Le pot aux roses de l'adulescence

(Bertrand Mandico et Yann Gonzalez, Caroline Poggi et Jonathan Vinel)

(seconde partie)


Pot au noir, pot aux roses

 

 

 

 

 

 

 

En 1962, le pédiatre et psychanalyste anglais Donald Winnicott décrit l'adolescence comme un pot au noir. La métaphore est issue d'un terme de navigation désignant une zone de convergence intertropicale dans laquelle les marins ne savent plus dans quelle direction les vents vont tourner. Jetés dans l’intervalle chaotique des deux hémisphères, ces marins à l’instar de ceux qui ont été inspirés naguère par le portugais Henri le Navigateur se voient obligés de tirer parti d’une situation caractérisée par la plus grande des incertitudes et des instabilités. Comme un surfeur apprend à se tenir sur la crête de la vague immense qui risque de l’engloutir, la société doit apprendre à s'adapter aux vents alizés de l'adolescence et non l'inverse. « La dynamique du processus d’adolescence est frappée d’instabilité, c’est ''le pot au noir'', passage obligé où l’évolution physiologique irrémédiable se conjugue avec des fluctuations psychoaffectives chaotiques et imprévisibles » (De la pédiatrie à la psychanalyse, éd. Payot, 1989, p. 257).

 

 

 

Au détour des années 1970-1980 apparaît un néologisme issu du champ publicitaire, d’abord repris par des intellectuels conservateurs, puis de façon plus analytique par des essayistes critiques. Il s’agit du mot-valise d'adulescence, contraction d’adulte (en latin le participe passé adultus signifie « qui a mûri) et d'adolescent (le participe présent adolescens veut dire « qui est en train de mûrir »). L'adolescence est l'âge intervallaire de la crise traversée par des êtres qui ne sont plus des enfants et pas encore des adultes. L'adulescence serait celui de sa prolongation qui est l’époque de l'allongement de l'immaturité afin de continuer à exercer un droit de tirage d'une économie consumériste dont les réjouissances puériles sont des jouissances apocalyptiques qui font des ravages écologiques et psychiques.

 

 

 

En s'invitant au cinéma, les nouveaux mutants de l'adulescence apparaissent comme les figurines d'un principe de plaisir dont l'imaginaire a le baroquisme si impérieusement autotélique qu'il passe par pertes et profits la part documentaire du cinéma. Les réalisateurs qui ont la cinéphilie élitaire et fétichiste font des films moins refuges que cocons et, s’ils se reconnaissent entre eux en abordant le pot au noir de l'adolescence, c'est pour mener des expériences in-vitro qui le fait virer au rose de l'adulescence. Ceux qui rêvent que leurs expérimentations ressemblent à des rituels de sorcière, des cérémonies païennes ou encore des transes chamaniques se révèlent au fond moins des alchimistes fous plutôt que des laborantins laborieux, terriblement pressés d’occuper la petite niche culturelle que l’industrie leur a toujours déjà aménagée.

 

 

 

Le pot aux roses de l'adulescence a en France quelques hérauts contemporains, Bertrand Mandico et Yann Gonzalez, Caroline Poggi et Jonathan Vinel.

 

 

 

 

 

Adolescence hominescence adulescence

 

 

 

 

 

Pour Michel Serres, l'hominescence ouvre l'époque critique où l'hominisation se comprend désormais comme auto-hominisation. Cette époque est la nôtre plus que jamais. L'humain se saisit en se ressaisissant ainsi, comme ce qui se façonne et ce qui se fabrique, humanité « totipotente », autrement dit ouverte à toutes les possibilités, à toutes les potentialités parmi lesquelles celle de son auto-anéantissement. L'âge emblématique de l'hominescence serait dès lors donné par l'adolescence en ce qu'elle signifie fondamentalement un grandir vers (adolescere), un développement (alesco), une poussée (ad) qui est aussi un processus d'allumage (sco) dont le ratage peut faire brûlure. L'âge ontogénétique comme emblème de l'actuelle phylogenèse est celui où le corps accueille, avec ses mutations physiologiques, les affections contradictoires des douceurs de l'enfance et des duretés de l'âge adulte. Des affections qui sont des émotions chauffées à blanc par la capture toxique des nouveaux dispositifs marchands.

 

 

 

L’adolescence tendanciellement adulescente caractérise le temps intervallaire durant lequel les radiations addictives d'un consumérisme puéril se mêlent au rêve néo-archaïque de l'incorporation clanique dans un nouveau corps, glorieux et mythique. Un corps fantasmatique qui voudrait recouper la communauté des films dans la bannière partagée de l'adulescence.

 

 

 

Avec l'adulescence, ses gadgets flashy et ses mutants sexy, le poème cède la place à la publicité et l'adolescence répudie toute enfance avec un extrémisme qui n'a rien à voir avec la radicalité. L'adulescence se présente comme le fantasme des adultes qui croient prolonger la bannière archi-romantique de leur adolescence, y injectant signes de ralliement culturels et consommation de marchandises afférentes. C’est ainsi qu’ils tournent le dos à toute enfance comme le deuil de l'enfant qu'ils ne seront jamais plus – l'enfant auquel il faudrait savoir rester fidèle comme l'écrivait Georges Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune (1938), c'est-à-dire en le reconnaissant comme un comme un aïeul.

 

 

 

 

 

Pot aux roses, rose poulpe, pot pourri

 

 

 

 

 

Voici donc quelques-unes des têtes remarquées de la nouvelle génération qui partagent suffisamment d'atomes crochus (le refus du naturalisme et le goût du symbolisme, la mue des corps et l'énergétique des fantasmes, la fabrication des sexes et les machinations de la libido, l'alchimie des images et la sorcellerie du montage, les références surexposées au risque assumé de l'imagerie cramée) pour ambitionner de bousculer les conventions du régime de représentation caractérisant le cinéma français. Mais l’ambition relève franchement de l’auto-intoxication quand les jouissances catégoriques d'une adulescence apocalyptique occupent en bon ordre la place qui leur est toujours déjà due, préformée par la grille de segmentation des publics et leurs marchés respectifs.

 

 

 

Comme prestidigitateur et cosméticien, Bertrand Mandico est un petit artisan et commerçant des exotismes du possible. À l'auteur des Garçons sauvages, il manque cependant d’être radicalement une sorcière du réel qui reste l'impossible. Encore un effort, alors, pour passer du verbe à la chair en rendant concrète l'idée d'un queer créole.

 

 

 

Yann Gonzalez a des battements de paupières qui s'apparentent aux battements d’ailes de l'oiseau aveugle et noir dont il fait lourdement le fétiche de son film. Les intermittences oniriques du club échangiste, de l’antichambre adolescente et de la crypte se distribuent dans Un couteau dans le cœur avec un volontarisme qui dessille moins qu'il outrage sa cordialité. Et la chambre de l’adolescence prolongée d’être moins l’antichambre d’une crypte qu’une tombe de sommeil.

 

 

 

Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel déroule quant à lui le triste programme d'une adolescence en porteuse glorieuse de l'image de l'hominescence mais Icare déçoit quand il déchoit dans l'équivalence immature des bonbons, des kalachs et des doudous.

 

 

 

Malgré la crédulité et l’ivresse de ses auto-intoxications, l'adulescence consacre à la fin la perte de l'enfance mais sans jamais réussir à en tirer le deuil nécessaire, celui de vivre une vie émancipée dans la relève nécessaire de l'immaturité. Îles désertes et chambres d’adolescents, zones grises et terrains vagues sont les tropes convenus d’un lieu commun, celui de l’entre-soi partagé par la coterie chic des nouveaux dandys, ce poulpe ultra gélatineux. Et aussi rose que le pot aux roses selon la fameuse expression d’origine médiévale dont l’équivalent d’alors invitait aussi à découvrir que le pot était pourri.

 

 

 

 

25 mars 2021

Un couteau dans le cœur (2018) de Yann Gonzalez

La cinéphilie, un club échangiste

(une antichambre avant la crypte)

Une table de montage et une visionneuse, le défilement de la pellicule 16 mm. et l’atmosphère électrique d’une boîte de nuit kitsch, une séquence de porno gay et une scène de lit homo sanglante, un masque de terreur et un couteau caché dans un godemiché : Un couteau dans le cœur commence en bandant fort, jeté à corps perdu dans les noces rouges et bleues d’Éros et Thanatos s’ébattant de part et d’autre de la membrane argentique d’une matière-cinéma revenue du tournant des années 1970-1980 nouvellement mythifiées.

 

 

 

Le second long-métrage de Yann Gonzalez s’ouvre ainsi en brassant une dense matière référentielle au risque du clinquant. La densité postmoderne est le fait d’une impureté charnellement désirée, assumée dans les mélanges oniriques et fantasmatiques d’une cinéphilie adolescente prolongée à l’âge immature de son adulescence. Comme une sorte de club échangiste rêvé où Change pas de main (1975) de Paul Vecchiali et Simone Barbès ou la Vertu (1980) de Marie-Claude Treilhou partouzeraient avec Cruising (1980) de William Friedkin et Blow Out (1981) de Brian De Palma. De tels mélanges sont charnellement désirés en s’incarnant dans la variété des corps privilégiés, diversement chargés en aura du vedettariat contemporain (Vanessa Paradis et Romane Bohringer), en complicité amicale et professionnelle continuée (Kate Moran et Nicolas Maury) ou plus récemment nouée (Bertrand Mandico et Elina Löwensohn), aussi en souvenirs cinéphiles décisifs (Florence Giorgetti et Ingrid Bourgoin, Jacques Nolot et Yann Collette) comme en sensualité juvénile (ce sont tous les jeunes acteurs masculins du film, Jonathan Genet, Khaled Alouach, Thibault Servière, Félix Maritaud et Jules Ritmanic). Après ce film de chambre qu’était Les Rencontres d’après minuit (2012) où l’utopie communautaire du sexe émancipé ressemblait moins à une expérience sadienne et pasolinienne qu’à une expérimentation cinéphile in-vitro, tout ce beau monde compose une nouvelle troupe transgenre et bigarrée emmenée pour redonner corps à quelques fantômes insistants afin de maintenir par-dessus le gouffre mortel des années sida un esprit dont le queer est aujourd’hui la dernière expression culturelle.

 

 

 

À corps perdu : les corps ne comptent dans Un couteau dans le cœur qu’à être précisément perdus. C’est d’abord et avant tout le corps perdu de la productrice pionnière de porno gay inspiré d’un grand modèle oublié, Anne-Marie Tensi surnommée AMT. Son histoire a été précieusement rappelée dans le Dictionnaire des films français pornographiques & érotiques de longs métrages en 16 et 35 mm de Christophe Bier (après son apparition dans Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico, c’en est désormais une autre dans la salle de cinéma porno projetant ici des films de pure fantaisie intitulés Le Tueur homo et De sperme et d’eau fraîche). L’histoire rétablie d’Anne-Marie Tensi a mérité une ample recherche documentaire en compagnie du photographe, réalisateur et militant LGBT Hervé Joseph Lebrun (par ailleurs l’un des contributeurs du Dictionnaire de Christophe Bier). C’est ensuite le personnage d’Anne Parèze incarnée par Vanessa Paradis qui fait de son modèle réel un personnage de pure fiction romanesque, blonde peroxydée comme Debbie Harry à l’époque de Blondie. Le naturalisme se déduit moins du décalque biographique qu’il appartient franchement au penchant de l’héroïne pour l’alcool lui permettant de noyer l’amour défunt pour sa collaboratrice, la monteuse jouée par Kate Moran morte d’un coup de couteau dans le cœur en ayant voulu protéger son ancienne amante. C’est enfin, auréolé des souvenirs de Belphégor et de Georges Franju, le corps perdu de l’assassin sans visage rongé par un mal énigmatique, qui assassine consciencieusement toute la distribution masculine du dernier film d’Anne Parèze. L’ange exterminateur au godemiché mortel compose avec l’ange blond interprété par Nicolas Maury un couple démonique. Avec eux, la comédie des tournages X à la chaîne se voit contrebalancée par le film d’horreur d’une décimation méthodique indexée sur les violences homophobes de l’époque, tout en préfigurant la décennie mortifère à venir.

 

 

 

À corps perdus : le club échangiste de la cinéphilie adulescente de Yann Gonzalez se dédouble en une crypte pieusement dédiée aux corps qui comptent autant qu’ils manquent. Avec l’électrisation d’une imagerie de genres cinématographiques souvent décriés et longtemps condamnés à l’enfer du kitsch, la relative insouciance des pionniers du porno gay se voit resituée dans une logique de l’après coup orphique, ramenée à une horreur toujours déjà là et toujours à venir, sida et homophobie. C’est la perspective d’un orphisme ressaisi dans sa dimension rédemptrice qui plus d’une fois sauve la peau d’Un couteau dans le cœur, autrement menacé par une propension fétichiste manifeste dans les grattages explicites de pellicule (et le redoublement du 16 au 35 mm.). Le film de Yann Gonzalez est sinon attrapé plus d’une fois au col par les arabesques laborieuses d’un scénario erratique, des clins d’œil disséminés surtout pour le plaisir des happy few de l’entre-soi (on pense moins à l’affiche de Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson qu’à la chanson Absences répétées de Jeanne Moreau faisant revenir le spectre de Guy Gilles), et l’irrégularité du jeu de Vanessa Paradis (peu à son aise dans l’excès). Sans compter quelques fétiches ou grigris poétiques à l’instar de l’oiseau mythique, noir et aveugle, dont les battements d’ailes voudraient un peu trop parachever l’alternance surréaliste du songe et de la réalité. Il n’empêche : Un couteau dans le cœur, aussi ambitieux soit-il jusqu’à dégorger souvent du poireau, déçoit en jouant une carte au détriment de l’autre plutôt que de les abattre ensemble en constituant une paire gagnante. De l’accouplement monstrueusement démonique du giallo et du porno gay, une dominante trouve à s’imposer en voulant que le premier genre accède à une forme de consistance tragique en instrumentalisant au service de son strict intérêt les violences graphiques et oniriques du premier, acceptant d’en tordre le sens jusqu’à le fausser.

 

 

 

D’un côté, le giallo est certes mobilisé de façon originale afin de l’émanciper de la matrice hétérosexuelle dont il a exploité les angoisses renforcées à l’époque du militantisme féministe. Cette émancipation ne vaut cependant jamais pour elle-même, n’étant strictement établie que pour donner un supplément d’épaisseur tragique aux images du porno gay plus souvent qu’à leur tour identifiées à un hédonisme daté et rétrospectivement fantasmé, heureux d’être inconséquent, malheureux d’avoir à en assumer les conséquences. Comme si la dynamique transgenre, consistant à tenir les deux bords du genre (cinématographique) et du genre (sexuel), finissait par se replier de manière univoque dans le dépliement du versant tragique d’images dionysiaques, comprises non plus superficiellement mais littéralement. Et le giallo de n’apparaître plus que comme un masque d’emprunt provisoire, le temps laborieusement différé de la révélation finale et un poil alambiquée : le meurtrier démasqué ne l’est qu’à faire comprendre que l’imaginaire cinématographique du porno gay répète sans le savoir – l’inconscient l’emportant sur l’insouciance ou l’inconséquence – les authentiques tragédies d’une homophobie sous-exposée.

 

 

 

On se souvient alors d’une parole fameuse de Jean-Luc Godard dans les Histoire(s) du cinéma (1988-1998), disant à peu près qu’à force d’un imaginaire consommé dans les salles de cinéma, le réel serait revenu mais à seule fin de se venger. La vengeance du réel de l’homophobie relève d’une compulsion de répétition qui passe par le corps possédé de l’un de ses martyrs, émasculé par son père l’ayant surpris dans les bras de son amant, pour s’accomplir ensuite en décimation systématique d’un petit artisanat du porno gay. Et elle n’aura pris le masque temporaire du giallo que pour décider à la fin de le jeter au feu de la relève orphique d’un sous-genre ressaisi comme l’antichambre de l’hédonisme libertaire qui cache la crypte de l’homophobie meurtrière banalisée.

 

 

 

Pour parler crûment : alors que l’on croyait s’attendre avec Un couteau dans le cœur aux bacchanales égalitaires de genres qui autrement n’auraient jamais d’autres occasions de se croiser, on découvre finalement que le giallo se fait enculer par le porno gay pour autoriser le second à planter un couteau dans le cœur du premier. Avec le tueur assassiné par le collectif des spectateurs du porno gay croyant avoir identifié en lui l’horreur de l’homophobie alors qu’il en aura été l’une des victimes émissaires (mais la cécité de l’oiseau avait toujours déjà prévenu de cette identification fallacieuse), le giallo est sacrifié par Yann Gonzalez à partir d’une semblable erreur de perspective induite par un mauvais calcul, et qui l’est même doublement. D’un côté, parce que la matrice hétérosexuelle du genre serait censée prédisposer le giallo à l’homophobie alors qu’il en complique davantage la donne afin de mettre au jour ses complexions malades et perverses. De l’autre, parce que sa contemporanéité avec l’industrie nouvelle du porno gay lui permettrait de donner un peu de ce sang nécessaire à l’affirmation d’une dimension dionysiaque des images de l’homosexualité, non plus superficiellement mais littéralement. Sauf que le don de sang est si intéressé qu’il s’effectue en étant délié de toute réciprocité, inégalitaire dans son univocité.

 

 

 

Après l’actualité documentaire de Simone Barbès ou la Vertu, après la nostalgie revisitée de La Chatte à deux têtes (2002) de Jacques Nolot, Un couteau dans le cœur succède au Pornographe (2001) de Laurent Bonello pour accomplir un troisième moment, postmoderne et fantasmatique, celui d’un retour au cinéma pornographique des années 1970. Revu à rebrousse-poil comme moment post-68 d’utopie concrète et d’insouciance libertaire, le cinéma d’alors est corrigé à la lumière crue et dialectique d’une violence sanglante mais corrélée abusivement au giallo au nom des mélanges turgescents de la cinéphilie adulescente (ce qui au moins le différencie un peu du plus opportuniste et puritain L’Amour est une fête de Cédric Anger en 2018).

 

 

 

Tel le battement d’ailes d’un oiseau aveugle qui est un fétiche lourdement symbolique, les intermittences oniriques du club échangiste, de l’antichambre et de la crypte se distribuent dans Un couteau dans le cœur avec une inégalité qui fragilise sa cordialité. Mais c’est quand même pour triompher à l’occasion d’une émouvante séquence finale, et d’autant plus émouvante qu’inattendue. C’est une sorte de bulle abstraite magnifiée par la musique à la fois élégiaque et cramée de M83. Dans celle-ci, l’utopie cinématographique du sexe émancipé se résout dans le deuil d’un amour fantasmatique promis à perdurer dans les plaines venteuses et glacées à tout jamais, et cela en raison seule d’un sourire amicalement échangé.

 

 

 

1 juillet 2018

Jessica Forever (2019) de Caroline Poggi et Jonathan Vinel

Bonbon kalach doudou

« Hominescence » est un concept avancé par Michel Serres afin de caractériser le tournant anthropologique accompli par le genre humain au milieu du vingtième siècle. Il s'agit d'actualiser la question de l'hominisation en modifiant radicalement notre rapport à la mort et au temps (Hominescence, éd. Le Pommier, 2001, p. 14 et suivantes). La désinence « escence » sert à marquer la dimension inchoative d'un processus graduel, saisi à son début brouillonnant comme l'adolescence, et dont l'issue reste suspendue entre le salut et l'apocalypse, l'incandescence et la sénescence. Le développement processuel de l'hominescence repose essentiellement sur trois boucles successives : l'extériorisation prothétique (Bernard Stiegler aurait parlé d'organologie) du vivant humain incluant la domestication des autres espèces vivantes, animales et végétales ; la globalisation de la Terre avec l'industrialisation de l'agriculture et la production de la nature comme habitat, artefact et sujet de droit (ce que le philosophe nomme le « Biosom ») ; l'externalisation des facultés comme la mémoire et la voix avec la fabrication d'objets-monde à l'instar de la production électrique dans lesquels leurs consommateurs habitent comme dans le monde mais sans en posséder la maîtrise (un exemple paradigmatique est donné par l'Internet).

 

 

 

Avec l'hominescence ouvrant l'époque critique où l'hominisation se comprend désormais comme auto-hominisation, l'humain se saisit ainsi comme ce qui se fabrique et se façonne, « totipotent », autrement dit ouvert à toutes les possibilités, parmi lesquelles on doit compter celle de son auto-anéantissement. « De naturés, nous devenons naturants » peut ainsi résumer le site idixa en regardant du côté de Spinoza.

 

 

Ainsi, lorsque des drones sont programmés pour perpétrer des assassinats ciblés en exterminant des adolescents désaffiliés et ensauvagés, et lorsque ces mêmes jeunes gens désorientés se regroupent en bande armée qui discipline sa vie comme un jeu vidéo en sillonnant un quartier pavillonnaire pareil à un paysage dystopique et apocalyptique (pré- ou post- ici c'est idem), l'hominescence s'impose bien comme l'époque actuelle, l'époque de l'actuel en tant qu'elle place l'humain à la croisée destinale des chemins, dans les contradictions d'une croissance recoupant en bien des points les ambivalences critiques de l'adolescence. Il s'agit des premiers plans de Jessica Forever et ils impressionnent par leur vitesse d'exécution, la fermeté de leur formalisme et l'idée que l'hyperréalisme (le découpage est extrêmement précis, l'image numérique d'une grande netteté) peut contrarier les mornes effets de banalisation d'un naturalisme soft dont l'idéologie consensuelle domine largement l'industrie du cinéma français. Ainsi, un quartier pavillonnaire sous le soleil de Toulouse (où a vécu Jonathan Vinel) puis de Corse (où a vécu Caroline Poggi) s'expose comme un site ouvert aux vents de plus d'une catastrophe (les drones reviennent de Ray Bradbury et d'un épisode de la série Black Mirror), du désœuvrement suicidaire de l'adolescence (La Fureur de vivre forever) à son utopique relève dans une culture et un imaginaire partagés. Du vertige de mort du consumérisme à sa rédemption dans la sublimation des récits, légendes et mythes ayant biberonné aux jeux vidéo, aux mangas et à l'heroic fantasy. Du côté des anime il est impossible de ne pas penser à Akira (1988) de Katsuhiro Ôtomo et Your Name. (2016) de Makoto Shinkai.

 

 

 

L'âge caractéristique de l'hominescence serait donné par l'adolescence en ce qu'elle signifie étymologiquement « qui est en train de mûrir ». L'âge ontogénétique comme emblème de l'actuelle époque phylogénétique est celui où le corps accueille avec ses mutations physiologiques les affections contradictoires des douceurs de l'enfance et des duretés de l'âge adulte. C'est le temps intervallaire durant lequel les addictions d'un consumérisme puéril se mêlent à l'incorporation clanique et néo-archaïque dans un corps fantasmatique, glorieux et mythique. À cet égard, le cinéma de Caroline Poggi et Jonathan Vinel est parfaitement homogène avec le style musical alternatif de l'emocore apparu dans les parages de la scène hardcore de Washington en ajointant sur fond du mur du son des guitares saturées le chant mélodieux dédié à l'effluve évanescente des émotions cathartiques.

 

 

Le monde de Jessica Forever est effectivement celui des ambivalences de l'adolescence. Comme la crise de croissance ouvre le sujet en mutation aux écarts de l'enfance qui s'en va au risque du puérilisme, et de l'âge adulte qui s'impose en se confondant avec une sénescence précipitée. La hantise des proches disparus et leur insistance spectrale, la dystopie conjuguée au présent, le rêve communautaire et utopique d'une adolescence qui s'allongerait en ne cessant jamais, les personnages à mi-distance de la geste héroïque chevaleresque et des coups de sang du « berserk », les signes de ralliement générationnel issus d'une culture de masse considérée contradictoirement entre aliénation et sublimation, la mythification bricolée du groupe en guerre contre la guerre de la normalisation – on reconnaît des motifs déjà avancés à l'occasion des courts-métrages précédemment réalisés, en particulier Tant qu'il nous reste des fusils à pompe (2014) récompensé par l'Ours d'or au Festival de Berlin et, plus récemment, After School Knife Fight (2017). Leur reprise est attendue dans Jessica Forever mais elle souffre, avec la durée nouvelle du long-métrage, de mettre à nu les apories d'une adolescence qui reflue du stade d'emblème de l'hominescence pour ne plus révéler que les limites étroites de l'adulescence qui offre à l'adolescence les frais d'une prolongation qui est un endettement accentuant son immaturation.

 

 

 

Avec l'adulescence, l'anthropologie cède désormais la place à la publicité et l'adolescence de répudier toute enfance avec un extrémisme qui n'a plus rien à voir avec la radicalité. L'adulescence est le fantasme des adultes qui croient prolonger leur adolescence en y injectant signes culturels et marchandises afférentes. Et qui, ce faisant, tournent le dos à toute enfance comme le deuil de l'enfant qu'ils ne sont plus et ne seront plus jamais – l'enfant auquel il faut savoir rester fidèle comme l'écrivait Georges Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune (1938), c'est-à-dire en le reconnaissant comme un aïeul. L'adolescence comme âge mythique de la révolte (et, plus généralement, de ce que Frédéric Lordon appellerait la « condition anarchique »), si elle est ressaisie dans ses déchirements qui sont symptomatiques du désastre contemporain (auto-punition et pulsion suicidaire, goût du groupe et de sa violence rituelle, passion du passage à l'acte et de sa sublimation), s'effondre dans la révélation du fond nihiliste caractérisant l'adulescence.

 

 

 

Jessica est l'anomale divine de la meute de loups adolescents et elle ressemble à s'y méprendre à une grande sœur comme, à la télévision, il y a des grands frères payés pour sermonner leurs turbulents cadets. Et la bande de n'être rien qu'un groupe hurlant à corps et à cri son droit à la consommation, y compris dans la prédation qui est surtout une déprédation. La douceur nécessaire à apaiser la fureur des corps ne vaut plus alors que comme un coussin régressivement pressé contre soi. Un doudou.

 

 

Parce qu'ils témoignent d'une empathie réelle avec leurs personnages, Caroline Poggi et Jonathan Vinel évitent de tomber dans les travers moralisateurs, la confusion idéologique et la hantise symptomatique d'un Bertrand Bonello réalisant Nocturama (2016). Ce qui se manifeste encore dans l'usage du Funeral Sentences For The Death Of Queen Mary II (1635) d'Edgar Purcell dont l'original préféré à la fameuse version composée par Wendy Carlos pour A Clockwork Orange – Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick affirme que les nouveaux « droogs » sont dénués de tout cynisme en cessant d'être des anges exterminateurs, en deçà même des damnés du film éponyme de Joseph Losey sorti en 1963. Dans un autre registre d'idée, l'horizon visé par eux dépasse aisément le simple jeu consistant à doper un naturalisme à la petite semaine avec des injections de cinéma de genre et un scénario apocalyptique (L'Heure de la sortie de Sébastien Marnier en 2018) comme les constats à vocation sociologique mais renvoyant tout le monde dos à dos (Sophia Antipolis de Virgil Vernier en 2018).

 

 

 

À la limite, le couple de réalisateurs fait preuve d'une saine franchise qui s'expose dans une frontalité des plans disposée à recevoir la mousse mièvre des effets spéciaux, piochant dans les imageries respectives du jeu vidéo (Metal Gear Solid), du manga et de l'heroic fantasy comme on l'a dit de quoi poursuivre en France les investigations de Gus Van Sant menées à l'époque de Elephant (2003), film-référence. Des enquêtes semblables alors à des « instats » au sens de Gilles Deleuze, autrement dit des constats mais faits de l'intérieur, avec des paysages mentaux déroulés en Steadicam dans la foulée des pas des héros se perdant dans les dédales de l'adolescence.

 

 

 

La violence menace-t-elle de l'intérieur le groupe ? Des douceurs, des bonbons et des cadeaux empaquetés se chargeront d'en apaiser les feux. Un corps a-t-il besoin qu'on le soulage de sa peine ? Jessica s'en chargera en le serrant contre elle, généreuse dispensatrice de câlins (des hugs aussi free que le duty des aéroports). La violence menace-t-elle le groupe de l'extérieur ? Un baroud d'honneur qui fait de l'œil à Sam Peckinpah mais en étant éludée pour saluer l'esthétique du minimalisme économe de la série B. offrira le potlatch à ceux qui se savent condamnés à mourir sans idée dans un monde où les idées ont depuis longtemps déserté.

 

 

 

Deux symptômes parachèvent dans Jessica Forever le triste programme d'une adolescence en glorieuse porteuse de l'image de l'hominescence mais pour déchoir en immaturité adulescente que ses deux auteurs partagent définitivement. Il faut voir ainsi comme Jessica est à peine regardée comme un être de désir. Sinon par Raiden joué par Paul Hamy qui, avant la grande extase, caresse son katana comme un phallus érigé comme tel en étant lourdement signifié par le mouvement ascendant de la caméra. Sinon par Caroline Poggi et Jonathan Vinel eux-mêmes qui la dressent en icône, rêvant peut-être du culte que pourraient lui vouer les camarades en adulescence de l'autre côté de l'écran. Comment ne pas comprendre que la caméra bande obscènement en partageant, exactement comme chez Zack Snyder, un fétichisme maternel et régressif des armes substitué à une introuvable critique des armes ? À moins de faire preuve de crédulité, la consomption ne signe en rien le défaite du consumérisme mais, au contraire, son triomphe apocalyptique. La consumation chère à Georges Bataille participait encore à rappeler à l'hypothèse communiste que l'on ne sortira pas du capitalisme en pratiquant seulement une économie restreinte ou socialisée de la plus-value. Rien de tel désormais : le paysage est un désert post-politique pour des films moins post-modernes qu'ils sont les pièces à conviction du post-cinéma (on retrouve sur un même chemin, mais en plus conscient, Quentin Dupieux). Même dans sa crédulité, l'adulescence consacre au final la perte de l'enfance sans jamais réussir à en faire le deuil (le deuil n'advient ici qu'en étant celui du deuil).

 

 

 

Si Jessica Forever aimerait même de loin ressembler à The Night of the Hunter – La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton, c'est seulement comme application (au sens informatique) où le style de vie communautaire est un programme, autrement dit une marchandise qui, pour autant qu'elle est virtuelle, n'en demeure pas moins bel et bien réelle.

 

 

 

5 mai 2019

Pour lire la première partie, cliquer ici.


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