Il y a des revues de cinéma dont l’excellence consiste à ce que l’amour des films témoigne dans la persévérance du sens critique des mutations de l’art auquel elles se consacrent. Et puis il y a les Cahiers du cinéma dont l’histoire a bouleversé celle du 7ème art.
La revue de cinéma la plus mythique de l’histoire du cinéma constitue en soi une histoire de cinéma qui dure depuis 70 ans. Le temps des anniversaires est celui des retours en arrière, ainsi que des retours au présent mélancolique quand l'histoire l'emporte en intempestivité et en force critique sur l'actualité.
Un jour de février 1951, une poignée de cinéphiles se retrouvent dans un tout petit bureau du 146 de l’avenue des Champs-Élysées pour réfléchir au lancement d’une nouvelle revue de cinéma. Il y a le critique Joseph-Marie Lo Duca né à Milan, le diplomate iranien Fereydoun Hoveyda né à Damas et l'ingénieur Léonide Keigel originaire de Géorgie. Il y a aussi Jacques Doniol-Valcroze et André Bazin. Ces deux-là ont travaillé ensemble à l’organisation du Festival du Film maudit de Biarritz en 1949 avec le ciné-club Objectif 49 sous la houlette de Jean Cocteau, ainsi que dans La Revue de cinéma du critique Jean George Auriol jusqu’à son décès dans un accident de voiture survenu quelques mois auparavant.
Dédiés à la mémoire de ce dernier, les Cahiers du cinéma naissent le 1er avril 1951 avec l’ambition d’imposer une approche originale alliant l’amour du cinéma et la rigueur de l’écriture critique à la défense des films importants qui, alors, participent à bouleverser en profondeur le paysage du cinéma mondial.
Le legs d’André Bazin
Animateur venu des réseaux de l’éducation populaire apparues avec la Libération comme Travail et culture et Peuple et culture, spectateur amateur et cinéphile érudit qui a remplacé par le professorat par le ciné-club, André Bazin est un critique d’exception dont la pensée est une réflexion originale renouvelant le champ de la compréhension du cinéma. André Bazin est le contemporain des grands bouleversements techniques et historiques de son temps, déjà au cinéma avec la profondeur de champ privilégiée par des réalisateurs hollywoodiens comme William Wyler et Orson Welles et l’ouverture documentaire offerte par le néoréalisme italien. Il est aussi un grand lecteur de philosophie alors marquée par la phénoménologie d’Edmund Husserl (qui propose de revenir aux choses mêmes) et l’existentialisme de Jean-Paul Sartre (qui pose l’existence en condition de l’essence). André Bazin peut alors proposer une théorie du cinéma dont la nouveauté paradoxale consiste à rappeler la vocation primitive d’un médium consistant depuis l’invention des frères Lumière dans l’enregistrement de la réalité.
Héritée de la technique photographique, l’ontologie de l’image cinématographique invite ainsi le cinéma de fiction à un nouveau réalisme qu’indiquent les grandes œuvres du cinéma documentaire (qui sont de grands films de fiction comme ceux de Robert Flaherty) et que parachève à l’époque la diffusion télévisuelle. La beauté du monde ordinaire est l’affaire objective du cinéma, elle est révélée sui generis, sa poésie advenant par surcroît. La machine moderne séduit le théoricien imprégné de catholicisme, proche du personnalisme d’Emmanuel Mounier relayé dans la revue Esprit où il croise Roger Leenhardt qu’il invite à écrire dans les Cahiers. C’est ainsi qu’André Bazin retrouve au cinéma les images dites acheiropoïètes (non faites de main d’homme) de l’antiquité à l’exemple du linge de Véronique, du Mandylion ou du Saint-Suaire. Les forçages artificiels du montage sont ainsi délaissés au profit du plan et de sa durée que soutient alors la promotion du plan-séquence. Le temps se dépose dans les plans considérés comme les traces mobiles de la durée.
La théorie bazinienne dispose d’une puissance de novation telle qu’elle va durablement influencer la jeune génération de critiques de la revue. Précédée par Alexandre Astruc (qui défend dans L’Écran français en 1948 la notion de « caméra-stylo ») et Roger Leenhardt (Les Dernières vacances en 1948), cette génération envisage alors l’exercice critique comme une école d’apprentissage théorique du regard. Elle pense déjà à la préparation pratique des films dont certains essais brillent dans le format du court-métrage défendu par le Groupe des Trente en 1953 auquel participent Alexandre Astruc, Chris. Marker, Alain Resnais et Georges Franju. On peut citer en particulier Le Coup du berger de Jacques Rivette et La Sonate à Kreuzer d’Eric Rohmer en 1956, Les Mistons de François Truffaut en 1957.
André Bazin meurt d’une leucémie à l’âge de 40 ans, le 11 novembre 1958. C’est le premier jour de tournage des 400 coups de François Truffaut qui considère le rédacteur en chef des Cahiers comme un père spirituel. Il lui a dédié son premier long-métrage qui va casser la baraque au Festival de Cannes de 1959.
La révolution symbolique des Jeunes-Turcs
C’est le temps de ceux que l’on surnommait avec ironie les Jeunes-Turcs. Menés par Eric Rohmer, ils
comptent dans leur rang des personnalités aussi fortes et différentes que Jean-Luc Godard, Jacques Rivette et le plus jeune de la bande, François Truffaut. Leur ligne va progressivement s’imposer à la revue, non sans
tumulte, dans le courant de l’année 1953-1954, en associant au goût du cinéma hollywoodien personnifié par Alfred
Hitchcock et Howard Hawks la défense des maîtres anciens mais dépréciés comme Jean Renoir ou plus récents comme Roberto
Rossellini, distingué du tout-venant du néoréalisme. L’arme forgée par les Jeunes-Turcs s’appelle la « politique des auteurs » et elle se veut une ligne à la fois de défense et
d’attaque : d’un côté avec la requalification symbolique de réalisateurs seulement considérés comme des faiseurs de divertissement ; de l’autre avec le dégommage en règle de
l’académisme du cinéma français dont la « tradition » est ironiquement qualifiée par François Truffaut de « cinéma de la qualité ».
L’auteur n’est pas forcément le scénariste, c’est le metteur en scène qui invente avec cohérence des formes esthétiques caractéristiques de la spécificité du médium cinématographique, qu’il travaille dans le champ commercial du divertissement hollywoodien comme Frank Tashlin et Jerry Lewis ou dans une solitude ascétique comme Robert Bresson.
L’époque est alors aux grands clivages idéologiques et le goût de l’Amérique est très mal perçu à gauche, des communistes des Lettres françaises à la gauche non communiste représentée par l’autre grande revue apparue peu de temps après et la rivale préférée des Cahiers, Positif, basée à Lyon. Pourtant, les Jeunes-Turcs rejoints par un étudiant en pharmacie fêtard et désœuvré, Claude Chabrol, ont cependant raison. Même si leur raison se mâtine alors d’accointances idéologiques avec la droite littéraire représentée par Jacques Laurent, le militant royaliste et l’activiste pétainiste qui est après la guerre l’ennemi juré des Temps Modernes de Sartre avec ses compagnons les « Hussards » comme Antoine Blondin et Roger Nimier. C’est en effet Jacques Laurent qui, quand il ne cartonne pas avec la série des Caroline chérie qu’il publie sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent, a ouvert à François Truffaut puis Eric Rohmer les pages des revues La Parisienne et Arts.
Oui, les Jeunes-Turcs ont alors raison : l’auteur d’un film n’est pas son scénariste mais son metteur en scène ; la force d’un film ne se mesure pas à son sujet mais à la force intrinsèque de sa réalisation ; les cinéastes sont des artistes d’aussi grande importance que les grands peintres, romanciers et musiciens et ils sont peut-être plus importants en travaillant dans un art qui est le plus jeune et le plus populaire ; le cinéma est l’art du 20ème siècle qui ne l’est qu’en respect de ses spécificités objectives et sans céder sous la pression de la culture littéraire sur son autonomie propre ; la modernité du cinéma consiste aussi autant dans le parachèvement des formes de son classicisme que dans ses capacités objectives à l’enregistrement ontologique.
La bataille est rude, elle se joue partout, dans les ciné-clubs et les salles de cinéma du Quartier latin, dans les festivals et les autres revues comme Arts où François Truffaut et Eric
Rohmer ont leurs entrées. Elle se joue décisivement aussi sur les bancs de la Cinémathèque française fondée par Henri Langlois en 1936 avec Georges Franju et Jean Mitry. La Cinémathèque, sise
d’abord depuis octobre 1948 au 7 avenue Messine dans le 8ème arrondissement avant de déménager en décembre 1955 au 29 rue d’Ulm dans le 5ème, est une école de pensée digne de Platon où tous les
cinéphiles parisiens d’alors font leurs classes. Et particulièrement les Jeunes-Turcs qui pensent de plus en plus à tourner leurs propres films dans la connaissance de l’histoire du cinéma qui
les précède, et avec la conscience que l’inscription dans le cinéma va induire la modification de son histoire.
Avec les critiques des Cahiers, c’est une véritable révolution symbolique qui s’impose comme Pierre Bourdieu en parlé pour Édouard Manet. C’est grâce à cette révolution qu’Alfred Hitchcock est reconnu comme un génie. On ne se fatiguera jamais à répéter que sa reconnaissance d’artiste qui dispose d’une vision digne de Dostoïevski et de Platon est l’invention de la jeunesse cinéphile française. En témoigne la toute première monographie qui lui est consacrée en 1957, signée d’Eric Rohmer et Claude Chabrol, suivie par le grand livre d’entretiens menés par François Truffaut, le classique Hitchbook publié en 1966. La revue initie une pratique de l'entretien qui va la démarquer de ses rivales et l'anecdote est connue concernant Claude Chabrol et François Truffaut qui tombent à l'eau à l'occasion du tout premier entretien mené avec Alfred Hitchcock rencontré à Joinville lors de l'hiver 1955. L'année suivante à Paris, voilà ce que dit l'auteur de La Mort aux trousses aux critiques qu'il reconnaît : « Messieurs, je pense à vous deux chaque fois que je vois des cubes de glace qui s'entrechoquent dans un verre de whisky ».
Une jeune génération qui a pour passion commune l’œuvre romanesque de Balzac monte à l’assaut du cinéma, tel Rastignac à Paris. Un assaut qui s’accomplit sans respecter les règles d’intégration d’une corporation fermée comme une forteresse (la CGT y est importante, c’est même elle qui est à l’origine du Festival de Cannes) et dont la fermeture explique aussi le forçage des clivages idéologiques de l’époque.
La génération des Jeunes-Turcs des Cahiers a gagné : Le Beau Serge (1957) de Claude Chabrol et, deux ans plus tard, Les 400 coups de François Truffaut et À bout de souffle de Jean-Luc Godard sont d’immenses succès publics. La Nouvelle Vague est née et elle va essaimer partout. Son insolente modernité est, notamment sur le plan économique, un exemple bientôt suivi dans le monde entier. Notamment aux États-Unis où des jeunes gens comme Francis Ford Coppola, Martin Scorsese et Brian De Palma vont s’inspirer de ses leçons, c’est-à-dire tourner dans la rue en documentant le quotidien, et filmer sa génération, ses copains, ses histoires d’amour et ses désillusions.
Les batailles de la modernité
Au début des années 60, les Cahiers du cinéma sont devenus un titre qui a le vent en poupe. Pourtant la revue doit essuyer plusieurs crises, à la fois internes et externes.
Eric Rohmer qui en est le rédacteur en chef depuis 1957 est poussé vers la sortie par Jacques Doniol-Valcroze, François Truffaut et Jacques Rivette. Ceux-ci considèrent que la ligne qu’il poursuit défend peu la Nouvelle Vague, alors en difficulté au début des années 60, en s’intéressant encore moins à l’efflorescence des nouveaux cinémas qui apparaissent à ce moment-là. Ses opinions conservatrices tranchent aussi avec une époque marquée par la fin de la Guerre d’Algérie en favorisant l’entrée dans la revue des « mac-mahoniens » comme Michel Mourlet, cinéphiles aux opinions réactionnaires très marquées qui se retrouvent au cinéma le Mac Mahon. Eric Rohmer s’en va en 1963 avec Jean Douchet, Luc Moullet qui commence à réaliser ses courts-métrages, ainsi que deux jeunes cinéphiles, Bertrand Tavernier et un certain Barbet Schroeder. Ce dernier va monter une petite société de production, Les Films du Losange, dédiée à produire la série de films que le critique envisage alors de réaliser. L’insuccès de son premier long-métrage, Le Signe du lion, tourné en 1959 grâce à l’apport financier de Claude Chabrol mais ne sortant en salles qu’en 1962, va pouvoir être ainsi compensé par la série des Contes moraux (1962-1972) qui vont asseoir mondialement la réputation d’esthète et de moraliste d’Eric Rohmer.
Jacques Rivette galère aussi dans la réalisation laborieuse de son premier long, Paris nous appartient tourné en 1958 et sorti en 1961 mais sans rencontrer le succès des copains. Il est cependant aux commandes des Cahiers en 1963 et ouvre la revue à une nouvelle génération de critiques, Jean-André Fieschi, Jean-Louis Comolli et Jean Narboni qui arrivent d’Alger et le rejoignent en 1962, les plus jeunes Louis Skorecki (qui se fait appeler Jean-Louis Noames) et Serge Daney en 1964. Avec d’autres critiques un plus anciens comme Michel Delahaye et André S. Labarthe, la modernité devient un enjeu esthétique plus fort, y compris politiquement, que la « politique des auteurs ». La Nouvelle Vague est alors plus systématiquement défendue, ainsi que tous les nouveaux cinémas qui fleurissent, au Japon, dans les pays de l’Est, aux États-Unis comme au Brésil dont, à la rédaction, Sylvie Pierre devient un relais privilégié, intégrée à la rédaction qu’elle fréquente depuis 1963 en 1966. La modernité est une ligne que défend la revue avec une exigence théorique qui invite également la rédaction à s’entretenir avec les grandes figures intellectuelles incarnant l’inventivité de l’époque, Roland Barthes et Claude Lévi-Strauss du côté des sciences humaines, Pierre Boulez en musique.
En 1964, le rachat du titre par Daniel Filipacchi, l’homme de Salut les copains, met fin à l’époque dite des Cahiers jaunes. Le repreneur fait craindre une dérive commerciale, il n’en sera rien.
Les Cahiers de l’époque gagnent en audience tout en maintenant un cap théorique fort qui accompagne les mutations de l’époque. D’autres crises surviennent, lors de la censure gaullienne de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (1966) de Jacques Rivette avec Anna Karina et la tentative de limogeage du gardien des trésors de la Cinémathèque en février 1968. Les deux batailles sont gagnées en participant à la politisation croissante de la revue à gauche, contemporaine de l’effervescence de Mai 68. Après le structuralisme, la sémiologie et la psychanalyse, le marxisme devient la langue commune de la revue et, après un flirt avec le PCF jusqu’en 1969, les Cahiers du cinéma adoptent un ligne politique maoïste dont la tendance fait fureur dans les rangs gauchistes. C’est un grand moment de poussée théorique et critique, c’est aussi une traversée du désert qui aurait pu coûter la vie à une revue en panne non d’idées mais de lecteurs.
Les vies ultérieures des Cahiers
En 1973, Jean-Louis Comolli quitte la revue dont il est le rédacteur en chef depuis 1965 pour passer à la réalisation comme il est de mise avec la « tradition » Cahiers, remplacé par Serge Daney et un jeune étudiant, Serge Toubiana. Le second deviendra le directeur de la Cinémathèque française entre 2003 et 2016, le premier le meilleur critique de sa génération en passant des Cahiers à Libération en 1981. Après « la période non légendaire des Cahiers » durant les années 70, la revue qui atteignait alors à peine les 2.000 ventes mensuelles redevient plus largement lisible et accessible à partir des années 80. Si la revue ne cède pas un iota sur la politique des auteurs et la diversité géographique de ses manifestations, la modernité comme question tout à la fois politique et esthétique s’efface progressivement du paysage critique alors dominé intellectuellement par les théories de la postmodernité et la fin des grands récits.
La sortie de la période non légendaire correspond aussi au moment où les Cahiers du cinéma redeviennent une revue de cinéma et l’une des meilleures, mais ni plus ni moins. Doit-on s’étonner alors que l’histoire de la revue accomplie par l’historien Antoine de Baecque s’achève en 1981 ?
Depuis, Serge Toubiana et Alain Bergala, Thierry Jousse et Antoine de Baecque, Charles Tesson et Jean-Marc Lalanne, Emmanuel Burdeau et Jean-Michel Frodon, Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé ont successivement dirigé la revue en la conservant comme un titre de qualité et de référence. Après sa mise en vente par le groupe La Vie-Le Monde en 2008 et son rachat en 2009 par le groupe d’édition d’art Phaidon, les Cahiers tentent de renouer avec une ligne plus politique afin de redonner une forme de prise à vif sur l’actualité qui cesserait d’en faire une revue seulement rentière de son prestige. L’aventure est audacieuse mais guère convaincante. Non seulement parce qu’elle ne remet pas en question théoriquement la « politique des auteurs » qui tient de la réflexologie, mais encore parce que la faiblesse de ses orientations politiques est symptomatique d’une frange intellectuelle impuissante à s’émanciper de l’hégémonie du néolibéralisme.
La revente du titre en 2020 par un groupe de propriétaires de médias et de producteurs friands de love money est une autre crise qui, considérée comme une menace sur la liberté éditoriale de la revue dans un contexte de concentration actionnariale des titres de presse, conduit au renouvellement de son équipe rédactionnelle avec l’arrivée des critiques Marcos Uzal et Charlotte Garson. Malgré le contexte de la crise sanitaire, la vente mensuelle se maintient aujourd’hui à 15.000 exemplaires.
Avril 2021, les Cahiers du cinéma soufflent leurs 70 bougies, on est bien content pour l’ancêtre et sa relative bonne santé. On doit cependant se l’avouer : si la revue a été notre école, on ne la lit plus vraiment. On la parcourt tout au plus pour prendre des nouvelles dans le savoir que nos chemins ont divergé. Son histoire dispose encore d’une force critique et intempestive infiniment plus grande que son actualité. L’histoire des Cahiers du cinéma est l’une des grandes histoires du cinéma et si elle continue de s’écrire au présent, c'est plus souvent qu'à son tour dans le hors-champ des colonnes de la dernière mouture de la revue.
10-12 avril 2021