The River – Le Fleuve (1951)
La maison et
le monde, l'enfant et la mort
Jean Renoir a réalisé plus d'un film amputé pour des raisons de production, Madame Bovary (1933), La Règle du jeu (1939), L'Étang tragique (1941) et La Femme sur la plage (1947). Toutes ses amputations résonnent non seulement avec le sort du pauvre Hippolyte dans le roman de Gustave Flaubert, mais elles entrent en relation profonde avec la blessure à la jambe infligée au cinéaste pendant la guerre 14-18. Le voir marcher et ainsi balancer dans les films où il joue constitue en soi une étonnante image stoïcienne des blessures assumées dans la relève d'un destin (on sait ainsi que Carl Koch, l'époux de Lotte Reiniger qui a créé le théâtre d'ombres chinoises de La Marseillaise, lorsqu'il a été conseiller technique sur La Grande illusion, a découvert à cette occasion qu'il appartenait au bataillon ayant tiré sur l'avion piloté par Jean Renoir). De surcroît, les boitements peuvent marquer le pas des écarts qui sont des failles (la fêlure héréditaire des héros naturalistes comme Nana et Jacques Lantier). Boiter peut encore autoriser des boiteries dès lors qu'il s'agit de faire boiter les genres, d'en déboîter les conventions schématiques et les clichés en tirant des lignes de fuite créatrices qui sont des diagonales d'évasion (La Chienne, ni un « drame social » ni une « comédie morale » ou bien La Règle du jeu, un « drame gai » ou une « fantaisie dramatique »).
L'un des plus beaux boiteux du cinéma renoirien serait à ce titre le capitaine John dans Le Fleuve. D'abord parce qu'il est interprété par un homme réellement handicapé, Thomas E. Breen, ensuite parce qu'il a finalement remplacé les vedettes hollywoodiennes prévues pour rassurer les distributeurs étasuniens, James Mason, Marlon Brando et Mel Ferrer. Ce choix, accordé à une distribution dominée par les enfants et les acteurs amateurs, n'est pas non plus évident pour Rumer Godden, l'autrice du roman semi-autobiographique adapté aux côtés de Jean Renoir, ayant été déjà échaudée par l'adaptation en studio du Narcisse noir (1947) de Michael Powell et Emeric Pressburger. Mais elle connaît Jean Renoir, elle se souvient notamment qu'il a passé il y a quelques années une nuit dans la maison de son enfance. Et puis aussi, son œuvre témoigne pour lui. Comme l'immense effort exigé par la réalisation de son premier film en couleur : quasiment six mois de tournage entre décembre 1949 et avril 1950 (soit le double du temps prévu), le tout intégralement en extérieurs, au bord du Gange au nord de Calcutta ; l'utilisation d'une caméra technicolor trichrome pesant plus de 100 kilos et qui est si bruyante qu'il faut refaire les prises (et le cinéaste tient au son direct) ; les difficultés matérielles afférentes obligeant aussi à improviser à partir du scénario (la livraison des caches pour l'insonorisation expliquant le poids de la caméra retarde le tournage et Jean Renoir en profite alors pour accumuler du matériel documentaire, l'assistant Claude Renoir galère avec une pellicule peu sensible qui nécessiterait plus d'éclairage) ; un an de montage enfin pour atteindre à la sérénité d'une œuvre qui n'a pas été acquise sans labeur (le mythe du spontanéisme renoirien en prend un coup). Le résultat est un chef-d'œuvre parmi les chefs-d'œuvre, récompensé par un triomphe public et critique depuis sa première projection à la Mostra de Venise.
On connaît le sens de l'hospitalité renoirienne, éclatant avec Partie de campagne (1936) où le cinéaste joue un restaurateur accueillant les personnages comme les spectateurs. Le Fleuve s'ouvre ainsi : avec de la farine de riz, deux femmes dessinent au sol un kolam (ou rangoli), un art traditionnel hindou hérité de mères en filles en l'honneur de la déesse Lakshmi, divinité de la chance, de la prospérité et de l'abondance. Kolam signifie manifestation, c'est en forme de fleur une bénédiction valable le temps d'une journée pour les habitants d'une maison qu'ils offrent à leurs visiteurs. Le Fleuve est cette maison du bonheur, nous y sommes accueillis en reconnaissant les resplendissants bienfaits de Lakshmi. Il y a pourtant en bordure extérieure de cette belle maison un arbre (un figuier des pagodes que l'on appelle là-bas peepal), et entre les épaisses racines d'un arbre sacré pour l'hindouisme, un cobra et son baiser volera la vie d'un garçonnet, Bogey. Son cadavre ne dépareille pas au milieu de la luxuriance des feuilles vertes et d'or, Bogey qui dort à jamais est l'enfant-dieu et le gardien de ce temple panthéiste qu'est le cinéma renoirien.
Après l'enterrement de Bogey, l'ami de la famille Monsieur John dira ceci, qui est l'une des choses les plus folles et les plus belles que l'on ait jamais dites au cinéma : « Je bois aux enfants. Réjouissons-nous qu'un enfant meure enfant. C'en est un qui s'évade. Nous les enfermons dans nos écoles. Nous leur enseignons nos superstitions. Nous les entraînons dans nos guerres et ils ne peuvent résister. Nous massacrons les innocents. Et le monde est fait pour eux. Ils grimpent aux arbres, ils se roulent dans l'herbe. Ils sont proches des fourmis et des oiseaux. Comme les animaux, ils n'ont pas de honte. Ils savent ce qui compte, la naissance d'une souris, la chute d'une feuille. Si le monde était fait d'enfants... ».
Le Fleuve regorge de merveilles et la mort d'un enfant est là pour témoigner que la lucidité est recommandée pour voir que leur rayonnement peut être à ce point douloureux. La lucidité est qui fait d'abord défaut à Harriet, adolescente romantique et cousine britannique d'Emma Bovary dont le cœur s'emballe quand arrive à la maison le capitaine John, le beau héros de guerre qui colle parfaitement à ses illusions romanesques. Elle-même le remarque dans la guise rétrospective d'un voix off appartenant à celle qui se souvient et qui depuis a grandi, repensant avec la distance apaisant la douleur que ses émois l'ont rendu aveugle à la folie de son petit frère qu'elle n'aura finalement pas connu, lui qui s'est sacrifié pour rappeler aux romantiques, aux sentimentaux, aux idéalistes, qu'il y a, enfouie dans les racines obscures du désir, la morsure de l'instinct de mort. Harriet est double, le temps dédoublé, vécu au présent et remémoré, la fait boiter. Double et boiteuse, comme le capitaine John qui est un infirme dégradé selon les normes de la virilité mais aussi un objet de fantasme autour duquel tournent et se chamaillent trois adolescentes (déjà rohmériennes). La ronde des rivales inclut non seulement Harriet mais aussi Valérie, la fille unique du riche voisin qui boite entre la méchanceté de Nana (c'est incroyable comme sa rousseur la fait ressembler à Catherine Hessling) et le deuil de l'innocence d'Henriette (les larmes au bord du fleuve et l'escarpolette rappellent irrésistiblement Partie de campagne), ainsi que la brune Mélanie, la métisse née d'un père anglais et d'une mère indienne décédée, vouée à une maturité qui fait défaut aux deux autres (il faut dire que son père l'accueille avec l'intensité de regard de celui qui se souvient avoir désiré sa mère, on songe inévitablement alors à La Folie Almayer de Joseph Conrad). On retrouverait ici le Renoir clivé entre Catherine Hessling, Marguerite Houlé et Dido Freire.
Tout le monde boite, le père d'Harriet aussi bien (une blessure de guerre affecte ses yeux comme s'il louchait) et Jean Renoir pas moins. En retrouvant en Inde moins les couleurs de son père que la joie paternelle à en exprimer les intensités dans son art (on penserait davantage ici au Douanier Rousseau), le cinéaste se souvient comme la narratrice de sa propre jeunesse (Bogey c'est un peu lui représenté par son père, Valérie c'est Catherine Hessling qui a été le dernier modèle de son père et le héros de guerre boiteux c'est encore lui, y compris comme souvenir de Rumer Godden quand il a passé une nuit dans sa maison d'enfance). Il boite encore en montrant comme les représentations culturelles caractérisant le monde occidental et blanc de la fiction (le jardin d'éden et ses habitants adamiques, l'arbre de la connaissance de la vie et de mort et la pomme, le serpent génésique et la sortie du paradis) conviennent, contre les réflexes de culpabilisation chrétienne, de s'en remettre à une morale stoïcienne (l'amor fati selon l'expression nietzschéenne), raccord avec le consentement zen du bouddhisme dont la sagesse imprègne le monde dans lequel le récit s'inscrit. À la fin, la fiction consent à penser et respirer comme le documentaire. L'universalisme n'est vrai que concret.
Le désir est un feu qui mord et pique, ses ivresses sont des poisons qui intoxiquent. Jean Renoir le sait, de la danoise opiomane de La Nuit du carrefour à l'arsenic de Madame Bovary, de la piqûre d'abeille de Toni à la morsure de mocassin de L'Étang tragique et la crainte des vipères et la pellagre bouffant la joue de Jottie dans L'Homme du sud, des coups de couteau (La Chienne et La Bête humaine) aux coups de feu (Toni, La Règle du jeu, Le Journal d'une femme de chambre) en passant par les explosions maritimes de La Femme sur la plage. Bogey veut le serpent dont le substitut fétichiste (la jambe de bois du capitaine John) est ce autour de quoi tourne la ronde féminine. Tous les rituels hindous ne cessent pourtant pas de rappeler que la culture n'est que le deuil fastueux d'une nature devenue pour nous incompréhensible. À l'option de la révolte du capitaine répond la choix de la querelle pour Mélanie. Une petite fille naît, John disparaît, Harriet consent à vivre. L'amor fati, Jean Renoir en a fait monter la sagesse dans L'Homme du sud et La Femme sur la plage. Accomplie dans Le Fleuve, elle a décidé de la vocation du jeune Satyajit Ray.
22 mars 2020
Le Carrosse d'or (1952)
Le monde est une scène, toute scène est un
monde
Dans Le Fleuve, Harriet lit à ses amis Valérie et le capitaine John une petite histoire de son invention, celle d'une jeune bengalie que son père veut marier à un homme qu'elle ne connaît pas, lui préférant le garçon qu'elle a rencontré par hasard et qui ressemble à Krishna. Il se trouve que ces deux hommes ne forment qu'une seule et même personne pour l'héroïne d'une fiction dans la fiction incarnée par Mélanie, l'amie métisse également amoureuse du capitaine. Non seulement le conte raconté ouvre une parenthèse narrative accueillant une mise en abyme de tout le film (le désir coupe le regard, une diplopie entre illusion, déni et cécité), mais la digression est comme un autre serpent semblable au cobra qu'essaie de charmer avec sa flûte le frère d'Harriet, Bogey, avatar tragique du faune dionysiaque qui court dans toute l'œuvre renoirienne. Un serpent trace dans le kiosque du jardin édénique la diagonale permettant au récit romantique de conclure, contre tout idéalisme, sur la nécessité de la lucidité, un autre est une flèche de mort pour celui qui y restera toujours au prix de sa vie. Multiplier les boîtes afin de n'en pas faire un cercueil, que la diagonale soit une ligne d'évasion vitale plutôt qu'un air de flûte mortel, la morale est déjà virtuellement celle du Carrosse d'or, second film en technicolor qui est celui du retour en Europe après un exil de plus de dix ans.
Autant Le Fleuve est le film des grands extérieurs ouvert sur la profondeur de champ documentaire de la vie bengalie, autant Le Carrosse d'or est son parfait contraire, le film du théâtre et des artifices dont les fonds sont en carton, tourné dans les studios de Cinecittà en langue anglaise, avec une équipe technique franco-italienne et une vedette romaine, Anna Magnani. Jean Renoir, qui revient à cette occasion en Italie après sa défection sur le tournage de La Tosca d'après la pièce de Victorien Sardou en 1940, arrive tard sur un projet déjà bien amorcé mais abandonné par Luchino Visconti, son ancien assistant d'il y a plus de dix ans devenu depuis l'un des hérauts du néoréalisme. Le projet consiste en l'adaptation du Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée (écrite en 1830, créée en 1850, cette comédie en un acte inspirée de la vie de la comédienne péruvienne Micaela Villegas a donné lieu en 1868 à l'opéra-bouffe La Périchole de Jacques Offenbach). Le cinéaste l'accepte mais en posant fermement ses conditions : le Technicolor (le film photographié par le neveu Claude Renoir devient ainsi la première production européenne tournée avec ce procédé) ; le son direct et le tournage en langue anglaise (alors que le cinéma italien privilégie la post-synchronisation) ; le respect des horaires pour la diva Magnani (qui fait la noce, a les yeux cernés et fume comme un pompier). Un version française, si elle a été prévue, n'a pas pu être financée, contraignant à recourir à un doublage exécré par Jean Renoir qui n'a malheureusement pas réussi à faire de ce retour européen celui des retrouvailles avec des dialogues écrits et dits en français.
La production est somptueuse, le film est sublime, érigé aux côtés de La Règle du jeu (1939) en film préféré par François Truffaut. Jean Renoir y pousse son idée toute cinématographique du théâtre jusqu'à une forme de radicalité tranquille. Le cinéma est pour lui cet art qui marche sur ses deux jambes si et seulement s'il raconte et documente la théâtralité de la vie sociale et met en œuvre un principe générique de théâtralisation, qui excède la seule scène de théâtre pour multiplier les scènes et les emboîter en s'emparant de tous les espaces. Marcher c'est toujours balancer, c'est un peu claudiquer, tantôt le documentaire est plus manifeste (Le Fleuve), tantôt l'artifice est surexposé (Le Carrosse d'or). Mais, de toute façon, le théâtre reste toujours au fond, au fondement du creusement de la profondeur de champ, que l'horizon soit barré par le Gange ou une toile en carton. L'ouverture vaut ainsi comme manifeste, qui déploie la scène d'un théâtre pour y faire entrer le spectateur par la grâce d'un travelling-avant auquel succède un découpage classique. Le théâtre est premier mais sous la condition pratique et esthétique du cinéma qui en réinvente les coordonnées dans un régime qui ne relève plus du tout du théâtre filmé. Comme est loin le temps de On purge bébé (1931), premier film parlant d'après Georges Feydeau, en même temps que le geste renoirien rend possible une œuvre à l'instar du Soulier de satin (1986) de Manoel de Oliveira d'après Paul Claudel. Et Le Carrosse d'or de précéder enfin de peu The Band Wagon – Tous en scène (1953) de Vincente Minnelli dont la morale proverbiale, déjà largement énoncée par William Shakespeare dans Comme il vous plaira (1599), demeure celle-ci : « The Stage is a World, the World is a Stage ».
Dynamisé par le vitalisme altier des compositions d'Antonio Vivaldi, dédié à la commedia dell'arte, Le Carrosse d'or est l'histoire d'une femme hésitant entre trois hommes et les mondes qui leur sont associés. Une autre manière encore d'inverser Le Fleuve avec son personnage masculin entouré d'une ronde de trois adolescentes et préférant à la fin prendre le parti du hors-champ (Eric Rohmer jouera de semblables inversions entre les films en alternant Conte d'hiver et Conte d'été). Précisément, Camilla, Colombine d'une troupe italienne de commedia dell'arte partie tenter sa chance dans une colonie espagnole péruvienne au début du 18ème siècle, hésite entre trois mises en boîte masculines : Felipe le soupirant idéaliste rencontré sur le bateau qui lui offre le scénario du retour à la nature en adoptant le mode de vie des indigènes ; Ramon le torero qui est comme elle un artiste mais qui incarne une virilité rigide et asphyxiante ; enfin Ferdinand le vice-roi qui voudrait bien respirer dans le petit monde des valets, des nobliaux et des courtisanes mais qui échange les amusements de Camilla contre son intégration dans un groupe qui rejette ses origines populaires. La triple mise en boîte est compliquée par une quatrième boîte, la première en fait vue par Camilla et qui a attrapé son regard, à savoir le fameux carrosse d'or et de soie qui sert au prestige de l'autorité de la couronne espagnole et que lui offrira Ferdinand au risque de susciter la colère de sa classe et sa déchéance. Si le carrosse équivaut structuralement au cobra magnétisant le regard de l'enfant qui croyait pouvoir le charmer, Camilla y renoncera cependant, comme le peintre de La Femme sur la plage renonce à ses peintures, comme le capitaine qui saute hors du cercle de feu du désir féminin.
Si le théâtre est frontalement désigné comme le cadre du récit, la commedia dell'arte est son régime d'expression, dont les effets de contamination sont puissants, à la fois transgressifs et subversifs. D'un part, parce qu'ils rappellent à tout un chacun qu'il est un acteur sur une scène (Ramon le sait bien mais uniquement dans l'arène, l'idéalisation de la nature par Felipe lui fait oublier que les indigènes n'ont pas moins besoin de rituels, Ferdinand le saurait davantage quand sa perruque le gratte mais il ne veut pas sortir d'une boîte dans laquelle refuse d'entrer Camilla). La transgression consiste ainsi en une dénaturalisation de la vie sociale dont le déni structure précisément ce que l'on nomme la nature humaine. D'autre part, parce que ces mêmes effets sont produits par les scènes et les figures d'une forme de théâtre populaire italien et ce sont les prolétaires qui rappellent alors aux riches représentants de la couronne espagnole une vérité élémentaire refoulée. C'est ainsi que l'on passe de la transgression à la subversion, de la dénaturalisation du social à la vérité de la nature humaine que les pauvres cultivent malgré le déni méprisant des riches. Noblesse de robe et de cour, courtisanes et valets, évêques et laïcs, toréador et vice-roi, tous se voilent la face devant la vérité incarnée par les zannis (les valets du petit peuple comme Arlequin et Polichinelle), les vieillards (Pantalon), les soldats (les matamores ou capitans tels Spaviento ou le Capitaine Fracasse dans la version de Théophile Gautier) et les amoureux (Colombine fait également partie des zannis).
Chez Jean Renoir, les boîtes s'ouvrent très tôt, au début de La Chienne (1931) et Boudu sauvé des eaux (1932). Elles se multiplient dans La Grande illusion (1937) via la revue de music-hall menée par le chaplinesque Carette. Davantage encore dans La Règle du jeu dont l'abondance projette aussi la scène de chasse dans les scènes de séduction quand elles s'apparentent à du braconnage. La boîte, bal masqué des petits-bourgeois gentilshommes d'aujourd'hui (Chotard & Cie) ou fête galante popularisée (Toni et Partie de campagne), c'est encore le kiosque où s'amusent les enfants qui font du théâtre, c'est la serre où croissent les pulsions dans Le Règle du jeu et Le Journal d'une femme de chambre (1946), c'est le carrousel épatant des films de Jean Renoir. Si Camille renonce aux quatre boîtes, c'est qu'elles l'enferment pour un unique rôle alors que son destin, Don Antonio le lui rappelle bien, est d'en jouer autant qu'il y a de carreaux sur l'habit d'Arlequin.
« Où commence le théâtre ? Où finit la vie ? » : la grande question renoirienne n'a pas de réponse, Camille le sait qui a pris intensément du plaisir à danser en glissant le long de la frontière entre les deux. Le renoncement possède cependant le goût amer du regret, qui brûle les yeux d'Henriette et que soigne le capitaine John dans le hors-champ. La diagonale d'évasion est la fêlure faisant tenir la boîte, elle disparaîtra pour sa sœur cadette, Lola Montès chez Max Ophüls.
22 mars 2020
French Cancan (1954)
Le grand
écart latéral
Au tout début de La Grande illusion (1937), le lieutenant Maréchal lance un disque sur un gramophone, fredonnant le populaire « Frou-frou » chanté par Fréhel. Puisque Jean Gabin interprète le rôle du militaire, se produit alors un étonnant effet de décollement entre la scène de fiction et son interprète réel, dont Jean Renoir n'oublie pas en cette subtile occasion que la plus grande vedette du cinéma français d'alors a été chanteur d'opérette et artiste de music-hall, entré dans le métier dès l'âge de 18 ans quand son père l'a confié en 1922 à un ami, Fréjol, le directeur des Folies-Bergère. Le dédoublement est même une sorte de décollement d'une modernité redoutable en indiquant comment l'industrie du disque conserve des empreintes vocales dont les suppléments inorganiques peuvent reléguer au second plan les organes vivants. Jean-Luc Godard accentuera cette intuition quand, dans une séquence de Vivre sa vie (1962), le juke-box fait entendre « Ma môme » de Jean Ferrat, le chanteur silencieux à côté du phonogramme qui n'a plus besoin de lui.
Engager Jean Gabin pour tenir le rôle d'Henri Danglard, homme de spectacles et créateur (fictif) du cabaret parisien le Moulin-Rouge en 1889, constitue une autre façon de rendre hommage à la jeunesse de l'acteur, que Jean Renoir retrouve d'un exil hollywoodien partagé, renouant pour sa part enfin, après son prestigieux passage italien offert par Le Carrosse d'or (1952), avec une production franco-française. Pourtant, French Cancan est une autre commande s'ajoutant à son film italien, Jean Renoir succédant en effet à Yves Allégret tandis que Jean Gabin, redevenu une vedette de premier plan avec le succès de Touchez pas au grisbi (1954), est un second choix venant après Charles Boyer, un acteur qu'il n'aimait guère. La commande est cependant acceptée et la réussite est au rendez-vous, French Cancan apparaissant désormais comme le deuxième volet d'un triptyque dédié au monde du spectacle, précédé par Le Carrosse d'or et conclu par Elena et les hommes (1956). De surcroît, la chanson « La Complainte de la butte », écrite par Jean Renoir lui-même sur une musique de Georges van Parys, l'un des grands compositeurs de musique légère de son temps, est un classique immédiat ayant intégré le répertoire, si suggestive que certains croient encore que l'air date du Paris du début de la Troisième République, après la destruction de la Commune.
Le fameux grand écart latéral, en ciseau, que font les danseuses du french cancan en guise de signature est une belle image de vérité du film de Jean Renoir dédié au café-concert. D'un côté, French Cancan représente un pont historique entre les temps présent et le passé, la reconstitution du monde du spectacle de l'époque du récit étant incarnée par des chanteuses, fantaisistes et chansonniers de l'époque du film (Philippe Clay et Giani Esposito, Jean-Roger Caussimon et Pâquerette, Gaston Gabaroche et Jean Parédès, André Claveau et Jean Raymond, bien sûr Édith Piaf et Patachou, sans oublier la voix de Cora Vaucaire). De l'autre, le pont vaudrait pour relier aussi classicisme et modernité, la comédie musicale souhaitée par le cinéaste se distinguant cependant du modèle hollywoodien identifié à ce moment-là aux productions d'Arthur Freed pour la MGM (comme Un Américain à Paris et Tous en scène de Vincente Minnelli). Tantôt parce que le pot-pourri final des numéros présentés sur diverses scènes parisiennes s'apparenterait presque, surtout grâce à leurs interprètes, à une émission télévisuelle pariant sur la nostalgie (la télévision, Jean Renoir l'a senti arriver dès l'ouverture de La Règle du jeu, il l'expérimentera en 1959 avec son diptyque formé du Déjeuner sur l'herbe et du Testament du docteur Cordelier). Tantôt, et c'est aussi lié, parce que certains numéros (on pense surtout à ceux de Philippe Clay dans le rôle de Casimir, moderne chœur antique qui a changé de peau en passant d'assistant d'huissier à fantaisiste) sont chantés non pas en play-back mais en son direct. Toujours opposé à la post-synchronisation, Jean Renoir impose contre la manière hollywoodienne le son direct au chant, ouvrant ainsi un espace des possibles par de futurs grands films musicaux et chantés, non pas de Jacques Demy (même si la structure en chassé-croisé coloré annonce Les Demoiselles de Rochefort) mais de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Moïse et Aaron et Du jour au lendemain d'après Arnold Schönberg).
Le grand écart latéral concerne aussi bien Jean Renoir dans son propre rapport au temps, jetant sans recourir à l'autobiographie un regard rétrospectif sur trois décennies de travail. D'un côté, on reconnaît la structure narrative qui est la même que celle du Carrosse d'or (une femme entre trois hommes et, parmi eux, un homme entre deux femmes), autorisant des marivaudages déjà à l'œuvre dans La Règle du jeu (Christine de la Cheyniest est déjà disputée par son mari Robert, son amant André Jurieu et son vieux copain d'enfance Octave). La figure du bonhomme habillé en ours fait d'ailleurs retour (Max Dalban et Gaston Modot aussi pour des rôles en forme de clin d'œil), mais à la fois multipliée et inoffensive. La pente carnavalesque frôle certes la crise mimétique généralisée lors de l'empoignade sur les ruines du Paravent Chinois qui préparent à la construction du Moulin-Rouge, mais pour se résoudre avec le grand numéro final de french cancan, morceau de bravoure de vingt minutes qui fait éclater tous les murs séparateurs, entre la scène et la salle et son triomphe avère qu'il n'est nul besoin désormais de lynchage collectif et du sacrifice des victimes émissaires. Pour preuve, Danglard et Nini (Françoise Arnoul), la nouvelle danseuse que son mentor a sorti de sa blanchisserie, suscitent l'envie et un ressentiment partagés par deux rivaux situés à l'opposé du spectre social, le prince Alexandre et le boulanger Paulo. Mais la violence finit en eau de boudin. L'aristocrate retourne l'arme à feu contre lui sans mourir et le prolétaire rêvant de devenir artisan comprend que le coup de poing ne sert à rien face au vif désir de Nini d'aller se faire voir ailleurs.
Chacun selon son désir, c'est-à-dire chez Jean Renoir à chacun la boîte pour y loger l'objet de son désir : le petit royaume d'Alexandre et la boulangerie de Paulo ne peuvent rivaliser avec le Moulin-Rouge qui offre à la blanchisseuse un autre destin que celui de sa mère (jouée par Valentine Tessier, l'Emma Bovary de l'adaptation de 1933). Sauf que Nini rêve aussi d'une boîte dans laquelle enfermer Danglard, celle d'une relation exclusive qui ne convient pas à un homme dont le sérieux ne s'applique fondamentalement qu'à la réussite des spectacles à monter. Libertin et frivole, Danglard aime faire et se faire plaisir mais son désir consiste en ceci : trouver de nouveaux artistes, créer de nouveaux lieux de spectacle, monter des revues originales. L'hédoniste est d'ailleurs un démocrate sincère, capable de déceler un talent de siffleur chez un ouvrier du bâtiment, un fantaisiste chez l'assistant d'un huissier, une danseuse dans une blanchisseuse, une comédienne et chanteuse parmi le public du french cancan. Voilà le sérieux qui, quand il se joue à l'extérieur de cette sphère, déchoit en colères puériles (celles de Paulo comme de la danseuse Lola jalouse de Nini), en comportements ridicules (le militaire joué par un tout jeune Michel Piccoli, symptomatique du boulangisme). Parce qu'aux deux extrémités, il y a les bailleurs de fonds qui peuvent comme ça retirer leurs billes (le baron interprété par Jean-Roger Caussimon) et il y a les anciennes gloires de la planche qui survivent en faisant la manche (Prunelle jouée par Pâquerette).
L'homme de spectacles sait bien qu'il est à la merci des bourgeois mais il n'ignore pas non plus qu'un lieu comme le Moulin-Rouge est un espace de pacification relative des mœurs sexuelles où les femmes peuvent glisser entre les mains des hommes sans que les premières soient abusées et les seconds détroussés et surinés (même si deux prolos montmartrois s'invitent en faisant les poches des richards). L'homme de spectacles est un modeste agent du processus de civilisation. Parce qu'il libère les femmes des obligations sociales censées codifier la sexualité, parce qu'il travaille à une mobilité sociale contre l'inertie des héritages et de la reproduction des conditions, parce qu'il s'efface derrière le spectacle d'une jouissance partagée entre acteurs et spectateurs dont il n'aura été que l'intercesseur et le médiateur évanouissant (c'est la même posture pour le réalisateur à la fin de For Ever Mozart, pour Jean-Marie Straub dans Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa). Enfin, l'homme de spectacles est celui qui accueille l'étranger. Certes, l'étranger est une étrangère (l'espagnole Lola succède ainsi à l'italienne Camille, la viennoise Christine de la Cheyniest, les personnages jouées par la russe Nadia Sibirskaïa et la mexicaine Celia Montalván, la danoise Winna Winfred, en attendant Ingrid Bergman dans Elena et les hommes) mais, avant Jean-Luc Godard, elle donne à désirer infléchir par l'accent d'ailleurs le français d'ici. Tout cela vaut plus que les citations picturales de Toulouse-Lautrec alignées par John Huston dans son récent Moulin-Rouge (1952). C'est sûrement ce que s'est dit Maurice Pialat quand la scène de danse collective de Van Gogh (1991) associe le bal de Fort Apache (1948) de John Ford à l'ambiance de French Cancan.
22 mars 2020
Pour lire la première partie, cliquer ici.
Pour lire la deuxième partie, cliquer ici.
Pour lire la troisième partie, cliquer ici.
Pour lire la quatrième partie, cliquer ici.
Pour lire la cinquième partie, cliquer ici.
Pour lire la sixième partie, cliquer ici.
Pour lire la septième partie, cliquer ici.
Pour lire la neuvième partie, cliquer ici.