Pier Paolo Pasolini est un poète anthropophage, un cannibale dont le théorème a pour foyer originaire le ventre des affamés, les infâmes en haillons qui sont les humiliés et les offensés. L'écrivain italien qui a fait feu de tout bois, vivant désespérément, a aussi été un cinéaste voyant en prophétisant comment le consumérisme aura fait une nouvelle litière au fascisme.
Si le siècle est pasolinien, c'est en étant déchiré entre la crainte de la déculturation bourgeoise et le tremblement de joie devant d'antiques rédemptions. La poésie, qui se vit en mots comme elle se montre en cinéma, est la rose toujours poussant dans la croix de sang du présent - ab joy.
« Le refus a toujours constitué un rôle essentiel. Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels, le petit nombre d'hommes qui ont fait l'Histoire sont ceux qui ont dit non, et non les courtisans et les valets des cardinaux. » (Pier Paolo Pasolini, La Stampa, 8 novembre 1975)
La meilleure jeunesse
Deuxième enfant d'un père militaire dans l'infanterie et d'une mère institutrice, Pier Paolo Pasolini naît dans la ville de Bologne le 5 mars 1922. La famille est forcée de suivre les nombreux changements d'affectation du père. Les campagnes du Frioul imposent leurs paysages antiques à un enfant bercé par une histoire rurale et immobile, moins historique que mythique. Au collège, il fait connaissance de ses premiers amis, découvre les poètes romantiques comme Coleridge et Novalis, lit les grands romanciers russes, dévore William Shakespeare. Le jeune Pasolini fréquente le ciné-club autant que le terrain de football, un sport où il excelle. Il écrit ses premiers poèmes à l'adolescence. L'heure est alors au fascisme encadrant la vie du garçon de ses mythes guerriers et virils. Il y oppose ses premières amours cultivées en secret parce qu'elles sont interdites, ainsi que ses premiers dialogues écrits en dialecte frioulan, ce trésor vernaculaire qui restera à jamais associée à l’enfance.
Pier Paolo Pasolini fait ensuite un voyage universitaire dans l'Allemagne d'Hitler en y découvrant que la culture est une belle idée mais contradictoire. Ses raffinements peuvent en effet accompagner les pires régressions. La contradiction s'impose alors à une existence qui va progressivement extraire de ses tiraillements intérieurs une pensée sensible aux oppositions, toutes les oppositions, sans synthèse ni réconciliation, irréparablement. La sensibilité du jeune homme connaît d’ailleurs l'une de ses premières meurtrissures en apprenant la mort de son frère Guido, partisan tué par un autre partisan dans la confusion de la fin de la guerre. La douleur du garçon et de sa mère Susanna est vive, intolérable, irrémédiable. Il soutient ensuite une thèse d'État en 1946, adhère au PCI en 1947. Le jeune poète lit Gramsci, il enseigne, s'engage, milite. La fin de la décennie est celle des premiers scandales. On lui reproche son homosexualité. Interdit d'enseigner, Pasolini est exclu du PC.
Le jeune Pasolini part alors avec sa mère s'établir avec peine dans la banlieue de Rome. Pier Paolo Pasolini entre par la petite porte à Cinecittà en intégrant son syndicat. Il est alors relecteur d'articles de journaux. Une joie survient quand il fait la connaissance de Sergio Citti, futur scénariste de ses premiers films et dictionnaire vivant du dialecte romain dont il découvre la richesse et la sauvage vitalité. Il est enfin autorisé à renouer avec l'enseignement. Pier Paolo Pasolini écrit dans diverses revues, publie une anthologie de poésie populaire en 1953, ainsi que son premier recueil de vers frioulans en 1955, intitulé La Meilleure jeunesse, un titre programmatique. La même année, il participe avec son ami, l'écrivain Giorgio Bassani, à l'écriture du scénario de La Fille du fleuve de Mario Soldati. 1955 reste encore une année déterminante avec la publication de son premier roman, Les Ragazzi, très bien accueilli par le public malgré une accusation de pornographie. Un procès se tient d'ailleurs à l'été 1956, le premier d'une très longue série. Pier Paolo Pasolini en sort acquitté. L'écrivain y gagne en reconnaissance, celle de l'intellectuel qui a réussi à restituer la langue populaire en y voyant le moyen d'un renouvellement, non formaliste, de l'écriture littéraire.
En 1956, Pier Paolo Pasolini rencontre Federico Fellini avec qui il collabore sur le scénario des Nuits de Cabiria. Son cercle d'amis s'agrandit en incluant les écrivains Franco Fortini et Alberto Moravia, et Laura Betti qui jouera plus d'un rôle dans son cinéma comme dans sa vie. Son nouveau recueil de poésie, Les Cendres de Gramsci, hérisse les poils drus des gardiens de l'orthodoxie marxiste en invitant à repenser le communisme à l'heure d'un tiers-mondisme plus que balbutiant, il n’empêche que c'est un nouveau succès. Entre un voyage à Moscou et la traduction de l'Orestie d'Eschyle, une nouvelle accusation pour obscénité est portée par une association catholique qui fait un procès à l'auteur d'Une vie violente, son second roman publié en 1959. L'approche de la langue y est encore indissociable de celle des corps sexués et la fringale du sensuel Pasolini a grand besoin désormais du cinéma pour en exacerber les images de vérité.
Les premiers évangiles hérétiques
Bernardo Bertolucci a été l'assistant de Pier Paolo Pasolini sur le tournage d'Accattone. Ce qu'il a vu lui aura procuré un grand désir de cinéma parce qu'il a été le témoin privilégié d'un poète qui, en barbare, aura réinventé le cinéma. Produit par Alfredo Bini, soutenu par Federico Fellini, Accattone est le film d'un primitif qui se jette à corps perdu dans les corps d’un peuple porteur d'immémoriales beautés, malgré la profanation des rapports de classes, cette crucifixion que l'on se refuse à voir. Le sacré a son dépôt dans un corps, celui du frère de l'ami Sergio Citti, Franco Citti, premier ange pasolinien, comme il s’élève et se soulève dans la musique de Jean-Sébastien Bach dont le lyrisme accompagne les tourments – des stations christiques, déjà. Le premier évangile de saint Pasolini est ainsi dédié à l'homme de peu sinon rien, l'habitant nu des borgate construites à l'époque fasciste pour y agglutiner les populations des campagnes décomposées, le fanfaron qui est un pauvre gars, un déchet social, le sous-prolétaire dont la sainteté est cependant attestée par l'objectif de la caméra.
En 1961, toujours avec l'aide de Sergio Citti, Pier Paolo Pasolini tourne Mamma Roma, portrait offert à la grande louve Anna Magnani et hommage adressé au néoréalisme dont elle aura été une héroïne dans les films de Roberto Rossellini. La campagne de dénigrement continue malgré tout. Elle s'amplifie même par une plainte déposée par un carabinier, sans suite. Pasolini n'y pense pas, s'attelant à la rédaction de son roman en frioulan dont le titre vient de Marx : Le Rêve d'une chose. Il fait une lecture publique d'extraits de l'Évangile selon saint Matthieu et travaille à deux nouveaux films, deux courts métrages aveuglants de beauté et de lucidité : La ricotta et La rabbia (la Rage). Le second est un film de montage poétique sur les désastres de notre temps. Les archives sont les preuves à charge d'un monde entré dans l'âge des ravages industriels et atomiques. Le cri de douleur et de fraternité pour les colonisés qui luttent pour leur indépendance s'en double d'un autre, un cri d'amour offert au martyr de Marilyn Monroe, étoile chue du désastre hollywoodien. Pasolini le renie pourtant, associé à un autre film moins contradictoire que réactionnaire. Le premier film soulève un tollé en montrant comment la représentation (par Orson Welles) de la passion du christ, inspirée de grands tableaux maniéristes, se disloque sur les attitudes libertaires d'une indiscipline populaire. Et la faim qui ravage le pauvre Stracci (son surnom dit en italien les haillons) mourant en croix d'indigestion après s'être empiffré des victuailles présentes sur le plateau. Dans La ricotta, les figurants de cinéma figurent la vérité criante, entre rires et maux de ventre, d'une tradition revivifiée.
Un procès condamne Pier Paolo Pasolini à quatre mois de réclusion (qu'il ne fera pas) et La ricotta est confisqué. Ce film qui est son premier (à moitié) en couleurs est pourtant l'occasion d'une grande joie, celle d'avoir rencontré le jeune Ninetto Davoli. Ce ragazzo di vita devient non seulement le grand amour de la vie du cinéaste mais aussi son acteur fétiche. Pasolini continue de travailler sur l'évangile de Matthieu, aidé par des spécialistes de la Bible. Il voyage en Israël et en Jordanie mais finit par trouver les décors naturels de son film dans les Pouilles et en Calabre. Les régions les plus pauvres du Mezzogiorno accueillent ainsi le tournage de L'Évangile selon Saint Matthieu (1964), ce chef-d'œuvre qui voit dans les visages et les paysages l'actualité universelle de la parole évangélique, une parole de crise (l’égalité évangélique est un glaive qui divise) en portant la critique jusqu'au risque de la crucifixion. Pasolini est alors seul à suivre la voie ouverte par Roberto Rossellini avec Les Onze Fioretti de François d'Assise (1950), une voie de dépouillement et d'austérité indiquant autant l'universalité de l'évangile que celle du néoréalisme, son continuateur laïc. Pendant les préparatifs de L'Évangile, le cinéaste parcourt de long en large l'Italie pour tourner son premier documentaire en style direct et au sujet culotté, Comizi d’amore – Enquête sur la sexualité (1964).
Comment oublier Jésus interprété par Enrique Irazoqui, exilé politique et opposant au franquisme ? Comment oublier la jeune Marie jouée par une fille de la campagne dont l'innocence authentiquement mariale transperce l'écran ? Et comment oublier sa version âgée incarnée par la propre mère du cinéaste, Susanna, figurant la douleur face au martyr filial comme s'il s'agissait de se préparer à en affronter l'inéluctable réalisation ? Le poète qui restitue à la tradition figée sa puissance hérétique est l'auteur d'une martyrologie prophétique dont il sera le chapitre final, apocalyptique.
Le théorème du cannibale
En 1964, toujours, Pier Paolo Pasolini publie son quatrième recueil de poésie, Poésie en forme de rose. Si la rose poussant dans la croix du présent est une métaphore du philosophe allemand Hegel, elle revient au poète dialecticien qui cultive les contradictions en répugnant aux arrangements. Non réconcilié, le poète cultive la rose dans le sang douloureux du maintenant qu'il examine plus avant avec son film suivant, Des oiseaux, petits et gros (1965). Le récit est picaresque et la verve allégorique, un voyage sur les chemins italiens partagé entre l'ange Ninetto et le comique Totò, accompagnés en la circonstance par un corbeau dont la glossolalie d'intellectuel de gauche est une moindre consolation par rapport à sa chair à la fin dévorée par nos deux acolytes. Le pastiche réussi du néoréalisme rossellinien conduit autant à la radicalisation marxiste de la parole évangélique qu'à la critique caustique d'un communisme piailleur et volatile. Le public boude mais le film, une chanson de geste dont la musique est composée par Ennio Morricone, est bien reçu au Festival de Cannes, félicité par le maître Rossellini qui y reconnaît un élève, certes indiscipliné et hérétique, mais un héritier quand même.
En France, Jean-André Fieschi, critique aux Cahiers du cinéma et ami de
Jean-Louis Comolli, lui consacre un beau portrait pour la série Cinéastes
de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe :
Pasolini l'enragé. Le poète cinéaste le clôt en disant la joie et la douleur d'un beau nom provençal, ab joy.
Le cinéaste a l'apparence de l'éclectique mais le touche-à-tout cache un cannibale. René Schérer montrera plus tard, avec Zeus hospitalier, que l’hospitalité est un sensualisme, l’anthropophagie partagée entre l’hôte qui accueille et celui qui est reçu, à l’épreuve de l’hostilité. Pour Pasolini, les ventres affamés sont à l’évidence, aveuglante, la règle théorématique d'une anthropophagie poétique.
Le ventre est aussi celui qui fait souffrir Pier Paolo Pasolini, alors victime d'un ulcère. Mais la bête de travail ne peut s'empêcher de labourer ses champs de prédilection, entre l'écriture de nouveaux scénarios (Théorème et Œdipe roi, un Saint Paul aussi, resté à l’état de projet qui aurait dû être tourné à New York avec Allen Ginsberg), une pléthore de textes à vocation poétique, romanesque et critique, ainsi que la relecture des Dialogues de Platon pour un projet de pièce de théâtre.
Remis sur pied, Pier Paolo Pasolini enchaîne en 1967 les entreprises avec deux participations à des films collectifs (Les nuages, c'est quoi ? et La Terre vue de la Lune, toujours avec Totò) et le tournage de son Œdipe roi entre la Bologne de l'enfance et le sud du Maroc. Œdipe roi ouvre un nouveau cycle dédié à la relecture de mythes vérifiant la persistance des ruines antiques dans une modernité elle-même livrée à ses propres vestiges. Le film est l'autoportrait d'un fils puni par son père d'avoir aimé sa maman, doublé de celui d'un prophète que n'entendent pas les opprimés à qui il offre pourtant ses fraternelles ritournelles. Théorème passe en 1968 du statut de roman à celui de film, son plus frontalement didactique : le poète est comme l'ange joué par Terence Stamp, le visiteur sensuel et muet dont les passes sont une révélation érotique pour ses hôtes, organes démembrés d'une famille bourgeoise de Milan. L'ange Gabriel est aussi un faune blond et anglo-saxon qui, tel son jumeau païen, se réjouit de semer la panique. Exceptionnellement, le film reçoit le prix de l'Office catholique international de cinéma que ce même office désavouera quelques mois plus tard.
Entre-temps, Mai 68 représente un rendez-vous manqué entre la jeunesse qui prend la rue et le poète n'y voyant que des fils à papa en révolte contre leurs propres pères, petits patrons, industriels ou hauts fonctionnaires. Au lieu d'aller à l'usine chanter la ritournelle mythique de l'émancipation, Œdipe s'en retourne donc chez les bourgeois, en famille, et la rengaine est un crime pour le poète qui se rêve en traître au carré, impuissant à fuir la bourgeoisie à laquelle il appartient à comme à rejoindre un peuple aimé d'un amour aussi sincère que son caractère populiste est contrarié.
Pier Paolo Pasolini est de plus en plus en hiatus avec son époque, pourtant portée comme lui à la contestation. La participation avec Jean-Luc Godard et Marco Bellocchio au film collectif Amor e rabbia (La Contestation), avec le court intitulé La Séquence de la fleur en carton, nourrit de l'empathie pour une jeunesse sacrifiée sur l'autel d'une innocence impossible. La pièce Orgia déchaîne d’autres foudres, d'autant que son auteur vient tout juste de déclarer son opposition, totale et radicale, à tout le théâtre italien, Dario Fo inclus. Il enfonce même le clou de Théorème en tournant son double, Porcherie, à la fin de l'année 68. Le diptyque « méta-historique » inspiré de Luis Buñuel est une allégorie mal comprise des révoltes filiales dont l'échec renforce l'horreur réactionnaire et ses déserts concentrationnaires. Pier Paolo Pasolini est un corsaire, mieux il est un pirate qui ne connaît aucun épuisement quand il s'agit de courir en bataillant contre les conformismes de son temps. D'un côté en offrant son Médée (1970) à l'amour de la cantatrice Maria Callas qui joue le rôle-titre sans y prononcer aucune parole (ou presque), de l'autre en allant chercher dans l'Afrique de la décolonisation, Ouganda et Tanzanie, l'inspiration pour vérifier l'actualité critique des tragédies d'Eschyle (Carnet de notes pour une Orestie africaine).
Le consumérisme, un nouveau fascisme
Chez Pier Paolo Pasolini, tout est hérésie : la sexualité, la religion chrétienne, le communisme. L'artiste du sacré qui ne le voit jamais mieux qu'à l'épreuve prosaïque de la profanation a vu aussi le potentiel révolutionnaire de la profanation quand on la prend au mot radicalement, c'est-à-dire littéralement. Le poète est hérétique en rappelant déjà la tradition aux origines de son hérésie oubliée. Le cinéaste est également un corsaire, plus radicalement un pirate croyant au sacré de la profanation même quand elle dit, contre le sacré qui sépare, la restitution à l'usage commun. Le philosophe italien Giorgio Agamben, qui a été l'ami de Pasolini en jouant l'apôtre Philippe dans L’Évangile selon Saint Matthieu, se souviendra de cette leçon philologique.
La profanation au sens pasolinien dit le communisme hérétique des poètes et des sous-prolétaires ; c’est la religion sans église des frères qui souffrent peut-être de ni se retrouver, ni se reconnaître.
Pier Paolo Pasolini est impossible. Catholiques et communistes, laïcs et conformistes ne savent plus que faire de lui et c'est un ravissement, cela le comble de joie. Après Médée qui, dans la foulée d'Œdipe roi, est un second documentaire légendant des mythes antiques culminant dans une vitalité exacerbée avant de s'évanouir avec le triomphe de la bourgeoisie, le cinéaste se lance à l'été 1970 dans l'écriture de ce qui sera sa « Trilogie de la vie » : Le Décaméron (1971) d'après Boccace, Les Contes de Canterbury (1972) d'après Chaucer et Les Mille et Une Nuits (1973) d'après l'anthologie éponyme de contes arabes érotiques. L'humeur picaresque se débonde, les idées saillissent comme des éjaculations priapiques et les séquences s'enfourchent avec une verve narrative qui est la semence dont s'engorgent les orgies de la création. Le poète cinéaste s'y fait conteur paillard, sillonnant l'Italie puis l'Angleterre avant une Arabie mythique retrouvée entre l'Égypte et l'Inde, l'Érythrée et le Yémen afin de célébrer les corps glorieux jouissant d'une innocence peut-être idéalisée, oubliant dans sa prodigalité la pauvre Shéhérazade. Ce mélange impur et généreux de vitalisme, de populisme et de paganisme déborde les codes de la représentation du sexe en étant raccord avec les revendications d'émancipation d'alors. Ce paradoxe est peut-être à l'origine d'une récusation par Pasolini lui-même de sa trilogie. Ce cas unique en cinéma d'abjuration d'une œuvre par son auteur marque en effet un pic d'intensité dans une non réconciliation sans négociation.
En 1971, Pier Paolo Pasolini travaille avec les militants communistes du groupe militant Lotta continua sur l'attentat de piazza Fontana qui, commis en 1969 par des néofascistes, marque le début de l'automne chaud et des années de plomb en Italie, entre revendications d'une autonomie ouvrière et actions terroristes tous azimuts. Entre 1972 et 1975, les recueils d'essais respectivement intitulés L'Expérience hérétique et Écrits corsaires témoignent pour l'intellectuel et ses engagements radicaux, notamment sur les versants de l'éducation et de la culture colonisées par un esprit petit-bourgeois absolument dévastateur, et dont la télévision est l'arme privilégiée. La créativité est intense, somptuaire, saisissante, réfractaire au possible. Les projets se multiplient également comme les petits pains et certains resteront inachevés comme le roman Pétrole et le scénario Porno-Théo-Kolossal. Pier Paolo Pasolini tourne encore pour l'UNESCO un documentaire engagé, Les Murs de Sana, destiné à préserver le patrimoine archéologique de la cité yéménite.
En février 1975, Pier Paolo Pasolini tourne son vingt-deuxième film, Salò ou les 120 journées de Sodome. Il ignore alors qu'il s'agit de son dernier film. Deux mois avant sa sortie, assortie d'une interdiction aux moins de 18 ans, Pasolini est retrouvé mort sur une plage d'Ostie, assassiné durant la nuit du 1er au 2 novembre. L'assassinat n'a pas cessé depuis de susciter toutes les spéculations, notamment l'hypothèse de l'assassinat politique. Nanni Moretti y voit le destin de tout le cinéma italien à la fin du premier segment de Caro diaro – Journal intime (1993). Salò suscite également les réactions les plus extrêmes de la part de ses spectateurs, du dégoût ressenti devant des perversions et paraphilies conduisant à la torture et l'exécution, à la fascination devant l'audace d'un cinéaste hanté par l'essence pornographique de la bourgeoisie, depuis Sade jusqu'à ses héritiers fascistes dégénérés.
Avec Salò, Pier Paolo Pasolini mène une triple opération
critique : contre la fascination littéraire pour Sade, qui est une cécité intellectuelle devant le malin génie de la modernité et ses brutales
obscénités : contre une époque qui a cru en avoir fini avec le fascisme alors qu'il est déjà revenu sous couvert de sexe libre et de pornographie ; contre le spectateur même qui ne peut
jouir du spectacle de la torture des esclaves qu'à la condition d'être le complice des bourreaux. Le théorème a laissé place désormais à l'aporie parce que le réel est l'autre nom de
l'impossible. La critique est même si radicale qu'elle débouche sur l'autocritique, masochiste, d'un artiste souffrant d'avoir participé aveuglément au simulacre d'une libération ayant fait le
lit d'un nouveau fascisme. Seule une citation en guise de pastiche d'un film aimé, Femmes
Femmes (1974) de Paul Vecchiali avec Sonia Saviange et Hélène
Surgère, apporte une respiration dans l'irrespirable.
Le néoréalisme qui a offert à un peuple martyrisé une nouvelle aurore en cinéma est défait par la télévision et la pornographie, ces machines jumelles à décerveler et conformer, à asservir et déculturer. Un an après la mort de Pasolini, Silvio Berlusconi lance sa première chaîne TV câblée.
Les yeux crevés, Œdipe aura vu. Tout vu. Et personne ne l’aura entendu.
Pasolini, saint et martyr
Pour beaucoup de spectateurs, la mort de Pier Paolo Pasolini est la sanction d'une longue vie faite de procès (33 !, comme l'âge de Jésus mort en croix). Un martyrologe à elle toute seule.
Comme son frère Jean Genet, et Jean Cocteau et Rainer Werner Fassbinder ne sont pas loin non plus, Pier Paolo Pasolini est un saint et un martyr. Le poète visionnaire est un cinéaste voyant. L'artiste qui a vu jusqu'à ce qu'on lui crève les yeux aura payé au prix fort, celui de sa vie, le désir de montrer qu'il y avait, dans les corps d'un peuple profané, un trésor sacré bientôt pillé par la prédation bourgeoise qui est déprédation. Le temps presse avant que les lucioles ne disparaissent à jamais.
« Une société qui tue ses poètes est une société malade » : ainsi a parlé l’ami Alberto Moravia en apprenant la mort de son ami. La maladie se soigne en renouant avec l'œuvre de Pier Paolo Pasolini, le corpus de ses textes et le corps de ses films. On lira dans les uns ce que l'on verra dans les autres. D'un côté, la crainte devant les ravages et déserts de la déculturation bourgeoise qui est une extinction des feux du refus. De l'autre, le tremblement devant ses rescapés, infâmes et affamés, humiliés et offensés, les parias qui restent les gardiens de trésors immémoriaux, beauté et dignité.
Des antiquités qui participent encore à ce qu'il reste de nos humanités – ab joy.
9 juillet 2022