Il ne manque pas aujourd'hui de grands réalisateurs de documentaires en Italie, Leonardo Di Costenzo et Roberto Minervini, Stefano Savona et Pietro Marcello, Andrea Segre et les frères Serio, et puis Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi.
Il faut dire que l'histoire du cinéma italien a pour moment charnière celui d'un renouvellement profond du rapport de la représentation à la réalité opéré à la fin de la Seconde Guerre mondiale par le néoréalisme. Avec le néoréalisme, la fiction a pour plan de consistance et condition de possibilité, qui est aussi une dignité retrouvée, le documentaire. Roberto Rossellini vient du documentaire (avec l'école italienne de la cinématographie sous-marine) et y est retourné, Michelangelo Antonioni aussi quand d'autres y passeront ou repasseront, comme Marco Bellocchio et Pier Paolo Pasolini, Ettore Scola et les frères Taviani. On pourrait citer encore d'autres réalisateurs importants comme Vittorio de Seta, Luciano Emmer et Franco Maresco, même si la grande veine documentaire aura été obscurcie par les obscénités du genre mondo initié au début des années 60 par Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi.
Un nom incontournable est aussi celui de Gianfranco Rosi. Auteur de huit films depuis 1993, Gianfranco Rosi domine le paysage au point d'apparaître comme la Rolls Royce du cinéma documentaire (italien et au-delà). Pour preuve, ses principaux longs-métrages ont cartonné dans les festivals les plus prestigieux du monde entier. En 1994, son moyen-métrage Le Passeur reçoit au Cinéma du Réel le prix du meilleur prix documentaire quand Sous le niveau de la mer y décroche en 2008 le Grand Prix. À la Mostra de Venise, Sicario, Room 164 (2010) est récompensé par le Prix FIPRESCI avant que Sacro GRA n'y remporte trois ans plus tard le Lion d'or. Quant à Fuocoammare (2016), il est récipiendaire de l'Ours d'or, nommé ensuite aux César comme aux Oscars. Notturno a déjà été montré dans une dizaine de festivals internationaux, Thessalonique, New York, Venise, Barcelone, Toronto. En 2016, Gianfranco Rosi est le président du jury de l'Œil d'or au Festival de Cannes, compétition créée l'année précédente pour récompenser le meilleur film documentaire.
Les monuments du surmoi
Tableaux vivants et lumières picturales, scènes édifiantes et compositions architecturales, focales courtes et plongées immersives, narrations minimalistes et durées sculptées, refus du commentaire et du cinéma direct, préférence hautaine et mutique au contemplatif : l'esthétique vissée sur la valorisation de ses effets de signature a une propension si grande au hiératique que la monumentalité ne manque jamais d'écraser l'inscription documentaire, au risque manifestement assumé des dénis forcés, des flatteries visuelles comme du recyclage consensuel des clichés. Au lieu d'être un travail d'éclaircissement, le cinéma documentaire l'obscurcit jusqu'à l'aporie.
L'esthétique monumentale des ruines conduit inévitablement aux ruines monumentales des films qui sacrifient le documentaire pour recevoir l'onction de l'art contemporain.
Comme ceux de son homologue bodybuildé Matteo Garrone, les films de Gianfranco Rosi ressemblent à des forteresses. En dépit du goût des voyages et la citoyenneté cosmopolite, leur auteur en serait le gardien et son autorité s'y exerce avec la sévérité du surmoi s'assurant de jouir de ce qui, à la fin comme au début, doit rester à sa place.
1 octobre 2021 - 17 décembre 2022
Dédié au pape François, In Viaggio est un catalogue de poncifs pontificaux, un zapping imposant, avec l'équivalence générale des lieux, l'interchangeabilité des causes et des raisons pour lesquelles se déplacer. Pourquoi Gianfranco Rosi s'est-il alors lancé dans pareille entreprise ? La réponse est peut-être dans la question quand elle a pour nom moins François que Rosi. Le pape est un être glorieux, l'habit blanc qui irradie.
Le concept de gloire est strictement associé à celui de règne en déterminant le socle théologique de toute théorie du pouvoir politique, séculier y compris.
Acclamations et cérémonies, louanges et protocoles, rituels et liturgies participent ainsi d'une économie du consensus et de la doxa que l'Église catholique a constitué durant toute sa longue histoire en en confiant le legs piégé à la modernité.
Gianfranco Rosi le
sait très bien en reconnaissant dans la cabine de la papamobile le grand angulaire de ses perspectives filmiques favorites. In Viaggio est un glorieux autoportrait, sérieux
comme un pape. Le cinéma de Gianfranco Rosi ? Une rosimobile.
Catalogue de poncifs pontificaux
Depuis son élection en mars 2013, François irrite la frange intégriste du catholicisme. Et pour cause, il est le pape le plus social et progressiste depuis Jean XXIII et Paul VI, les promoteurs de Vatican II, le concile œcuménique historique qui, entre 1962 et 1965, représente pour l’Église catholique un aggiornamento favorable à l'ouverture et la modernité. Ses multiples interventions en soutien aux migrants, ainsi que ses critiques à propos des dévastations sociales et écologiques provoquées par le néolibéralisme font de cet homme d'origine argentine et formé à l'école des jésuites une personnalité somme toute relativement hétérodoxe dans le monde catholique.
Gianfranco Rosi a eu accès aux archives des déplacements internationaux du pontifex. Leur montage constitue un curieux catalogue de fragments de discours, le pape sautant d'un fait de société (le scandale des prêtres pédophiles) à un autre (le génocide arménien), comme autant de tampons sur un passeport. Katalogos dit en grec l'énumération de haut en bas, autrement dit le refus de choisir. Le documentariste ne choisit pas en effet : il prend tout en comprimant son sujet ainsi réduit à la répétition du même, discours consensuels et voyages diplomatiques. La solitude paradoxale d'un homme qui fait lien entre tous les catholiques émergerait si seulement Gianfranco Rosi s'attachait un tant soit peu à en singulariser la figure, en donnant du contour à la réserve qui serait la sienne. Une réserve qui est un autre nom du hors-champ pour celui qui attire tous les regards, obligé à irradier dans tout le cadre.
Le catalogue de poncifs pontificaux aboutit pourtant à un zapping permanent qui impose, avec l'équivalence générale des lieux, l'interchangeabilité des causes au nom desquelles se déplacer. Pourquoi Rosi s'est-il lancé alors dans pareille entreprise ? La réponse est peut-être dans la question qui a pour nom moins François que Rosi, toujours incapable de ne pas faire interposition.
Œcuménisme = sulpicianisme = monumentalisme = gloire
En effet, le réalisateur italien cède plus souvent qu'à son tour à sa passion insatiable du monumental, avec les rassemblements en masse, les prises de vue aériennes, le gigantisme des structures, les grandes orgues de l'État. Gianfranco Rosi est bien le Sebastião Salgado du cinéma documentaire. L'œcuménisme lui sied en se comprenant comme un sulpicianisme.
Le pape est écouté par les puissants du monde entier comme par les masses pieusement rassemblées pour jouir des rayonnants effets de sa sainteté. Il arrive des airs pour y repartir, il est accueilli dans les lieux du pouvoir, il est filmé par des dizaines de caméras et un nombre infini de téléphones portables : il représente plus d'un milliard 300.000 personnes qui se reconnaissent dans le catholicisme. Une star. Le pape est précisément une gloire dont le concept est strictement associé à celui de règne en déterminant le socle théologique de toute théorie du pouvoir, même séculier.
Acclamations et cérémonials, louanges et protocoles, rituels et liturgies participent d'une économie du consensus et de la doxa que l'Église catholique a constitué durant toute sa longue histoire en en confiant le legs piégé à la modernité. C'est en faisant la généalogie rigoureuse et érudite de la gloire que le philosophe Giorgio Agamben reconnaît dans les démocraties libérales, consensuelles et médiatiques contemporaines un héritage constitutif de ce que Guy Debord aura appelé de son côté aussi la « société du spectacle ».
L'homme en blanc est donc
au centre des regards comme de toutes les perspectives, les grands sujets de société et le spectacle de leurs résonances médiatiques. Gianfranco Rosi ne filme pas l'homme, qui l'intéresse peu,
mais la fonction dont il prend acte sans l'analyser ni la critiquer. Le monumentalisme goûte peu aux incarnations, et pas davantage aux dialectisations. C'est que Rosi a compris qu'il n'était
pas, comme réalisateur et comme auteur de documentaires spectaculaires et acclamés dans le monde entier, tout à fait indifférent à la question de la gloire. Un plan récurrent est d'ailleurs celui
du pape dans la cabine en vitres blindées de sa papamobile. La cabine reproduit le cube scénographique du Quattrocento en ayant pour dernier avatar technologique l'objectif grand
angle des caméras numériques. C'est le point de vue préféré de Rosi qui dénie à la monumentalité qu'elle a pour corrélat les ruines nécessaires à son édification. Le cinéma de Rosi est aussi une
Rosimobile.
Si In Viaggio est un film édifiant, ce documentaire l'est surtout en faisant du pape François un double creux et blanc du réalisateur qui se projette sur lui, s'autorisant ainsi à glisser les images de ses films précédents dans le montage des archives papales. Son film qui est un catalogue de poncifs sur l'exercice pontifical possède au moins la vertu de vérifier que le cinéma de Gianfranco Rosi a toujours été affecté d'un sérieux de pape.
16 décembre 2022
Notturno est une forteresse et son gardien y exerce une autorité hautaine et sévère, celle du surmoi. Les tableaux vivants y sont des blocs statiques, clivés entre le gigantisme des ruines filmées et les ruines éthiques d'une esthétique de la monumentalité. La question documentaire qui est toujours celle de l'autre n'y a dès lors plus vraiment sa place.
Si Notturno arrive toutefois à documenter quelque chose, c'est la persistance rétinienne des clichés de l'orient compliqué. Avec eux, on perçoit les ruines d'un certain cinéma rêvant dans les grandes largeurs de recevoir la glorieuse onction de l'art contemporain.
« Vers l'orient compliqué, je volais avec des idées simples »
(Charles de Gaulle, « L'orient », Mémoires de guerre, 1954)
Placée sous la lumière bleue d'un matin entre chien et loup, la scène est impressionnante. La première scène du film est impressionnante tant elle l'est volontairement, c'est appuyé, il n'y a pas à en douter. Plusieurs groupes de soldats s'entraînent dans la cour, ils courent en formations compactes sur le terrain et leurs cris s'accordent à la lourde menace des nuages chargés au-dessus de leurs têtes – comme de la nôtre. Il n'est nul besoin d'une prise supplémentaire pour indiquer la beauté intrinsèque d'une discipline militaire comme livrée à elle-même, autrement dit exposée sans explication, soustraite à tout souci d'inscription. Un pur bloc affranchi de toutes liaison et causalité comme le monument chu d'un désastre obscur, vers inépuisable du « Tombeau d'Edgar Poe » (1876) de Stéphane Mallarmé. Un monument dont le plan est garant en composant picturalement avec la très romantique beauté de ses ruines virtuelles – à moins qu'elles ne soient pas toujours déjà réelles.
La beauté propre à la discipline militaire est un monument ambivalent quand elle n'est pas ambiguë, entachée d'une esthétisation qui a pour limite les ruines concrètes du fascisme.
Notturno commence ainsi et il ne changera jamais de braquet. La monumentalité des ruines y est souveraine, invariablement. La scène suivante le montre particulièrement. Dans une vaste prison turque abandonnée et éclairée par les feux d'un soleil pâle, des mères marchent en silence. Elles en empruntent les couloirs en cherchant le meilleur espace disponible, la meilleure scène pour y incarner l'antique tradition des pleureuses. Les mères éplorées pleurant la mort de leurs fils composent le tableau vivant des pleureuses dont la tradition remonterait à l'Égypte antique. La scène en question a beau s'inscrire dans un régime plus signifiant sur le plan historique (la violence de l'État turc à l'égard de la volonté autonomiste kurde), elle n'en est pas moins mise en scène. Elle l'est expressément, et de telle sorte que le tableau vivant semble préférer le temps long d'une tradition culturelle, en accentuant jusqu'à l'écrasement le documentaire des deuils particuliers et des contextes spécifiques.
Encore une fois, l'esthétique monumentale l'emporte dans la valorisation, voire la survalorisation des ruines, mortes comme vivantes. Disparus hors-champ et survivants dans le champ se retrouvent dès lors ensemble, sous la garde d'un dispositif programmé à extraire du travail documentaire toute la plus-value culturelle nécessaire à légitimer son autorité.
La forteresse et son gardien
Notturno : le titre est le premier indicateur de la nouvelle entreprise de Gianfranco Rosi. Le nocturne est une forme musicale apparue au 17ème siècle en servant à qualifier des divertissements exécutés par des formations modestes, de nuit en plein air. À partir du 18ème siècle, la forme se singularise en se caractérisant par une tournure formelle et expressive plus lente et pathétique qui va connaître une consécration artistique avec le siècle suivant et des compositeurs romantiques comme Hector Berlioz et Frédéric Chopin. Au même moment, des peintres s'inspirent du genre des nocturnes musicales pour proposer leur équivalent peint dédié à la représentation d'une scène de nuit, éclairée par la lune ou les étoiles. Gianfranco Rosi s'attache donc à en élargir le registre sur le versant cinématographique, mais en assumant que le genre du nocturne risque aussi de renchérir sur un obscurcissement de ce que le cinéma documentaire aurait pu au contraire aider à éclaircir.
L'auteur de Notturno nous explique ainsi qu'il a passé, pour les besoins du tournage de son film, trois années à accumuler des images et des sons entre le Liban, le Kurdistan, l'Irak et la Syrie. Comme toujours, le réalisateur-voyageur né en Érythrée, qui a grandi à Istanbul et qui possède la double nationalité italienne et étasunienne, procède seul. Il est en effet son propre opérateur de prises de vue, son propre ingénieur du son et même son propre monteur. Le montage final de son film d'une durée de 100 minutes est fort de scènes tournées selon un même et imperturbable modus operandi. Il se caractérise notamment par l'usage du grand angulaire rabattant le champ sur les dimensions du cube du Quattrocento, l'utilisation de la durée aidant à consacrer l'assomption des scènes connotées artistiquement et, quelquefois, l'emploi d'axes en plongée partielle qui témoigne du surplomb surmoïque de la vision.
Le vieux cinéma direct est donc fui au bénéfice esthétique de l'érection des tableaux vivants et des compositions plastiques : chasseur qui traverse le fleuve tandis que la nuit est embrasée par l'incendie de deux puits de pétrole ; route soumise à une inondation dont certains pans s'effondrent tandis que les voitures roulent dessus ; couvertures et enfants endormis formant un gigantesque patchwork. La solitude des gestes documentaires de Jean Rouch ou Johan Van Der Keuken s'est désormais transformée en promotion de l'ego artistement disposé à la composition autocentrée des tableaux vivants, plutôt qu'à construire un espace de relation décentré entre l'opérateur et les sujets filmés. Les blocs filmés ont tout le statisme nécessaire pour dénier le fait qu'ils sont clivés jusqu'à l'aporie entre la monumentalité des ruines vraies et les ruines éthiques d'une esthétique de la monumentalité.
Depuis le début des années 2000, la photographie des ruines a débouché sur les ruines photographiques d'une esthétique que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier aujourd'hui de ruin porn. Comme un équivalent en cinéma de Sebastião Salgado dont les photographies virent si facilement à l'imagerie sulpicienne, Gianfranco Rosi n'hésite pas à s'abandonner plusieurs fois à une esthétique de la monumentalité des ruines dont le romantisme est devenu aujourd'hui contigu à la sphère pornographique. Notturno est une forteresse et son gardien y exercerait une autorité aussi hautaine et sévère que celle du surmoi dans les textes de Sade.
Les tableaux vivants de l'orient compliqué sont des clichés
Gianfranco Rosi cultive de toute évidence des obsessions : la balade lente sur le fleuve (Le Passeur en 1993, tourné sur le Gange) ; les communautés désœuvrées (le camp de caravanes de Slab City dans le désert californien de Sous le niveau de la mer, 2008) ; les zones d'indifférenciation géographique (le boulevard périphérique contournant Rome dans Sacro GRA en 2013) ; le huis-clos abritant le récit des violences (le tueur à gages des cartels mexicains d'El Sicario, Room 164 en 2010). Notturno les abrite toutes mais la couvée des tropismes sert à souligner les effets d'autorité d'une signature qui coiffe l'écriture en pesant sur la capacité du réalisateur, déjà toute relative, à accueillir la parole de l'autre et la recevoir comme l'expression d'un rapport, d'une relation d'échange et de réciprocité.
Ici, des enfants racontent à une pédiatre les violences perpétrées par Daech ; là, une mère passe en revue les messages téléphoniques de sa fille kidnappée par l'État islamiste. Les récits sont terribles, poignants, mais la monumentalité de la forme est un mur et il fonctionne comme un étouffoir. On retiendrait davantage un couple sur les toits d'un immeuble, elle qui fume le narguilé et lui qui la regarde, amoureusement. La séduction, même entachée d'orientalisme, soulève cependant des vapeurs et des humeurs érotiques dont les brassages moléculaires passent le sas molaire des constructions bétonnées.
« Vers l'orient compliqué, je volais avec des idées simples » : la phrase de Charles de Gaulle est connue, elle ouvre le chapitre « L'orient » du premier tome de ses Mémoires de guerre. Et irait comme un gant à Gianfranco Rosi qui, parti vers « l'orient compliqué », a dû voler avec des idées bien simples pour en ramener, confits dans la picturalité des tableaux vivants, de pareils clichés. Les clichés de l'orient compliqué représentent d'autres ruines qui s'ajoutent aux ruines éthiques d'une esthétique monumentale ayant si peu le souci documentaire de l'autre. On les reconnaît dans Notturno, déjà via un principe de confusion géographique qui pose l'équivalence problématique des lieux et des sites (Liban, Syrie, Irak, tout cela au fond est équivalent). L'indifférence des distinctions géographiques s'acoquine également avec la minoration des raisons historiques dont l'expression considérablement réduite se joue avec la mise en scène d'une petite pièce de théâtre abritée par un asile psychiatrique.
Si le film de Gianfranco Rosi voulait se dédier à décrire un pays qui manque encore d'exister sur la carte (le Kurdistan), il le fait sans engagement, impuissant à regarder les combattantes kurdes comme y arrivait avec un trouble insistant Gulîstan, terre de roses (2016) de Zaynê Akyol. On pose également la question de l'absence d'Israël, pourtant en guerre en Syrie comme au Liban. Le présent situé en étant historicisé se voit ainsi aboli au nom du grand bordel régional dont les ruines sont si belles, mais d'une beauté aussi générique qu'abstraite.
Dans Notturno la survalorisation symptomatique de la menace de l'organisation terroriste Daech va enfin de pair avec la mise en sourdine des menées impérialistes occidentales ayant recomposé et décomposé la région depuis un siècle, des accords de Sykes-Picot en 1916 achevant l'empire ottoman au bénéfice de la France et de la Grande-Bretagne aux guerres étasuniennes des années 1990-2000. De tout cela, Gianfranco Rosi ne veut rien savoir. Les clichés de l'orient compliqué suffisent à l'imagier. En guise de contre-poison, on pourra lui opposer Mapping Lessons (2020) de l'égyptien Philip Rizk dont les montages, s'ils sacrifient parfois la dialectique à la didactique, ont cependant le mérite de réinscrire l'histoire de la région dans la grande histoire du cinéma comprise comme celle des rapports de propriété. La leçon de l'esthétique monumentale des ruines consiste à manquer de vergogne en rabattant la question (documentaire) de l'autre sur la mauvaise réponse qu'est le même. Le monument manquera toujours à se comprendre comme un « monumanque » (Jacques Derrida), c'est-à-dire le monument qui manque dans le paysage. Voir et revoir à ce sujet-là les films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Si Notturno arrive à documenter quoi que ce soit, ce sont, avec les clichés catastrophiques de l'orient compliqué, les ruines d'un certain cinéma documentaire rêvant en grand (angulaire) de recevoir l'onction de l'art contemporain.
Déjà, Fuocoammare (2017) ratait les efforts militants participant sur l'île sicilienne de Lampedusa à construire le pont et faire le raccord entre le sort des migrants et la présence des habitants. Notturno enchaîne en composant des tableaux vivants à seule fin de monumentaliser les sempiternels clichés de l'orient compliqué. La monumentalisation des ruines est la forteresse de son gardien désorienté, un peu comme si Antoine Sfer avait tourné les films de Roy Anderrson. La même esthétique monumentale induit également, et dans un sens plus général, le sarcophage d'une désorientation occidentale quand l'orient qui nous est si proche est ainsi voué à tant d'incompréhension et d'obscurcissement.
1 octobre 2021
L'indifférence qui accable le sort des migrants à Lampedusa, Gianfranco Rosi en compose l'image avec la métaphore réitérée du problème de vision. Le motif structure en effet tout son film par-delà l'abîme continûment souligné d'un monde divisé, autrement dit deux mondes qui se côtoient tout en s'ignorant, si proches spatialement et pourtant si éloignés socialement : mondes des réfugiés et monde des autochtones.
Pourtant il n'y a pas deux mondes aveugles qui seraient abusés par une mer d'indifférence, mais bien l'indifférence stratégique d'un documentariste aveugle au réel quand il contredit ses idées, délibérément muré dans le déni. Fuocoammare se voit ainsi placé sous l'empire du punctum caecum qu'il y a toujours déjà dans l'œil de son auteur.
« L'œil porte en lui la fonction mortelle d'être en lui-même doué… d'un pouvoir séparatif »
(Jacques Lacan, Séminaire XI : Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
leçon du 11 mars 1964, éd. Seuil, 1973, p. 104)
Deux mondes parallèles
(une mer d'indifférence)
L'indifférence européenne face au sort des réfugiés affluant à l'aide d'embarcations de fortune sur l'île de Lampedusa située à moins de 300 kilomètres du continent africain est si grande en s'exerçant exemplairement toujours déjà à Lampedusa. La représentation de cette indifférence est la question de Gianfranco Rosi. Son sixième documentaire alterne ainsi deux séries d'images ; l'une consacrée au travail des autorités frontalières portant secours aux migrants perdus en pleine mer ; l'autre dédiée au quotidien de quelques îliens. Avec cette alternance, le documentariste ferait l'épreuve d'une constatation réitérée, celle d'une hétérogénéité radicale, d'une coupure réelle, d'une division séparant des mondes parallèles.
Certes il y a, ici et là, l'exception deux points de contact avérés : d'une part avec une information à la radio commentée laconiquement par une habitante de l'île ; de l'autre avec un médecin s'occupant d'une migrante enceinte de jumeaux puis du fils d'un marin-pêcheur. On relève également quelques effets suggestifs de correspondance obtenus par montage : un programmateur de radio locale dont on croit d'abord, avant de se raviser, qu'il travaille avec les gardes-côtes à la localisation des migrants perdus en haute mer ; la lumière d'une torche trouant la nuit et dont le motif est partagé par les îliens autant que par les autorités maritimes ; la réitération d'un autre motif associé au précédent, celui d'un problème de vision et au sujet duquel il faudra revenir tant il paraît déterminant. Les correspondances comme les exceptions participent ainsi à flécher une obstination : Fuocoammare déploie la carte selon laquelle à Lampedusa il y aurait deux mondes humains qui ne se croisent jamais ou presque.
Et la chose serait d'autant plus attestée depuis la décision prise, après le naufrage en octobre 2013 d'une embarcation partie de Tripoli en Libye avec à son bord 500 migrants (pour la plupart d'origines érythréenne et somalienne) ayant entraîné la mort par noyade de 366 d'entre eux, de repousser la frontière en haute mer en vidant le centre de rétention actif sur l'île depuis 25 ans au profit de « hotspots », soit des centres d'enregistrement et d'identification considérés par l'ONU comme de véritables centres de détention. En réponse à la fois humanitaire et militaire à ce drame dont les causes sont politiques, l'opération « Mare Nostrum » a été montée par la Marina militare, à laquelle s'est substituée depuis novembre 2014 l'opération « Triton » menée par Frontex. Cette agence assure la coopération opérationnelle aux frontières extérieures pour les États membres de l'Union Européenne afin d'aider l'Italie à endiguer au bénéfice de la forteresse un afflux de migrants arrivant par voie maritime et, pour certaines années, pouvant dépasser plus de 20.000 personnes secourues.
Gianfranco Rosi ne rentre toutefois pas dans le détail des politiques européennes de contention ni des conséquences de la crise des intérêts communs entre certains pays membres de l'UE (comme la France) et les régimes autoritaires de la Tunisie et de la Libye (on sait par exemple que le départ contraint de Ben Ali en février 2011 puis l'intervention militaire prônée par Nicolas Sarkozy entre mars et octobre de la même année ont provoqué un afflux massif de migrants). Ce qu'il préfère montrer, c'est d'un côté le travail des autorités côtières et maritimes italiennes et européennes œuvrant à sauver des centaines de migrants du naufrage et de la noyade. Et, de l'autre, la vie quotidienne de quelques îliens parmi lesquels un enfant pris par les jeux de son âge. Entre les deux s'exposerait le vide d'une absence de raccord où coulerait le flot d'une indifférence plus authentique que les traitements spectaculaires des médias et les constats alarmistes tirés par des extrême-droites européennes préoccupées de spéculer tant sur la menace des migrants que sur la peur des habitants.
Un problème de vision
(le déni)
L'indifférence, Gianfranco Rosi en fait l'image à partir de la métaphore du problème de vision. Le motif structure en effet tout son film, par-delà l'abîme continûment souligné d'un monde divisé en deux : autrement dit deux mondes qui se côtoient tout en s'ignorant, si proches spatialement et pourtant si éloignés socialement. C'est d'emblée un problème récurrent de localisation auquel se frottent des autorités qui, munies d'écrans de contrôle, de radios et de radars, échouent parfois à garder le contact, et peut-être à retrouver des migrants perdus en haute mer. C'est aussi un médecin obstétricien qui peine à échographier le sexe du second enfant attendu par une réfugiée. Ce sont encore deux migrants qui retiennent en particulier l'attention : l'un parce qu'il doit être photographié pour être enregistré et qui regarde non pas l'objectif du photographe mais la caméra du documentariste ; l'autre parce qu'il semble avoir été victime d'une agression physique ayant entraîné de terribles lésions à son œil droit. C'est enfin un petit garçon prénommé Samuele qui, en dépit de son regard d'aigle lui permettant d'être habile au lance-pierres, est affecté d'un œil gauche paresseux qu'il lui faut rééduquer en portant des lunettes, ainsi qu'un bandeau adhésif sur l'œil droit.
Toutes choses qui, entretenues par un goût manifeste pour la variété sensible des phénomènes lumineux (lumières naturelles du ciel rougeoyant quand vient la nuit, lumières artificielles trouant la nuit une fois qu'elle est tombée), convergeraient vers le plan d'une éclipse solaire taché de quelques nuages sombres. L'aveuglante métaphore de l'indifférence devrait donc se comprendre également comme une occultation volontaire. Pourtant, la force de conviction du documentariste (disons humaniste, celle qui lui a sûrement permis de décrocher un Ours d'or) ne cesse jamais d'être infléchie par quelques contradictions internes, quand elle n'est pas pervertie par des effets de séduction inappropriés. Jusqu'à nous demander si le problème de vision n'est pas au fond celui qui affecte et contrarie le regard de Gianfranco Rosi lui-même, lui qui pose d'emblée l'idée de l'existence de deux mondes liés par un seul rapport qui serait celui de l'indifférence, en ignorant outrageusement que les faits sont aussi concrets que têtus. Et têtus quand bien même ces faits sont comme ici tus.
Gianfranco Rosi peut légitimement s'appuyer sur une présence d'un an sur l'île de Lampedusa afin d'être reconnu par ses habitants. Et être ainsi considéré non pas comme un journaliste motivé par la publicité du sensationnel, mais comme un réalisateur soucieux de documenter la complexité de situations différemment vécues selon que l'on soit migrant ou habitant. Il n'empêche que l'on peut quand même s'étonner du fait que le vide consigné entre deux mondes, quasiment aveugles l'un à l'autre, est en réalité contredit par l'idée vraie d'un seul monde, certes segmenté et divisé, mais aussi peuplé, outre de migrants, de forces de police et d'habitants. Et puis d'un certain nombre de personnes qui, habitant ou non de Lampedusa, travaillent en collectifs militants mobilisés à soutenir les migrants en armant leur aide d'une critique radicale des politiques européennes et des autorités les appliquant.
On songe en particulier au Collectif Askavusa (soit les « nu-pieds » en sicilien) créé en 2009 contre le centre de rétention qui se trouvait alors sur l'île. Les membres du collectif, bénévoles et citoyens solidaires, travaillent à réinscrire la question migratoire dans une dynamique culturelle avec une exposition permanente des divers objets collectés (c'est le projet dit « espace Porto M »). Ils dénoncent aussi les raisons et les conséquences des phénomènes migratoires affectant la Méditerranée, tout en luttant enfin contre la multiplication de radars considérée comme une « frontiérisation » militarisée de Lampedusa.
On peut par conséquent affirmer qu'il n'y a pas deux mondes aveugles en ce qu'ils seraient aveuglés par une mer d'indifférence, mais bel et bien l'indifférence stratégique d'un documentariste qui est volontairement aveugle au réel quand il en viendrait comme ici à contredire ses idées, délibérément dans le déni. Tout Fuocoammare paraît en effet placé sous le vaste empire du punctum caecum qu'il y aurait toujours déjà dans l'œil de son auteur.
Il n'y a qu'un monde
(la tache aveugle était dans l'œil)
De cela, c'est-à-dire du fait qu'il existe des actions collectives et militantes travaillant précisément à ne pas creuser l'écart existant entre les migrants et les habitants, Gianfranco Rosi ne sait rien, ne veut rien savoir. L'indifférence à ce savoir se justifie ainsi au nom d'une certaine obsession de l'indifférence qui est une fantasme plaqué pour faire écran à la réalité. Qui est celle-ci : il n'existe pas deux mondes séparés par une mer d'indifférence, mais bel et bien bien un seul et même monde, un monde conflictuel et divisé par un antagonisme de type politique, un même monde où le migrant n'est plus seulement l'autre qui fait peur, mais le prochain avec qui l'on peut composer et doit recomposer une autre figure de l'humanité.
Voilà ce qui différence radicalement l'auteur de Fuocoammare de réalisateurs autrement engagés sur ces questions tels Sylvain George ou Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz. Mais le bénéfice symbolique d'une telle stratégie permet aussi à Gianfranco Rosi de se présenter de façon valorisante comme celui qui, à lui seul, a la mobilité l'autorisant à créer des rapports là où il n'y en aurait pas. Sauf que les rapports seraient strictement d'indifférence en étant seulement établis à distance et symboliquement. On aurait même envie d'écrire « par écrans interposés » tant ils pullulent dans Fuocoammare, comme si son réalisateur admettait par ailleurs rapporter son propre regard sur celui des institutions l'ayant autorisé à filmer.
Il y a cependant dans Fuocoammare des moments qui sont d'incontestables réussites. On pense en particulier à ces rescapés nigériens dont les souffrances forment un bouleversant chant épique qui pourrait évoquer la « ciné-transe » de Jean Rouch si Gianfranco Rosi refusait avec moins d'ostentation hautaine le cinéma direct. On pense également aux jeux nocturnes et solitaires du petit Samuele. D'autres passages sont en revanche victimes d'afféterie. Ainsi de ces vues en plongée sous-marine, des numéros d'acteur du gamin, des champs-contrechamps des auditeurs de la station de radio et de son animateur répondant à leurs demandes comme autant de preuves d'une ubiquité superfétatoire. D'autres plans sont même franchement gênants. Par exemple les migrants sont réduits à de la pure souffrance filmée en gros plan mais en longue focale quand Samuele a droit, lui, à des gros plans plus ouverts et moins écrasants, filmés en focale courte. Jusqu'à des excès carrément discutables, voire obscènes, du réfugié à l'œil blessé filmé en très gros plan jusqu'au filmage insoutenable au milieu d'un amoncellement de corps dont on ignore alors s'ils sont vivants ou morts.
On se demande alors si l'alternance des séries filmiques ne caractérise pas un dispositif dont le calcul sert à ménager la sensibilité du spectateur, les facéties de Samuele rachetant des horreurs toujours plus accentuées dans leur exposition progressive. Et d'autant qu'elles sont déliées, détachées de la compréhension de leurs raisons. Comme si l'alternance venait en dernière instance témoigner de la dissymétrie même affectant le regard de Gianfranco Rosi, un œil actif mais l'autre paresseux exactement comme le petit Samuele. Au point de se faire aveugle à tout le tissu militant permettant de penser que, non, définitivement non, il n'y a pas deux mondes méritant respectivement leur type de focale et leur régime de figuration : les focales courtes pour l'enfant crédité du droit d'être singularisé et, à l'opposé, les focales longues pour l'ensemble des migrants réduits ou quasiment à n'être qu'une masse plaintive.
La coupure est en fait dans l'œil du réalisateur : l'indifférence projeté dehors est en réalité le cadre de son regard, la tache aveugle expliquant ses propres problèmes de vision.
Comme le répète Alain Badiou il n'y a qu'un seul monde même s'il abrite plus d'un monde. Celui qui, par exemple, donnerait raison au réfugié qui identifie l'objectif du réalisateur avec celui des appareils photographiques appartenant à la gestion policière des situations migratoires. Il y a un monde, celui qui aurait autorisé Fuocoammare à donner vraiment raison à son titre, de la chanson populaire évoquant l'incendie d'un bateau au large de Lampedusa pendant la Seconde Guerre mondiale au paysage de mer et de feu d'une « Mare Nostrum » renversée en vaste cimetière marin européen. Le film aurait ainsi rendu justice à ce qui se joue en vérité sur l'île et qui nous arrive en se passant en effet par-delà Lampedusa.
4 octobre 2016