Terra Australis Incognita (II)

(pour David Gulpilil, l'aboriginal)

Seconde partie

David Gulpilil a eu au fond les rôles qui n'auront parlé que de lui, l'initiateur dont les danses ont fait déboîter les mondes, l'éclaireur ouvrant la nuit de l'homme blanc sur d'immémoriales ombres, le pisteur à cheval entre les univers parallèles. Un être-entre-deux-mondes. Son nom dit son totem, le martin-pêcheur qui se traduit en anglais par kingfisher, le Roi pêcheur qui, dans le cycle arthurien, attend, blessé, la relève dans la garde du Graal.

 

David Gulpilil a été en vérité le Roi pêcheur du cinéma australien, l'aboriginal qui aura été un passeur placentaire pour les spectres de la nation décimée aborigène, le vieux sage qui a brûlé sa vie et ses poumons par tous les bouts, et dont la dernière aventure consiste à se rendre tous les jours à la boîte aux lettres pour relever le courrier.

 

Ce que l'aboriginal nous laisse, ce n'est pas une disparition dans un boom puisque l'explosion a toujours déjà eu lieu, mais une manière de quitter la scène dans un murmure. Un merci qui se dit dans sa langue vernaculaire, le mindi, ainsi : maymak.

Walkabout – La Randonnée (1971) de Nicolas Roeg

Paul et Virginie à la sauce « aussie »

D'un côté, Walkabout serait exemplaire du sens des extravagances dont est riche le cinéma de Nicolas Roeg. De l'autre, le récit de formation critique des déserts de la civilisation occidentale est une parenthèse enfantine et édénique qui se voit progressivement rongée par les vers du montage des attractions, épuisant l'idée d'altérité de toute hétérogénéité et d'utopie pour imposer le morne triomphe de l'identique condamné sans alternative à la ruine.

 

L'érection de la parenthèse, l'Arcadie d'une enfance oublieuse des effets de distorsion de l'âge adulte et indifférente aux barrières de langue comme de tradition, n'est valable alors que comme intervalle coincé dans une double impasse, culturelle du côté des dominés, civilisationnelle pour les dominants.

 

Tout ceci en vient à parachever le sens unilatéral, aussi pessimiste que simpliste, d'une allégorie à peine plus avancée que Paul et Virginie (1789) de Bernardin de Saint-Pierre, malgré la sauce « aussie » et la rayonnante présence d'un ange héliotrope, David Gulpilil.

L'extravagance et la confusion

 

 

 

 

 

« Walkbout » est un terme polysémique qui signifie le caractère d'une personne qui aime vagabonder et voyager. Le mot désigne également les événements officiels mis en scène pour la famille royale britannique à l'occasion de ses rencontres publiques. En Australie, walkabout est un mot issu du pidgin australien pour qualifier le rite de formation initiatique de tout adolescent aborigène s'éloignant de sa famille pour vivre pendant plusieurs mois, seul, dans le bush et revenir ensuite dans sa communauté d'origine afin d'être dorénavant considéré comme un adulte consacré.

 

 

 

Si cette dernière acception constitue le noyau du deuxième long-métrage de l'auteur du très rock Performance (1970) co-réalisé avec l'écossais Donald Cammell, le premier sens de walkabout serait approprié pour décrire l'impulsion d'une filmographie qui s'est étiolée à partir des années 1990 et des Sorcières d'après Roald Dahl. On pourrait en effet et déjà dire de Nicolas Roeg qu'il est un réalisateur « walkabout » parce qu'il a tourné aux quatre coins du monde divers genres de films, dans l'outback australien (la fable initiatique Walkabout en 1971) et à Venise (le film fantastique Ne vous retournez pas en 1973), au Nouveau-Mexique (le film de science-fiction L'Homme qui venait d'ailleurs en 1976 avec David Bowie) et à Vienne (le thriller Bad Timing en 1980), entre le canada et la Jamaïque (le film d'aventures exotiques Eureka en 1985) comme à New York (l'allégorie politique Insignificance en 1986). Sans compter l'île de Tuin située dans le détroit de Torres, entre l'Australie et la Nouvelle-Guinée, où a été tourné un autre film d'aventures, Castaway (1986).

 

 

 

On pourrait encore relever le goût du réalisateur anglais pour les déserts (du bush de Walkabout à la planète désertifiée d'où vient l'extraterrestre humanoïde de L'Homme qui venait d'ailleurs) et pour les îles (de Eureka au bien-nommé Castaway qui signifie en français « naufragé » en passant par la cité lagunaire de Ne vous retournez pas et la chambre d'hôtel new-yorkaise de Insignificance). Les films de Nicolas Roeg sont riches en expérimentations formelles et narratives (il a été son propre opérateur, ayant accumulé dans ce domaine une solide expérience en participant aux tournages de Lawrence d'Arabie en 1962 et Docteur Jivago en 1965 de David Lean, Le Masque de la mort rouge de Roger Corman en 1964 et Fahrenheit 451 de François Truffaut en 1966). Beaucoup convergent en étant des fables ou des allégories portant sur la tentation nihiliste du naufrage ou de la désertification dans la civilisation occidentale (Nicolas Roeg a aussi réalisé en 1993 pour la télévision une adaptation d'Au cœur des ténèbres d'après la nouvelle éponyme de Joseph Conrad).

 

 

 

Sur ce terrain-là, on pourrait à juste titre rapprocher Nicolas Roeg de son immédiat et auguste prédécesseur, Michelangelo Antonioni, grand cinéaste walkabout s'il en est, conjuguant inventions formelles (par exemple, le finale de Profession : reporter en 1975 tourné entre le sud algérien, l'Allemagne et l'Espagne) et obsession pour la très moderne désertification du monde (du Désert rouge en 1964 à Zabriskie Point en 1970). Sauf que le cinéaste italien désire l'épure et l'abstraction, l'épuisement et la disparition quand le réalisateur anglais chercherait plutôt l'éclat disjonctif et le fragment ressaisi de façon kaléidoscopique, en dépit d'une propension provisoire et communément partagée pour les vertiges psychédéliques (Walkabout a été pour sa part tourné un an après Zabriskie Point). Il y aurait pourtant comme une limite à l'« extra-vagance » (Henry David Thoreau) de Nicolas Roeg. Ses exubérances formelles valent parfois également comme autant d'images-symptômes d'une certaine confusion (malgré la scénarisation par le dramaturge Edward Bond d'un roman de James Vance Marshall). Une confusion qui n'aurait jamais été aussi manifeste qu'avec Walkabout, un film aussi inventif que naïf, aussi ambitieux que simpliste, aussi séduisant que décevant. Si le réalisateur a fait montre, comme dans Ne vous retournez pas, d'une certaine rigueur narrative imposée par le genre à laquelle il a su plier ses impulsions baroques, la tentation par trop directement allégorique aura cependant fourvoyé les grandes idées généreusement véhiculées par ses longs-métrages les plus ambitieux, comme dans L'Homme qui venait d'ailleurs.

 

 

 

 

 

L'Arcadie revenue à la raison

 

 

 

 

 

Le vagabondage narratif ou l'extravagance formelle peuvent tout aussi bien servir à renchérir sur les hésitations du discours en en soulignant par excès le caractère aporétique. Le geste allégorique se fige alors dans un discours borné réduisant la complexité du monde en raison de l'application de principes binaires bien éloignés de tout effort de dialectisation, nuances et contrepoints. Prenons les micro-explosions plastiques, changements de focale en un raccord, montage court intensifiant le rythme, inserts excédant la ligne générale de la représentation, zooms distordant l'image pour en dégager la granularité filmique, coutures narratives se dispensant de toute transition, etc. On sait à quel point elles ont inspiré certains quelques suiveurs, des plus talentueux comme Steven Soderbergh aux plus tapageurs comme Danny Boyle. Ce formalisme sert d'habillage moderniste ou d'alibi pop aux errances idéologiques de constats incertains qui, tirés à l'époque hétérodoxe des années 1970, ont été insuffisamment critiques pour contester les partages symboliques en vigueur.

 

 

 

Ainsi, l'ambitieux Walkabout se rêverait sûrement en remake australien de La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton. On y voit un frère et sa grande sœur d'origine anglaise se perdre dans le bush pour y trouver le sens de la vie en la compagnie d'un jeune aborigène. Sa formation sera la leur et, partant, la nôtre, forcément. Mais quelle formation ? Avec le remake, on reconnaîtra la fable sur la désolation occidentale possiblement régénérée par le souffle spirituel de pratiques ancestrales ayant échappé à ses épuisantes captures coloniales (le « walkabout » de l'aborigène devient comme on l'a compris celui d'enfants européens survivant au suicide paternel). Et puis on aura aussi l'allégorie sur l'enfance comme dérive et parenthèse communautaire logée au cœur de l'incommunicabilité de mondes adultes irrémédiablement hermétiques. Une fois l'Arcadie de l'enfance formatrice épuisée à l'heure où pointent les spectres de l'établissement domestique, de la sexualité et de la famille, chacun rentre de son côté dans des maisons distinctes et sans se retourner.

 

 

 

Entre-temps, les inserts, documentaires et animaliers, auront fait progressivement enfler une dynamique naturaliste (comme chez Imamura ou Buňuel) culminant dans un montage grotesque des attractions où l'aborigène chassant le kangourou et la fille se baignant comme une naïade sont représentés dans d'improbables rapports de prédation. Les deux mondes coprésents se voient ainsi identifiés à des séquences apodictiques (d'un côté le catalogue appliqué de la réification occidentale, de l'autre la réduction du savoir-faire autochtone à la production de plâtres pour touristes en mal d'exotisme) qui, a contrario de toute dialectisation, imposent l'unique mouvement, celui d'une désertification intégrale, sans survivance ni résistance, sans retour ni remède. C'est encore le sens pratique du jeune aborigène qui, capable de trouver eau et nourriture dans le désert de l'outback, finit, à force d'être soumis au symbolisme simplificateur du montage parallèle (il découpe de la viande de kangourou comme le fait le boucher de la grande cité occidentalisée, il chasse le bovidé comme le fait le chasseur occidental appareillé par la jeep et le fusil), par perdre en hétérogénéité. Le montage parallèle n'a instruit, du début jusqu'à la fin, qu'un procès en homologies structurales.

 

 

 

Un épisode de jeunesse de la fille anglaise, une fois revenue à sa place (elle prend littéralement celle de sa mère dans le même complexe immobilier), risque alors la fallacieuse identification, marquée d'ethnocentrisme, avec le cliché hégélien de La Raison dans l'histoire (les Leçons de la philosophie de l'histoire de Hegel données entre 1822 et 1830), celui de la jeunesse innocente et passée – dépassée – de toute formation accédant à la maturité de l'âge adulte. La « ruse de la raison » évoquée dans ses Leçons par Hegel détermine dans Walkabout l'idée, inappropriée, d'une enfance paradisiaque vécue aux cotés d'une figure exemplaire de l'altérité. Son souvenir chaleureux n'aura au fond servi qu'à adoucir les maux d'une civilisation occidentale dont la domination totale, d'un point de vue technique autant que symbolique, induit l'incorporation et l'appauvrissement de toutes les formes sociales ou culturelles qu'elle aura, sans exception, capturées et placées sous son empire. Sur des registres thématiques proches, l'enfance comme paradis perdu et retrouvé seulement en souvenir comme le rapport de composition élémentaire avec le milieu naturel perdu dans l'élan déprédateur de la civilisation occidentale, Terrence Malick avec Badlands (1974) et Le Nouveau monde (2005) a témoigné d'une plus grande subtilité, retournant sur elle-même pour la dialectiser la raison hégélienne afin d'attester que le présent ne saurait avoir d'avenir qu'en revenant sur ses pas.

 

 

 

Le « nouveau monde » vaut moins en effet comme époque passée que comme avenir, à-venir et promesse que l'esprit (occidental) qui souffle sur la planète en faisant triompher sur l'ensemble du monde sa propre ruine contient les traces refoulées de sa propre relève, nichées dans le souvenir de cultures défuntes – des « survivances » comme le dirait aujourd'hui Georges Didi-Huberman.

 

 

 

 

 

L'ange, héliotrope et déplumé

 

 

 

 

 

Il y avait pourtant une grande promesse à voir apparaître David Gulpilil Ridjimiraril Dalaithngu (mentionné au générique comme David Gumpilil, une erreur fautive), le corps moulé par d'ancestrales « techniques du corps » (Marcel Mauss) lui permettant d'accomplir des prodiges devant la caméra de Nicolas Roeg. Il a notamment soigné avec du sang de sanglier les plaies du fils du réalisateur, Luc Roeg jouant le petit frère, sa peau ayant été meurtrie par de terribles coups de soleil. On sait par ailleurs que cet acteur non professionnel, avant de devenir l'aborigène du cinéma australien, pour le meilleur dans La Dernière vague (1977) de Peter Weir et Charlie's Country (2013) de Rolf de Heer comme pour le pire avec Crocodile Dundee (1986) de Peter Faiman et Australia (2008) de Baz Luhrmann, ne savait pas parler l'anglais avant de tourner dans Walkabout.

 

 

 

C'est alors une vraie tragédie de voir comment David Gulpilil se retrouve incorporé dans une fiction qui tire de son habitus les images-clichés symptomatiques d'un ethnocentrisme de type hégélien. C'est le moment où la musique pastorale de John Barry se substitue définitivement aux dissonances concrètes et électroniques de Hymnen (1966-1969) de Karl-Heinz Stockhausen relayées par la radio que conserve la jeune femme. Ailleurs, les pointes érotiques multipliées au montage peuvent tantôt inquiéter la relation entre la jeune femme et l'aborigène, tantôt paraître hors-sujet (les techniciens italiens matant en douce les cuisses d'une scientifique). Ces saillies sont autrement déplacées lorsque un groupe d'aborigènes investissant la voiture du père suicidé est le sujet d'inserts arrachant violemment du corps de quelques femmes des bouts obscènes de cuisses et de poitrines. Alors que tout bon exercice de montage devrait toujours redoubler le mouvement de rapprochement et d'association par celui de l'éloignement et de la dissociation, la métaphore carnassière qui appareille le geste du chasseur traditionnel avec celui du boucher de métier finit par contaminer le regard même du réalisateur. Son penchant pour l'éclatement mosaïque ou la construction kaléidoscopique manifesterait ainsi, diagonalement, une véritable pulsion naturaliste rongeant, comme les vers dévorant le cadavre d'un mammifère, l'intention généreuse d'un roman de formation allégorique.

 

 

 

D'autres éléments, formels (le disque solaire et sa générosité sans contre-don à sa mesure) et narratifs (l'isolement désertique engageant paradoxalement un rapport neuf ou revivifié à l'autre comme au monde), auraient pu autoriser de rapprocher Walkabout avec Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967) de Michel Tournier (qui a par ailleurs livré une version pour enfants de son roman avec Vendredi ou la Vie sauvage en 1971). Mais Nicolas Roeg privilégie un mouvement résolument inverse, comme s'il partait de la dernière période « héliophane » du récit de Michel Tournier (celle où Robinson, après avoir répété sur son îlot du Pacifique le gestus occidental de domestication du métis Vendredi, apprend à ses côtés la liberté et devient son égal, son frère et son ami) pour remonter en direction de l'échec d'une expérience de vie communautaire ayant su rester un temps indifférente aux différences sociales, raciales et culturelles. Après avoir emménagé dans une baraque de fortune, la jeune femme ne voit plus en effet dans l'aborigène qu'un domestique doublé d'un animal dangereux quand il se lance dans une danse rituelle en guise de demande en mariage. L'ange héliotrope est déplumé. L'Arcadie, c'est fini. Il est temps désormais de rentrer à la maison.

 

 

 

Le rousseauisme de Walkabout bute ainsi sur un principe de raison venue de la vision occidentale de l'Histoire, classiquement hiérarchique comme chez Hegel. L'altérité n'aura été qu'un souvenir d'enfance rappelé dans son évasive poétique, extravagante et suspensive, tandis que l'âge adulte se résume au récit de promotion professionnelle qu'un mari fait à la jeune femme devenue adulte, épigone d'un père que les enfants avaient pourtant voulu fuir. Entre le suicide inaugural (représenté de manière hyperbolique – le père tente de faire un carton sur ses enfants en succombant aux flammes de sa voiture recouverte d'essence) et la disparition de l'aborigène (faussement pendu à un arbre), Walkabout se résumera à une parenthèse enfantine et édénique, progressivement rongée par les vers du montage des attractions, épuisant l'autre de toute hétérogénéité et d'utopie pour imposer le morne triomphe de l'identique condamné sans alternative à la ruine. L'érection de la parenthèse (l'Arcadie d'une enfance oublieuse des effets de distorsion de l'âge adulte et indifférente aux barrières de langue comme de tradition) n'est donc valable ici que comme bel intervalle coincé dans une double impasse (culturelle du côté des dominés, civilisationnelle pour les dominants).

 

 

 

Tout ceci en vient alors à parachever le sens unilatéral, aussi pessimiste que simpliste (l'expérience de l'altérité n'aura donc servi qu'à renforcer la mélancolique répétition du même), d'une allégorie à peine plus avancée que Paul et Virginie (1789) de Bernardin de Saint-Pierre à la sauce « aussie ».

 

 

 

8 juin 2015

Charlie's Country (2013) de Rolf de Heer

Janus du bush

Rolf de Heer devait un film à David Gulpilil, ce sera Charlie's Country où il joue son double. David et Charlie, l'interprète et le personnage, représentent alors le survivant à deux visages, mi-documentaire mi-fictionnel, d'un monde presque disparu s'il n'y avait pas quelques techniques du corps qui sont des gestes témoignant en cinéma d'une tradition survivante.

 

Les gestes filmés sont des gestes filmiques quand la fiction allégorise le documentaire d'abord dédié à ce qu'il reste. Le geste est enfin allégorique en ayant pour horizon la ruine, y compris de l'image d'un paradis perdu, ce fantasme originaire qui tient aussi de la fiction nécessaire.

La projection d'une triple relève

 

 

 

 

 

Rolf de Heer devait un film à son ami David Gulpilil. Ce dernier a en effet été contraint, à cause de soucis personnels, au seul rôle de narrateur de son avant-dernier long-métrage, 10 canoës, 150 lances et 3 épouses en 2006 (la comédie The King is Dead ! en 2012 reste en France inédit), alors qu'il était censé le co-réaliser, et y tenir même le rôle principal. Ce film dû, c'est Charlie's Country, portrait d'un homme qui ressemble fort à son interprète, un aborigène coincé entre deux mondes, la Terre Mère originelle mais inaccessible aux héritiers désœuvrés d'ancêtres héroïques et l'Australie de la déréliction post-coloniale des indigènes. Un natif dont la culture traditionnelle n'existerait plus, sinon dans sa chair, sous la forme de ce que Marcel Mauss a nommé des techniques du corps.

 

 

 

Récompensé par le Prix du meilleur acteur dans la catégorie « Un certain Regard » au Festival de Cannes, David Gulpilil n'aura sûrement pas ignoré qu'il avait tout intérêt, et même toute légitimité, à imaginer son personnage comme la projection d'une triple relève. D'abord en termes de carrière puisque l'acteur est, avec Rolf de Heer, le coauteur d'une fiction enroulée au plus près d'un personnage infiniment plus proche de lui que tous les rôles qu'il aura interprétés jusqu'alors dans les films lui ayant permis de se faire connaître en incarnant l'archétype de l'aborigène, des productions commerciales australiennes comme Crocodile Dundee (1986) de Peter Faiman et Australia (2008) de Baz Luhrmann à des films d'auteur comme l'inaugural Walkabout (1971) de Nicolas Roeg, La Dernière vague (1977) de Peter Weir et Jusqu'au bout du monde (1991) de Wim Wenders.

 

 

 

La relève se joue au cinéma, elle s'accomplit aussi en rapport étroit avec une trajectoire personnelle accidentée. En effet, à l'instar de son double de fiction, David Gulpilil a connu la prison et, durant sa détention, il a commencé sur la suggestion du réalisateur à plancher sur le scénario de Charlie's Country. La relève s'élève enfin au niveau allégorique du destin tragique d'un peuple entier. À lui seul, Charlie s'est donc vu invité à figurer les clivages tiraillant une communauté reléguée, et contrainte au deuil interminable d'une culture à jamais mutilée par une colonisation génocidaire.

 

 

 

 

 

Comme une luciole

 

 

 

 

 

David Gulpilil dans la peau burinée de Charlie, c'est lui-même comme un autre, le corps aux articulations noueuses comme un vieil arbre carbonisé, le visage broussailleux et cendré préservant comme le bush une certaine opacité. Par exemple, Charlie marmonne constamment sans jamais que le spectateur ne sache précisément de quoi sont faites ses ruminations. Et son regard est si profond que s'y mêlent l'inextinguible mélancolie de celui qui sait qu'il appartiendra toujours au camp des vaincus et l'ironie mordante et sans fatigue à l'adresse des dominants. Les rires partagés avec quelques camarades sont ainsi l'occasion de moqueries destinées aux blancs, qui sont extraordinairement communicatives. Le corps de David/Charlie, ce Janus du bush, est d'autant plus remarquable qu'il a été façonné depuis sa naissance à l'écart de la société coloniale, par les apprentissages de la danse et de la chasse issus d'un fond traditionnel préservé. Né en 1953, David Gulpilil est un Yolngu, originaire de la tribu Mandhalpuyngu au nord-est de la Terre d'Arnhem.

 

 

 

La préservation est réelle en se comprenant aussi comme une survivance. À cet égard, David Gulpilil serait comme une luciole. Entre les lucioles en voie de disparition déplorée hier par Pier Paolo Pasolini et leur survivance décrite aujourd'hui par Georges Didi-Huberman, David Gulpilil interprète le personnage de Charlie en faisant scintiller la lumière faible des vaincus au cœur des ténèbres, blanches, des vainqueurs. Et Charlie est son double en faisant que l'écart soit un jeu donnant du jeu, de la fiction qui soit une distance face aux nœuds parfois trop serrés du biographique, des respirations pour retrouver l'enfance, comme une autre manière, légère, de danse.

 

 

 

David et Charlie, l'interprète et le personnage, représenteraient alors le survivant à deux visages, mi-documentaire mi-fictionnel, d'un monde presque disparu s'il n'y avait pas quelques techniques du corps en guise de gestes témoignant d'une culture minoritaire en ses restes. Les gestes filmés sont des gestes filmiques quand la fiction allégorise le documentaire d'abord dédié à ce qu'il reste. Le geste est allégorique en ayant pour horizon la ruine. Le quatorzième long-métrage de Rolf de Heer, son dernier à ce jour, a dès lors toute autorité pour rejoindre des films aussi magnifiques que Los Muertos (2003) de l'argentin Lisandro Alonso et En avant jeunesse ! (2006) du portugais Pedro Costa. Dans ces trois films, le personnage principal est une figure offrant en effet une grande force d'incarnation documentaire, une aura suffisamment intense pour que la fiction en redistribue les puissances, des rayonnements émis depuis le foyer obscur accablant les peuples (amérindien, aborigène, cap-verdien) dont David Gulpilil, Argentino Vargas et Ventura sont respectivement issus.

 

 

 

 

 

Le paradis perdu,

 

un fantasme originaire, une fiction nécessaire

 

 

 

 

 

Rolf de Heer prouve à plusieurs reprises dans Charlie's Country qu'il n'est pas à court d'idées de mise en scène ou de trouvailles scénaristiques, invité à l'invention dans l'imitation de son modèle. On pense en particulier à ce plan-séquence filmé à hauteur de la fenêtre d'une voiture pendant une scène de chasse au buffle tandis que, hors-champ, les voix la décrivent de façon comique. L'animal que l'on a cru abattu se redresse finalement pour se retourner contre ses chasseurs. Le symbole fait rire aussi. On songe encore à cet autre plan montrant un feu de camp qu'éteint progressivement une pluie d'été, prémisse d'un retour enflammé au pays natal douché par la maladie. Charlie's Country témoigne également d'un sens certain de l'observation, par exemple en décrivant un spontanéisme garant d'une entraide communautaire partagée par des natifs qui ne peuvent se passer les uns des autres quand la police renforce de manière répressive le contrôle social qu'elle exerce sur eux.

 

 

 

Le film de Rolf de Heer sait encore entretenir le noyau dur de son récit en exposant, par le biais d'une photographie conservée comme un précieux fétiche, le fantasme d'un paradis originaire toujours déjà perdu depuis l'arrivée des colons anglo-saxons. L'image en question, qui aurait peut-être réellement appartenu à l'acteur, abrite le prestige d'un jeune gardien de la tradition dont la performance avait stupéfait à l'occasion de la cérémonie d'ouverture de l'opéra de Sydney en 1973, auréolée de la présence de la reine Élisabeth II. Le pays natal perdu est un fantasme originaire qui déçoit, certes, c'est aussi une fiction nécessaire, même après l'épreuve décevante de sa réalisation. L'espérance déçue peut alors laisser place au désir, et d'abord celui de persévérer dans son désir.

 

 

 

On se demande bien pourquoi, avec tant de qualités en poche, Rolf de Heer ne laisse pas respirer davantage son film et le corps dont il se soutient, s'appliquant à appuyer et surligner un récit progressivement plombé par un pénible souci démonstratif, habituel chez ce dernier. Comme s'il manquait de confiance dans la puissance d'immédiateté documentaire de son personnage. Les symptômes en attestent, nombreux. La musique en gouttelettes de piano mélancolique est inutile et redondante. Des effets sonores sont censées rendre manifeste le rapport hallucinatoire avec la culture d'origine. Des travellings reptiliens sont luxueusement filmés en steadicam alors que le plan fixe suffisait amplement, comme quand la caméra est posée à même le sol afin de respecter la gravité caractérisant les postures assises des personnages, semblables à ceux de Tobacco Road (1941) de John Ford. Enfin, la narration multiplie les épisodes en les voulant tous plus significatifs les uns que les autres, avec la réserve, le bush, l'hôpital, les marges de la grande ville, l'affrontement avec la police puis la prison et puis, pour finir, le retour à la case départ avec, pour seule et classique rédemption, l'incontournable transmission culturelle à destination des jeunes générations, etc.

 

 

 

Charlie's Country devient même à plusieurs endroits franchement dérangeant. Quand il suspend la force documentaire d'actions traditionnelles, pêche ou danse, au profit d'un découpage ruinant leur pleine intégrité visuelle. Quand il prolonge de manière obscène les mouvements de reptation de la caméra par-dessus les corps livrés à l'alcool des sans-logis (les long grassers), leurs discussions scandaleusement vouées à l'inaudible, comme c'est facile. Ou encore quand il semble partager le racisme inconscient des représentants de l'institution. Un médecin refuse ainsi de prononcer le nom du héros parce qu'il considère qu'il est étranger. Ce nom qui appartient à un natif en renseignant sur l'importance symbolique de sa généalogie n'est étrangement ici jamais donné, écrit ou prononcé...

 

 

 

Dommage que l'auteur lourdaud de Bad Boy Bubby (1993), Dance Me To My Song (1998) et The Tracker (2003) refasse ainsi surface en abandonnant son si beau personnage dans le no man's land d'un paradis à jamais perdu, ce pays qui n'existe plus sinon dans les plis de son corps, voué à une absence de nom réitérant les mutilations symboliques qui le font constamment souffrir. Mieux que les complaisances de la déglingue, la relève d'un devenir légendaire attendait Charlie/David, comme celle donnée au même moment à l'acteur Magaye Niang par Mati Diop dans Mille soleils (2013).

 

 

 

27 décembre 2014

"My Name is David Gulpilil" (2021) de Molly Reynolds

Maymak

Au début de My Name is David Gulpilil (2021) de Molly Reynolds, on voit le premier acteur aborigène - aboriginal - de l'histoire du cinéma australien suivre l'émeu, variante australe de l'autruche, qui lui ouvre le chemin. Et quand il revient sur ses pas, le volatile qu'il suivait se met alors à le suivre. Si l'exercice hagiographique est plombé par les tics télévisuels habituels (soud-design envahissant, métaphores inappropriées comme celle du poisson-chat qui agonise, larmes appuyées par des zooms), il offre à un homme qui sait qu'il va bientôt quitter ce monde pour rejoindre celui des grands anciens de la nation aborigène la possibilité de montrer ce qu'il aura toujours déjà été, et que les films dans lesquels il a joué auront toujours raconté : un être-entre-deux-mondes.

 

David Gulpilil a eu au fond les rôles qui n'auront parlé que de lui, l'initiateur dont les danses ont fait déboîter les mondes, l'éclaireur ouvrant la nuit de l'homme blanc sur d'immémoriales ombres, le pisteur à cheval entre les univers parallèles. Son nom dit son totem animiste, le martin-pêcheur qui se traduit en anglais par kingfisher, le Roi pêcheur qui, dans le cycle arthurien, attend, blessé, la relève dans la garde du Graal. Un autre, le lézard bleu, se marie avec les guirlandes de pellicule qui se mélangent avec ses cheveux en composant son linceul.

 

L'un de ses derniers beaux rôles, c'est celui de Christopher Sunday dans la troisième et dernière saison de The Leftovers de Tom Perrotta et Damon Lindelof. L'aborigène tué par accident par le père de Kevin Garvey revenait dans la fugue chamanique de ce dernier avec le statut de premier ministre de l'Australie. David Gulpilil a été en vérité le Roi pêcheur du cinéma australien, l'aboriginal qui aura été un passeur placentaire pour les spectres de la nation décimée aborigène, le vieux sage qui a brûlé sa vie et ses poumons par tous les bouts, et dont la dernière aventure consiste à se rendre tous les jours à la boîte aux lettres pour relever le courrier. Ce qu'il nous laisse, ce n'est pas une disparition dans un boom puisque l'explosion a toujours déjà eu lieu, mais une manière de quitter la scène dans un murmure. Qui se dit dans sa langue vernaculaire, le mindi : merci - maymak.

 

 

11 septembre 2022

 

 

Pour lire la première partie, cliquer ici.

 


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