La France contre les robots est le nouveau film de Jean-Marie Straub, adapté d'un passage de l'ouvrage éponyme de Georges Bernanos publié en 1944 à Rio de Janeiro, trois ans plus tard en France quand l'écrivain revint de son exil brésilien. Le film est un court-métrage qui existe dans deux versions, la première d'une durée de 4 minutes 56 et la seconde durant 4 minutes 54. Il n'y a pas à opter pour l'une ou l'autre des deux versions, mais à choisir la troisième option consistant à les choisir toutes les deux pour les considérer ensemble, dans les pas de leurs ressemblances et les contre-pieds de leurs dissemblances.
Pas d'autre choix, de fait, si l'on désire saisir les effets de parallaxe d'un diptyque qui soumet la critique de notre accablante actualité à l'éclaircissement prismatique de nos antiques antagonismes. L'image dialectique fuse ainsi en étincelles parallactiques qui électrisent les effets d'optique d'une esthétique que la lucidité politique réfléchit.
La France contre les robots se joue ainsi en se rejouant différemment, deux fois deux, un fragment textuel de Georges Bernanos que redouble le battement du diptyque cinématographique de Jean-Marie Straub, le même film qui se divise en deux pour faire de la division un opérateur paradoxal de multiplication : c'est une dyade de dyade comme une libellule a deux paires d'ailes.
En anglais, la libellule se dit dragonfly soit « dragon volant », en Bretagne nadoz-aer soit « aiguille de l'air » ou « aiguille de serpent », équivalente de la salamandre pour les normands. C'est ainsi que la dialectique, en divisant le un en deux et en poussant le deux jusqu'au quatre, darde ses rayons parallactiques comme des aiguilles de l'air, des flèches de feu qui brûlent les yeux de ceux qui préfèrent de telles brûlures aux crevures qui les crèvent.
L'antagonisme au milieu (la faille)
Conçue avec Danièle Huillet et continuée en persévérance et fidélité après sa disparition, la pratique consistant à proposer plusieurs versions d'un même film, allant jusqu'à quatre versions avec La Mort d'Empédocle (1986) comme un attentat perpétré contre l'unicité fantasmatique de l'œuvre d'art réellement obsolète à l'époque de sa reproductibilité technique, a toujours exprimé ceci : la forme ne vient et ne tient qu'en conséquence des écarts de la matière mouvante et de l'idée fixe qui la contredit. L'antagonisme n'est pas extérieur au film, sa question ne relève pas du champ de sa représentation mais, pour en relever le pari, doit être intrinsèquement saisi. L'antagonisme nomme dans la perspective de la parallaxe la différence pure, la plus mince et la plus essentielle, celle dont témoigne la pluralité des versions en contrecarrant, avec le recours fragmentaire à des textes qui, à l'instar de celui, n'ont pas été écrits pour être récités et joués en plein air, toute primauté imaginaire étant habituellement accordée à l'unicité, la totalité et l'identité.
Le pari tenu de l'antagonisme assure ainsi, contre la fantasmatique unicité de l'œuvre d'art et sa clôture idéologique sur elle-même, la singularité authentique d'un geste qui assume jusqu'au bout la vérité déniée de l'antagonisme, contredisant et se divisant lui-même pour mieux en multiplier la portée. Un geste qui prend tout son sens en tirant du vieux principe de l'adaptation un exercice d'expérimentation, celui d'une forme d'adoption d'un moment du passé pour court-circuiter un présent autophage, monté en boucle amnésique et auto-hypnotique.
L'antagonisme, comment donc le diptyque en témoigne-t-il ? Dans l'intervalle du fixe et du mouvant, comme un effet de parallaxe qui ferait des étincelles. L'immobilité est celle de la structure (avérée dans le découpage des plans et la diction réglée des textes récités), la variabilité (des prises de son et de vue) celle du réel qui flue et qui, en durant, se différencie perpétuellement. Dans l'intervalle du mouvement et de l'arrêt, du flux et de la césure, jaillit l'image dialectique qui ne l'est, dialectique, qu'à l'arrêt justement et c'est ainsi qu'il y a moyen de penser l'interruption nécessaire de ce qui a cours et dont le cours est catastrophique.
Dans son Passagenwerk, ce monument en ruine dont le projet inachevé a occupé la vie de son auteur entre 1935 et son suicide en 1940, Walter Benjamin lecteur d'August Strindberg note justement ceci : « Il faut fonder le concept de progrès sur l'idée de la catastrophe. Que "les choses continuent comme avant [à aller ainsi]", voilà la catastrophe » (Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, éd. Cerf, 1993, p. 491 [N 9a, I]). En 1945, Georges Bernanos partage un semblable constat. 75 ans après, celui-ci n'aura fait qu’empirer.
Percer l'obscurité de l'actuel avec les flèches décochées de l'inactuel, ces aiguilles de l'air ou ces flèches de feu comme on parlerait de salamandres ou de libellules, c'est remettre l'antagonisme à sa place, autrement dit au milieu – la faille en faillite de l'ordre des places que son imaginaire escamote comme le rasoir déchire l'œil au début du Chien andalou (1929) de Luis Buñuel. La percée ne tient décisivement que dans la garde de la faille.
Le maintien de l'antagonisme contre l'hégémonie de son déni justifie ainsi le diptyque tout en garantissant le respect de la non conciliation de l'égalité (du point de vue formel de la structure) et de la diversité (du point de vue documentaire de l'enregistrement du réel). Le communisme ne se dit pas dans la phraséologie routinière d'un marxisme-léninisme stalinisé, il se montre dans une dialectisation renouvelée de la dialectique, qui ne se tient qu'en tenant les deux bords, égalité et variété, qui se contredisent plus qu'ils sont seulement opposés. Le geste de la libellule se divise ainsi sans se disloquer, en tenant sur une paire d'ailes l'égalité (qui se dit autrement l'indifférence aux différences) et sur une autre la diversité (qui montre la sensibilité au réel qui sans cesse devient en ne revenant jamais au même).
Voilà le communisme (il n'a pas failli)
Voilà le communisme, celui dont on dit ici, si l'on doutait qu'il puisse un jour exister, qu'il caractérise a minima, qui est un maximum, la nécessité d'un geste de cinéma, dont la jeunesse comprime l'expérience d'un demi-siècle de pratiques en deux fois cinq minutes à peine, sa quintessence même. Différence empirique du réel et indifférence structurelle de l'idée répétée, variété des prises de vue et de son (et peut-être même de techniciens, à l'image d'abord Renato Berto puis Patrick Tresch) et égalité des films comme autant de prises de position. Les concepts d'égalité et de diversité ne cessent pourtant pas d'être pris et saisis dans une guerre qui pourrait ressembler à la rivalité fratricide entre Moïse et Aaron. La dialectique est bel et bien alors affaire de parallaxe quand un changement d'axe et de perspective permet de voir que l'égalité est l'antagonisme nécessaire de la diversité et la variété celui de l'égalité.
Voilà le communisme, qui n'a pas failli dans l'assomption de la faille de l'antagonisme et le battement dialectique des images qui font jaillir des antiquités de notre actualité ses étincelles parallactiques. Contre la rivalité des luttes respectives de la redistribution (économique) et de la reconnaissance (culturelle), la seconde servant à partir des années 1970 à discréditer aussi l'hégémonie de la première, il faut au contraire se tenir fermement à leur dialectisation critique, l'une et l'autre se critiquant respectivement pour se relever tout autant dans l'épreuve de leurs réciproques contradictions. Voilà encore le communisme. C'est ce à quoi travaille Nancy Fraser dans le champ d'une philosophie politique en cherchant, contre les abstractions libérales d'un John Rawls, à renouveler un concept de justice sociale à l'épreuve contradictoire des acquis théoriques de deux générations de la Théorie critique et l'École de Francfort, Max Horkheimer et Axel Honneth plutôt que Jürgen Habermas. Et c'est, sans didactisme aucun, ce que montre aussi le diptyque de Jean-Marie Straub, beau comme une libellule qui luirait autrement au milieu de la surabondance des lucioles.
La France contre les robots, première version : un jour gris d'automne, un homme marche le long des berges du Léman (Christophe Clavert, opérateur et monteur des films de Jean-Marie Straub depuis Corneille-Brecht en 2009, est pour la troisième fois son acteur, après La Guerre d'Algérie ! en 2014 et Gens du lac ! en 2018). Le promeneur solitaire dit en respectant les syncopes de la langue créée par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet un fragment du texte éponyme de Georges Bernanos, filmé en travelling avant pas tout à fait latéral, de trois-quarts dos en fait, jusqu'à ce que sa marche se termine de dos pour nous, pour lui face au lac. Précédé comme souvent d'un carton exposant celui-là une dédicace à Jean-Luc Godard écrite en rouge de la main de Jean-Marie Straub, le plan-séquence dure en tout et pour tout 4 minutes et 56 secondes.
La France contre les robots, seconde version : le dispositif de tournage est exactement le même, le chemin est le même, l'acteur est le même habillé pareil, le fragment récité aussi, à ceci près cependant que, toujours précédé du même carton, le plan-séquence est une autre prise qui dure deux secondes de moins que la précédente et elle s'en différencie encore parce que la lumière du jour n'est pas la même, sensiblement plus forte.
Les ressemblances s'imposent, non moins que les dissemblances, parfois peu perceptibles. On note ainsi d'autres différences, les feux lointains de la ville distincts la première fois, un cygne qui glisse à la surface de l'eau parallèlement à la marche de l'acteur la seconde fois, un cadre un peu plus ouvert en conclusion du second plan-séquence. On remarque aussi qu'avec la lumière plus nette caractérisant la seconde version, l'acteur marche en étant moins tassé sur lui-même, peut-être parce qu'il aurait moins froid. On relève encore que l'acteur commence à dire son texte avec treize secondes d'avance (dans la seconde version par rapport à la première) ou de retard (dans la première par rapport à la seconde), mais pour arriver à conclure avec une quasi-synchronisation opérée sur la dernière phrase du fragment qui s'en détache à la suite d'une pause comme une note finale, une coda comme la queue d'une libellule : « Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté ».
Il est possible alors de rêver à une installation vidéo sur le modèle de ceux que prisent les galeries d'art contemporain, en forme de projection de La France contre les robots simultanément sur deux écrans, en même temps. Stéréophonie au carré, diachronie et synchronie, parallaxe d'images dialectiques. En fait, l'installation existe déjà, sur la toile mentale de nos musées imaginaires que déchire la schizophrénie du monde.
Alors, quoi ? Straub répète Bernanos qui
répète Benjamin et la répétition est haussée au carré, créatrice de différences. Dyade de dyade, l'image a deux paires d'ailes, c'est une libellule et ses battements sont des écarts parallactique
avérant que l'image n'est dialectique qu'à être désirée à l'arrêt. Ce qui ne change pas, c'est l'idée sur laquelle il ne faut pas céder même si le monde semble avoir changé. L'égalité contredit
la différence sans s'y substituer. Ce à quoi il faut tenir c'est l'idée et y tenir dans la marche d'une répétition dynamique peut aider à éclaircir le monde, à en rendre le jour plus clair et
moins froid. L'égalité nomme aussi une indifférence aux différences au lieu de les fétichiser, tantôt pour les manipuler, tantôt pour les exterminer. Indifférence qui est un nom pour leur respect
souverain.
D'un battement d'ailes du diptyque libellule, la tombée du soir laisse place pour un après-midi à rebrousse-poil, le crépuscule promis refluant pour la promesse d'un grand midi. En 1945, le monde moderne a produit les camps d'extermination et la bombe atomique. Ce monde-là court à sa perte, c'est sa seule politique qui est la pire des anti-politiques, un minuit dont dont nous ne sortirons qu'au midi de la révolution.
Critique systématique du système technicien
La France contre les robots, l'ouvrage de Georges Bernanos a été originellement publié par le Comité de la France Libre du Brésil, à Rio de Janeiro en 1944, en 1947 à Paris chez Robert Laffont. Le fragment retenu par Jean-Marie Straub consiste dans le deuxième paragraphe de son premier chapitre, daté du 5 janvier 1945 (p. 21-32 pour l'édition française). On en citera ici l'intégralité pour en examiner la qualité littéraire et la logique discursive :
« Le mot de Révolution n’est pas pour nous, Français, un mot vague. Nous savons que la Révolution est une rupture, la Révolution est un absolu. Il n’y a pas de révolution modérée, il n’y a pas de révolution dirigée — comme on dit l’Économie dirigée. Celle que nous annonçons se fera contre le système actuel tout entier, ou elle ne se fera pas. Si nous pensions que ce système est capable de se réformer, qu’il peut rompre de lui-même le cours de sa fatale évolution vers la Dictature — la Dictature de l’argent, de la race, de la classe ou de la Nation — nous nous refuserions certainement à courir le risque d’une explosion capable de détruire des choses précieuses qui ne se reconstruiront qu’avec beaucoup de temps, de persévérance, de désintéressement et d’amour. Mais le système ne changera pas le cours de son évolution, pour la bonne raison qu’il n’évolue déjà plus ; il s’organise seulement en vue de durer encore un moment, de survivre. Loin de prétendre résoudre ses propres contradictions, d’ailleurs probablement insolubles, il paraît de plus en plus disposé à les imposer par la force, grâce à une réglementation chaque jour plus minutieuse et plus stricte des activités particulières, faite au nom d’une espèce de socialisme d’État, forme démocratique de la dictature. Chaque jour, en effet, nous apporte la preuve que la période idéologique est depuis longtemps dépassée, à New-York comme à Moscou ou à Londres. Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions Soviétiques sinon marcher la main dans la main — il s’en faut ! — du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance. Car, à la fin du compte, la Russie n’a pas moins tiré profit du système capitaliste que l’Amérique ou l’Angleterre ; elle y a joué le rôle classique du parlementaire qui fait fortune dans l’opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. Le dernier des imbéciles, en effet, peut comprendre que les techniques des gouvernements en guerre ne diffèrent que par de négligeables particularités, justifiées par les habitudes, les mœurs. Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour la paix totale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté. »
Du fragment retenu, on retient trois moments qui scandent la logique de son processus dialectique, mais aucun n'échappe à l'antagonisme qu'ils refoulent respectivement. En premier lieu, la « Révolution » est une rupture qui n'est ni modérée ni dirigée, c'est un absolu qui caractérise l'histoire de France. Georges Bernanos dit oui à la révolution mais dans sa version française plutôt qu'anglaise, américaine ou russe (sans rien dire de la révolution haïtienne, à certains égards peut-être la plus grande, spectre dont l'ombre marbre la blanche dialectique hégélienne de la reconnaissance issue de la lutte entre le maître et l'esclave).
Ensuite, le « Système » tel que l'auteur le qualifie évolue tendanciellement vers la « Dictature » qu'elle soit d'argent (on comprend là le libéralisme dans sa variante déjà ultra), de race (on reconnaît l'hitlérisme), de nation (le fascisme italien ou espagnol) ou de classe (le soviétisme). L'ancien royaliste, admirateur d'Édouard Drumont et militant de l'Action Française oublie dans son carré apocalyptique un cinquième possible, la Dictature de Dieu ou théocratie. Surtout, le terme de système est un concept abstrait qui cesse d'être nébuleux quand on l'infère au lexique de l'extrême-droite qui lui sert de substitut symptomatique au vocabulaire de la lutte des classes. Mais ce vocabulaire n'avait pas la grâce d'un écrivain paradoxal, qui admirait la Commune sans être communiste et qui a pu rejoindre à l'époque des Grands cimetières sous la lune (1938), ce pamphlet aussi important que L'Espoir (1937) d'André Malraux, le camp des républicains espagnols en tournant alors le dos à ses origines politiques qui auraient dû au contraire le conduire à adhérer au franquisme.
Le système est cependant précisé dans la description de son contexte historique, en nommant l'alliance objective du capitalisme libéral de l'ouest et du capitalisme monopoliste de l'est. En passant, l'URSS est ironiquement comparée au parlementaire faisant son profit en jouant le jeu faussé de l'opposition et le libéralisme à l'anglo-saxonne d'apparaître également comme un « socialisme d'État, forme démocratique de la Dictature » (le constat avait déjà été tiré par Jack London avec Martin Eden en 1909). L'ironie cingle fort et mord juste, assurée dans les inflexions savoureuses de Christophe Clavert. Plus important, l'analyse bernanosienne de la situation, si elle suit de près celle de Walter Benjamin, précède aussi de peu les réflexions du groupe Socialisme et barbarie créé un an plus tard par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort dans les marges françaises de la 4ème Internationale trotskyste.
Enfin, le consensus géopolitique et post-idéologique des impérialismes rivaux et mimétiques s'organise en s'articulant autour de la notion axiale de « Technique », nerf d'une mobilisation totale ayant conduit aux pires catastrophes récentes tout en augurant de bien pires encore à l'avenir. Le constat de l'empire de la technique est à la même époque partagé par Martin Heidegger (« La question de la technique » est une conférence donnée en 1949). Puis par Günther Anders (avec les deux volumes de L'Obsolescence de l'homme publiés respectivement en 1956 et 1980). L'empire du système technicien sera plus tard analysé par Jacques Ellul avec deux ouvrages déterminants pour saisir sa pensée hétérodoxe, La Technique ou l'enjeu du siècle (1954) et surtout Le Système technicien (1977).
Comme Theodor W. Adorno, Günther Anders détestait
la « pseudo-concrétude » de la philosophie de Martin Heidegger, et pas moins Jacques Ellul qui n'avait aucune estime pour l'intellectuel
allemand rallié au nazisme. Pourtant, la technique est le maître mot qui les rassemble malgré leurs dissemblances, systématiquement : « arraisonnement » de tout étant
au règne de la calculabilité intégrale qui signe avec l'oubli de l'Être la vérité nihiliste de la métaphysique pour Martin Heidegger ; décalage « prométhéen » entre nos capacités de fabrication et nos régimes de représentation débouchant sur des puissances techniques « surliminales » excédant la
perception et neutralisant la conscience pour Günther Anders ; autonomisation totalisante de la technique programmant, avec l'artificialisation de la nature, l'hétéronomie humaine pour
Jacques Ellul. Pour dépasser la fétichisation du mot de technique, la technique n'étant que le milieu dans lequel le vivant s'épanouit, on lira Gilbert Simondon dont Bernard Stiegler s'est beaucoup inspiré, et Emmanuele Coccia.
Robot, le mot n'aura finalement pas été choisi par
hasard par Georges Bernanos qui, avant de désigner les androïdes des récits de science-fiction, signifie
en tchèque le travail au sens du labeur, de la corvée ou de la besogne. Surtout, parmi les langues slaves, rabota donne rab en russe qui signifie esclave. La technique promettait l'émancipation prométhéenne du genre humain, elle se renverse dans la plus grande aliénation, le plus terrible
asservissement, dialectique négative. Rien de plus vrai à l'époque de la start-up nation, Bezos et Musk.
Autre rêve, de programmateur celui-là : montrer La France contre les robots avec le court-métrage inédit Épi de Mehdi Benallal, qui a été l'assistant de Jean-Marie Straub sur le tournage de Le Streghe (2008), et qui livre avec son petit film astringent son propre regard, à la fois mi-amusé mi-désespéré, sur les nouveaux seigneurs de l'instrumentalité.
Dialogues d'étoiles
Révolution, Système, Technique, voilà donc la triade bernanosienne mais sa dialectique est régressive. La Technique n'est pas l'assomption de la Révolution, mais sa négation aménagée par le Système et la négation systématique de la révolution est identique à la négation systémique d'un monde programmé pour courir à sa perte.
L'esclavage technique a ses robots en marche, les derniers seigneurs de l'instrumentalité programmés à faire durer un peu qu'il ne faudrait la dure catastrophe en cours. Un promeneur solitaire au bord du Léman en répète le constat, qui à bien des égards fait bigler en faisant autant penser à l'auteur des Confessions qu'à ces « marcheurs » qui ne marchent que pour le marché. La technique reste cependant un concept molaire comme une dent creuse, qui souffre tantôt de manquer de précisions terminologiques (on parlera précisément un peu plus tard de complexe militaro-industriel ou techno-scientifique), tantôt d'être saturée d'idéologie en voulant prendre la place d'un concept autrement mieux situé historiquement et politiquement, celui de capital (dont la techno-science n'est au fond qu'une région d'application).
Avec la « Révolution » qui ne se clame qu'en se disant française, on minore trop fort les acquis historiques et politiques des autres révolutions. Avec le « Système », on risque de penser systématiquement la situation, même si la lucidité permet de reconnaître à juste titre dans le libéralisme anglo-saxon un socialisme étatique inavoué et dans le soviétisme un capitalisme bureaucratique. Avec la « Technique », les rapports de classes disparaissent enfin dans une vision philosophique par trop massive, systématique dans son credo cybernétique.
La France contre les robots est ce diptyque qui, comme libellule battant des ailes et dardant ses feux pour faire fuser ses multiples effets de parallaxe, autorise aussi de critiquer le paradigme technicien de l'analyse bernanosienne, tout en prenant acte de la pertinence de la catastrophe en cours qui s'énoncerait peut-être mieux avec le concept de « écotechnie » développé par Jean-Luc Nancy. Le nouveau film de Jean-Marie Straub entre également en constellation avec d'autres films récents, le précédent Gens du lac ! et Dialogues d'ombres (1954-2015). La présence du Léman et la littérature de Georges Bernanos en constituent notamment les très stellaires raisons. Avec le promeneur solitaire au bord du lac suisse, revient en tête un extrait du Livre IV des Confessions de Jean-Jacques Rousseau : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans [les voyages] que j’ai faits seul à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit ». Marcher, c'est penser en redonnant corps à quelques leçons d'histoire revenues de 1945, avec les pêcheurs résistants et communistes racontés par Janine Massard comme avec le regard désespérément lucide de Georges Bernanos de retour en France après son exil brésilien de sept ans. Marcher ainsi, c'est redonner à la marche la force d'une pensée anéantie par les « marcheurs » qui ne carburent qu'à la loi despotique du marché.
Mais Georges Bernanos n'est pas une première, il y a un précédent straubien qui remonte à loin et pas si loin, dans le battement des époques et la discordance des temps. Dialogues d'ombres (1954-2013) a fait ainsi revenir à la surface du Léthé un antique projet remontant à la jeunesse de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub pour en tirer matière à une conversation spectrale garante, en dépit de la mortalité de ses sujets, d'un amour aussi immortel que l'égalité est une idée éternelle. Il semblerait alors que, effet de parallaxe oblige, La France contre les robots soit comme une variante étonnante et inattendue de Dialogues d'ombres. Deux ombres sembleraient en effet converser de part et d'autre de la côte vaudoise et son lac qu'éclaire une dédicace rouge étoilée comme l'étoile du matin. Jean-Luc Godard est un ami de très longue date, il est déjà remercié à la fin de Antigone (1991) d'après la pièce de Sophocle, la transposition de Hölderlin et la mise en scène de Bertolt Brecht que le cinéaste suisse a cité dans Hélas pour moi (1993), citant encore Sicilia ! (1998) dans Le Livre d'image (2018). L'un habite Rolle depuis plusieurs années, l'autre plus récemment et les deux derniers géants de la modernité sont devenus proches voisins en habitant le canton de Vaud.
Les ombres sont des étoiles qui dialoguent par films interposés. Et il est certain que Jean-Luc Godard est un admirateur de Georges Bernanos dont il aura livré sa propre version de La France contre les robots avec Alphaville (1965), mobilisant par ailleurs les pensées respectives de Martin Heidegger et Jacques Ellul dans Allemagne neuf zéro (1991) et Adieu au langage (2014). Peut-être l'adresse fraternelle du dernier des modernes à l'autre des derniers, frère jumeau autant que rival mimétique, éclate-t-elle aussi en fusée critique chatouillant son « technicisme libertaire » comme en parlait déjà Pier Paolo Pasolini pour s'en moquer (et qui aurait été exemplairement à l'œuvre à l'occasion de la fameuse conférence de presse cannoise du Livre d'image avec Jean-Luc Godard en « machine célibataire » grâce à l'application de visioconférence FaceTime).
En tous les cas, avec La France contre les robots, le libelle d'abord pressenti n'aura pas eu lieu. Ou alors si mais autrement que prévu. Mieux qu'un ciné-tract pamphlétaire et anti-Macron. Ultime effet de parallaxe : le libelle s'ouvre à l'envol poétique d'une libellule, comme une langue de dragon, une aiguille de l'air ou une flèche de feu. Alors, les battements d'ailes du libelle libellule straubien peuvent répondre à distance de l'espace et du temps aux battements de cœur du montage godardien.
14 janvier
2020