Le mal est fait autant que l'amour existe

(l'île Maurice Pialat)

Le cinéma de Maurice Pialat a le désir du réel. Le réel est ce qui fait mal, c'est la blessure dont la douleur est un indicateur de vérité, intraitable et indicible. La puissance d'authenticité de ses films tient à l'arrachement du vrai depuis la facticité des conditions de leur fabrication. Quand le réel survient en marqueur des trouées du vrai, c'est toujours contre : le tournage contre le scénario puis le montage contre le tournage ; les acteurs contre eux-mêmes et le documentaire contre la fiction. Le cinéma contre lui-même : une agonistique. Le cinéma de Maurice Pialat est celui où les raccords tracent au couteau les cicatrices entre lesquelles on lit que le mal est fait autant que l'amour existe.

 

Le temps passe et presse là où ça fait mal

 

 

 

 

 

Fils d'un commerçant auvergnat qui a déménagé dans la région parisienne, élevé enfant par sa grand-mère paternelle, Maurice Pialat aspire dans sa jeunesse à devenir peintre. Il suit à l'époque des cours à l'école nationale supérieure des arts décoratifs et expose même trois fois au Salon des moins de trente ans à la Libération. Le garçon a vingt ans à peine mais le rêve de peinture auquel il tient tant finit par être rattrapé par les nécessités ordinaires, bouffé par les exigences de la vie matérielle. Le jeune Pialat enchaîne alors les petits boulots, visiteur médical et représentant de commerce pour Olivetti, il fait un peu l'acteur au théâtre, croise le chemin de Jean-Louis Trintignant et Stéphane Audran. On ne découvrira son travail pictural qu'après sa mort en 2003.

 

 

 

Au début des années 50, Maurice Pialat acquiert une petite caméra Pathé 16 mm. et tourne ses premiers courts-métrages dont le ton ésotérique et secret, manifeste dans le muet Isabelle aux Dombes (1951) et le parlant L'Ombre familière (1958), apparaîtrait aujourd'hui bien éloigné de ses futures préoccupations esthétiques. Encore que le fantastique représente une façon d'indiquer la dimension traumatique du réel, son excès et sa force d'imprévisibilité comme une trouée, une percée de l'hallucinatoire. Un réaliste, un vrai, est celui qui sait que la réalité est la peau nécessaire à l'éclat jaillissant du réel qui l'érafle jusqu'à la douleur du vrai. Et Maurice Pialat est un grand réaliste, qu'il tourne une chronique modeste de l'adolescence populaire, s'essaie au genre policier ou adapte la métaphysique du mal de Georges Bernanos.

 

 


Ses premiers essais en amateur restent plutôt confidentiels mais ils attirent cependant l'attention du producteur Pierre Braunberger qui, fort de ses collaborations avec Jean Renoir et Jean-Luc Godard, Alain Resnais et Jean Rouch), lui donne les moyens d'un vrai court-métrage professionnel : c'est L'Amour existe (1960). En filigrane des vues documentaires et du commentaire à vocation sociologique, sourd plus qu'une mélancolie. C'est un cri, déjà, celui d'une révolte devant l'intégration mutilante des gens de peu dans la machine à broyer d'un conformisme petit-bourgeois pervers quand le progrès et la consommation servent à renforcer les aliénations en reproduisant les inégalités. Le montage a le lyrisme des courts-métrages d'Alain Resnais et le ton critique étonnamment proche de Guy Debord et des situationnistes. L'Amour existe est récompensé à la Mostra de Venise avant de recevoir deux autres prestigieuses distinctions, le Prix Louis-Delluc et le Prix Louis Lumière. La carrière de Maurice Pialat marque pourtant le pas. Le temps passe et presse, il appuie là où ça fait mal.

 

 

 

Après l'abandon de la peinture, le cinéma tarde en effet à s'imposer et ce sont deux blessures que vont se passer tous les films à venir. La solitude et le renoncement, l'abandon et le ressentiment, la haine de soi et le découragement, voilà la blessure originelle d'un mal de vivre, voilà le sang colérique et noir abondant dans le cinéma de Maurice Pialat.

 

 

 

 

L'impression à fleur de peau

 

 

 

 

 

1959 est l'année du triomphe de la Nouvelle Vague et les succès de la bande des Cahiers du Cinéma, Claude Chabrol, François Truffaut et Jean-Luc Godard en tête, aident alors à faciliter le financement des films de jeunes réalisateurs qui veulent se soustraire aux contraintes corporatistes de l'assistanat. Il faudra pourtant attendre dix ans pour que Maurice Pialat arrive enfin à se lancer dans l'aventure de son premier long-métrage et le différé a nourri le différend avec la Nouvelle Vague qu'il a toujours honnie à l'exception de Jean-Luc Godard.

 

 

 

Maurice Pialat continue malgré tout de travailler en réalisant des courts-métrages qui témoignent diversement d'une grande sensibilité esthétique. Comme un peintre impressionniste mais la touche à vif, l'impression à fleur de peau : la vie au couteau. Ainsi la dérive nocturne, sexuelle et masculine de Janine (1962) tourné avec Claude Berri dont Pialat est le beau-frère ouvre bien des pistes pour des films à, venir comme Loulou et Police. Entre 1963 et 1964, il a la chance de pouvoir partir en Turquie avec l'opérateur Willy Kurant pour une série de six films, Chroniques turques, qui rappellent que sa référence ultime demeure le cinéma des origines, celui des frères Lumière, plus fantastique que celui de Méliès parce que c'est la vie filmée sans fard pour la première fois. On retient en particulier Maître Galip, évocation sans apprêt d'un artisan dont l'existence de besogne, qui rappellera de loin la ruine paternelle, se tient entre les vers tranchants du grand poète communiste turc Nazim Hikmet qui venait de décéder en exil à Moscou. Un an plus tard, il tourne six épisodes pour la série des Chroniques de France produites par la Gaumont et celui consacré à Auvers-sur-Oise et Van Gogh montre la fidélité et la persévérance du réalisateur dans ses obsessions picturales. Avec Arlette Langmann, la sœur de Claude Berri qui est sa nouvelle compagne, il travaille sur un projet situé dans le Nord qui porte sur l'Assistance publique et, surtout, sur les heurts et malheurs de l'adoption. Claude Berri et Mag Bodard s'associent pour le produire sur l'initiative de François Truffaut malgré l'hostilité nourrie contre le représentant de la Nouvelle Vague qui, lui, a toujours admiré Pialat.

 

 

 

En 1968 L'Enfance nue est projeté à Venise et le film reçoit en 1969 le Prix Jean-Vigo. Maurice Pialat a 43 ans et il fait preuve d'une remarquable maturité qui rattrape le temps passé des années de jeunesse bloquées. Sa manière est une corde vibrante jusqu'à l'intolérable en faisant retentir des notes extraordinaires de l'enquête documentaire d'Arlette Langmann sur les enfants de l'Assistance. On pense forcément aux 400 coups (1959) de François Truffaut mais Pialat procède par décapage sec, il retranche pour trancher sec et refuse ainsi tout effet de séduction. François l'adopté est un bloc de douleur cruel et mutique, le témoin énigmatique des filiations impossibles et ratées quand, comme l'a si bien exprimé le critique Jean Narboni, le mal est fait. L'enfant qui passe d'une famille à l'autre est l'incarnation douloureuse, pour les autres comme pour lui-même, d'un échec irrémédiable qui se transmet comme une tare, une maladie. Le reste appartient aux histoires, grandes et petites, bribes et stigmates de la Seconde Guerre mondiale, de la tradition ouvrière et sa culture de la solidarité opposable aux violences de l'exploitation minière et patronale, aux salles de cinéma et aux nouvelles formes de la violence juvénile qu'elles abritent.

 

 

 

Tout est vrai dans L'Enfance nue et tout fait mal. Les acteurs non professionnels, en particulier le couple Thierry, incarnent avec sérénité une puissance de vérité dont la force irradie jusqu'à la brûlure et c'est en adoptant leurs douleurs que l'on devient réellement le spectateur du film qui les respecte et les sublime. Une douleur muette y fait l'effet d'une lame froide et un regard-caméra transperce le plan en déchirant le ventre. La vie qui souffle glisse dans les intervalles qu'elle égratigne au passage, elle mord la joue des enfants qui passent et vole à bas bruit la vie des vieillards qui trépassent. Des impressions à fleur de peau marquent qu'un événement a eu lieu et cela s'appelle le cinéma : le cinéma à nu, l'émotion à l'os. Du grand art, déjà.

 

 

 

 

 

Le mal de vivre

 

 

 

 

 

L'Enfance nue est le premier long-métrage de Maurice Pialat et c'est son premier chef-d'œuvre. Maurice Pialat peut alors enchaîner en tournant deux films très personnels, Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) et La Gueule ouverte (1974), précédés par une commande pour la télévision, le feuilleton La Maison des bois (1971) réalisé pour la seconde chaîne de l'ORTF. Il tourne entre-temps dans Que la bête meure (1969) de Claude Chabrol après avoir joué dans Les Veuves de quinze ans (1965) de Jean Rouch et en attendant une autre prestation, remarquable, dans Mes petites amoureuses (1974) de Jean Eustache, un réalisateur qu'il aimait beaucoup comme Jacques Rozier. Interprétant dans le film de Chabrol le rôle du commissaire interrogeant le garçon qui a tué son père, l'acteur réalisateur lui pose cette question : « Tu ne vois pas que ta vie est foutue ? ». Il y a tout Pialat dans cette réplique d'un film qui n'est pourtant pas de lui.

 

 

 

La Maison des bois est exceptionnel en prenant tout le temps donné par le genre du feuilleton afin de redéployer plusieurs caractéristiques de L'Enfance nue, la ligne générale (les enfants adoptés) désormais (rétro)projetée dans le contexte historique de la Première Guerre mondiale. L'époque intéresse tout particulièrement le cinéaste parce que c'est le temps de l'enfance de son père et celui d'un rêve de grandeur national qui va s'effondrer en 1940. Le résultat rayonne d'une tendresse qui est aussi la contrepartie des tristesses sans remède tout en peaufinant le paradoxe cruel d'une enfance paradisiaque cultivée à l'ombre de la boucherie de 14-18. Avec ses accents renoiriens, La Maison des bois est l'œuvre la plus généreuse du réalisateur et son tournage reste le plus chaleureux qu'il ait jamais entrepris. Pialat a toujours désiré être un auteur populaire et, après une merveilleuse expérience télévisuelle, il le prouve avec son deuxième long-métrage qui est un succès critique et public avec plus d'1,7 millions de spectateurs et un prix d'interprétation à Cannes pour Jean Yanne. L'acteur qui a reçu la Palme n'est pas venu le chercher en avouant qu'il n'avait absolument rien compris à la méthode d'un réalisateur avec qui il ne s'est jamais entendu, d'autant que sa propre compagne était en train de mourir d'un cancer. Il y a des malentendus moins féconds et d'autres encore ne tarderont pas à éclore en piaulant la peau du cinéma de Pialat.

 

 

 

Adapté d'un roman autobiographique, Nous ne vieillirons pas ensemble radicalise un grand motif du cinéma moderne, celui de la scène de ménage qui traverse le cinéma de Rossellini et Antonioni, Bergman et Godard. Pour Maurice Pialat, la scène de ménage est une expression de la vie malade d'elle-même, de la débandade d'Éros. Ici c'est la vie d'un couple, l'amante Marlène Jobert en nymphe et le mari infidèle Jean Yanne en bête humaine, qui persiste à ne pas crever et qui pour cela se blesse encore et encore pour continuer à pouvoir agoniser ensemble malgré tout. Un couple meurt et le désamour est une dispute qui abolit le temps dans une sorte de présent répétitif et bloqué, de piétinement circulaire et interminable, entre le boléro fatal de la voiture (en quatorze variations) et la musique sérielle de la chambre d'hôtel. L'épuisement progressif de ses protagonistes fait dès lors sauter le principe de non-contradiction cher à Aristote en comprimant le désir d'en finir et de n'en pas finir en même temps. Comme si l'agonie représentait paradoxalement du temps gagné en pur présent sur la mort de l'amour en dépit de l'entropie qui gagne toujours. Ce qu'il reste après la fin est une image éternelle portée par La Création de Haydn, celle d'un bonheur sauvé de la noyade d'un machisme qui finit exsangue à force d'auto-intoxication.

 

 

 

Le motif de l'agonie est expérimenté avec plus de radicalité encore à l'occasion du film suivant, La Gueule ouverte, une œuvre au noir, brute de décoffrage et sans concession, où l'insoutenabilité de la mort a pour corollaire l'indignité des vivants qui survivent tant mal que bien aux mourants. À chaque plan-séquence d'un film ne comptant que 99 plans, la durée coule et c'est la vie qui s'en va comme le sang d'une blessure. Avec la mort qui gagne du terrain à l'intérieur de la mère minée par un cancer, la décomposition des corps et celle des rapports déblaient le passage en ouvrant un chemin à une honte sans partage : honte de la mère (Monique Mélinand) qui meurt comme un chien et honte de ceux, père (Hubert Deschamps), fils (Philippe Léotard) et belle-fille (Nathalie Baye), qui n'ont qu'une hâte, celle qu'on en finisse. La mort est l'intraitable pour qui en est la proie ; la vie de ceux qui restent est l'irrémédiable avec quoi il faut pourtant tenter de vivre. La mort d'un retour au pays en Auvergne qui finit avec un travelling-arrière en forme de sauve qui peut la vie mais le dernier plan n'est pas le dernier : on retrouve le père dans sa quincaillerie, lui aussi mourra et il faudra revenir au pays, encore une fois qui sera la dernière fois, ce sera Le Garçu. En attendant, les spectateurs n'ont pas voulu suivre la voie asphyxiante d'un cinéaste prêt à montrer qu'il avait ouvert le cercueil maternel pour affirmer que la vie n'est qu'un cas particulier de la mort. La Gueule ouverte est un bide au box-office et, en mettant fin à la volonté de Pialat d'être alors son propre patron de cinéma, cet échec le contraint à reproduire le destin malheureux de petit commerçant ruiné qu'a été son père.

 

 

 

Maurice Pialat a mis quatre années à se remettre du plus grand échec de sa carrière. Après deux projets avortés, il revient avec un film modeste avec l'aide de son assistant Patrick Grandperret, Passe ton bac d'abord (1978), et remonte pour l'occasion une nouvelle structure de production, Les Films du Livradois (du nom de sa plaine natale en Auvergne). Tournée à Lens comme une suite possible à L'Enfance nue, la chronique de l'adolescence respire le vrai en transpirant de l'écran et elle permet à son auteur de renouer avec le succès. Le vrai est celui avec lequel on ne saurait transiger parce qu'on ne négocie pas quand le mal est fait. Les rires francs de la camaraderie virile étouffent la possibilité d'autres sexualités ; la libido qui bouscule le sexe des adolescents fait la nuit la honte de leurs parents ; les frustrations rentrées d'une condition ouvrière qui borne l'horizon des possibles sont partagées par les plus jeunes comme par leurs aînés, même leur professeur de philo. Le réalisme de Pialat n'est pas psychologique ou sociologique, c'est un naturalisme qui fraie ses passages entre la cuisson de la fiction et le crudité du documentaire en plongeant dans les obscurs frottements de l'animal et du social. Et les frayages de la pulsion sont aussi décisifs que les gestes participant à désœuvrer la bêtise qui, elle, n'a pas besoin de forcer pour s'imposer en toute obscénité. Des gestes : c'est par exemple la tendresse du regard qui sauve tout ce qu'il peut de la glu grise d'une France durablement en crise ; c'est ailleurs le sourire innocent des acteurs non amateurs aussi bons mais autrement que les professionnels. Mine de rien, Passe ton bac d'abord est devenu avec le temps le sésame du jeune cinéma français des années 90, celui de Patricia Mazuy et Emmanuelle Bercot, Xavier Beauvois et Émilie Deleuze, Cédric Kahn et Laurence Ferreira Barbosa, Noémie Lvosky et Catherine Corsini.

 

 

 

Chez Maurice Pialat l'étude d'un milieu social donné se voit toujours prise à revers par l'approche en peintre d'un milieu charnel. Voilà comment le cinéaste renouvelle le grand héritage du réalisme français et ce qu'il a réussi avec Passe ton bac d'abord, il trouve à le réinvestir avec Loulou (1980), film de transition passionnante puisque se mêlent à la troupe des acteurs lensois du film précédent les grands acteurs professionnels, Guy Marchand, Isabelle Huppert et Gérard Depardieu. Loulou est à la fois le contrechamp adulte de Passe ton bac d'abord et le versant féminin de Nous ne vieillirons pas ensemble. Cette fois-ci l'adultère est traité du point de vue de l'épouse qui trompe son mari en étant immunisée contre tout jugement moral, protégée de toute sanction morale de la part du scénario. C'est une pure affirmation vitale, un désir non négociable autour duquel boxent le mari bourgeois et l'amant prolétaire tandis que Nelly avorte en accueillant dans son corps le faux-raccord des rapports sociaux en corrélat de l'impossibilité du rapport sexuel. La danse de vie s'excède et s'épuise, ivre ou dépressive, et ses pas de deux en passant à trois incisent dans la fiction de grandes ponctions documentaires portant sur les rapports tendus entre Paris et sa province proche (la banlieue et ses loulous) ou plus lointaine (la France rurale et ses laissés pour compte).

 

 

 

 

 

En finir avec ce cinéma-là

 

 

 

 

 

Loulou est un nouveau succès critique et commercial mais Maurice Pialat n'en est pas satisfait. L'insatisfaction et le ressentiment ont toujours été des carburants pour un cinéaste qui pratique son art comme le moyen d'une remise en question perpétuelle, d'un repentir réitéré, d'un reproche adressé envers soi-même comme envers tout le cinéma français. Une crise qui est celle de la vie elle-même et dont le cinéma est un corps qu'il faut sonder en suivant la ligne des douleurs du vrai. À nos amours (1983) représente à ce titre un sommet de l'œuvre, une montagne : le film d'une crise radicale du cinéma de Pialat. Pourtant tout y est, tout est là, l'intimité du matériau biographique (qui appartient à nouveau à la jeunesse d'Arlette Langmann), les grandes scènes de dispute (rarement égalées depuis tant l'hystérie qui s'y joue à plein est celle du tournage lui-même), le génie des frictions dans la distribution (l'agent artistique Dominique Besnehard jour le frère, Pialat lui-même interprète le père et la fille est jouée par une actrice débutante qui crève l'écran, Sandrine Bonnaire). Les amours frivoles de Suzanne, une ado si jeune et déjà si triste qui fait l'amour comme une fuite en avant, font la liaison avec Passe ton bac d'abord tandis que les névroses familiales se voient contaminées par celles que le cinéaste cultive à dessein sur le tournage.

 

 

 

C'est un élément déterminant de la méthode Pialat : sur le plateau les acteurs ne savent jamais quand la caméra tourne ou bien quand elle est coupée. La durée prolongée des tournages fait le reste quand ils ne sont pas bloquées avec les disparitions inopinées du réalisateur. C'est pourquoi la tension est palpable jusqu'à l'orage d'une ultime dispute où Pialat remonte dans le film qu'il était prêt lui-même à abandonner pour y semer une pagaille monstre. Le règlement de compte avec son propre cinéma qu'il pousse dans ses ultimes retranchements coïncide avec celui du cinéma français de l'époque recuit par son goût du naturel convenu et des facilités scénarisées. Le bateau ivre est rageur à l'extrême et son capitaine a le génie colérique que Michelet prêtait à la Révolution française. Van Gogh arrive, Claude Berri en prend pour son grade, Cyril Collard apprend sa leçon, Pialat reçoit une vraie gifle et Sandrine Bonnaire s'envole sur Klaus Nomi pour l'éternité.

 

 

 

À nos amours est un autre chef-d'œuvre récompensé du César du meilleur film ; c'est aussi une fin de cycle grandiose pour son auteur qui n'a plus d'autre envie que d'aller se faire voir ailleurs. Cela va être le cas, exemplairement, avec les trois films suivants : Police (1985), Sous le soleil de Satan (1987) et Van Gogh (1991). Le critique Jean-Michel Frodon a vu juste : cette passe de trois représenterait comme trois exercices de style, trois commandes que Maurice Pialat se serait passées à lui-même en jouant en fin stratège le jeu d'un cinéma plus convenu mais le classicisme attendu pour ne pas verser dans l'académisme se doit d'être à chaque fois ébranlé par les courants de fond d'un naturalisme radical. Le film policier, l'adaptation littéraire et la biographie de l'artiste maudit représentent en effet des genres largement plébiscités par le cinéma français d'alors soumis au volontarisme culturel de Jack Lang. Pialat est alors produit par Gaumont piloté par Daniel Toscan du Plantier, un proche du pouvoir donc ça devrait le faire. Hors Pialat est un réfractaire, un indiscipliné de toujours et jouer le jeu aura pour lui consisté à renverser le plateau pour y imposer un autre jeu qui n'est rien d'autre que le sien.

 

 

 

Dans Police, le commissariat de Belleville reconstruit en studio avec des moyens inhabituels pour Maurice Pialat accueille l'anarchie des commerces entre fiction et documentaire qui sont des trafics licites et illicites, murs en placo et claques pour de vrai. L'enquête menée par la scénariste Catherine Breillat avant son renvoi et un procès enveloppe le noyau dur d'une masculinité défaite dont va s'emparer le cinéaste pour construire le portrait fragmentaire d'une France à la dérive, désorientée, larguée. Tandis que Richard Anconina en avocat véreux encaisse, la novice Sophie Marceau endure vaillamment et sa duplicité lui permet même de gagner progressivement la partie sur Gérard Depardieu, plus paumé que jamais devant des réalités métissées qui brouillent la méthode policière de l'identification. Le fonctionnaire de l'aveu se change ainsi en homme tragique du désaveu face à l'inavouable mutation d'une société mélangée qui n'est plus tout à fait ce qu'elle a été. Un plan retient l'attention : le visage de François Truffaut décédé l'année précédente est regardé par Depardieu comme un hommage tardif, autre repentir à l'égard du représentant de la Nouvelle Vague qui avait aidé Pialat à l'époque de L'Enfance nue mais que ce dernier n'appréciait pourtant pas.

 

 

 

Malgré un tournage chaotique, Police est un nouveau carton en délivrant au rasoir la vérité d'un genre seulement taillé pour opérer le gardiennage et faire le triage des identités sociales et raciales. Pialat poursuit sa grande ambition en s'attaquant à Bernanos et il sait qu'il a derrière lui un grand maître en la matière, Robert Bresson et son Journal d'un curé de campagne (1951). Avec Sous le soleil de Satan le cinéaste revient dans le Nord et il y renoue très fort avec le peintre qu'il a été. Le fantastique des films amateurs de la jeunesse prend ici la figure de Satan dont les tentations nourrissent des croyances délirantes, littéralement hallucinantes. Les paysages impressionnistes se colorent ainsi d'un expressionnisme inédit. Gérard Depardieu pour sa troisième prestation chez Pialat trouve dans le personnage de l'abbé Donissan un rôle d'exception pour le forçat qui incarne la foi comme un combat de taureaux entre le bien et le mal.

 

 

 

 

 

Le dernier aveu

 

(la tristesse durera toujours)

 

 

 

 

 

L'art de Maurice Pialat est celui d'une croyance radicale dans les puissances d'incarnation et de désorientation du cinéma, c'est pourquoi il n'a pas hésité à remuer la glaise du monde pour en arracher les morceaux qui palpitent de la vie elle-même, vie impure, vie malade. Toute la vie, sa chair même quand ça fait mal. Surtout quand ça fait mal. La remise de la Palme d'or reste à cet égard un moment inoubliable quand, sous la huée d'un public hystérique, le cinéaste lève le poing en affirmant ceci : « Je ne vais pas faillir à ma réputation : je suis surtout content ce soir pour tous les cris et les sifflets que vous m'adressez. Et si vous ne m'aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus ». Pialat revient quand même à Cannes quatre ans plus tard avec Van Gogh (1991). C'est une vieille idée qui lui revient grâce à Daniel Auteuil qui veut tourner absolument avec lui mais ils ne s'entendront pas. Van Gogh est un autre grand film où la culture célébrant post mortem l'auteur des Tournesols tombe comme une peau morte du corps émacié du suicidé de la société incarné avec une fébrilité extrême par Jacques Dutronc à juste titre récompensé du César de la meilleure interprétation masculine. Pialat filme comme Van Gogh peignait : au couteau. Les 60 et quelques derniers jours de la vie du peintre représentent la vie en dents de scie qui sent qu'elle va bientôt finir. Une vie de chien solitaire qui faute de tendresse érafle la peau des proches comme un reproche, celui de l'irrémédiable dont témoignent comme des soleils noirs les œuvres qui restent. L'héritier de Jean Renoir dans les mélanges du faux et du vrai, autrement dit de l'artifice et du spontané s'impose aussi comme celui de John Ford. Il faut à cet égard voir et revoir la scène de danse collective au bordel revenue du bal de Massacre de Fort Apache (1948) : c'est une danse macabre à la fois dédiée à la Commune et sa fosse commune et hantée par anachronisme et anticipation rétrospective des massacres de 14-18.

 

 

 

Pialat est un réalisateur populaire parce qu'il est aussi l'un des rares cinéastes français qui a filmé frontalement la France et ses douleurs profondes, son racisme avec ses origines coloniales, ses boucheries de la semaine sanglante en mai 1871 à celles de la guerre 14-18, sa ruralité agonisante et sa modernité qui liquide les structures villageoises et familiales au risque assumé d'un certain conservatisme.

 

 

 

Van Gogh est encore un chef-d'œuvre doublé d'un grand succès en salles à l'instar de Nous ne vieillirons pas ensemble et Police. Pourtant, Maurice Pialat ne le sait pas encore mais le film qu'il tourne quatre ans après, Le Garçu (1995), sera son tout dernier. Le retour à l'autobiographie fait du Garçu le pendant évident de La Gueule ouverte quand la mort du père succède désormais à celle de la mère. Mais l'âpreté a cédé désormais une large part du lion à l'enfance qui s'incarne dans celle du fils du cinéaste, Antoine Pialat né en 1991, qui joue celui du personnage de Gérard Depardieu. L'enfance est un royaume souverainement indifférent aux tangages parentaux, une fuite en avant de la vie plus forte que tout ressentiment. Une humeur océanique monte des Sables d'Olonne à l'île Maurice en donnant à l'écart entre les blocs de scènes la possibilité d'une insufflation nouvelle et archipélique. Le cinéma de Jacques Tourneur s'invite même entre une citation de French Cancan de Jean Renoir et une autre de L'Atlantide de G. W. Pabst en faisant d'un rire blagueur la preuve troublante qu'un père filmant son fils se situe non seulement derrière la caméra mais déjà un peu au-delà. L'enfance nue reste nue mais ceux qui souffrent sont moins les enfants que les parents découvrant que leurs enfants commencent déjà à ne plus les regarder. La non réciprocité de ce regard est un couteau de couteau, le lard du gros Gégé qui tombe en grasses tranches de jambon. S'il y a une douceur nouvelle dans l'œuvre de Pialat, elle se noie à la fin dans les larmes pudiques d'une jeune mère jouée par Géraldine Pailhas qui, en silence, voit qu'il y a toujours un désastre dans les liens qui, imperceptiblement mais irrésistiblement, se défont.

 

 

 

Le cinéma de Maurice Pialat aura été hanté par la vie douloureuse et le cinéma se devait de l'être aussi sincèrement que possible. Sa passion du réel à fleur de peau, les plans de cinéma qui en témoignent l'auront fait au couteau des scénarios écrits et réécrits pour être abandonnés, des tournages difficiles dans la valse des acteurs et techniciens virés et repris, des coupes au montage malmenant la chronologie des narrations. La pratique du cinéma comme une agonistique : un gueuloir qui s'exerce jusque dans le chutier, un métier à reprendre incessamment, une toile qui n'en finit pas d'accueillir les repentirs. Quand le réel saillit, il entaille. Quand il dure, c'est une douleur plus lente et insidieuse mais elle ne fait pas moins mal. En durant le réel agonise en laissant à ceux qui crèvent de rester en vie, coûte que coûte, le soin de composer des images possibles de la décomposition et de l'irrémédiable. La cruauté n'a pas d'autre couture qu'à l'endroit où le mal est fait. Et le mal est fait quand la méchanceté a pour envers une demande de tendresse impossible à satisfaire. Vivre mal c'est encore vivre.

 

 

 

Le Garçu est un film qui, s'il a été produit en dehors de la maison Gaumont par Philippe Godeau, augure de nouvelles respirations, océaniques, exigeant que son auteur en imagine un nouveau montage. Il n'en aura pas le temps. Dans les dernières années de sa vie, replié dans sa maison d'Agassac en Haute-Garonne, le cinéaste souffre d'insuffisance rénale et il a dû subir le tourment des dialyses trois jours par semaine. Alors l'irrémédiable fait place à l'irréparable : Maurice Pialat décède le 11 janvier 2003 à l'âge de 77 ans. L'œuvre qui reste est une île dans le plat pays du cinéma français, une montagne insulaire qui a vaincu la mort de son auteur en laissant à notre méditation l'inavouable malgré tout. L'aveu que Pialat a relayé à la fin de Police avec la citation de Jacques Chardonne disant que le fond de tout est horrible. Et surtout à la fin d'À nous amours en attribuant lui-même cette phrase apocryphe à Van Gogh : la tristesse durera toujours.

 

 

 

 

6 août 2021


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