Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle).
Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore. Tantôt il est un réalisateur qui voit avec les dernières machines de l’hyper-modernité la production de nouveaux semblants dont un peu d’histoire et de connaissance botanique peuvent avoir raison. Tantôt il est un auteur qui sait bien que la cinéphilie est le beau nom d’une maladie. La vérité des images reste, qui a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.
A l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.
L'art lyrique à vol de corbeau
L'opéra innerve tout le cinéma de Dario Argento. Le cinéaste italien a été transi durant son enfance par le souvenir d'une représentation théâtrale de Hamlet de William Shakespeare autant que par la vision inoubliable du Fantôme de l'Opéra (1943) d'Arthur Lubin d'après le roman éponyme de Gaston Leroux publié en 1910. Dario Argento n'aura jamais cessé de persister dans la dynamique opératique caractérisant son geste esthétique, en devenant notamment l'auteur de la cinquième adaptation du roman de Gaston Leroux en 1998, tandis que Inferno (1980) se voyait déjà porté par le souffle littéralement ensorcelant du « Va, pensiero », fameux aria et dernier numéro de la troisième partie du Nabucco (1842) de Giuseppe Verdi issu d'un texte du poète et librettiste Temistocle Solera, lui-même inspiré de l'un des psaumes les plus connus du Livre des Psaumes biblique, Super flumina Babylonis. « Sur les bords des fleuves de Babylone » : la pensée comme le chante l'aria vole avec ses ailes dorées, porteuse des effluves nostalgiques des rives du Jourdain enivrant le peuple hébreu alors captif des Babyloniens puis, dans l’opéra de Verdi, le peuple italien en lutte pour la construction d’une nation moderne sur l’inspiration de la Révolution française.
Avec Opera, la pensée se présente d'emblée sous la forme effrayante et parodique d'un corbeau noir et croassant. Son corps occupe durant le générique-début tout le cadre au point d'occulter l'arrière-plan dévolu à l'architecture dorée du Teatro Regio de Parme en remplacement express de la Scala de Milan. Quand les cris du volatile cher à Edgar Allan Poe, l'un des écrivains préférés du réalisateur, n'interrompent pas la diva qui travaille à son rôle de Lady Macbeth pour l'opéra Macbeth (1847) de Giuseppe Verdi d'après la pièce de théâtre éponyme de William Shakespeare, c'est le vitreux opaque de ses globes oculaires qui, affectés de battements palpébraux, réfractent par intermittences la scène de l'opéra, avéré dans sa dimension monadique. L'ouverture est fabuleuse. Elle l’est non seulement parce qu'elle fait écho au volatile imaginaire dont le cri était décisif à l'époque de L'Oiseau au plumage de cristal (1970). Elle l’est encore et surtout parce que, à l'instar des cris de l'âne interrompant la sonate n°20 de Franz Schubert au début de Au hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson, le régime esthétique privilégié ici consiste à glisser l'art du cinéma dans l'intervalle par où passent, composent et s'échangent l'art (identifié aux formes distinctives de la musique savante occidentale) et le contraire de l'art (rapporté aux expressions organiques de la vie animale).
Dario Argento ira même plus loin encore dès lors qu'il ne peut se satisfaire de la seule qualité fétichiste du corbeau (on a cité Edgar Allan Poe, on ne pourra pas ne pas évoquer non plus The Birds d'Alfred Hitchcock). C’est qu’il y perçoit en effet une machine d'enregistrement de perceptions mécaniques et d'affections qui lui sont organiquement associées. Et la caméra entrera en proximité avec l’oiseau qui, aidée d'un système de grue télécommandable, épousera à l'occasion inventive de plans aériens et spiralés son point de vue rasant les têtes des spectateurs et retournant une pulsion d'agressivité contre l'assassin ganté qui s'était amusé à crever quelques-uns de ses congénères. D'autres plans exprimant des points de vue délirants ou impossibles, aussi baroques que ceux que l'on trouvait alors chez Raul Ruiz, prolongent la connivence qui n'est pas seulement métaphorique entre la perception animale, la caméra et l'œil humain. L'affreux parfum offert par la vieille rivale, jeté dans le lavabo et dont le liquide recouvre la lentille de la caméra, les pupilles dilatées de la jeune cantatrice venant de se mettre des gouttes dans les yeux et qui, comme le spectateur adoptant son point de vue, n'y voie goutte, le plan fameux de la balle de revolver traversant l'œilleton d'une porte jusqu'à perforer le crâne d'une amie de l'héroïne, l'œil gauche du tueur dévoré par un corbeau, jusqu'à son dispositif sadique constitué d'aiguilles scotchées sur la paupière inférieure de l'héroïne afin de la contraindre à garder les yeux ouverts sur ses exactions, etc. Tous ces éléments exposent, dans une variété formelle étonnante, ce qu'il en est des circuits inconscients et pulsionnels, impersonnels et machiniques, au principe du regard humain quand il est comme ici décentré et électrisé par le dispositif cinéma.
Opera est souvent présenté comme l'expérience de tournage la plus difficile jamais vécue par Dario Argento. De nombreux facteurs ont en effet pesé et ils pèsent encore sur la réception critique d'un dixième long-métrage qui voulait pousser plus loin encore l'ambition des films précédents. Un film que l'on peut à bon droit considérer comme son « grand film malade » pour reprendre l'expression consacrée par François Truffaut. Que l'on pense entre autres au décès du père du cinéaste, Salvatore Argento, qui produisit plusieurs films de son fils, à la déréliction amoureuse et professionnelle de la relation avec Daria Nicolodi, aux conflits à répétition avec l'actrice principale Christina Marsillach, au remplacement imprévu de Vanessa Redgrave obligeant à remanier le scénario (et ce remaniement passera dans l'histoire elle-même avec le remplacement d'une cantatrice par une autre, qui de plus pourra faire écho au Fantôme de l'Opéra). Mais aussi à la défection technique de la Scala de Milan, ainsi qu'aux accidents divers et variés rencontrés en cours d'une production qui voulait par ailleurs témoigner d'une glaciation sexuelle ayant pour toile de fond les ravages du sida (symptomatiquement, le tueur aux mains gantées de noir leur a ajouté des gants supplémentaires en plastique qui font penser aux préservatifs). On pensera encore à l'accident de voiture dont a été victime l'excellent et flegmatique Ian Charleson dans le rôle du metteur en scène aura réduit ses marges de jeu (victime lui-même du VIH, l'acteur écossais mourra trois ans plus tard sur scène en y interprétant Hamlet). Sans compter, enfin, toutes les coupes exigées par les distributeurs au point d'en avoir compromis la sortie internationale et mutilé la diffusion sur le marché vidéo (l'excellente édition combo DVD/Bluray conçue à l'hiver 2018 par Le Chat qui fume restitue enfin la version intégrale de 107 minutes initialement voulue par le cinéaste).
C'en était au point où beaucoup autour du réalisateur croyaient en la légende respectueuse de la tradition considérant qu'il y a bien quelque chose de maudit à vouloir adapter le Macbeth de Verdi (mais Dario Argento connaîtra sa revanche en 2013 en adaptant le fameux opéra sur la scène du Teatro Coccia de Novare et la trilogie des Enfers est une manière de rendre tous les hommages aux trois sorcières de la pièce). On imagine alors que la pilule aura été d'autant plus difficile à avaler que Dario Argento renouait avec la réalisation de ses films propres après avoir produit le diptyque de son assistant Lamberto Bava, Démons (1985) et Démons 2 (1986). Avec Opéra il s’agit aussi de s'investir dans une entreprise envisagée aussi comme la relève d'une déception causée par l'échec d'une collaboration avec le Festival d'opéra de la ville de Maceria pour lequel le cinéaste devait mettre en scène une version viking et hard rock de Rigoletto (1851) de Giuseppe Verdi. Opera est à ce titre émaillé de clins d'œil relatifs à cette commande avortée, notamment en ce qui concerne les idées folles (comme les corbeaux) d'un metteur en scène venu du cinéma du genre et qui, avec l'épilogue tourné dans la vallée verdoyante du Tessin, y revient en préparant un film visiblement apparenté – une mouche attachée à un fil l'indique – à Phenomena (1985).
De la mouche au corbeau, il y a en effet un fil déroulé de manière inaugurale avec le triptyque animalier composé de L'Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues (1971) et Quatre mouches de velours gris (1971). Ce fil passe par le chas de l'animal pour se continuer dans les mouvements de caméras sinueux en instruisant paradoxalement la question de la vérité requise par le genre policier et sa déclinaison offerte par le giallo. L'animal expose chez Dario Argento cette vie non humaine par le biais de laquelle se manifeste la vérité concernant des affaires humaines troublées, sinon brouillées par les courts-circuits pulsionnels et le mauvais infini de la compulsion de répétition. Et c'est bien là le passionnant paradoxe, qui aurait probablement atteint un paroxysme dans l'œuvre avec les insectes et le chimpanzé domestiqué de Phenomena. C’est que la pulsion de mort a besoin pour s'accomplir de revêtir en effet des formes aussi sophistiquées dans leurs manières qu'elles peuvent être interrompues par une présence animale. Non seulement le formalisme meurtrier du killer avère la composition du sublime et de la pulsion quand l'opinion considère les deux termes opposés et hermétiquement séparés, mais le cinéaste y puise également des effets de miroitement spéculaires en montrant que son maniérisme repose sur de semblables agencements dont les conséquences sont cependant et heureusement radicalement différentes.
Avec Opera, le trauma qui continue d'exercer ses effets (une cantatrice hérite de l'amant bourreau de sa mère) exhibe la scène du crime originel : l'opéra, scène de l'art lyrique frotté désormais à la matière longtemps considérée comme ignoble ou vile du non art (depuis le vérisme italien, art de l'Italie unifiée inspiré du naturalisme français). Chez Dario Argento, le sublime annule moins la pulsion qu'il la moule dans une manière gantée et opératique, tantôt électrisée par l'aiguillon sanglant et mortifère de la répétition (du côté du killer), tantôt dérivée par des opérations métaphoriques de terreur fictive et de joie réelle (du côté du réalisateur, son double, son frère). Les yeux maintenus ouverts par le dispositif d'un voyeurisme sadique s'opposent ainsi au clignement naturel d'yeux du volatile qui voit et a de la mémoire. Alors, à rebours croassant de tout académisme, l'art lyrique de Verdi trouverait son épreuve ultime dans la proximité frénétique des froissements d'ailes du corbeau d'Edgar Allan Poe, dont le cinéaste pense qu'au fond ils lui ressemblent tant.
16 mars 2018
Deux yeux maléfiques (1990) et Trauma
(1993)
L’Amérique perd la tête
Après la mauvaise réception du pourtant magnifique Opéra (1987), Dario Argento revient à la production des films des autres, généralement ses assistants qu’il fait ainsi monter en réalisation. Après avoir déjà produit Démons (1985) et Démons 2 (1986) de Lamberto Bava, fils de Mario Bava, il produit encore deux films de Michel Soavi, Sanctuaire (1989) et La Secte (1991). Surtout, le début des années 1990 ouvre la (courte) période étasunienne du cinéma de Dario Argento, représentée par deux films inégalement réussis, Deux yeux maléfiques (1990) et Trauma (1993). Le premier film est une co-réalisation partagée avec George Andrew Romero que le cinéaste italien retrouve après une première coopération sur Dawn of the Dead – Zombie (1978) qu’il avait produit et dont il avait assuré le montage de la version européenne, un peu plus courte que la version étasunienne. Quant à Trauma, il s’agit d’un sujet original coécrit par l’écrivain d’horreur T.E.D. Klein et le film qui a bénéficié d’un budget confortable de sept millions dollars a été tourné à Minneapolis et dans ses environs. Malgré de sérieux atouts, le succès escompté n’est pas arrivé, en brouillant même un peu les relations entre les deux amis cinéastes, tandis que Trauma reste encore aujourd’hui l’un des tout meilleurs films de Dario Argento, là encore tributaire d’une sous-évaluation à l’instar des précédents Phenomena (1985) et Opéra.
Au départ de Deux yeux maléfiques, Dario Argento rêvait pour son hommage à la littérature d’Edgar Allan Poe d’un film à huit mains en intégrant, outre George A. Romero, les participations de John Carpenter et Stephen King. Finalement les deux derniers invités, au départ bien évidemment partants pour rejoindre dans cette aventure collective, se sont finalement désistés. Le projet initial s’est alors resserré autour de ses premiers initiateurs qui, déjà, ont cherché à prendre leur distance avec le travail pourtant fondateur de Roger Corman, auteur de Tales of Terror – L’Empire de la terreur (1962) avec en vedette Vincent Price. Même s’ils ont adapté les mêmes nouvelles, George Romero avec La Vérité sur le cas de M. Valdemar et Dario Argento avec Le Chat noir (Roger Corman avait ajouté celle de Morella dans son film qui est la quatrième des huit adaptations d’histoires d’Edgar Allan Poe réalisées entre 1961 et 1965), il s’agit cependant avec leur moyen-métrage respectif de faire preuve de moins de fantaisie que leur prédécesseur. L’idée consiste en fait à être davantage fidèle que Roger Corman à l’esprit de l’écrivain adapté, même si les récits ont été actualisés pour pouvoir se dérouler à l’époque contemporaine, logés dans les décors réels de Pittsburgh, l’ancienne capitale industrielle des États-Unis en Pennsylvanie ayant accueilli la plupart des tournages des films de George Romero. Les effets spéciaux de Tom Savini et la musique de Pino Donaggio participent à rendre excitant un projet qui aura laissé indifférent le box-office.
Avec La Vérité sur le cas de M. Valdemar, George Romero offre le modèle réduit de ses histoires de mort-vivant en surexposant leur noyau allégorique et critique de la morbidité capitaliste. Le récit, s’il s’étire trop en longueur jusqu’à finir par dissoudre toute tension dramatique, agit cependant comme s’il était en phase, au moins rythmiquement, avec l’agonie du vieux Valdemar et la décomposition de son cadavre. Malgré les efforts d’Adrienne Barbeau, actrice et ex-compagne de John Carpenter, le tout manque quand même d’incarnation. Mais, là encore, ce défaut serait certainement raccord, au moins thématiquement, avec la présence d’un mort qui ne peut pas mourir parce qu’il a été hypnotisé de son vivant. Lui est en bas, dans le congélateur situé dans la cave, quand l’argent dont il est le légataire est en haut, caché derrière un tableau. La vérité monétaire est un ciel prometteur cependant rappelé à l’ordre d’un ventre qui gargouille. Le finale peut alors emporter le morceau, en marquant, certes de manière un peu laborieuse (avec le raccord symbolique entre le métronome de l’hypnotiseur et l’Œil de la Providence trônant au sommet de la pyramide sur le verso des billets d’un dollar), la dimension politique de la fable : l’argent est le métronome d’une société morte-vivante qui, par auto-hypnose, est oublieuse qu’elle est en train de se décomposer.
Le Chat noir de Dario Argento a formellement plus d’audaces et d’outrances à revendre. Comme le montre Harvey Keitel en photographe à béret et avatar parodique de Weegee (il faut dire que son surnom fait référence à la planche Ouija permettant de jouer à communiquer avec les esprits), ainsi qu’un rêve médiéval et carnavalesque en écho au Sanctuaire de Michele Soavi (s’y montre la survivance de l’imagerie archaïque identifiant le mal à la sorcellerie féminine et aux chats noirs), des mouvements de caméra en steadicam au ras du sol branchés sur la perception du chat, et quelques références faites à L’Enfer de Dante et Charles Baudelaire (le traducteur français des œuvres d’Edgar Allan Poe), à La Prisonnière du désert (1954) de John Ford et Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock (grâce à la présence du vieux Martin Balsam). On reconnaîtra notamment ici deux obsessions argentiennes qui se nourrissent l’une l’autre, à savoir la sorcellerie féminine et ses effets de fascination délétère (la sorcière et le chat sont un couple s’imposant en ouverture de Inferno) et la violence à l’égard des animaux dont l’œil comme celui de Caïn est un trou de hantise logé au fond du regard artistique (Opéra en témoignait déjà et plus tard, de façon lourdement explicite aussi, Pelts – J’aurai leur peau). Sauf que le personnage du photographe culpabilisé par son goût du macabre, affublé du prénom de Usher, est un pantin gesticulant et finalement inconsistant, dont la mort accidentelle par auto-pendaison habille une pulsion suicidaire à laquelle une fin bâclée ne rend pas justice. On reste encore très loin de la séquence hallucinante d’agression des chats dans Inferno (1980), dont le martyr par le libraire new-yorkais interprété par Sacha Pitoëff se solde par son viol anal par une horde de rats déchaînés.
L’expérience étasunienne aurait pu tourner court mais Dario Argento ne s’admet pas vaincu, qui repart au combat avec l’étonnant Trauma. Le film est déjà important pour le cinéaste parce qu’il est le premier tourné avec sa fille, Asia Argento, qui est aussi la fille de son ex-compagne Daria Nicolodi, actrice de Profondo rosso – Les Frissons de l’angoisse (1975), Ténèbres (1982), Phenomena et Opéra, enfin de La terza madre – La Troisième Mère (2007), dernier film du triptyque des Enfers inauguré avec Suspiria (1977) qu’elle avait d’ailleurs coécrit. À cette époque, Asia Argento n’a que dix-huit ans mais l’actrice a déjà accumulé plusieurs expériences cinématographiques, dans Démons 2 et dans Sanctuaire produits par son père, mais aussi dans Palombella rossa (1989) de Nanni Moretti. Le personnage d’Aura Petrescu dans Trauma représente pour elle son septième rôle mais il s’agit de son premier en importance, ouvrant une série de participations dans les films de son père qui va se poursuivre avec Le Syndrome de Stendhal (1996), Le Fantôme de l’Opéra (1998), puis La terza madre et Dracula 3D (2012).
De fait, cette étudiante anorexique d’origine roumaine qui n’est pas encore complètement sortie de l’adolescence est comme une sœur pour d’autres héroïnes argentiennes,. Elle apparaît en effet comme la benjamine d’une sororité idéalement partagée par Suzy Banner (Jessica Harper) dans Suspiria et Jennifer Corvino (Jennifer Connelly) dans Phenomena. C’est un autre triptyque moins identifié dans l’œuvre, pourtant dédié à l’adolescence féminine, à ses passages et ses métamorphoses, à ses récits de formation et ses rites initiatiques, à ce reste d’enfance surtout comme un trésor d’innocence que ne corrompent ni les enfants monstres ni leurs parents monstrueux, au risque d’une certaine idéalisation de la pureté féminine. Avant que l’héroïne éponyme de Jenifer (2005) n’arrive tardivement pour remettre en question et faire sortir de ses gonds cette belle et héroïque sororité. Toutes étrangères et désorientées, toutes cousines d’Alice, les adolescentes de Dario Argento traversent le monde comme dans un rêve, avérant l’irréalisme profond de ses fictions qui s’amusent à simuler la logique de la rationalité policière pour mieux la moquer, qui la miment pour mieux la singer. Le recours abondant aux filtres, à la pluie récurrente mais aussi aux voiles et même à la fumée qui épaissit de manière laiteuse la lumière en affectant d’un coefficient d’étrangeté les lieux signe la qualité particulière de la photographie de Trauma,. L’onirisme enveloppe ainsi l’argument issu du giallo, avec son tueur invisible et sa série meurtrière marquée d’une signature atroce et unique, comme la gaze sur le visage éteint d’une belle endormie.
C’est pourquoi l’on ne s’étonne pas de reconnaître dans une vitrine une reproduction de l’Ophélie (1851-1852) du peintre préraphaélite John Everett Millais. L’image de la mythique noyée shakespearienne entre alors dans une constellation poétique et mélancolique magnétisée par de belles hantises cinéphiles, The Woman in the Window – La Femme au portrait (1944) de Fritz Lang (le magasin où l’on expose la peinture est la vitrine où le jeune homme amoureux d’Aura croit la percevoir en reflet) et Vertigo – Sueurs froides (1958) d’Alfred Hitchcock (Aura veut au départ se noyer en cherchant à sauter d’un pont comme Kim Novak, James Stewart dont le fantôme passe à l’occasion d’une diffusion de Monsieur Smith au Sénat de Frank Capra hante le jeune homme amoureux en quête somnambulique d’Aura disparue, enfin la décapitation de Brad Dourif est exactement filmée comme le rêve de Scottie dans Vertigo). La présence du compositeur Pino Donaggio, qui revient de Deux yeux maléfiques et qui refera une nouvelle apparition pour le décevant Aimez-vous Hitchcock ? (2005), marque également une proximité esthétique avec Brian De Palma, mais selon des rapports complexes dont les torsions sont du plus grand baroque. Avec Trauma, Dario Argento fait en effet aussi un film à la manière de Brian De Palma, dont le maniérisme consiste à tourner autour de quelques séquences du cinéma hitchcockien comme des scènes traumatiques et primitives. Brian De Palma, qui a trouvé chez Dario Argento de quoi raffiner ses propres agencements maniéristes au début des années 1970, notamment la caméra mobile à focalisation subjective, s’en souviendra en tournant l’expérimental Raising Cain – L’Esprit de Caïn (1992). Et, par bien des aspects (notamment photographiques), son onirisme est partagé avec celui que vient tout juste d’expérimenter le cinéaste italien à l’occasion de son passage étasunien.
Les torsions sont plus baroques et plus fascinantes encore dans Trauma quand elles passent par la figure nymphale d’Asia Argento et le modus operandi du serial killer. Concernant l’objet que ce dernier utilise pour sa série meurtrière, à savoir une guillotine portative et électrique conçue par Tom Savini, avec un fil d’acier s’enroulant autour des têtes des victimes pour les décapiter, il touche au nerf de l’obsession acéphale de Dario Argento. Au cœur du scénario criminel, il y a bien des traumas violemment refoulés et de façon hasardeuse réactivés, des maternités monstrueuses et des perceptions faussées, toutes choses que l’on retrouve directement de Profondo rosso. Mais le plus décisif se joue dans l’intervalle séparant pour mieux les relier le corps anorexique d’Aura et celui, excessif, de sa mère. Entre l’adolescente qui ne peut rien avaler et sa mère qui collectionne les têtes décapitées pour se venger de l’équipe médicale qui lui a jadis fait perdre son bébé puis a tenté de le lui faire oublier à coup d’électrochocs, il y a toutes les congestions de la chair féminine, qui fait défaut à un bout de la filiation pour être en excès à l’autre bout. Si Piper Laurie est parfaite dans le rôle de la mère, qui l’était déjà dans Carrie (1976) dont Trauma serait comme la réponse différée, Asia Argento incarne de façon d’autant plus troublante la part juvénile de la chair féminine congestionnée parce qu’elle est la fille de Dario Argento et Daria Nicolodi.
Un mot lourdement connoté vient forcément à l’esprit, celui de l’inceste et son immédiate suspension dans la sublimation de l’acte cinématographique. Mais le sublime est baroque, il sait qu’il est l’autre nom du monstrueux et réciproquement. La sensation de gaze cultivée par Trauma, notamment assurée par la diffusion d’une fumée dont on sait qu’elle a coûté cher à Dario Argento, victime depuis d’agueusie (la perte du goût) et d’anosmie (la perte de l’odorat), est ce voile d’un interdit fondamental de civilisation qu’un cinéaste aura cependant su traverser sans le déchirer, jusqu’à y avoir perdu aussi une partie de sa propre chair, y avoir sacrifié une part de sa propre sensibilité. L’acéphale figure alors l’obsession de qui n’ignore pas pouvoir perdre la tête s’il n’y avait pas le cinéma sachant regarder droit dans les yeux des fantasmes originaires qui s’agitent au sous-sol et en fondent l’archaïque soubassement. Obsession médusante s’il en est, attestée par la série des têtes décapitées et la première d’entre elle en particulier, avec ses dreadlocks tressés comme une noire chevelure de serpents. Si Trauma répond à Carrie, il serait aussi le parfait contemporain de Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992) de David Lynch.
Mais l’acéphale est double puisqu’il rappelle aussi l’autre vérité, moins anthropologique qu’historique : la décapitation a pour époque celle qui a été ouverte par la Révolution française. C’est un petit théâtre pour une chambre dédiée à l’enfant qui ne naîtra pas, semblable aux jouets de l’assassin de Profondo rosso ou à la comptine dépliée dans Le Sang des innocents (2001) sous la forme d’un livre pour enfants en 3D et composée par Asia Argento elle-même. C’est, aussi étonnant que celui puisse paraître, une citation sonore de La Marseillaise (1938) de Jean Renoir placée au générique d’ouverture. Comme le coup traditionnel du canon tirant à blanc tous les midis depuis plus d’un siècle sur le mont Janicule, la huitième colline de Rome, pour célébrer avec Garibaldi l’unité nationale italienne – un indice décisif de Card Player (2004) –, la décapitation est un marqueur ambivalent de modernité historique, à la fois barbare et progressiste. Une modernité dont Dario Argento se sait être aussi l’héritier non réconcilié, avec ses films et ses gialli.
Deux yeux maléfiques et Trauma sont des films qui, inégalement, racontent les mille et une manières de perdre la
tête aux États-Unis. La pierre
philosophale de l'alchimiste veut l'or, son ratage ouvre sur l'horreur acéphale. L’Amérique du fétiche monétaire perdrait même la boule comme la tête de Méduse est tranchée par Persée, compagnon d’Orphée dans les mythes originaires de
l’art du point de vue culturel occidental puisqu’il a disposé avec le bouclier d’Athéna de la surface permettant de réfléchir les visions qui sidèrent sans être pétrifiées par elles.
Mais Trauma est autrement plus médusant, il l’est même doublement. Déjà quand il voit en filigrane de la figure d’Aura Petrescu l’or pur de l’amour filial (Aura) mêlé à la pierre de la sidération incestueuse (Petrescu). D’autre part quand Trauma extrait d’une obsession acéphale le symptôme historique d’une modernité
divisée, aussi clivée
qu’un père déboussolé devant les métamorphoses nymphales de sa fille, et qui sait bien qu’il n’a que son art pour ne pas perdre la tête.
12 avril 2020
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