« L'œuvre de Kafka est de nature prophétique. Les étrangetés si précises dont fourmille la vie doivent être comprises par le lecteur comme des signes, des indices et des symptômes des déplacements que l'écrivain sent s'amorcer dans tous les domaines, sans pouvoir lui-même s'intégrer aux structures nouvelles. Aussi ne peut-il répondre que par l'étonnement – un étonnement auquel se mêle certes une terreur panique – aux déformations presque incompréhensibles de l'existence qui trahissent l'avènement de ces lois » (Walter Benjamin, « Franz Kafka : Lors de la construction de la muraille de Chine » [1931] in Œuvres II, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2000, p. 287-288)
Si le pessimisme culturel (Kulturpessimismus) a marqué un courant de la pensée allemande entre 1890 et 1933 en faisant entendre une tonalité (Stimmung) anti-moderne intrinsèque à l'expansion du capitalisme, ce discours identifié à des personnalités intellectuelles aussi réactionnaires que Paul de Lagarde, Julius Langbehn et Moeller van den Bruck n'est pas seulement réductible à leurs pénibles antiennes nationalistes et antisémites.
Michael Löwy repère ainsi que la référence commune à Friedrich Nietzsche a pu donner un « pessimisme culturel résigné » représenté par l'écrivain Thomas Mann, les sociologues Ferdinand Tönnies et Max Weber, et le philosophe Oswald Spengler. Il distingue également un « pessimisme culturel de gauche » que l'on retrouverait notamment du côté de Walter Benjamin, des penseurs de l'École de Francfort comme T. W. Adorno et Max Horkheimer, et Franz Kafka. La rhétorique décliniste, fataliste et apocalyptique cède alors le pas devant une critique radicale de la modernité dont le programme émancipateur s'est retourné en appareil de domination sans précédent. Le pessimisme culturel de gauche est donc celui qui se déplore moins qu’il s'organise comme y invite Walter Benjamin, sans céder sur la perspective révolutionnaire même si les forces sont faibles et qu’il est minuit dans le siècle.
L'éloge du pessimisme culturel donné par Michaël Löwy associe Kafka, Welles et Benjamin (éditions le Retrait, 2019). D'un côté, Benjamin a été grand lecteur de Kafka en reconnaissant en lui « le carrefour où les chemins de [ma] pensée allaient se croiser » ; de l'autre, Orson Welles a adapté en 1962 Le Procès et il s'agit probablement de la première adaptation cinématographique d'un récit de Kafka. L'enquête passionnante entreprise par Hanns Zischler, dans un livre (Franz Kafka va au cinéma, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Essais », 1996, 175 p.) suivi par un documentaire (Franz Kafka va au cinéma, Movimento Production, 2002, 52 min.), montre combien vif aura été l'intérêt finalement peu remarqué que l'écrivain pragois a nourri à l'égard du cinéma entre 1908 et 1913. Depuis le film d'Orson Welles, les adaptations se comptent par dizaines en vérifiant que la version wellesienne resterait pour la plupart d'entre elles un modèle d'inspiration, voire un paradigme au risque d'une certaine confusion.
Entre le pessimisme kafkaïen (la modernité fait de ses sujets des étrangers au monde, des parias fautifs, des subalternes superflus) et le pessimisme wellesien (la vérité d'un être a des effets de parallaxe échappant à toute fixation ou capture narrative) il y a un écart qui distingue l'humour à froid de l'écrivain et l'ironie baroque et outrancière du cinéaste. Michaël Löwy indique dans son essai quelques éléments de convergence et de divergence entre les deux visions. Surtout la version wellesienne avec toute l'énergie et le baroquisme nécessaire met l'accent sur la loi dont le formalisme juridique représente une parodie criminelle autant valable à l'est qu'à l'ouest, avec les procès de Moscou comme avec le maccarthysme.
Contre la réduction à un adjectif d’un nom
« Chaque jour de sa vie, Kafka s'était heurté à des conduites indéchiffrables et à des interpellations confuses. Il est possible qu'à l'heure de la mort, il ait voulu rendre à ses contemporains la monnaie de leur pièce » (Walter Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort » [1934] in Œuvres II, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2000, p. 430)
L'exilé de Hollywood sous surveillance du F.B.I. parce qu'il a été un militant antifasciste a pu se reconnaître dans le paria kafkaïen. On le reconnaîtra avec plus d'affection et de conviction quand les films évitent d'abattre la carte de Kafka en joker culturel chic, davantage dans The Wrong Man – Le Faux coupable (1957) d'Alfred Hitchcock que dans L'Œuf de serpent (1977) d'Ingmar Bergman, davantage chez Roman Polanski (Chinatown en 1974, Le Locataire en 1976) que chez les frères Coen (Barton Fink en 1991, A Serious Man en 2008). Le paria kafkaïen hante encore les films qui instillent l'angoisse juive dans les ors de l'église catholique (L'Audience de Marco Ferreri en 1972) ou les œuvres bourgeonnant des excroissances de nos machines libidinales et monstrueuses (David Cronenberg et David Lynch).
Après Le Procès, beaucoup de réalisateurs qui croient revenir à Kafka refont en moins bien du Welles. La modernité wellesienne est devenue à partir de Brazil (1985) de Terry Gilliam un postmodernisme qui, même ostentatoirement ludique et sympathique, ensevelit quand même sous l'imagerie un imaginaire dont la simplicité expressive est antinomique à toute boursouflure. Il y a les films référentiels, Kafka (1991) de Steven Soderbergh et Shadow and Fog – Ombre et brouillard (1991) de Woody Allen, qui sont des opérations de réduction d’un nom (Kafka) à un adjectif (kafkaïen). Et puis il y a les autres qui font un pas de côté en tentant de trouver des solutions esthétiques autres permettant d'avérer l'actualité politique de Kafka comme La Colonie pénitentiaire (1970) de Raúl Ruiz, La Métamorphose (1983) de Jean-Daniel Verhaeghe, Klassenverhaltnisse – Amerika / Rapports de classes (1984) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ou encore Le Château (1997) de Michael Haneke.
Alors le cinéma, quand il ne se réduit pas à des jeux de société esthètes, ludiques et inoffensifs, peut rendre à Franz Kafka dont ce que l'écrivain lui a donné, toutes les puissances qu'il nous aura redonnées et qui dans les faits ne nous avaient jamais vraiment quittés : bondir hors du rang des meurtriers ; briser d'un coup de hache la mer gelée qu'il y a en nous.
23 juin 2020
Le Procès (1962) d'Orson Welles
La loi, ses monuments, ses ruines
L'adaptation par Orson Welles d'un roman de Franz Kafka est probablement la première de toute l'histoire du cinéma. Si Orson Welles a réussi là où a échoué Henri-Georges Clouzot à l'époque des Espions (1957), sa réussite n'est cependant pas sans poser quelques questions sur la mésentente existant entre deux conceptions aussi différentes de la loi. Après coup, plusieurs éléments plaideraient déjà pour cette rencontre au sommet entre l'artiste en exil de Hollywood et l'un des écrivains les plus importants du siècle, autre génie assigné à un statut de minoritaire. Orson Welles est en effet le cinéaste qui a plus d'une fois mis en forme et en scène l'obscénité intrinsèque à la légalité, labyrinthique dès The Lady from Shanghai (1948) avant de devenir de plus en plus obèse et parodique avec Touch of Evil – La Soif du mal (1958). Ses premières adaptations shakespeariennes, Macbeth (1948) et Othello (1951), ont l'allure architecturale de dédales où la confusion mentale est autant celle des individus que des mondes dans lesquels ils évoluent jusqu'à l'involution critique. L'enquête de Mr. Arkadin – Dossier secret (1955) se présente comme une parodie de film noir révélant que le cœur de la procédure est un vide que travestit l'amnésie fictive du milliardaire l'ayant commanditée. Le vide est celui d'un mal déchu de toute absoluité pour révéler avec la modernité que sa radicalité se tient entre la liberté souveraine de le commettre et la rationalité dont le discours en justifie la perpétration. Le mal radical est bien un motif commun à Kafka et Welles.
Chez Orson Welles, la vérité n'est jamais univoque et son équivocité qui induit voix-off et flash-back, faussaires et fabulations, bifurcations narratives et perspectives labyrinthiques rompt avec les régimes d'énonciation journalistique, policière ou juridique de la vérité que conteste autrement l'auteur du Procès. C'est pourquoi ses films peuvent avoir plusieurs versions (Dossier secret en cinq, Le Procès seulement deux), voire plusieurs titres (Dossier secret a pour titre original tantôt Mr. Arkadin, tantôt Confidential Report). L'enquête identifiant les causes et les raisons est ce à quoi échapperait déjà le héros de Citizen Kane (1941) sauf que chez Franz Kafka il n'y a justement pas d'échappatoire mais un destin dont l'assomption retourne in extremis le drame moral de la cruauté objective en tragédie du désir demeuré désir même quand s'impose le pire. Le baroquisme wellesien a des enflures, des vacarmes, des soubresauts et des frénésies, toute une érotique dont la volubilité azimutée et organique convient au fond assez peu à la froideur de Kafka dont les cauchemars objectifs sont enveloppés d'une grisaille routinière qui se confond davantage avec celle que connaît intimement le lecteur. La loi a ses machines libidinales (Romy Schneider, Jeanne Moreau et Elsa Martinelli en sont ici les relais privilégiés) qui relient obésité et obscénité chez Welles (dans le rôle de l'avocat) quand Kafka voit la viscosité libidinale du pouvoir fuir par tous les pores de la société en préférant souffler dessus le froid nécessaire à en fixer les cristaux.
Le saut allégorique est franchement attesté dans le film d'Orson Welles. Et d'emblée avec une humeur carnavalesque et une ardeur ironique que cultive la batterie stylistique des tours du magicien baroque, par exemple ces courtes focales qui ouvrent jusqu'à la distorsion les cubes scéniques pour y faire résonner un rire de Stentor. Chez Kafka, les glissements sont au contraire progressifs au point que le réalisme mimétique lui-même devienne un piège. Et il est si méthodique qu'il laisse sourdre l'humour de qui comprend que la loi n'ayant pas d'autre fondement qu'elle-même produit indifféremment coupables et innocents.
C'est une grande différence que l'on pourrait caractériser à l'aide de la philosophie du droit de Gilles Deleuze. Si la loi du point de vue kantien est intrinsèquement morale en tenant seulement et strictement à sa forme (le moralisme y est un formalisme), l'ironie est sadienne quand la loi est pervertie en étant placée sous l'institution qui en garantit extérieurement la perversité alors que l'humour est masochiste et sa subversion consiste à s'intéresser aux conséquences de la loi qui en contredisent sa morale tout en en respectant la forme et que vérifie la technique du contrat (Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, éd. Minuit, 1967, p. 75 et suivantes). « Dans les deux cas, toutefois, il s’agit bien d’un comique qui vise à outrer la pensée kantienne de la loi en l’exfoliant par le dessus (l’ironie sadienne) comme par le dessous (l’humour masochiste) » (Laurent de Sutter, « Une pratique comique du droit est-elle possible ? » in Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 2008/1, vol. 60, p. 157-171). Kafka serait-il plus proche de Sacher-Masoch quand Welles se situerait davantage du côté de Sade ? Ce serait la raison d'une mésentente dont la critique anglo-saxonne aurait tiré profit en rejetant le film alors qu'en France il a reçu le Prix Méliès.
Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka irait cependant plus loin encore que Sade et même Sacher-Masoch parce qu'il s'agit avec lui moins d'excéder la loi de l'extérieur (tantôt avec l'ironie sadienne de la perversité par l'institution, tantôt avec l'humour masochiste de la subversion par le contrat) que de l'invertir comme l'écrit Laurent de Sutter (ibidem). La loi morale n'a en effet pas d'autre fonction a priori que de produire nécessairement les coupables, les châtiments et les énoncés suturant les seconds aux premiers. Le comique kafkaïen témoigne de l'intérieur du délire intrinsèque au formalisme juridique (Kafka. Pour une littérature mineure, éd. Minuit, 1975, p. 81 et suivantes). On l'a vu encore récemment avec un très bon film indien, Court – En instance (2014) de Chaitanya Tamhane.
La rencontre a lieu (l'adaptation cinématographique est relativement fidèle au récit) sans avoir eu lieu (l'esprit de l'adaptateur l'emporte sur celui de l'écrivain). C'est pourquoi Le Procès d'Orson Welles déçoit mais en bien. Le différend intéresse moins que la fructueuse mésentente ayant permis à l'ironie wellesienne de pervertir un certain nombre d'attendus caractérisant son contexte historique de production. Les spectateurs prêts à voir dans le film la vérification du prophétisme kafkaïen sur le siècle des totalitarismes, renforcés dans leurs convictions par la construction du Mur de Berlin en août 1961 (le film sort en France en décembre 1962), devront pourtant l'admettre : la loi qui fait de n'importe quel innocent comme Joseph K. un coupable désigné est une abstraction universelle opératoire indifféremment à l'est comme à l'ouest. En témoignent les géniaux montages architecturaux du Procès qui succèdent à ceux d'Othello. La gare désaffectée d'Orsay, qui l'est depuis l'après-guerre avant de devenir un prestigieux musée en 1986, accueille les milliers de bureaux d'une administration proliférante dans les sociétés modernes qui produisent les procès antisémites et contre les anarchistes dont Kafka est déjà le témoin, les lois nazis de Nuremberg et les Procès staliniens de Moscou, la condamnation à mort des époux Rosenberg pour espionnage, le maccarthysme et la chasse aux sorcières aux États-Unis. Welles le sait très bien dont l'antifascisme militant depuis le soutien donné aux républicains espagnols a suscité la surveillance du F.B.I. Il le sait d'autant plus qu'avec The Stranger – Le Criminel (1946) il a montré comment un nazi se sentait comme un poisson dans l'eau dans le quartier pavillonnaire d'une petite cité étasunienne typique.
Si Orson Welles se souvient de The Crowd – La Foule (1928) de King Vidor, il est aussi le contemporain de philosophes comme Cornelius Castoriadis qui constatent l'extension de la raison bureaucratique commune aux deux blocs antagonistes. Le cinéaste peut ainsi s'amuser à agencer divers fragments tournés dans le palais de justice de Rome, à Notre-Dame-de-Paris et dans la cathédrale Saint-Stéphane de Zagreb en Yougoslavie, tirant de son génie des montages spatio-temporels et architecturaux l'ironie des continuités formelles entre l'est et l'ouest comme entre les monuments de la justice séculière ou laïque et ceux de la justice divine. On songe encore aux plans tournés dans ces friches urbaines le soir tombant ou au petit matin, les terrains vagues y côtoyant les bâtiments massifs caractéristiques d'une nouvelle politique du logement à l'aube des années 1960 (universitaire puisqu'il s'agit de l'université libre de Velika Gorika à Zagreb). On trouve des plans semblables dans La dolce vita (1960) de Federico Fellini. C'est dire si la question de la massification dans la production du logement est un autre problème partagé dans un monde global où le différend idéologique n'empêche pas un accord sur l'essentiel d'un modernisme techniciste, bureaucratique et productiviste.
Aussi à l'aise dans le plan-séquence (la scénographie théâtrale se soutient des plafonds qui sont aussi ceux de la loi) que dans le montage court (l'hallucination affole la perception), Welles peut rendre la monnaie de sa pièce à Alfred Hitchcock (si Anthony Perkins est tout imprégné de son rôle dans Psychose c'est aussi parce que ce film doit beaucoup à Touch of Evil où Janet Leigh était déjà sous l'emprise du jeune gardien délirant d'un motel) tout en demandant à Alexandre Alexeïeff et Claire Parker de confectionner un écran d'épingles pour animer la parabole Devant la loi. Le génie est prodigue, son film souvent jubilatoire (le procès n'advient pas dans la cour de justice mais se déroule partout dans les lieux qui surgissent par effet de montage en s'agrégeant en cercles concentriques autour du noyau vide du tribunal). Il a des idées fortes (l'apparition des vieillards nus comme revenus de l'univers concentrationnaire), d'autres dont la postérité fatigue (L'Adagio d'Albinoni de Remo Giazotto). Welles ose même forcer la fin du roman adapté (avec une explosion que certains ont qualifié d'atomique). Le Procès a exercé une certaine fascination, pour le meilleur comme pour le pire, comme en témoignent diversement Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard, Brazil (1985) de Terry Gilliam, Kafka (1991) de Steven Soderbergh et les films de Béla Tarr.
Le plus important appartient à la vision habitée d'une monumentalité dédaléenne qui produit ses propres ruines. C'est la monumentalité de la loi formelle et ses épaves humaines. C'est la monumentalité ruineuse et ruinée de l'œuvre d'Orson Welles qui par ce bord rejoint l'inachèvement kafkaïen. Même si le titan vaincu ressemble moins à Joseph K. qu'à Falstaff.
22 juin 2020
Kafka (1991) de Steven Soderbergh
Kafka pour les nuls
Après le succès public et critique de Sexe, mensonges et vidéo (1989), Steven Soderbergh peut se voir offrir sur un plateau d'argent servi par les producteurs Barry Levinson et Claude Berri l'adaptation luxueuse du scénario original de Lem Dobbs qui propose de projeter l'écrivain Franz Kafka dans l'univers angoissant de ses romans. C'est donc un Kafka au carré, l'autobiographie mêlée à la littérature, nécessaire à faire le tour du propriétaire de tous les stéréotypes et les clichés que secrète le cinéma à son sujet depuis l'adaptation séminale du Procès par Orson Welles en 1962. Le jeune réalisateur indépendant ne manque pas d'arguments pour convaincre de ses nobles ambitions : un grand acteur pour le rôle-titre (Jeremy Irons) et quelques prestigieux seconds couteaux (Alec Guiness, Armin Mueller-Stahl et Ian Holm) ; le tournage en décors naturels à Prague et en studio à Pinewood ; un faisceau d'indices cinématographiques et littéraires qui capture dans la toile d'araignée gluante de la culture référentielle les signaux de détresse que l'art nous a envoyés.
Soderbergh connaît sa culture savante et ludique sur le bout des doigts. Il sait tout ce qu'il doit à Orson Welles quand il invite son compositeur Cliff Martinez à ressortir la cithare autrichienne d'Anton Karas employée pour le thème de Harry Lime dans Le Troisième homme (1949) de Carol Reed comme il recopie en s'appliquant les séquences labyrinthiques des bureaux et des archives du Procès. Il sait bien que sa première partie en noir et blanc wellesien est sous l'influence fictionnelle du Procès tandis que sa seconde partie en couleur préfère suivre la piste narrative du Château en se plaçant sous les auspices du Brazil (1985) de Terry Gilliam qui doit tant au baroquisme de Welles. Le garçon est suffisamment joueur et cultivé pour savoir que Ian Holm incarne cette bascule tout en l'affublant d'un nom (Murnau) et d'une fonction significatifs (la recherche en neurosciences modernise le vieux thème gothique des profanateurs de sépulture). D'autres références visuelles (Caligari, M le maudit et Le Testament du docteur de Mabuse de Fritz Lang) ou littéraires (Orlac, Musil, l'homme qui rit) parachèvent une déambulation sous contrôle qui impose la réduction dramatique de l'imaginaire kafkaïen à un mélange de décors baroques et d'ombres expressionnistes.
Pour une seule idée vaguement intéressante (la dissection du cerveau et l'esprit introuvable, Paul Valéry y avait déjà alerté avec Variété III publié en 1936), Kafka se trompe plus souvent qu'à son tour. Le film se plante sur l'acteur principal dont la séduction british n'a pas grand-chose à voir avec la judéité orientale de l'écrivain pragois comme il ne fait pas moins erreur sur l'anarchisme révolutionnaire réduit à n'être qu'un nœud d'un vaste complot nébuleux auquel Kafka se sent étranger alors qu'il a lu Kropotkine et a participé à des réunions politiques. Quand il ne dit pas un mot sur les rapports contrariés avec le judaïsme qui allait bientôt nourrir son sionisme, sacrifié au profit du cimetière juif de Prague servant de point de passage utilitaire afin d'accéder au mystérieux château du docteur Murnau. Sur le versant biographique, l'évocation subreptice de l'emploi dans la compagnie d'assurances, des fiançailles deux fois rompues avec Felice Bauer, du rapport douloureux au père, du refus d'être publié comme de la tuberculose évacue pourtant la présence décisive de l'ami Max Brod rencontré en 1902 (l'action du film se donne la date de 1919). La dissection du cerveau induit par réduction une volatilisation de l'esprit, cela vaut aussi pour Soderbergh : la critique du modernisme est vite neutralisée dans le petit musée ludique du postmoderne illustré.
Alors que le Mur de Berlin vient de tomber, Soderbergh s'ingénie à perdre la modernité brûlante de Kafka dans le dédale des clichés kafkaïens débitées par le cinéma depuis au moins trente ans comme un chapelet de saucisses. Kafka se voit ainsi facilement débordé à ses deux extrémités, par Europa (1991) de Lars von Trier d'un côté (le nazisme est un cauchemar expressionniste dont l'Europe n'est toujours pas sortie) et de l'autre par Le Festin nu (1991) de David Cronenberg (la littérature est la chair d'un pays imaginaire et l'écrivain se convertit à son érotique). Même les frères Coen s'en sortent mieux avec Barton Fink (1991) en inquiétant le vieux musée d'antiquaire hollywoodien avec le retour de flammes des fours européens. L'imaginaire kafkaïen arrive à résonner encore un peu quand la persécution prend un tour personnel (Roman Polanski entre Chinatown et Le Locataire, même le Bergman qui tourne en Allemagne L'Œuf de serpent pour fuir le fisc suédois). Autrement, Kafka pour les nuls reste un film nul.
22 juin 2020