Tourner, retourner la frontière –
De l'autre côté (2002) de Chantal Akerman
« Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près des États-Unis » (Nemesio García Naranjo)
« Dans De l’autre côté la frontière bordée de lampes halogènes de surveillance, je n’ose même pas dire à quoi cela me fait penser » (Chantal Akerman)
Avec De l’autre côté (2002) tourné le long de la frontière mexicaine-étasunienne, Chantal Akerman n’a pas seulement documenté ce qui s’expose et se dit, mais aussi ce qui ne se voit pas et ne s’entend pas. Ce qui est refoulé et occulté, dénié quand ce n'est pas nié. La face de l’humanité brisée en deux, balafrée par la ligne de front barbelée des barrières faisant 1200 kilomètres de long.
Ce dire inaudible et ce voir invisible sont ce dont témoigne toujours presque vingt années après sa réalisation l’intacte puissance hallucinatoire, chamanique, d’un film dont les images se distribuent sur deux axes : en abscisse avec ses travellings latéraux qui font voir les dispositifs de l’hostilité ; en ordonnée avec ses plans fixes et frontaux qui à l’inverse y répondent par un grand sens de l’accueil et de l’hospitalité.
Ce dire inaudible et ce voir invisible s’imposent au peuple de réfugiés mexicains qui encourent à chaque passage de frontière le risque mortel de la disparition. Ils s’imposent à ces morts sursitaires qui représentent pour les États-Unis la hantise d’une altération et d'une expropriation étrangement rapportées aux sujets de la plus radicale nudité et impropriété. Et son spectre n’a pas cessé de grandir dans les usages idéologiques de Donald Trump qui, le 20 janvier 2017, a accédé à la présidence des États-Unis en promettant de renforcer le gardiennage paranoïaque et raciste des identités ataviques nord-américaines, censément menacées par le nomadisme culturel des multitudes prolétarisées du sud.
« Construire le mur » a été en effet le slogan de campagne de Donald Trump mais son projet à hauteur de plusieurs milliards de dollars a provoqué un conflit avec les Démocrates et la plus longue paralysie administrative du gouvernement fédéral (shutdown) : cf. Passerelle : (Dépasser la frontière), n°19, association Ritimo/La Coredem, 03/2019, p. 44.
Le travelling latéral,
de la ligne de front à la ligne de fuite
La frontière est une question politique puisque son dispositif a permis l’établissement géographique des États-nations modernes. La question politique se double aussi d'un versant économique puisque la frontière recoupe à l’époque de la constitution de ces États-nations le marquage capitalistique des territoires au moment de l’appropriation privative des terrains communaux. Aujourd’hui, l’élargissement des circuits de la valorisation du capital à l’échelle mondiale participe à redistribuer les attributs de la frontière, évanescente s’agissant de la circulation des capitaux, renforcée concernant le mouvement des travailleurs originaires des pays les plus pauvres.
C’est la contradiction qui balafre De l'autre côté et elle ne cicatrise pas : là où la frontière a pour but de distribuer l’espace en territoires spécifiques, elle les relie aussi selon des articulations d'intensités variables aux conséquences politiques et sociales inégales. C’est toute l’ambivalence de la frontière, qui divise autant qu’elle relie. La frontière sépare, c’est-à-dire qu’elle distingue (des pays selon des spécificités culturelles et politiques) autant qu’elle met en relation (les mêmes pays selon une logique économique inégale, qui avantage ici la mobilité du capital au détriment ailleurs des mouvements de travailleurs). Quand la frontière mexicaine-étasunienne est envisagée dans sa dynamique séparatrice, cette séparation caractérise la domination économique et politique des États-Unis sur le Mexique.
Comme le travelling-avant et arrière dans les tranchées de la guerre de 14-18, le travelling latéral s'impose comme la modalité filmique privilégiée d’une situation typique pour laquelle la frontière oblige déjà non pas à aller de l’avant librement mais à avancer en fonction de ses lignes directrices. Une modalité qui fonctionne par ailleurs aussi comme l'une des signatures esthétiques du cinéma de Chantal Akerman. Ce n'est qu'ensuite que la division induite par la frontière se trouve symboliquement surmontée par un désir de rendre compte de l’échec relatif de l’opération de séparation : la dissociation produite par le marquage territorial connaît en effet l’épreuve de la multitude de lignes de fuite difficiles à juguler et qui contredisent la fonction séparatrice de la frontière. La politique disjonctive induite par la frontière se renverse alors en esthétique conjonctive, dialectiquement. Les lignes de front ne peuvent combler les trous et suturer les interstices, elles ne peuvent empêcher qu'adviennent des lignes de fuite déstabilisant les lignes de séparation habituelles.
Les individus filmés ne sont dès lors plus seulement envisagés à partir de ce qui les divise, mais à partir de cet espace commun qui partage les divisés malgré leurs inégalités. Le travelling latéral ne réitère plus seulement le mur ou la frontière comme butée impossible à contourner. Cette figure de style induira désormais une ligne d’articulation entre des peuples qui, séparés en champ et contrechamp antagoniques, dont le face-à-face se vit comme un dos à dos, se retrouvent grâce au croisement des travellings en abscisse et des plans frontaux en ordonnée, autrement reliés comme deux pans d'une même humanité.
Comme le vase au fondement du symbolique, l’unité du genre humain après avoir été brisée serait ainsi retrouvée, cinématographiquement ressoudée par le montage des plans tournés par Chantal Akerman. Et Simone Bitton a su particulièrement s’en souvenir en tournant Mur (2004) le long du mur de séparation érigé en Cisjordanie par l’armée israélienne.
Par-delà la frontière
entre fiction et documentaire
Si De l’autre côté relève du cinéma documentaire, il n’en est pas moins habité par le spectre des grandes fictions cinématographiques classiques. On sait que Chantal Akerman, qui a alterné documentaires et fictions pendant presque cinquante années de pratique, a rejeté l’idée d’une frontière hermétique entre ces deux régimes cinématographiques, posant qu’il y a toujours du mélange, de l’impureté, des échanges et des réciprocités, de la fiction dans le documentaire et du documentaire dans la fiction. Ainsi se frotter aux paysages désertiques étasuniens, c’est laisser venir à soi, dans le dépôt des vues enregistrées et des plans montés, les réminiscences d’images produites par toute une tradition cinématographique qui a participé à la mythification, sous la forme du grand récit épique, d’un territoire et de son peuple conquérant.
On connaît l’attirance de Chantal Akerman pour les États-Unis, ce dont témoignent Hotel Monterey (1972), News from Home (1976), Histoires d’Amérique (1988) et Un divan à New York (1996). Avec le documentaire Sud (1999), la cinéaste belge abandonne la côte est des États-Unis et le cinéma underground new-yorkais pour s’aventurer au Texas, un territoire plus lourdement chargé en mythologies et en archaïsmes. Après Sud est venu De l’autre côté, cet autre road-movie tourné en numérique le long de la frontière séparant les États-Unis du Mexique. Et c’est comme si Chantal Akerman avait diagonalisé le sens épique des Raisins de la colère (1940) de John Ford d'après John Steinbeck (avec ses mères homériques en attente de leurs fils et son peuple dépossédé et éparpillé aux quatre vents de la diaspora et de l’exil) avec la perspective fantastique de They Live – Invasion Los Angeles (1988) de John Carpenter (avec son principe partageant le monde en obscurité de l’asservissement prolétaire et en lumière de la domination policière). En bordure du western, du road-movie et du film d’épouvante, ferait retour aussi le fantôme du film noir Touch of Evil – La Soif du mal (1958) d’Orson Welles, qui déjà traitait des tensions raciales électrisant la frontière mexicaine-étasunienne.
Trois séquences comme trois foyers concentreraient idéalement toute la sensibilité de De l'autre côté. C’est d’abord ce plan-séquence dans lequel un grand miroir dans un salon de coiffure mexicain tient une importance formellement décisive puisqu’il donne à voir le dos des personnes filmées de face. C’est ensuite un travelling latéral qui part d’un mur de tôles matérialisant la frontière, puis s’incurve pour tracer un U inversé qui déplace symboliquement le mur dans le dos de l’équipe de tournage, en enregistrant de face la misère matérielle des lotissements. C’est enfin cet autre travelling latéral situé en milieu de film qui assure symboliquement le passage dans sa seconde partie étasunienne, et dont la durée est nécessaire afin de rendre compte que l’équipe de tournage peut accéder de l’autre côté sans que cela soit problématique pour elle, à l’opposé des récits terrifiants recueillis dans la première partie mexicaine du film.
Avec la triangulation de ces séquences, Chantal Akerman livre à la fois l’éthique à l’œuvre dans son projet cinématographique sur son versant documentaire, ainsi qu'un grand motif esthétique de sa quête cinématographique. Le temps n'est plus au face-à-face tel que le cinéma classique américain l’aura particulièrement exemplifié sous la forme du duel westernien. Le temps est désormais celui d'un dos à dos que suturent les motifs complémentaires du miroir et du travelling latéral traçant un U inversé. Le dos à dos est celui de deux peuples unis pour le pire et dans la méconnaissance respective des liens historiques et des rapports économiques déterminant négativement leur union. Un dos à dos dans le raccord duquel De l'autre côté inscrit la voie étroite et fragile de son éthique qui rend déjà nécessaire la distinction entre deux types de mobilité : celle qui est autorisée pour qui appartient au groupe dominant (équipe du film comprise, qui ne fait pas l’économie de sa situation sociale privilégiée), et celle qui est prohibée pour le groupe des dominés.
Voir deux peuples
dos à dos
En 1965, la suppression des accords bilatéraux qui permettaient aux « braceros » (petits paysans mexicains) de travailler de façon temporaire aux États-Unis entraîne l'augmentation du nombre des migrants illégaux. C’est alors qu'apparaissent avec la question de l’immigration clandestine les politiques étasuniennes de lutte menées pour en endiguer les flux. En 1992, un million de clandestins mexicains ont été arrêtés et emprisonnés avant d’être renvoyés chez eux. Neuf mois après les attentats du 11 septembre 2001, le Homeland Security Act adopté par le Sénat en juin 2002, tout juste après le tournage du film de Chantal Akerman, est une machine de guerre juridique qui, en rabattant la problématique migratoire dans la sphère de la sécurité nationale, inscrit les rapports des États-Unis avec ses voisins dans une optique de rupture avec les principes d'accueil longtemps mis en avant par son modèle de société supposément intégrateur (melting-pot).
À côté des politiques officielles, plusieurs milices privées composées de citoyens, de militaires et de policiers à la retraite mènent une véritable campagne de surveillance le long de la frontière. La milice des Minute Men tient un discours politique teinté de racisme, en adoptant une tactique quasi-militaire de surveillance de la frontière. L'American Border Patrol conçoit ainsi la frontière comme la première ligne de défense du pays et, significativement, c'est l'une des premières milices à s'être dotée de drones de surveillance.
Le premier plan du documentaire de Chantal Akerman exprime les conséquences violentes résultant d’une telle politique de restriction des flux migratoires. Les paroles inaugurales d'un garçon ayant voulu entrer illégalement aux États-Unis détermineront les perceptions de la plupart des plans à venir. Ce dont il est question ici, c’est d’un dépeuplement, terriblement. Manquent ainsi dans chaque image qui vient les amis ou parents qui ont migré, migrants partis, morts en chemin, ayant réussi à s’établir de l’autre côté de la frontière, ou bien disparus, dont on ne sait pas ou plus ce qu’ils sont devenus. Le peuple manque comme l'a dit Paul Klee et Gilles Deleuze après lui. Et le vide des plans tournés par la cinéaste expose avec la question des absents la puissance spectrale de l’absence que conforte techniquement l’utilisation non de la pellicule argentique mais du numérique. Des plans dépeuplés, ou bien peuplés d’une jeunesse qui, jouant au base-ball, se constitue déjà imaginairement en rapport avec un pays fantasmé pour lequel il faudra peut-être un jour partir, c'est déjà en creux l'histoire de Soy Nero (2016) de Rafi Pitts.
L’extrême géométrisation des plans, comme l’articulation géométrique des deux séries filmiques qui structurent le dispositif – série contemplative horizontale (des individus marchent) et série discursive verticale (des personnes parlent) – constituent la grille esthétique d'une hantise, et dans ses interstices les morts se glissent pour hanter les vivants. Lorsque De l’autre côté passe de l’autre côté de la frontière lors d’un long travelling latéral assurant la transition entre les parties mexicaine et étasunienne, l'impression est alors que, malgré tout, on n’en a pas fini avec le Mexique. Le Mexique comme envers des États-Unis constitue sa hantise, c'est son spectre et son ombre projetée résulte de la puissance lumineuse propagée par les dispositifs sécuritaires et policiers côté étasuniens.
Force de l'art de Chantal Akerman qui est profondément un cinéma de voyant. La durée des plans est donc rigoureusement nécessaire afin de rendre contiguë l’expérience vécue lors du filmage et celle du spectateur. Par exemple avec ce travelling-avant tourné de nuit sur une route cabossée, et dont la visibilité est affectée par les difficiles conditions matérielles lors de son tournage. Cette durée permet également d’autoriser une liberté d’imagination au spectateur qui peut effectuer mentalement ses propres opérations de montage, ou bien prendre la fuite et rêver d’autre chose. Cette liberté que lui concède le dispositif pour permettre au spectateur de se déterritorialiser est justement l’envers de cette autonomie que les appareils policiers étasuniens ne concèdent pas aux migrants illégaux mexicains. On peut également évoquer ces effets subtils de montage différé. Par exemple lorsque, entre le deuxième et le huitième plans, émerge à distance comme un raccord dans l’axe qui permet de voir ce qui ne l’était pas sans cette lointaine liaison. À savoir une frontière, invisible pour le spectateur dans le premier des deux plans, rendue visible dans le second, bornant l’horizon symbolique des Mexicains qui, eux, ne verraient qu’elle.
Ce sont encore ces deux plans qui ne se suivent pas mais qui, mentalement ajointés par le spectateur, montrent au milieu de nulle part deux panneaux : « Stop the Crime Wave ! » et « Dead End ». Leur jonction mentale à distance appelle une critique des impasses violentes de l’idéologie véhiculée par le motif juridique de la propriété privée qui clive les deux peuples en un dos à dos économique au terme duquel, comme le dit un Mexicain, « certains ont tout et d’autres rien ».
Les peuples ainsi mis dos à dos sont respectivement floués, mais selon des modalités différenciées. Le peuple mexicain est essoré par la crise de la dette en 1982 induite par la hausse des taux d’intérêt initiée par la Banque fédérale étasunienne en 1979. Il est également victime de l’Accord de Libre Échange Nord Américain (ALENA) conclu le 12 août 1992 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, et qui bénéficie aux grandes firmes multinationales étasuniennes comme aux entreprises mexicaines de sous-traitance qui en dépendent (les « maquiladores »). Remplacé depuis janvier 2020 par l'AEUMC (Accord États-Unis Mexique Canada), l'ALENA entre-temps renégocié par Trump en 2018 a eu comme conséquence de porter un coup fatal à la valeur protectrice de l’« ejido » (la propriété collective des communautés paysannes et indigènes inscrite statutairement dans la Constitution mexicaine) au profit de cet « avantage comparatif » comme le disent les économistes du FMI et que représentent les bas salaires. Sur les conséquences sociales de cet accord, en particulier les féminicides des villes frontalières comme Tijuana et Ciudad Juárez, on se permet de renvoyer à l'article de Beatriz Plaza Escrivà intitulé « Le Labyrinthe des villes frontières » (Passerelle : (Dé)passer la frontière, opus cité, p. 82-88).
On comprendra mieux le désir, individuel ou collectif, pour des projets migratoires ayant une fonction d’enrichissement du pays de départ, explicitée à l'occasion d’un témoignage. Comme s’il fallait aller aux États-Unis afinn de tenter de récupérer aussi une partie de la richesse dont le Mexique aura été spoliée. L’autre peuple, étasunien, est quant à lui tantôt cadenassé dans un constitutionnalisme considérant comme inviolable et sacrée la propriété privée, tantôt enferré dans un fondamentalisme évangéliste et une tradition raciste issue de l'histoire de ses conquêtes coloniales (le Texas ainsi que la Californie et le Nouveau-Mexique ont été arrachés par la guerre à l’État mexicain en 1848). Cette politique lui assure pourtant de hauts revenus ici, mais là-bas, de l’autre côté de la frontière, l’appauvrissement aiguillonne les vagues migratoires, en provoquant la mort de centaines de migrants – les « wetbacks », les « dos mouillés » – qui traversent à la nage le Rio Grande au risque de la noyade.
Éthique de la responsabilité
et poétique de la relation
Emmanuel Levinas : « J’entends la responsabilité comme responsabilité pour autrui, donc comme responsabilité pour ce qui n’est pas mon fait, ou même ne me regarde pas, ou qui précisément me regarde (…) Positivement, nous dirons que dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre des responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe » (Éthique et infini, éd. Fayard, 1982, p. 91-92). Le sublime, dans la démarche cinématographique de Chantal Akerman, c’est qu’elle assume cette conception éthique de la responsabilité en la portant au carré.
D’abord dans la guise du témoin au moment du tournage, jusqu'à affronter les limites techniques de la prise de son lors d’une tempête de sable impressionnante qui sature les possibilités d’enregistrement numérique. Puis dans celle de la passeuse qui fait de la projection cinématographique le moyen d'une intermédiation, d’une intercession chamanique. Parce que cela qui s’expose devant sa caméra la regarde, cela par extension nous regarde aussi : nous sommes regardés par cela même qui nous concerne, autrement dit par quoi nous sommes tous cernés. Nous sommes cernés et concernés par cela même qui nous regarde, et exige de nous cette éthique de la responsabilité. En conséquence, le spectateur n'est pas la visée d’un processus d’identification classique, mais le sujet d'un principe éthique de « légation » pour parler encore comme Emmanuel Levinas. Il y a en effet pour la cinéaste témoignant et intercédant une responsabilité qui nous est léguée, qui nous incombe comme spectateur. Le dos à dos se retourne alors au montage en face-à-face dont l'agencement est construit par la cinéaste chamane et médiatisé dans le regard du spectateur.
Autant le spectateur regarde pour voir, autant il est regardé par la personne filmée qui le regarde, selon un mouvement spéculaire et réflexif exemplairement ressaisi par le miroir du plan précédemment cité. L'intercession chamanique assuré par la cinéaste est ce qui lui permet de soigner autant ses cadres qu’elle prend soin des personnes filmées et des spectateurs qui les regardent. Ainsi, la projection cinématographique se comprend dans sa dynamique à la fois spéculaire et récursive, en reliant à distance et en différé les regards, de part et d'autre de la membrane lumineuse de l'écran.
Recomposer ce qui a été fragmenté ; relever ce qui a été décomposé : voilà la discipline à laquelle s’astreint De l’autre côté. Ici, la documentariste enregistre l’anomie des uns : ces Mexicains en perpétuels oubliés, ces « olvidados » (pour reprendre le titre du grand film mexicain de Luis Buñuel réalisé en 1950) dont les conditions précaires d’existence les briment au point de disloquer les voix et de briser les visages. Là, elle enregistre le langage ossifié des autres, ces citoyens étasuniens dont la paranoïa les pousse à imaginer qu’ils sont victimes d’une guerre dont la cause découle pourtant directement de la politique impériale et ultralibérale de leur État. À partir de séries discursives hétérogènes (faites à la fois de paroles et de silences, d’horizontalité autorisant la mise en mouvement et de verticalité induite à l’occasion des entretiens), séries dialectiquement croisées (Dieu est exemplairement convoqué par les Mexicains pour espérer, résister et survivre, alors qu’il est sollicité de l'autre côté pour combattre et vaincre), la lucidité, même partielle, est malgré tout ce qui diagonalise des clivages adossant négativement migrants mexicains et citoyens étasuniens.
Par-delà les antagonismes rédimés par l’opposition symbolique entre le même et l’autre, c’est une identique responsabilité, même barrée et mutilée, c’est une lumière, même faible car diminuée, qui peut uniment éclairer et relier tant le consul mexicain en Arizona que le shérif d’une petite bourgade étasunienne frontalière. Même si la lumière de Dieu invoquée par un policier lors d’une cérémonie publique à la suite de la mort de l’un des siens au cours de ce qu’il qualifie de « guerre quotidienne » se voit symboliquement barrée par les verres bleu métallique des lunettes de son acolyte.
L’éthique de la responsabilité se noue ainsi avec une poétique de la relation permettant de tenir ensemble et d'articuler symboliquement les places de chacun en faisant disjoncter les plaques tectoniques et antagoniques du champ et du contrechamp, de ceux d'ici et des autres ailleurs, des spectateurs de côté-ci de l'écran et des personnes filmées de ce côté-là. Édouard Glissant : « Vivre la totalité-monde à partir du lieu qui est le sien, c'est établir relation et non pas consacrer exclusion » (Introduction à une poétique du divers, éd. Gallimard/NRF, 1996, p. 67).
Le voyeur tue,
le voyant sauve
La question philosophique de l’altérité, d'autrui délié de l'autel mythique où il ne cesse pas d'être sacrifié, de l'autre de l'autre que nous sommes, est au centre névralgique de la grande quadrilogie documentaire de Chantal Akerman composé de D’est (1993) consacré au mouvement des populations d’Europe de l’Est après la fin du bloc soviétique, Sud hanté par le spectre de James Byrd lynché par un groupe de trois jeunes racistes texans, De l’autre côté (le premier et le troisième terme de ce triptyque ont aussi donné lieu à des installations vidéo) et Là-bas (2006) où la judéité comme destin diasporique et condition exilique s’éprouve jusque dans un appartement de Tel-Aviv. Parce qu’autrui la regarde et que la responsabilité d’autrui lui incombe, Chantal Akerman inclut au cœur de son film deux prises de vue antagoniques, l’une qui exprime la quintessence de son travail, l’autre qui en représente la négation, mais dont l’indispensable mise en rapport dialectique confirme la puissante discipline éthique caractérisant son geste cinématographique.
D’un côté, un plan-séquence montre un groupe de migrants clandestins rencontrés par hasard sur une route de nuit par la petite équipe du film. Attablés pour partager un repas commun, l’un d’entre eux lit un texte collectif, spécialement écrit à cette occasion afin de raconter leurs mésaventures, afin de remercier aussi la providence qui a permis à la petite équipe du film de les avoir secourus du désert mortel où leurs passeurs les avaient abandonnés. Faire un film, d'autant plus quand il est documentaire, est une pratique hasardeuse qui peut aussi sauver des vies. Faire un film aussi hospitalier à l'égard du réel, aussi soucieux de l'autre que nous sommes pour l'autre comme pour nous-mêmes, peut accueillir la rencontre qui fait événement, l'événement de la rencontre qui fait césure et en construire ensuite fidèlement les dignes conséquences, à la fois subjectives et artistiques.
De l’autre, une prise de vue issue des archives de l’INS (Immigration and Naturalization Service) représente le pire de la visibilité technique, le point zéro du cinéma comme art, comme poétique de la relation et comme responsabilité éthique. L'art du cinéma de Chantal Akerman trouve en effet sa négation ultime dans cette opération de surveillance électronique et chirurgicale depuis un hélicoptère étasunien volant de nuit au-dessus d’une file indienne de clandestins filmés comme des points lumineux indistincts, des insectes phosphorescents. Point de vue de la maîtrise et du pouvoir, de la technique et du savoir, purement instrumental, sans possibilité de reconnaître quoi que ce soit d’une humanité commune (le pilote semble même s’amuser comme devant un jeu vidéo) ou d’une altérité convoquant la question de la responsabilité (mais déjà les lunettes aux verres bleus du policier signalaient cette barre, ce barrage symbolique). Point limite zéro du regard, quand il peut se transformer en arme mortelle, tel le regard inhumain de la méduse Gorgone que prolonge l’axe de filmage, en plongée, induisant l’idée d’une supériorité et d'un écrasement auxquels s’oppose la frontalité éthique des plans de Chantal Akerman. Parce que l’humain ne se connaît et ne se reconnaît qu'à égalité, de face.
Cette prise de vue, qui est une capture obscène du regard au profit de l’œil vide des appareils répressifs des dominants, est précisément le contraire, le négatif de ce que met en scène Chantal Akerman quand elle filme positivement, de face, le repas des clandestins sains et saufs selon un type de cadrage qui rappelle la Cène (l’ultime repas commun des compagnons du Christ) telle qu’on la représentait à l’époque de la Renaissance. Et il s’agit bien d’une renaissance en effet qui contredit l’horreur monochrome et technologique de la bande d’archive issue de l’INS. Cette horreur est d’ailleurs symboliquement subvertie par l’adjonction finale des mesures pathétiques et sacrées du Duo Seraphim de Claudio Monteverdi déjà entendues lors du premier plan du film. La musique renverse ainsi la représentation avilissante d’un devenir insecte d’êtres humains en possibilité messianique d’y voir, en négatif du négatif, la vision propre à un improbable ange miséricordieux. Même s’il peut être comme ici aussi celui de la mort – il est vrai que, comme Rainer Maria Rilke l'a noté, « tout ange est terrible ».
Le cinéma de voyant est la négation d'un cinéma de voyeur qu’il lui faut pourtant affronter comme Thésée affronte Méduse avec le bouclier d’Athéna. Cette comparaison a été proposée par Siegfried Kracauer pour dire toute la puissance de combat et de relève du cinéma (Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, éd. Flammarion-coll. « Bibliothèque des savoirs », 2010 [1960 pour l’édition originale], p. 429-431). Cette voyance-là n’a rien à voir justement avec la posture du voyeur pour laquelle est requise l’invisibilité jouissive et irresponsable de l’observateur. Le seul plan qui expose ainsi son caractère de voyeurisme, fourni par l’INS, expose que la pulsion scopique se confond, selon une logistique (qui est une balistique) de la perception décrite par Paul Virilio, avec la pulsion de mort et la possibilité du meurtre (Logistique de la perception. Guerre et cinéma I, éd. de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1984).
Cette visibilité qui est le néant dans le regard humain appartient à la configuration technique d'une forme du mal radical et, comme Alain Resnais en d'autres temps, Chantal Akerman n'aura pas hésité à empoigner le mal en montrant l'inquiétude du négatif logé au cœur de la possibilité même du positif.
La ritournelle de la faim,
la ligne de fuite du désir
Il est donc impératif d'être en capacité d’accueillir les événements affectifs offerts par les personnes ayant accepté d’être filmées. Des événements qui plient les visages, interrompent les phrases, brisent l’éloquence des témoins mexicains. Il y a malgré tout dans De l’autre côté des énoncés qui restent inoubliables. La phrase « Parce que certains ont tout et d’autres rien », prononcée au moment de la tablée des rescapés digne de la Cène (1495-1498) peinte par Léonard de Vinci, témoigne ultimement de cette vérité matérialiste qu'incarne le prolétariat nomade, même si les références chrétiennes y ajoutent l’allure mystique d’un compagnonnage d’exception. Une autre phrase est prononcée par la cinéaste elle-même alors qu’elle s’entretient avec le shérif, et elle entre en consonance avec la précédente. « Elle n’a jamais connu la faim » lance, out, la documentariste, abandonnant exceptionnellement la forme interrogative habituelle, alors qu’il est question de Doris Meissner, l’une des autorités politiques représentant le durcissement des conditions d’accès des illégaux mexicains aux États-Unis, et dont la responsabilité administrative à l’INS s’est renversée en irresponsabilité criminelle.
La faim est la ritournelle qui traverse tout le cinéma de Chantal Akerman – faim qu’elle a connue lorsqu’elle vivait chichement à New York au début des années 70, faim dont ses parents et grands-parents ont largement souffert pendant la Seconde Guerre mondiale (seule sa mère est revenue vivante d’Auschwitz), faim directement au cœur du court-métrage réalisé pour le film collectif Paris vu par… Vingt ans après (1984) et intitulé J’ai faim, j’ai froid.
Persévérer dans son être, c’est d’abord subvenir à ses besoins élémentaires et primordiaux. Et pour les pauvres, manger est ce besoin à satisfaire qui peut contraindre au départ, à la déterritorialisation, parfois à la déroute, parfois à l'errance et la mort dans le désert. Tous ces éléments sont condensés dans un entretien bouleversant avec une mère mexicaine évoquant son regretté fils, Delfina Maruri Miranda, digne des grandes figures maternelles fordiennes. La frontalité et la durée caractéristiques du filmage akermanien valent comme franchise du regard et respect des personnes regardées. Elles permettent également l’intégration dans le plan d’un poste de télévision dont l’écran reflète le dispositif d’enregistrement cinématographique. Cet emboîtement moderniste des représentations s’inscrit dans le dispositif spéculaire de la mise en abyme en permettant au film de se rapporter à toute une généalogie occidentale des formes représentatives qui se réfléchissent comme tel, du tableau Les Époux Arnolfini (1434) de Jan van Eyck à l’immense toile Les Ménines (1657) de Diego Velázquez. Cette auto-réflexivité inscrit dans l’histoire des formes picturales établit non seulement la grandeur esthétique des sujets filmés, mais aussi la boucle spéculaire et récursive des responsabilités partagées de part et d’autre de la membrane des images par la cinéaste et les spectateurs de son film.
Enfin, il y a le dernier plan de De l’autre côté. C’est un autre plan long et nocturne, un travelling avant sur une autoroute avec, off, un récit narré par a voix rocailleuse de Chantal Akerman elle-même. On ne sait s’il lui a été raconté lors d’un entretien non gardé au montage, s’il est purement fabulé, ou bien s’il est un mixte de documentaire et de fiction. Cette voix off est la seule de tout le film dominé par les registres de la voix out, hors cadre, qui appartient à la cinéaste, et de la voix in, dans le cadre, appartenant aux témoins rencontrés en chemin (seul un restaurateur étasunien fait exception en se plaçant en bordure du cadre pour s’exprimer, comme s’il refusait l’éthique de la responsabilité exigeant un filmage frontal, escamotant sa face afin de pouvoir tenir des propos en toute irresponsabilité). La voix presque exténuée de la cinéaste lorsqu’elle s’adresse, out, en espagnol puis en anglais, aux personnes filmées, devient plus dense lorsqu’elle s’inscrit dans le régime du off (c’est aussi l'unique fois où elle parle en français). Surtout, cette voix soutient un récit dont la caractéristique relève de cette forme de « subjective indirecte libre » conceptualisée par Pier Paolo Pasolini puis Gilles Deleuze, et grâce à laquelle, en s’identifiant aux individus qui ont connu une mexicaine dont la trace ténue s’est petit à petit perdue, Chantal Akerman affirme in fine le désir fictionnel dédié à tous ceux qui sont partis, ont disparu et ne sont jamais revenus (Cinéma 2. L’Image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 194).
Les absents ouvrent alors le champ infini du désir. Les absents autorisent des perspectives à partir desquelles se mêlent l’actuel et le spectral, suspendant le présent pour un avenir indéterminé, brouillant l’existant réel avec une multitude de possibles qui sont autant de nouvelles pistes, d'autres diagonales pour de nouvelles lignes de fuite. Des renaissances pour des retours espérés, des recommencements et autant d’attentes messianiques. Des épopées à venir dès lors que la frontière ne cesse pas comme ici d'être tournée et retournée.
Michel Warschawski : « Car la frontière n’est pas seulement un lieu de séparation où s’affirme la différence ; elle peut être aussi un espace d’échange et d’enrichissement, où peuvent se former des identités plurielles (…) La double nature de la frontière peut donc nous pousser à être à la fois garde-frontière, respectueux de la souveraineté de l’autre, de sa liberté et de son indépendance, et passeur qui œuvre à l’échange et au métissage des réalités humaines que la frontière sépare » (Sur la frontière, éd. Stock, 2002, p. 12-13).
16 mai 2019