Leonardo Sciascia disait que les seules choses dont on a la certitude sont les coïncidences. Ce dont on est certain après avoir vu Old tient dans le caractère dramatique de la coïncidence entre ce que le film montre et ce qu'il raconte. Old ne montre en effet rien, sinon qu'il raconte le vieillissement accéléré du cinéma tout en juvénilité de M. Night Shyamalan.
Les sacrifices de Théo
Une île touristique avec sa plage mystérieuse où une journée équivaut à plusieurs dizaines d'années, avec sa manipulation secrète qui sacrifie quelques règles déontologiques au nom de la morale jésuitique de la fin et des moyens, avec sa poignée de vacanciers projetés en cobayes d'un laboratoire pharmaceutique : Old démarque le piètre Nightmare Island (2020) de Jeff Wadlow en assumant avec une franchise qui rejoint une absence totale de vergogne qu'il est un aquarium glauque abritant les vanités d'une expérimentation in-vitro. M. Night Shyamalan s'y montre tel qu'en lui-même, comme le technicien distant qui observe sur des hauteurs imprenables les malheurs qu'il fait pleuvoir sur la tête de ses créatures pathétiques, punies pour ce qu'il a imaginé qu'elles sont.
La sanction exerce tous azimuts ses foudres et si le genre exige après tout de tels sacrifices, le sacrificateur aurait au moins l'honnêteté de ne pas transiger avec ses obligations rituelles. Par exemple, le rappeur noir n'est pas planté par un concurrent du ghetto mais par un chirurgien raciste quand l'actuaire est aveuglé par son confiance dans un calcul des probabilités en deçà de la calculabilité s'exerçant à ses dépens. On appréciera particulièrement le sort fait aux femmes, avec la psychologue étouffée par le jargon qui participe pleinement à ses crises épileptiques, la bimbo dont le narcissisme est un squelette brisé et l'épouse soignée de son désir de divorce traité comme une tumeur. Le sacrifice, c'est aussi celui des gages donnés à la réflexologie de l'époque mais ils sont vite submergés par la marée des vieux clichés, aussi rouillés que des couteaux oubliés et oxydés.
Dans Old le démiurge qui habite Sirius s'appelle Théo, on ne saurait être plus clair en effet. Le démiurge est un dieu mauvais, cruel et distant mais sa méchanceté est un feed-back dont le poison moralisateur se retourne contre lui comme la plage révèle qu'elle est un piège de sable circulaire. Cela a toujours été le problème de Shyamalan mais il n'avait jamais été aussi manifeste : une surconscience de soi au service de la vieille morale familiale est l'auto-anticorps des vertiges spéculaires et des vestiges de l'auto-réflexivité, le symptôme que la postmodernité est la boucle autotélique d'une adolescence prolongée, une forme dégénérative d'auto-immunité.
Progéria et lifting
Si la plage est un labyrinthe circulaire, son territoire est circonscrit autour du nombril de son plagiste : les ambivalences élémentaires de l'eau (Incassable, La Jeune fille de l'eau), une nature soupe au lait (Phénomènes, After Earth), la vieillesse comme l'effroi de la jeunesse (The Visit), la BD (l'adaptation de Château de sable de Pierre-Oscar Lévy et Frederik Peeters succède à l'hommage aux comics de la trilogie Incassable, Split et Glass). Et des codes enfantins en diagonale avant le twist retournant comme une crêpe le regard du spectateur. Mais c'est un petit monde platement balisé et l'on y balise jamais, étant seulement étonné qu'un manipulateur aussi rusé que Shyamalan cède aux ficelles du surnaturel arbitraire et son instrumentalisation cynique.
Double facilité, grossièreté redoublée. Un seul épisode de Lost avec le personnage de Miles Straum est plus réussi et on le dit d'autant plus que son interprète, Ken Leung, a un rôle dans Old.
L'apparition subreptice d'un message secret comme surgi du chapeau et l'inutilité narrative d'un flash-back tardif et explicatif finissent de noyer un poisson mort. Shyamalan s'ingénie pourtant à vouloir nous faire croire qu'il n'est pas que le gardien de son panoptique mais aussi le garçon prénommé Idlib, l'enfant qui n'est pas dupe des mensonges de son oncle qui est le maître de l'île. Mais l'enfant est le repentir faussement innocent du démiurge qui ressemble à s'y méprendre alors au roi pêcheur et le royaume sur lequel il exerce sa cruelle souveraineté est une terre vaine et désertique, désertée par la question cruciale de la croyance, déterminante pour ses meilleurs films.
M. Night Shyamalan a certes toujours le goût des comportements aberrants qu'il peaufine ostensiblement en travellings latéraux tracés de droite à gauche et vice-versa sur la peau argentique d'une plage dominicaine, parallèles aux grincements de la musique percussive de Trevor Gureckis. L'aberration est un terme d'astrologie et d'optique, de pathologie et de philosophie aussi. Il y a beaucoup à faire, donc, avec l'aberrant mais quand l'aberration promet des errances qui s'apparentent moins à des dérivations qu'à des diversions, la menace n'est définitivement plus que celle de l'aversion. Le jeunisme est un gâtisme qui s'ignore, Shyamalan a bien entendu raison mais au point où lui-même n'échappe pas aux fourches caudines de ses propres jugements spéculatifs.
Le twist reste une technique de vérité mais celui de Old vaut surtout pour ce qu'il dévoile de son manipulateur : si le gâtisme est la vérité de fond du jeunisme, les enfants grandis trop vite sont des adultes ratés, des monstres privés de leur enfance comme arrachés à l'apprentissage de la maturité. La vérité de fond est une lame de fond : le génie du twist a pour démon celui de l'immaturité et le ratage de ses torsions de perspective attriste comme un corps qui voudrait soigner sa progéria par un lifting.
24 juillet 2021
Le cinéma et son cabinet des curiosités, qui ne sont que les petites crottes de la postmodernité. Le cinéma réduit à ses gimmicks, ses bidules, ses trucs et ses machins à déféquer les clichés qui sont la merde de l'époque : cinéma cloaca. Avec Incroyable mais vrai, la trappe à dérégler le temps est le trou noir où tombe l'ironiste, cet adulescent fatigué dont les gimmicks signent la rengaine auto-satisfaite des non-dupes qui errent avant de caramboler dans le désert.
Cabinet des absurdités et autres petites crottes
Quand il officie sous le nom de Mr. Oizo, Quentin Dupieux bricole des petites machines obsessionnelles et agressivement techno. La house est alors un genre musical approprié pour saisir à quel point la maison est un espace qui abrite plutôt qu'il ne les domestique manies, tics et ritournelles névrotiques comme celles des flics ripoux de Wrong Cops (2012). C'est un peu la même rengaine quand Quentin Dupieux fait du cinéma. Ses films ont toujours pour structure celle du gimmick quand elle n'est pas celle du concept, moins comme en parlent les philosophes que comme en fourvoient l'idée les publicitaires.
L'idée – une et une seule – est ce qui autorise la motorisation des machines et autres bidules, ce autour de quoi il faut tourner et retourner en machinant des boucles qui sont les cercles concentriques vérifiant d'une part que le cinéma n'a pas d'autre fondement que lui-même, d'autre part qu'il est le lieu d'un vide qui peut être rempli par n'importe quoi. Ici, un pneu peut servir de réduction ab absurdo des camions spielbergiens de notre enfance (Rubber, 2009). Ça donne une blague cryptée : le rubber s'appelle Robert et laisse sur les draps des traces de pneu. Là, un étron peut aider à retrouver le chien perdu de son propriétaire sans lequel son existence est vide de sens (Wrong, 2011). Le toutou s'appelle Paul, c'est le saint de qui a trouvé son chemin de Damas dans ce désert qu'est l'empire postmoderne du vide. Ailleurs, un mec paumé est irrésistiblement happé dans un devenir-animal qui débouche sur un exercice de taxidermie (Le Daim, 2019). Bredouiller un film équivaut alors à prendre les vestes des autres plutôt que de s'en prendre une. Ailleurs encore, l'enchâssement des mises en abîme, avec pour démarreur une VHS bleue lynchienne tombée des intestins d'un sanglier, produit l'inversion des polarités habituelles, le différé caractérisant le temps du cinéma aboli dans le direct télévisuel tout en continuant à opérer dans la logique du rêve (Réalité, 2014).
Des boucles pour des cercles concentriques, vraiment ? Des ronds dans l'eau, plutôt. L'oasis des mises en abyme alliant l'ironique au ludique, qui apparaît d'entrée de jeu dans ce désert circulaire qu'est l'inaugural Nonfilm (2001).
Dans Réalité justement, le réalisateur en quête du cri ultime du cinéma d'horreur remporte en rêve un Oscar tout en étant incapable de se lever de son siège pour recevoir son prix. Le fond pèse lourd en ayant pour seule relève le triomphe des simulacres qui rabattent la profondeur sur le plan des apparences et des (petites) surfaces. Parce que la profondeur réelle mène au trou qui pue à mort, œil mort et fosse dans un cimetière (Wrong Cops, 2013), œil manquant et retour à la case départ du commissariat-prison (Au poste !, 2018), cadavres à la pelle (Rubber) et toilettes bouchées (le début du Daim), sans compter poubelles, animaux morts ou bien empaillés qui sont partout disséminés.
Le cul collé au fauteuil n'est pas une vaine métaphore en témoignant pour la vanité de son imagier : le cinéma de Quentin Dupieux tient en effet du cabinet des mini-absurdités de notre condition postmoderne. On s'amuse un peu avec avant de tirer la chasse, en n'ayant à peine le temps d'attendre l'apparition des crottes suivantes qui se succèdent avec un rythme accéléré mais inversement proportionnel à leur capacité à amuser. La distraction tire de moins en moins loin ses ficelles.
Étrons et trous
Le cinéma qui n'a pas d'autre fondement que lui-même peut servir à légitimer des postulats modernistes ; c'est une blague aussi quand le fondement pose les jouissances régressives du stade sadique-anal, rétentions (la jouissance est celle du différé maintenu malgré tout) et expulsions (la jouissance est celle de la ficelle enfin révélée). Étrons et trous pullulent en effet dans les films de Quentin Dupieux, jusqu'au triomphe de la grosse mouche à merde qui est une métaphore possible pour la débilité des amateurs de drone (Mandibules, 2021). Ceux-ci ressemblent tantôt à des blagues de potache enrobant les odeurs persistantes de l'inerte et de l'inorganique, tantôt à des esclaffements assumant de flirter avec le débilitant avant de se rattraper en sauvant la mise culturelle, avec références appuyées à Luis Buñuel, David Lynch et Bertrand Blier. Si tous se dédient aux plaisirs frivoles d'un segment particulier du public, à savoir la niche commerciale des adulescents, le meilleur d'entre eux resterait peut-être Steak (2007). Ce bide délié de toute volonté d'auteur aura été irrecevable par les fans hardcore du duo comique Eric & Ramzy dont le comique atteint pourtant ici des sommets. En crevant le plafond de la puérilité d'une génération, le rire mordrait aussi sur celui d'une civilisation en son entier, et son assimilation comprise comme américanisation hébétée.
Le gimmick des petites crottes, d'abord entêtant avant d'être évacué rapidement, fait entendre des conjurations frappées d'ambiguïté : si nos sociétés du consumérisme avancé s'engorgent d'inorganique dont la merde et les animaux morts sont des exemples réitérés, amusons-nous alors avec comme quand, enfants, nous jouions avec nos excréments, les retenant avant de les expulser. Le cinéma tient non seulement du supplément originaire, de la prothèse toujours déjà là, il est aussi ce qu'il reste après son assimilation télévisuelle (Quentin Dupieux reste indécrottablement vissé sur les années 80, années fondatrices s'il en est pour le jeune spectateur des émissions de Jacques Martin). Une crotte, une déjection : un air débile (Wrong Cops), un cri débile (Réalité), un film débile (Le Daim). Les tubes, house ou cathodiques, maintenant les écrans domestiques, ont participé à l'assimilation du cinéma, son ingestion-digestion-déjection.
Le cinéma et son cabinet des curiosités qui ne sont que les petites crottes de la postmodernité. Le cinéma et ses gimmicks, ses trucs, ses bidules et ses machins peut-être décalqués de la machine à déféquer de Wim Delvoye, qui ingère les meilleurs repas en recréant synthétiquement le processus d'assimilation des aliments et d'expulsion des déchets. Cinéma cloaca. On aurait voulu reconnaître en Quentin Dupieux un continuateur post-moderne de Marco Ferreri mais la radicalité s'en trouve évacuée (cet bidule-là a été expulsé de la machine), remplacée par l'usage inconséquent des fèces, festif pour autant qu'il est régressif (la scatologie est déjà spielbergienne, E.T., étron, tout ça).
La trappe mène au désert
Incroyable mais vrai ne déroge en rien à la règle d'un cloaque généralisé qui serait censément rédimé par son remplissage par des simulacres. Une trappe déréglant les horloges du temps homogène et le gadget d'une bite électronique devront suffire à retenir l'attention pendant 80 minutes à peine. La trappe est un trou deux fois paradoxal, dans le temps (on avance de 12 heures pour reculer de trois jours) et dans l'espace (on descend dans la cave pour se retrouver en haut de la maison). C'est l'effet Kiss Cool avec en adjuvant la blague Carambar. La trappe est un trou libérant la décomposition du corps des femmes rêvant de retrouver leur jeunesse et la pourriture répond à la prothèse virile dont la mécanique prend feu, obligeant son propriétaire à rouler dans le décor en faisant des tonneaux. Trappe et gadget électronique sont les trous par où enfle une bêtise ruineuse qui est aussi celle du film, ce piège à personnages comme du papier tue-mouche.
Des trous et des ronds : des zéros. Une addition de zéros fait-elle un film ? Le gimmick est la boucle ultime du nœud des nœuds – de cul.
Incroyable mais vrai fait nœud quand il fait confiance aux acteurs, d'abord l'agent immobilier (excellent Stéphane Pezerat, comme échappé d'une BD de Pierre La Police), ensuite une scène de repas entre amis confiée aux bons soins d'un excellent quarteron, Alain Chabat et Léa Drucker, Anaïs Demoustier et Benoît Magimel. Sinon c'est la débandade. Le film de Quentin Dupieux commence en effet sous les auspices tautologiques de la notice explicative (il y a encore du rire quand l'agent immobilier explique laborieusement le gimmick), poursuit avec un usage du flash-forward d'une platitude moins amusante que Flat Beat et la mascotte Flat Eric, avant de se clore sur les facilités du fréquentatif (il n'y a plus rien à raconter sinon, muette, une foirade programmée).
Incroyable mais vrai ressemble à un colis Chronopost et s'il est aussi expéditif que piégé, c'est comme un pétard mouillé. La seule volonté de l'horloger-postier consistant alors à faire un piteux carton après avoir tapé le carton, le jeu de cartes finissant en minable jeu de massacre.
Une fois la femme punie pour l'hystérie d'une adolescence retrouvée qui l'envoie à l'HP et l'homme sanctionné pour s'être doté de l'organe exaspérant le bouffissement de sa beaufitude, que reste-t-il ? Une citation du Chien andalou (1929) de Salvador Dali et Luis Buñuel. Sauf que la main blessée envahie de fourmis n'est plus le moignon témoignant pour le monde originaire et ses pulsions, seulement une citation assurant la dignité culturelle d'un exercice de style gorgé d'une moraline introuvable dans le cinéma du maître espagnol. La citation tiendrait au fond également du moignon, aussi de la prothèse virile qui brûle le pantalon avant le crash autoroutier. Seul le personnage d'Alain Chabat tire son épingle du jeu, intouchable forcément (c'est déjà le propre de l'acteur, qui revient de Réalité en étant responsable de l'esprit Canal+ dont Quentin Dupieux se veut un héritier assumé) parce qu'il a aussi pour dernier compagnon le labrador fidèle de Wrong.
La détestation des personnages avec le tri sélectif qu'elle requiert est une pompe qui semble avoir été amorcée avec Mandibules. La pompe mène au trou par où est tombé l'amuseur roublard dont les gimmicks ironiques (après l'eczéma de Réalité, les fourmis) signent la rengaine auto-satisfaite des non dupes qui errent dans le désert avant de se caramboler. Ce que pompe le cinéma cloaca est la merde de l'époque, ses clichés, autres fèces dont l'égoutier est le recycleur toujours plus fatigué.
16 juin
2022