce sourire est une image impérissable, aussi éternelle que la valse des amoureux de Casque d'or. Dans Touchez pas au grisbi, l'amitié a la puissance de l'internel.

 

 

1 juin 2020

 Ali Baba et les quarante voleurs (1954) : Le sésame de la politique des auteurs

 

 

 

Grande année pour Jacques Becker que l'année 1954 puisqu'en homme pressé qu'il aura toujours été le cinéaste enchaîne le tournage de deux films qui restent ses plus grands succès publics : Touchez pas au grisbi et Ai Baba et les quarante voleurs. Pourtant, leur réception critique a radicalement divergé. Si le premier film est rapidement considéré comme un chef-d'œuvre du genre criminel à la française, le second est aussi vite identifié à une commande commerciale dont le peu d'intérêt artistique dissone par rapport au reste de l'œuvre.

 

 

 

Schizophrénie de Jacques Becker ? Il est vrai que la duplicité et la trahison traversent tout son cinéma avec un tranchant étincelant. Le cinéaste aurait donc cultivé son côté insaisissable en montrant qu'il peut tourner dans la foulée un film sombre dédié à une génération vieillissante qui essaie malgré une jeunesse pressante de sauver les meubles d'une morale surannée, puis un film solaire dont les cartes postales colorées sont seulement dédiées à enluminer la sagesse méditerranéenne de sa vedette, Fernandel. Le désaveu accablant le second film est tel qu'il justifie pour Jean-Louis Vey de ne même pas vouloir le traiter (ainsi que Les Aventures d'Arsène Lupin) dans une analyse pourtant souvent perspicace du cinéma de Jacques Becker, en considérant que cette compromission regrettable au cinéma commercial de l'époque est « indigne » quand il ne s'agit pas d'un « non film » (Jacques Becker. La fausse évidence, éd. Aléas, 1995, pp. 15, 54 et 88).

 

 

 

En cela, Jean-Louis Vey croit bon de céder à la « fausse évidence » qu'il essaie par ailleurs de problématiser en allant jusqu'à refluer à une position critique d'avant la césure incarnée par François Truffaut. Il faut en effet rappeler que la « politique des auteurs », qui nomme alors la ligne d'attaque et de défense critique des « jeunes-turcs » écrivant dans les Cahiers du cinéma des années 1950, a été avancée pour la première fois par François Truffaut justement à l'occasion de la défense du film de Jacques Becker (« Ali Baba et la "Politique des Auteurs" » in Cahiers du cinéma, n°44,‎ février 1955, p. 45-47). Les défauts du film sont réels, nombreux et pointés : un « Orient de canebière », la musique arabisante de Paul Misraki, la plupart des acteurs (comme Henri Vilbert dans le rôle de Cassim et l'allemand Dieter Borsche dans celui d'Abdul). Leur recension n'empêche en rien la défense du film qui, malgré un scénario passé entre plusieurs mains (au moins onze adaptateurs parmi lesquels les fidèles Maurice Griffe et Annette Wademant, mais aussi les « hussards » Roger Nimier et Antoine Blondin, et même Cesare Zavattini le scénariste de Vittorio De Sica), montre à l'image que son auteur en est précisément un.

 

 

 

Dans la perspective critique défendue par la jeune génération des Cahiers du cinéma, un auteur est celui dont l'œuvre parle pour lui. André Bazin résume en disant que, dans le cinéma d'auteur, l'auteur est aussi le sujet (« De la politique des auteurs », Cahiers du cinéma, n°70, avril 1957). Sa cohérence esthétique intrinsèque triomphe autant de la diversité des genres ou la variété des sujets que des faiblesses relatives à tel ou tel opus. C'est à ce titre que le mauvais film d'un auteur est plus intéressant que le film réussi d'un réalisateur qui se contente d'être un technicien. La « politique des auteurs » a été remise en question depuis, notamment par l'un de ses meilleurs défenseurs, à savoir Jean-Luc Godard, au nom d'une critique radicale du caractère bourgeois de l'autorité et sa personnalisation, contemporaine de la déconstruction structurale du sujet entreprise entre autres par Michel Foucault. Elle a été également dévoyée en se réduisant pour beaucoup de ses repreneurs à la combinaison d'une signature reconnaissable et d'une thématique reconduite de film en film. Le dévoiement est tel que l'on n'est pas loin de penser aujourd'hui que le bon film d'un réalisateur qui refuse de céder au surmoi de l'auteur comme pointure est bien plus intéressant qu'un film d'auteur s'ingéniant à le démontrer au spectateur.

 

 

 

La « politique des auteurs » consistait au milieu des années 1950 à défendre la politique des cinéastes contre celle des scénaristes – autrement dit la politique esthétique des formes plutôt que celle de l'académisme et des dialogues. De toute évidence, Ali Baba est un film mineur, replet des clichés orientalistes d'une société qui n'était pas encore sortie du colonialisme. Sans hésitation, Ali Baba est le film le plus faible ou le moins intéressant de toute l'œuvre de Jacques Becker, qui pourtant y pense depuis longtemps et sa rencontre avec le romancier Pierre Véry durant l'occupation pour l'adaptation de Goupi-Mains Rouges (1943). Il est par ailleurs certain aussi qu'Ali Baba est le film d'un auteur, l'acteur Fernandel dont la notoriété a permis le financement du film et qui profite de son capital symbolique pour imposer ses vues concernant la direction artistique (comme le documente Valérie Vignaux : Jacques Becker ou l'exercice de la liberté, éd. Céfal, 2000, p. 164-165). En dépit de toutes ces difficultés, Ali Baba n'en reste pas moins le film de Jacques Becker en offrant par intermittences un éclairage étonnant des formes et motifs déjà rencontrés dans les films précédents. Le sésame pour ouvrir la caverne aux trésors d'Ali Baba reste encore la politique des auteurs.

 

 

 

L'adaptation de l'un des contes les plus fameux des Mille et Une Nuits se présente avec le générique comme une « comédie-farce » au service de l'une des plus grandes vedettes comiques de l'époque. La vis comica de Fernandel est amplifiée par une distribution largement marseillaise (on reconnaît Édouard Delmont qui joue le meilleur ami du héros éponyme de Toni de Jean Renoir). Elle bénéficie de surcroît de certains dialogues bien tournés, parfois dignes de Molière (« Un mauvais maître ne fait pas un bon domestique » dit ainsi Ali Baba à son maître Cassim dont il vient de s'émanciper). La comédie de caractères (Ali Baba est l'innocent récompensé par la providence, Cassim le maître gras trompé par son avidité, Abdul le voleur rusé dont la roublardise est insuffisante face à la belle étoile d'Ali Baba) s'apparie comme on pouvait s'y attendre avec la comédie de situations également (le clou consiste dans l'élimination réciproque des bandes rivales d'Abdul et Cassim sans qu'Ali Baba n'y soit pour grand-chose). Les décors réels du sud-ouest marocain (Agadir, Taroudant, Ouarzazate) autorisent le premier film en couleurs de Jacques Becker (avec le procédé Eastmancolor – Les Aventures d'Arsène Lupin n'en sera que le second qui, lui, bénéficiera du Technicolor) de faire briller le carrousel de ses cartes postales. Qui, déjà, n'oublient pas ce que leurs ponctuations de tons vifs et chauds doivent a minima à la peinture d'Eugène Delacroix autant qu'à un film comme The River – Le Fleuve (1951) de Jean Renoir.

 

 

 

Ali Baba est donc une comédie-farce mais elle montre qu'elle a parfois des audaces qu'il faut savoir lui reconnaître parce qu'elles sont le fait d'un auteur qui n'oublie pas les dix longs-métrages qu'il a précédemment réalisés. D'un côté, la farce propose de retraduire sur un mode parodique les éléments tragiques et dramatiques appartenant respectivement à Casque d'or (1952) et Touchez pas au grisbi. Dans les trois films la femme est à chaque fois un fétiche vivant qui s'échange dans une économie symbolique pour laquelle la violence monétaire se voit redoublée par la violence sexuelle (Morgiane est achetée deux fois et risque deux fois d'être violée). La domination patriarcale n'est pas seulement l'affaire de l'autre racisé mais aussi des milieux sociaux qui, même à la marge, font la société française. Plus au centre, on a constaté le fétichisme sexuel du couturier de Falbalas (1945) comme on a plus qu'entraperçu le spectre du viol conjugal dans Édouard et Caroline (1951). L'équivalence de la femme captive et du perroquet encagé débouche sur un finale ironique avec Ali Baba monté sur sa mule et Morgiane énamourée qui le suit à côté. Le soupçon du sexisme n'est levé qu'avec le sésame de la politique des auteurs. En effet, le contrecoup des aspirations égalitaires des femmes de Antoine et Antoinette (1947), Édouard et Caroline et surtout Rue de l'Estrapade (1953) est donné avec le rappel à l'ordre patriarcal déjà effectif dans Casque d'or et Touchez pas au grisbi.

 

 

 

De l'autre, Ali Baba est aussi un western oriental qui n'oublie jamais ce que ses panoramiques doivent aux westerns de John Ford. Si le premier d'entre eux allant de gauche à droite est la réponse inversée de celui qui ouvre de droite à gauche Touchez pas au grisbi, le suivant qui montre la bande d'Abdul sur les hauteurs avant de fondre sur la caravane des marchands est une autre reprise inversée d'un plan absolument semblable tourné par John Ford dans Stagecoach – La Chevauchée fantastique (1939). Le plan est magnifique aussi parce qu'il prend souverainement le temps de montrer comment le vent fait frissonner les herbes des collines. « Un homme libre prend son temps » dit un marchand à Ali Baba. Voilà un autre sésame qui susurre toute la vérité du cinéma de Jacques Becker, exemplairement à l'œuvre avec le personnage de Max le Menteur dans Touchez pas au grisbi. L'homme pressé par les circonstances, celui qui sait que le temps presse parce qu'il est compté, a justement toujours travaillé à extraire du temps continu (chronos) l'autre temps qui est tantôt celui de l'instant décisif (kairos comme le sourire rédempteur de l'aimée ou de l'ami), tantôt celui de l'éternité (aïon comme la valse amoureuse à la fin de Casque d'or).

 

 

 

Quand on sait que les panoramiques d'Ali Baba ont été tournés avec d'autres vues (trente au total) en stéréoscopie, la farce orientaliste fait alors coïncider expérimentations visuelles et western fordien. Jacques Becker expérimente parce qu'il veut s'amuser. Il joue et le montre en multipliant ici les damiers (dans le jardin et l'intérieur du palais de Cassim) que l'on retrouve déjà dans la plupart de ses films (depuis la grille de mots croisés dans Dernier Atout). Le cinéaste avance ainsi ses pions avec une certaine beauté architecturale et chorégraphique (les bandes rivales d'Abdul et Cassim cachées derrière les piliers du palais de ce dernier) en débouchant sur l'anéantissement réciproque des groupes avérés dans leurs tendances mimétiques. La présence d'un mufti aveugle, qui rappelle d'autres figures de cécité rencontrées (le faux aveugle et vrai policier de Dernier Atout, l'accordeur de piano d'Antoine et Antoinette, les miséreux de Casque d'or), tirerait Ali Baba du côté du cinéma de Fritz Lang en arrivant même, là encore étonnamment, à précéder l'Inde factice, abstraite et métaphysique du diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou (1958). On devine seulement ce qui aurait pu être ainsi si seulement Jacques Becker avait joui de plus de moyens matériels comme de plus de liberté artistique.

 

 

 

Enfin, Ali Baba est un pur film beckerien parce qu'il repose sur la stratégie esthétique du redoublement du motif du trésor. Grisbi ou magot, celui-ci se divise en effet toujours en deux depuis le vrai collier confondu avec un faux (Dernier Atout). Il y a le temps qui presse en raison du pouvoir de l'argent et son accumulation et il y a l'autre temps dont l'or est incorruptible en s'affranchissant de tous les temps. La caverne magique est un premier trésor mais celui qui motive le plus Ali Baba est l'autre trésor incarnée par la belle Morgiane (l'actrice égyptienne Samia Gamal connue pour son duo avec Farid El Hatrache). On notera en passant la dimension franchement érotique de la circulation des formes qui, dans un raccord audacieusement suggestif, relie le ventre de la danseuse à l'entrée de la caverne constituée d'une double paroi labiale. La caverne orientale est l'endroit où il faut descendre comme on descend avec Rendez-vous de juillet (1949) dans le Caveau des Lorientais (le jeu de mots est induit par la politique des auteurs). Haut, bas, fragile : le point de vue de Sirius peut finir en estrapade ou guillotine. La chute dans le bassin d'Abdul et Cassim suivie par leur mise en cage dont l'élévation est propice à ce que les enfants leur jettent des tomates pourries exprime autrement la dialectisation du haut et du bas caractéristique du cinéma de Jacques Becker. Si certains croient qu'avec Ali Baba il s'est bassement compromis, le film a certes irrégulièrement des hauteurs qu'avère significativement le reste de l'œuvre. François Truffaut a eu raison de donner raison à la politique d'un auteur comme Jacques Becker, comme son personnage un esclave qui ne pense à rien d'autre qu'à son affranchissement.

 

 

 

Il y a eu d'autres cavernes chez Jacques Becker comme la cour intérieure où Manda assassine Leca dans Casque d'or ou la cave sous le cabaret où l'on torture Fifi dans Touchez pas au grisbi. Il y en aura d'autres, évidemment la prison du Trou (1960). Monter et descendre, c'est ce que fait un ascenseur, machine moderne souvent prisée par le cinéaste, dans Falbalas et Touchez pas au grisbi. La machine objective les automatismes d'une société qui fait de ses membres les agents interchangeables de ses machinismes. Dans Ali Baba, le héros est l'idiot qui laisse au réel et ses hasards objectifs le soin de programmer l'anéantissement automatique des bandes rivales et mimétiques. En résulte un autre mode de répartition des richesses, non pas l'accumulation par prédation mais la redistribution égalitaire. L'idiot est un communiste inconscient. Il n'en reste pas moins un autre automate, un autre médiateur aveugle après Clarence le styliste fétichiste et Manda l'amoureux tragique.

 

 

 

On le sait depuis Dostoïevski : l'idiot est un ange déchu à l'époque de la modernité. Ali Baba l'idiot heureux, Ali Baba l'innocent est un ange parmi d'autres anges beckeriens : l'ange Gabriel nommant un bistrot de Casque d'or, l'ennemi de Max prénommé Angelo dans Touchez pas au grisbi, bientôt le gentleman cambrioleur des Aventures d'Arsène Lupin, le peintre maudit de Montparnasse 19 et Gaspard en cinquième prisonnier du Trou. Un ange qui est, comme tous les anges (et l'insaisissable Jacques Becker en aura été un dans le cinéma français), un médiateur évanouissant autant qu'un passeur ambivalent.

 

 

2 juin 2020

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