Bons Baisers de Moscou (2022) de Christophe Clavert

Un enfant a-t-il encore envie de jouer à la Russie ?

Voilà ce qui frappe devant Bons Baisers de Russie : on ne voit rien de ce qui aurait pu s'apparenter au communisme. Le communisme, c'est comme s'il n'avait jamais eu lieu, jamais existé. C'était il n'y a pas si longtemps pourtant. Moscou victime d'absentement, d'endormissement comme la Belle au bois dormant. Faut-il la réveiller ? 

 

 

Jouer à la Russie est suicidaire, toujours risqué. La Russie est pourtant ce qu'il faut jouer, comme un va-tout que jamais n'abolira le hasard. Jouer à la Russie comme on s'essaie à la traduction qui, entre ratés et hésitations, se substitue moins à l'original qu'elle fait entendre dans l'original l'incommunicable.

 

 

Bons Baisers de Moscou continue ainsi à écrire une petite histoire du cinéma et du communisme, qui raconte en sourdine une histoire du cinéma moderne, le seul qui le soit authentiquement en critiquant radicalement la modernité.

Le temps long, un luxe de pauvre,

 

un affranchissement

 

 

 

 

 

Les Enfants jouent à la Russie (1993), c'est un film beau et méconnu de Jean-Luc Godard, un essai en lambeaux dédié à la Russie, ce pays si jeune et si vieux, et ce qu'il reste du naufrage de la réalisation d'une idée, l'hypothèse communiste, dont elle aura été le site historique. Le cinéaste suisse y fait une nouvelle fois l'idiot en ayant pour comparse le vieux copain de Hongrie qui a souvent fait l'arabe pour lui, László Szabó. Le couple du réalisateur et du producteur refait la scène de ménage, tantôt tapageuse, tantôt silencieuse, d'un cinéma jamais raccord avec l'histoire. Les enfantillages sont toujours préférables à l'esprit de sérieux des gens qui font des films comme s'il s'agissait de se rendre à un enterrement. Et qui s'y rendent comme si, au fond, il s'agissait du leur.

 

 

 

Le documentaire sur la Russie de l'après-guerre froide attendra, les télévisions en sont déjà pleines. Jouer au prince Muychkine avec de vieux camarades des Cahiers, Bernard Eisenschitz et André S. Labarthe, serait encore ce que l'on pourrait faire de mieux.

 

 

 

Trente ans plus tard, au temps de la guerre à l'Ukraine et du règne prolongé de Poutine, y a-t-il encore des enfants pour jouer à la Russie ? Jouer à la Russie comme on joue à la roulette, c'est autrement dit un jeu suicidaire. Très vite, les clichés vous tombent sur la tête comme une mauvaise grêle, Russie éternelle et éternellement despotique, Russie plongée dans un hiver prolongé, Russie jamais dégelée de ses réflexes totalitaires. Peut-être faut-il comprendre justement pourquoi Christophe Clavert, qui a filmé en décembre 2007, a fini le montage de ses rushs quinze ans plus tard. Quinze ans, l'adolescence, l'enfant perdu qu'il faut retrouver.

 

 

 

Bons Baisers de Moscou raconte en creux l'histoire de ce différé, qui est celle des tendances longues de l'Histoire, tendances proto ou quasi braudéliennes. La dérive d'un continent ne se voit qu'avec le temps d'un long différé fonctionnant comme un contre-temps, un temps repoussé contre les pressions de l'urgence, l'après-coup des relèves tamisant le gros des prises du gras des clichés les encombrant. Se donner le temps quand il est devenu une marchandise est un luxe que, seule, la pauvreté autorise. La question du différé est donc celle des contretemps qui s'assument comme tels. Cette question peut également se raconter comme une blague, celle de Salvador Dali expliquant que la Révolution russe c'est en réalité la Révolution française arrivant en retard à cause du froid.

 

 

 

Bons Baisers de Moscou, le titre est bien sûr plein d'ironie tant s'il s'agit de rire par-dessus l'épaule d'un titre fameux de la saga James Bond qui a scandé notre enfance des contes merveilleux de la guerre froide qui étaient comme autant de victoires méritées de notre camp, l'ouest contre un est honni. Un détail en passant : on dit de cette saga adaptée des romans de Ian Fleming en série de films qu'elle est une franchise. On ne se répétera jamais assez que la franchise nomme des assujettissements idéologiques dont une vie d'adulte invite à s'affranchir. Alors on peut jouer, par exemple à la Russie, jouer consistant ici à défaire les attentes comme à suspendre les réflexes. Jouer à la Russie en s'affranchissant de ses clichés.

 

 

 

 

 

Lieu sans mémoire d'un crime sans procès

 

 

 

 

 

Aucune image de Moscou dans Bons Baisers de Moscou mais des plans de la capitale russe, c'est-à-dire des traces qui ont une certaine durée en faisant une archive. Que voit-on ? Des places peu fréquentées et des rues peu animées. Un quai de gare précédé par un arrêt de bus. Un marché. Un parc avec ses enfants lointains, un autre, le parc Gorki, son kiosque vide et sa roue qui a cessé de tourner. Que voit-on ? Le temps s'est comme arrêté, l'histoire comme immobilisée. Lieux quelconques et transitoires, arbres dépouillés par le froid et espaces amorphes ou vides écrivent une histoire non monumentale, celle d'un non-lieu. Autrement dit, c'est d'un crime dont il s'agit et il n'y aura pas de procès. Les non-lieux au sens de l'anthropologie des mondes contemporains de Marc Augé dessinent la carte au centre de laquelle il y a un vide, celui d'un crime sans procès ni peine, moins un oubli fautif qu'une amnésie passive et résignée. Un trou de mémoire, dans chaque (non)lieu, partout. Qui aurait encore le désir de voir l'air de famille existant entre une structure métallique désossée et la tour de Vladimir Tatline dédiée à la IIIème Internationale, ce chef-d'œuvre du constructivisme russe resté en l'état de projet puisque la tour n'a jamais été construite ?

 

 

 

Voilà ce qui frappe devant Bons Baisers de Moscou en rompant avec les froidures hivernales : on ne voit rien à l'image de ce qui aurait pu s'apparenter au communisme. Le communisme, c'est comme s'il n'avait jamais eu lieu, jamais existé. C'était il n'y a pas si longtemps pourtant. Moscou victime d'absentement, d'engourdissement, d'endormissement comme la Belle au bois dormant. Faut-il la réveiller ? Le sommeil aura pourtant été plus que décrit comme la sortie d'un long cauchemar. Un pape de la foi néolibérale a même parlé de fin majuscule de l'Histoire. Et c'est vrai. Le communisme a désigné une politique qui a refait histoire de façon quasi-géophysique. L'histoire ne se fait que dans le choc des plaques tectoniques, chocs de la lutte des classes, des empires et des races.

 

 

 

Après le communisme, la fin de l'Histoire coïncide avec l'état post-historique de l'humanité, soit l'American Way of Life, prophétisé dès la guerre froide par Alexandre Kojève, un grand spécialiste de Hegel dont les leçons ont influencé Georges Bataille et Jacques Lacan, un homme soupçonné aussi d'avoir roulé pour l'URSS. Voilà un meilleur film d'espionnage dont Bons Baisers de Moscou serait le spectre. Le film de Christophe Clavert ne nourrit aucune nostalgie pour l'ancien, il a seulement la mélancolie de l'Histoire.

 

 

 

Moscou est le lieu d'un non-lieu, le lieu sans mémoire d'un crime sans procès. Si seul n'aura eu lieu que le lieu pour citer un vers fameux de Stéphane Mallarmé, on dira par conséquent de Moscou que la cité russe est l'image en négatif d'un positif qui manque. Un long plan tourné dans le tramway roulant le long de la Leninski prospekt est un travelling-arrière qui fait voir ce qui s'en va (la perspective communiste) comme ce qui revient spectralement en affleurant à la surface (L'Aurore de F. W. Murnau). Les tramways nomment le désir des cinéastes ne cédant ni sur ce qu'il y a (le réel, le reste), ni sur ce qu'il n'y a pas (la fiction, le manque).

 

 

 

 

 

L'ancien, le nouveau

 

et les ratés

 

 

 

 

 

Pour entendre ce qui ne se voit pas, et ainsi saisir ce qu'il reste depuis ce qu'il manque, il faut prêter l'oreille en espérant qu'on nous la rende, nettoyée. Au non-lieu (le communisme, c'est comme s'il n'avait pas eu lieu) répond alors la loquacité d'un interlocuteur, Sergueï Youritch, le vieux professeur de biologie qui réside dans la morne périphérie de Moscou, et dont l'abondante parole est traduite à Christophe Clavert par un ami qui en a probablement été l'élève. On ne les verra tous à l'image que quelques secondes seulement, au tiers du film. Pour le reste, c'est une parole redoublée qui se fait plus ou moins bien entendre, deux voix off qui s'entrelacent pour faire résonner, avec toutes les difficultés de la traduction, les risques d'une double trahison (à l'égard de la parole du locuteur et eu égard à une langue française incomplètement maîtrisée), qui serait confusion (assumée au mixage).

 

 

 

La trahison est un grand motif, Conrad, Cocteau, Godard. Il y a des trahisons molaires, les ruines monumentales d'une amnésie collective, et d'autres qui sont moléculaires quand les souvenirs font sentir une entropie dont la traduction est un relais paradoxal. Traduttore, tradittore : la paronymie italienne n'est pas un vain jeu de mot, étant même déjà à l'œuvre dans Little President (2019). Les ratés de la traduction sont pourtant intensément significatifs. C'est surtout ce que l'on pourrait qualifier d'obsession, très bien identifiée par Walter Benjamin dans un texte important, « La Tâche du traducteur », préface de la traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire : la traduction ne se substitue pas à l'original mais fait voir l'incommunicable dans l'original. Rien à voir avec l'incommunicabilité rapportée au cinéma de Michelangelo Antonioni, réflexe critique usé jusqu'à la corde. Non, il s'agit ici de faire entendre « la langue pure » qu'il y a dans la langue. L'expérience communiste est un incommunicable, un indicible flottant dans Moscou vide.

 

 

 

Bons Baisers de Moscou est un film ingrat, délibérément. Les lieux sont quelconques, on l'a dit et la parole est difficile, inévidente, on vient de le comprendre. On voit peu et l'on entend mal, d'accord. La dialectique ne se jouera cependant nulle part ailleurs que dans cet écart-là, qui ajointe une vue basse à une oreille bouchée. L'histoire ne se voit plus, elle se raconte encore, confusément, les jeunesses communistes, le Komsomol, un enseignement de qualité, le souvenir des poésies apprises à l'université, Goethe, Heine et Maïakovski (trois poètes qui font une charade de l'histoire, romantisme, modernité, révolution). On retient également le risque d'une incompréhension concernant le constat pessimiste d'un niveau d'instruction qui ne cesse plus de baisser. Le locuteur se défend alors d'être réactionnaire quand il évoque l'impossibilité pour l'institution scolaire d'absorber les enfants des étrangers provenant des anciennes républiques soviétiques. Hésitations et repentirs racontent l'obscurcissement politique et comment y parer par la critique et l'autocritique. Les ratés de la traduction, eux, racontent qu'il y a de l'incommunicable dans l'expérience communiste et que cet indicible est une résistance à tous les effacements, toutes les amnésies, tous les arasements.

 

 

 

Entre un présent amnésique et un passé nostalgique, il n'y a aucune place, sinon pour la mélancolie.

 

 

 

La mélancolie d'une histoire obscurcie, qui le serait moins en cinéma. Le découpage en trois parties dont les deux premières sont intitulées « L'ancien » et « Le nouveau » n'a pas oublié le titre alternatif de La Ligne générale (1929) de Sergueï M. Eisenstein. Christophe Clavert n'a toutefois pas oublié que l'hymne au progrès bute sur des tracteurs qui dysfonctionnent, déjà. Les ratés remontent à loin en autorisant un autre gag, raconté par un carton et rapporté à Viktor Stepanovitch Tchernomyrdine, Premier Ministre de la Fédération de Russie durant les années 90, et qui a dit : « On voulait faire mieux et on a fait comme d'habitude ».

 

 

 

 

 

L'ailleurs

 

(la sixième partie du monde)

 

 

 

 

 

Le soviétisme jusqu'en cinéma, ce sont des ratés grandioses mais, diagonalement à la ligne générale tracée par Eisenstein, il y a La Sixième Partie du monde (1926) de Dziga Vertov, avec ses huit équipes parties filmer dans toute l'URSS pour avérer d'une diversité culturelle concrétisant l'universalité de l'idée communiste. Quelques plans cités, offerts au divers des peuples (ouzbek, kazakh, etc.), témoignent pour une jeunesse brûlante et lointaine. L'étoile rouge est un rayonnement fossile qui passe même par les enfants du parc Gorki, si peu réjouis d'être filmés quand ceux du film de Dziga Vertov en étaient émerveillés. L'enfance inactuelle n'en cesse pas moins d'être immortelle, dans les chansons de Boulat Okoudjava, les violons de Chostakovitch, le rock d'Egor Letov.

 

 

 

Jouer à la Russie est suicidaire. La Russie est un jeu risqué. La Russie, il faut pourtant la jouer, la jouer comme un va-tout que jamais n'abolira le hasard. Jouer la Russie comme une traduction qui ferait entendre, entre hésitations et ratés, le reste d'un incommunicable, l'indicible d'une langue pure creusant sous la langue le souhait des relèves messianiques.

 

 

 

Le plastique a gagné, chante Egor Letov. La sixième partie du monde est un continent englouti, autre Atlantide, un nom pour le dehors, pour l'ailleurs. L'Histoire s'est considérablement absentée. Elle ne reviendra qu'excédée par l'événement qui en réécrira les coordonnées. Et elle ne sera de retour qu'à partir du moment où son absence aura été remarquée, ce non-lieu qui est criminel. C'est en comptant les absents que l'on sait sur qui compter pour repeupler l'abîme du nom de communisme. Bons Baisers de Moscou continue une petite histoire du cinéma et du communisme, qui est en sourdine une histoire du cinéma moderne, le seul qui le soit en critiquant vraiment la modernité, à laquelle, entre autres, contribuent Madame Baurès (2019) de Mehdi Benallal, La France contre les robots (2020) de Jean-Marie Straub, Karl Marx à Bruxelles (2021) de Juliette Achard et Ian Menoyot.

 

 

 

Avec Bons Baisers de Moscou, l'expérience communiste demeure un incommunicable, un indicible flottant dans Moscou vide, un écart spectral ouvrant un reste messianique.

 

 

 

 

13 août 2022


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