L'été des auteurs, l'hiver de l'auteurisme
L'été 2020 après le confinement du printemps est-il au cinéma celui du retour gagnant des auteurs ? Les auteurs sont là, jeunes et plus anciens, français et d'ailleurs, François Ozon et Virgil Vernier, Philippe Garrel et Hong-Sang-soo. Et si tous reviennent avec des films réalisés avant la crise sanitaire, l'été promis laisse cependant place au refroidissement de l'hiver. L'hiver est là en effet, celui de l'auteurisme. Qu'est-ce que l'auteurisme ? La politique des auteurs, outil historique, circonstancié et stratégique introduit pour les jeunes-turcs des Cahiers du cinéma pour défendre et illustrer la cohérence esthétique de cinéastes qui n'étaient pas les scénaristes de leurs films (exemplairement Alfred Hitchcock et Howard Hawks), est devenue depuis l'avènement de la Nouvelle Vague, cette « révolution symbolique » (Philippe Mary) aussi importante que celle de Manet et des impressionnistes, la marque ostentatoire d'une personnalisation réduisant le film à n'être plus que l'expression pratique d'une signature.
L'été de la politique des auteurs est devenu l'hiver de l'auteurisme quand le cinéma se prépose à la conjonction réductrice d'un style et d'une thématique au nom de la glorieuse consécration du nom.
Si Jean-Luc Godard a été l'un des promoteurs de la politique des auteurs aux côtés de François Truffaut et Jacques Rivette, Claude Chabrol et Eric Rohmer, l'auteur de Pierrot le fou (1965) a pourtant abandonné cette arme critique à la fin des années 1960, au moment où d'autres armes ont été dégainées, à l'époque historique de la coïncidence de la mort de l'auteur et et de la crise du sujet du côté philosophique, des luttes collectives et de la critique tous azimuts des orthodoxies sur le versant social et politique. Compagnon de route de la Nouvelle Vague, Noël Burch lui a plus tard emboîté le pas en travaillant aux côtés de la sociologue Geneviève Sellier et puis en publiant deux ouvrages importants et méconnus : Revoir Hollywood : la nouvelle critique anglo-américaine (éd. Nathan, 1993) et De la beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs (éd. L'Harmattan, 2007). C'est ainsi qu'il a fourbi sa critique de la politique des auteurs en la conceptualisant avec le terme générique d'auteurisme, surgeon du modernisme dont la cinéphilie savante est devenu un temple élitaire privilégié (Cinephilia comme il l'a nommé ironiquement), esthète et formaliste, dépolitisé et androcentrique.
L'auteurisme est un nouvel académisme
Ainsi Noël Burch a-t-il pu légitimement en appeler à refonder une critique de cinéma matérialiste et dialectique, autrement dit qui fonctionne de façon interne et externe à l'œuvre, à la fois soucieuse des singularités de l'écriture comme de ses conditions concrètes de production : « (...) notre plaidoyer n’est donc pas “contre la cinéphilie”, ce qui serait absurde, mais plutôt en faveur d’une cinéphilie critique mieux en prise avec la manière dont circule le sens des films dans les sociétés qui les produisent et les regardent » (Revoir Hollywood, Ibidem, p. 81).
Les réalisateurs qui se réclament de Jean-Luc Godard oublient souvent sa participation à la remise en question radicale et collective, politique, de la notion bourgeoise d'auteur. Tout à fait symptomatiquement, le sommet du malentendu aura été atteint avec Le Redoutable (2017) de Michel Hazanavicius où le fils du cinéaste se revendiquant toujours le disciple fidèle de Jean-Luc Godard en livre une interprétation caricaturale à côté de la plaque, celle d'un bourgeois désorienté par une période censément confuse alors que le cinéaste a su tirer des conséquences de l'événement en restant fidèle aux ruptures qu'elles ont entraînées. Des auteurs, oui mais seulement s'ils se déduisent de l'œuvre et non l'inverse. Des auteurs, oui, mais seulement si le souci des films l'emporte sur leur signataire et le narcissisme à courte vue des signatures.
Les auteurs qui cultivent aujourd'hui l'auteurisme au nom du prestige radieux de leur nom, s'ils font le bonheur des grands festivals et de la critique spécialisée, sont néanmoins embarqués dans le tournant académique de leur œuvre, aussi importante soit-elle. L'affaire a toujours été critique pour François Ozon, elle commence à l'être sérieusement concernant Philippe Garrel, elle risque bientôt de l'être s'agissant de Hong Sang-soo. On s'intéressera surtout aux derniers dont le noir et blanc partagé invite classiquement à une esthétique du deuil mais aussi, et involontairement, à une certaine idée de l'auteur replié dans une souveraineté à sens unique. L'été promis du cinéma reverdi par le retour des auteurs s'apparente ainsi très largement à l'hiver de l'auteurisme quand la politique des auteurs n'est plus l'arme d'une rupture moderne mais seulement le terminus académique d'un modernisme épuisé.
5 août 2020
Le Sel des larmes (2020) de Philippe Garrel
Le coup de vieux de la jeunesse
La jeunesse prend tout le monde de vitesse, les jeunes y compris qui n'en sont pas prémunis. Au contraire, la jeunesse qui prend un jeune de vitesse est même plus spectaculaire, plus cruelle. Séché sur place, abandonné sur le bas-côté, un jeune homme ressemble alors un vieux garçon. Luc en fait l'amère expérience et sa délivrance est cruelle quand elle appartient au vieux mage qui cultive l'art des accélérations foudroyantes de la jeunesse et ses effets tragiques de vieillissement prématuré. À peine sortie de son enfance, Djemila est une fille désirée par Luc mais qui s'est refusée à lui par pudeur ; quelques temps après il la retrouve mais avec la grossesse qui la rend indésirable. Une autre fille et amante régulière de Luc, Geneviève, lui annonce qu'elle est enceinte de lui et c'est son père qui lui apprendra qu'elle a avorté. Djemila et Geneviève c'est idem : les filles disparaissent du champ parce qu'elles sont devenues indisponibles, impropres au désir de Luc. Tout est allé vite, trop vite. Elles veulent être des mères et lui un amant irrégulier qui se refuse à la paternité en préférant jouir de l'héritage de son père artisan menuisier sans hériter de la vie éthique allant avec. Le savoir-faire sans le savoir-vivre.
Une troisième fille, Betsy, apprend brutalement à Luc alors ce qu'il n'aura pas su voir : son vieux père n'est revenu à Paris que pour y mourir. La jeunesse prend de vitesse, les jeunes, tout le monde. Le Sel des larmes ne fait pas exception à la règle quand la jeunesse du maître de 72 ans est vampirique en se nourrissant de celle des autres dès lors voués à la sanction du temps passé trop vite, cette fiction de vieux barbon.
On doit alors le reconnaître : la jeunesse luciférienne de Philippe Garrel a pris un sacré coup de vieux. Faust a cru que le contrat durerait toujours mais le réveil est difficile et Marguerite a l'haleine chargée. La gueule de bois est sévère car Méphistophélès est un créancier jamais en retard, toujours à l'heure de ses comptes.
La Jalousie, et après ?
Avec La Jalousie (2013) produit par Saïd Ben Saïd, Philippe Garrel est parvenu semble-t-il à l'expression quintessenciée de sa formule de cinéma. L'alchimie du noir et blanc et du 35 mm., d'une production économe et de l'écriture à plusieurs mains partagée entre la part des hommes (le cinéaste et l'écrivain Marc Cholodenko) et celles des femmes (Caroline Deruas et Arlette Langmann) a offert à la manière garrelienne une force narrative digne des concentrations et des intensités littéraires d'une nouvelle de Stefan Zweig. Cette force lui a notamment permis de transcender des obsessions qui viennent et reviennent de loin mais dont la ritournelle enfantine et secrète confinait toujours plus au serinage d'une rengaine d'auteur. Exemplairement, le suicide dont la diagonale obscure innerve tout le cinéma de Philippe Garrel échoue et l'échec exceptionnel de sa tentative ouvre un nouvel horizon où la mort donnée à soi-même cesse d'alimenter la part des ténèbres.
Dernier film dans lequel joue Louis Garrel, présent hors son apparition enfant dans Les Baisers de secours (1989) dans tous les films de son père depuis Les Amants réguliers (2005) et la narration de L'Ombre des femmes, premier film tourné après la mort du père Maurice Garrel dont le décès embrase Un été brûlant (2011), dernier film en couleurs à ce jour, La Jalousie marque ainsi une nouvelle étape dans le cinéma de Philippe Garrel comme cela avait été le cas avec le sublime L'Enfant secret (réalisé en 1979, sorti en 1982). Un nouveau tournant de fait confirmé par les trois films tournés à sa suite, L'Ombre des femmes (2015), L'Amant d'un jour (2017) et, maintenant, Le Sel des larmes (2020). Un nouveau tournant qui constitue aussi un seuil critique car aucun de ces films ne réussit à sortir du pré carré et ombragé de La Jalousie. Tous étant seulement préoccupés d'en entretenir les suggestives promesses au risque que le potager urbain ne s'apparente aussi au droit de tirage d'un rentier mordu par son artisanat routinier.
Si le deuil sied depuis les origines au cinéma de Philippe Garrel, du cinéma des origines à l'événement de Mai 68 en passant dorénavant par la figure paternelle de Maurice Garrel, la matière sentimentale et romanesque semble avoir pris davantage de distance avec la part autobiographique et l'incarnation assumée par les élèves du Conservatoire national supérieur d'art dramatique où le cinéaste donne des cours promet d'insuffler à l'idée de la jeunesse éternelle l'impétuosité charnelle et documentaire de ses actuels élans et soulèvements. Le Sel des larmes ne déçoit aucun de ces attendus-là et pourtant, c'est pour cela que le film justement ne va pas ou pas très loin en tout cas.
À chaque film depuis La Jalousie, l'intensité est moindre, la séduction diminue, l'ensorcellement prend moins. L'Ombre des femmes est un conte faussement rohmérien noirci à la mine de plomb et des manières marmoréennes ; L'Amant d'un jour est un triste apologue où les faux raccords habituels du sensuel et du sentiment forment des vases communicants au bénéfice exclusif d'un père et de sa fille, l'amante de l'un qui devient l'amie de l'autre étant invitée à sortir du film sur la pointe des pieds pour ne pas gêner. Sans parler du legs étrangement obscurci de la guerre d'indépendance algérienne que n'éclaircit pas, loin de là, la présence de l'écrivain islamophobe Michel Houellebecq comme parolier d'une chanson de Jean-Louis Aubert. Le sorcier amateur de chair fraîche est un vieux magicien dont les tours à force d'être réitérés sont forcément susceptibles d'être repérés et affadis.
De la terra incognita en terrain connu
(fondu au noir, entropie)
La terra incognita des grands films héroïques des années 1970 n'est plus depuis longtemps, on le sait, notre deuil est à ce sujet interminable. Mais d'être à chaque film toujours plus en terrain connu désincarne toute envie de poursuivre, assèche toute curiosité, démet tout désir. D'autant que la veulerie des personnages masculins, qui n'est certes pas chose nouvelle chez Philippe Garrel, coule toujours davantage aussi en débordant du cadre jusqu'à imprégner le buvard des plans. L'enthousiasme s'évanouirait donc progressivement, à l'image des feux nourris dans Les Amants réguliers par le grand brasier nocturne de Mai 68. C'est l'histoire de ce film qui se raconte aussi avec les sels argentiques de la pellicule, matière organique et périssable.
L'entropie est ce à quoi ne se soustrait pas Philippe Garrel lui-même qui, s'il en a la conscience aiguë en bon disciple revendiqué de Jean-Luc Godard, croit seulement suffisant d'en tirer des rentes indexées sur la chair fraîche de ses jeunes acteurs. Pour chaque fondu au noir qui indique la retombée du plan dans le néant après que la lumière en ait fait lever la pâte, il y a le don d'un plan, le cinéma comme donation qui se double aussi d'une ponction vampirique, l'amateur de Friedrich W. Murnau et Charles Baudelaire le sait plus que tout. Sauf que c'est la ponction qui paraît devoir toujours plus l'emporter sur la donation, l'extraction intéressée sur le contre-don désintéressé.
Le Sel des larmes est un film d'auteur, c'est l'évidence mais elle est si aveuglante qu'elle s'aveugle aussi sur ceci : comment rester fidèle à une politique des auteurs dont le maître s'est émancipé depuis un bon demi-siècle et, corrélativement, comment la fidélité du disciple ne révèle-t-elle pas une trahison quand l'auteurisme est devenu aujourd'hui un autre nom pour l'académisme ?
Le Sel des larmes est un énième exercice en forme de Bildungsroman mais le vin de l'éducation sentimentale tourne au vinaigre épais du ressentiment. La jeunesse passe vite en abandonnant respectivement les garçons à la tristesse d'une irrémédiable veulerie et les filles au hors-champ du désir qu'elles n'incarnent plus. La jeunesse a des accélérations mortelles, c'est un vent de la nuit qui passe et prend sèchement tout le monde de vitesse : Luc n'a rien compris à la vie en préférant la séduction au sentiment ; Djemila et Geneviève pas davantage avec leur grossesse catastrophique ; seule Betsy s'en tirerait mais négativement en infligeant à Luc la monnaie de sa pièce, qu'elle trompe devant ses yeux et qu'elle meurtrit en sachant ce qu'il ignore, à savoir que son père est mort.
D'un côté, on pourrait se contenter d'admirer Renato Berta qu à l'image fait toujours des merveilles. Notamment quand ses fondus au noir faits directement à la caméra indiquent que l'image naît dans la lumière pour retourner dans le néant et que, dans l'intervalle, un peu de durée doit garantir au présent pur de sauver sa part d'inscription vraie et d'éternité. Mais, on l'a vu, la donation filmique se double d'une ponction vampirique. La jeunesse file à chaque raccord en laissant sur le carreau vieilles filles et vieux garçons. De l'autre, les compositions musicales aigrelettes de Jean-Louis Aubert, remplaçant de John Cale en beaucoup moins inspiré, en rajoutent dans le sentimentalisme et la pudeur a des yeux de chien mouillé dont les épanchements sont parfois comme des bavardages. Ce n'est donc pas de ce côté-là que l'on pourra trancher pour savoir si le sel des larmes relève le goût des profondes blessures ou s'il est un onguent de secours pour petites coupures et autres gros bobos.
On remarque également que, si Marc Cholodenko n'est plus présent au scénario depuis La Jalousie, Saïd Ben Saïd du côté de la production et Caroline Deruas sur le versant de l'écriture scénaristique ne sont plus de la partie avec le nouveau film. Jean-Claude Carrière est un immense scénariste mais l'on doit remarquer aussi que sa présence chez Philippe Garrel, attestée depuis L'Ombre des femmes, est corrélative de l'inflexion d'un geste dont les ressassements sont de moins en moins créateurs. Le carré scénaristique est devenue une triangulaire et le triangle n'est pas équilatéral sur le plan de l'égalité des genres puisque deux hommes l'emportent sur une seule femme. Oubliée la leçon égalitaire de Jacques Becker et Annette Wademant à l'époque de Édouard et Caroline (1951) et Rue de l'Estrapade (1953) ? Une scénariste en moins et la balance pencherait alors dangereusement du côté des vieux garçons, les barbons qui s'entendent comme larrons en foire et magiciens noirs pour retrancher la jeunesse solaire de ceux qui l'incarnent afin de l'offrir au bénéfice cruel de la réalisation du film, ce rituel sacrificiel dont le mythe archaïque serait, toutes choses égales par ailleurs, la politique des auteurs.
La concentration littéraire a viré à la contraction puis l'assèchement de l'inspiration romantique. Le romantisme laisse place désormais à un naturalisme mal négocié, veulerie et misogynie qui bavent en transperçant le papier de l'écran. Pour Luc et ses copines, la vie a des leçons qui sont des sanctions. L'éducation sentimentale est une formation administrée dans un centre de correction au bénéfice de la jouissance exclusive de ses administrateurs comme en a sûrement connu Djemila. L'équilibre des rapports de la fidélité et de la trahison s'en ressent vivement également. La dialectique garrelienne qui divise la fidélité en amour (fidélité à l'idée mais infidélités sentimentales) se double d'une fidélité à l'art (ici la menuiserie) et à la grande histoire (le nomadisme et l'antifascisme) qui sont significativement obscurcis par des faiblesses d'écriture (la menuise est très peu filmée, la politique est déclarative, trop vite ou trop facilement expédiée).
Il est difficile d'admettre qu'un cinéaste aussi important que Philippe Garrel occupe aujourd'hui la queue de comète de son art, rejoignant tristement quelques-uns de ses suiveurs à l'instar de Jean Paul Civeyrac quand il réalise Mes provinciales (2018).
La queue de comète
Le Sel des larmes pique les yeux. Souvent. Mais les larmes jamais ne coulent. En fait, son auteur paraît désorienté, paumé des deux côtés de la jeunesse, sur son versant actuel et sur l'autre versant, celui de sa valence éternelle. Logann Antuofermo joue pâlement Luc, fils d'artisan menuisier et cœur d'artichaut, qui s'apprête à faire des études d'ébénisterie. Il ignore que, si jeune, il va vite franchir le cap critique qui, à la fin du film, fera de lui un vieux garçon doublé d'un pauvre gars. Quand il intègre la prestigieuse École Boulle, Philippe Garrel le regarde comme s'il rentrait au sixième et quand son père meurt (André Wilms), la vieillesse s'impose mais avec moins de sagesse et de poésie que le patriarche défunt. Ce n'est pas mieux pour Djemila rencontrée par hasard dans les rues de Montreuil. Oulaya Amamra a encore le visage joufflu d'une enfant et les regards intenses qu'elle lance à Luc dans le bus sont parmi les plus belles choses du film. On se dit aussi que l'actrice est enfin sortie des enfers balisés des « territoires perdus de la République » où l'y avait complaisamment jeté sa grande sœur Houda Benyamina avec Divines (2017). Comme la jeunesse on est allé trop vite. La pudeur de Djamila est une douche froide pour Luc qui oublie une fille encore trop sujette à de vieilles traditions auxquelles tiennent encore les familles musulmanes. Pour Djemila la peine sera redoublée puisque Luc la retrouve avec une grossesse dont on devine à quel point son poids fautif doit jouer de tout son plein sur le regard lourd de menace de son père.
Avec Geneviève, les choses sembleraient par contraste se passer de manière plus simple, plus frontale, plus directe. Jouée par la dynamique Louise Chevillotte dans la foulée de L'Amant d'un jour, la jeune femme s'offre tout de suite à la jouissance de son ancien amoureux. Et quand elle n'a pas des envies de « faire pipi » comme en aurait une petite fille, elle revient avec une grossesse incompréhensible pour Luc (le pipi avait pourtant valeur d'indice du vieillissement accéléré des fillettes). C'est que la jeune femme veut elle aussi être fille-mère. Le père de Luc se charge d'annoncer à son fils qu'elle a avorté et c'est ainsi que Geneviève retrouve Djemila dans le hors-champ du désir mort, désir évanoui pour de vieilles questions de pudeur et de maternité. Un camarade de l'école se félicite en passant de l'existence du commerce prostitutionnel qui, en effet, offre à moindre frais aux garçons de s'épargner ce type de questions.
Dans Le Sel des larmes, l'amour est non seulement trahi par la séduction pour la séduction, mais son idée même s'est éclipsée dans la série des renoncements, des tristesses et des résignations dont la jeunesse actuelle serait aujourd'hui matelassée.
Quant à la politique, elle se réduirait à quelques énoncés strictement déclaratifs, une affiche sur la répression syndicale, une sentence paternelle sur le nomadisme comme horizon universel dont ont la garde les migrants du monde entier. Des draps froissés. Il y a quand même une séquence très significative, celle de la sortie entre copains en boîte de nuit et de la rencontre avec deux fachos. Le ton monte mais chacun repart de son côté. Le fascisme est une banalité obscure de notre monde mais elle est sans conséquence pour Luc et ses amis. C'est un fait qui n'appelle aucune discussion politique. On enchaîne avec la séduction comme si de rien n'était, comme si rien n'avait eu lieu. La politique n'existe ici que sur le mode contradictoire de l'anti-politique, identitaire et raciste. On entendrait presque entre les fondus au noir le barbon bougonner face à ce qu'il met lui-même en scène. L'héritage de Mai 68 n'est pas politique mais davantage culturel, à l'exemple de la tentative d'amours triangulaires avec Betsy (Souheila Yacoub) et Paco (Martin Mesnier). Ou à l'occasion d'une séquence de danse collective chorégraphiée sur une chanson de Téléphone, en succédant de manière ostentatoire à celles des Amants réguliers, d'Un été brûlant et de L'Amant d'un jour. Dans les deux cas, Mai 68 se réduit à sa veine esthétique et libertaire. Luc qui jouait avec son trio d'hypothèses féminines devient lui-même l'angle d'une triangulation sentimentale dont le sommet est Betsy. La maîtresse de son désir et de celui de ses deux amants s'en tirerait le mieux si elle n'était pas chargée par le film d'informer Luc du décès de son père sans en même temps perdre de vue Paco mis à la porte par son rival, espérant ainsi sournoisement le faire revenir par la fenêtre une fois le gros chagrin épanché.
Entre-temps Luc s'essaie à des filatures libidinales et urbaines dignes de L'Homme qui aimait les femmes (1977) de François Truffaut mais n'en a pas les moyens et la folie, l'obsession romanesque et monomaniaque. Luc n'est pas fou. Il est seulement un garçon qui ne voit pas que sa jeunesse lui passe devant les yeux à une vitesse abrasive et folle. La jeunesse est une donation dont les accélérations sont comme des ponctions, des extractions. Une dramatique dissipation pour qui n'a pas le temps de comprendre à quel point les jeunes femmes deviennent si vite des vieilles filles et les jeunes hommes des vieux garçons.
Quand Luc apprend de Betsy la mort de son père, il s'enferme dans la salle de bain. Le chagrin l'oblige à la pudeur mais la voix-off n'oublie pas de l'exécuter d'un trait sec en lui prêtant une idée pour le moins puérile de la mort de son père (comme le paradis n'existe pas Luc ne le reverra plus, voilà). Symptôme caractéristique : la puérilité du vieux garçon signe qu'il n'a plus d'enfance. Premier coup de vieux. La porte de la salle de bain dérobe Luc à la bêtise que Le Sel des larmes aura pourtant documentée en abondance : bêtise de celui qui n'a rien retenu des leçons de vie et d'astronomie de son père ; bêtise de qui a hérité de l'art en trahissant la vie éthique qui va avec. Le savoir-faire sans le savoir-vivre c'est pour la jeunesse vieillir à la vitesse de la lumière. Si le portrait se double d'un autoportrait en pointillé, sa cruauté aurait une valeur d'honnêteté, peut-être même accentuée si le portraitiste pense autant à son père qu'à son fils. Mais la vision est brouillée par le regard dur exercé par de vieux barbons à l'égard des errements existentiels de leur héros, ce vieux garçon fidèle à son père mais seulement à moitié, et qui vieillit deux fois plus vite pour compenser.
Être en queue de comète aurait pu donner à Philippe Garrel l'occasion de former un cercle ophidien ainsi que l'indiquait un carton de L'Enfant secret. La queue de comète n'est pourtant que la traîne d'un art qui affiche haut et fort l'amour de la jeunesse pour en dissiper en sous-main les promesses. Second coup de vieux mais il n'est pas dit que le second soit moins fatal que le premier.
31 juillet 2020
Hotel by the River (2018) de Hong Sang-soo
Bruit blanc
Hotel by the River est peut-être le conte d'hiver le plus hivernal jamais tourné par Hong Sang-soo. Plus hivernal encore que Woman on the Beach (2006), Oki's Movie (2010), The Day He Arrives (2011), Le Jour d'après (2017) et Seule sur la plage la nuit (2017). La neige recouvre comme jamais les paysages humains du cinéaste coréen posté sur le seuil critique où l'amortissement s'éprouve comme un assourdissement, la retenue aux limites de l'évanouissement. La tendance à l'épure qui avait franchi un cap important avec Oki's Movie laisse plus qu'affleurer désormais la tentation de l'écran blanc comme un tableau de Malevitch ou une page de Mallarmé. Dans la foulée du précédent Grass (2018), la reprise du noir et blanc accentue d'ailleurs la ténuité des formes et des figures jusqu'à leur raréfaction. La retenue est plus soustractive qu'addictive, l'œuvrer plus décisif que l'œuvre elle-même. Les déliés gagnent sur les pleins toujours plus de terrain, peut-être trop.
Du fond blanc se détachent cependant quelques figures (un père et ses deux fils, deux amies) dont les points de connexion hasardeux cristallisent en construisant une fiction floconneuse hantée par les absents et la mort dont on connaît l'imminence. La mort avait d'emblée marqué l'ouverture du cinéma de Hong Sang-soo avec Le Jour où le cochon est tombé dans le puits (1996) pour disparaître ensuite d'un petit monde de l'entre-soi dominé par les vanités culturelles et l'abondance généreuse du soju, les orgueils artistes et les précarités statutaires, sans oublier bien sûr le jeu des sentiments truqué par l'asymétrie genrée des jouissances et le partage généralisé des vacuités. Un monde dédramatisé mais néanmoins tragique où la différence décisive relève de l'infra-mince comme du papier de riz. Dans ce monde où les micro-fictions sont des cristaux narratifs dont la forme arborisée s'apparente à la dendrite, la dernière aventure est moins celle du réel que du possible.
De fait, Hotel by the River est un film dont la réalité voudrait se confondre avec sa possibilité comme la neige et la pluie font du grésil.
Dernier bonheur sur Terre
Du côté de l'interprétation, la sphère de l'entre-soi est très arrondie avec la présence d'acteurs reconnus et récurrents qui font partie de la troupe de Hong Sang-soo. Outre Kim Min-hee apparue avec Un jour avec, un jour sans (2015) et dont c'est la septième participation, présente dans tous les films, on retrouve également Ki Joo-bong (huit participations depuis Night and Day en 2008), Kwon Haye-hyo (cinq participations depuis In Another Country en 2012), Yoo Joon-sang (huit participations depuis Les Femmes de mes amis en 2009) et Song Seon-mi (quatre participations depuis Woman on the Beach). Comme le café au bout de l'allée de Grass, l'hôtel au bord de la rivière de Hotel by the River est non seulement un lieu impersonnel et indifférencié, mais aussi un cristal tournoyant où les histoires individuelles font écho entre elles et à distance en faisant circuler signes et affects.
L'hôtel près de la rivière est la nouvelle station discrète et intermédiaire pour fantômes désireux de repeupler leur solitude entre l'épuisement des relations effectives et l'amorce prometteuse d'autres seulement possibles.
Ici un vieux poète qui sent confusément venir la mort renoue avec ses deux fils mais les règlements de compte familiaux (la présence hors-champ de la mère qui hait toujours son ancien mari, la rivalité fraternelle qui s'accroche à des détails aussi révélateurs que le choix de leur prénom) empêchent une communication authentique d'advenir en brisant la glace d'une politesse qui retient toute sincérité. Là, une femme fragilisée par une trahison amoureuse est rejointe par une amie qui prend soin d'elle avec une tendresse charnelle au-delà des mots. Au contraire du trio masculin, le duo féminin jouit d'une relation si profonde et vraie qu'elle s'impose comme un milieu affectif et sensuel dédié à l'expression d'une grande amitié, très émouvante à regarder. Il suffit alors que le poète croise à deux reprises les deux amies pour qu'il consente à se laisser partir au petit matin, ému de ce dernier bonheur sur Terre qu'aura été la rencontre avec elles vécue comme une visitation angélique.
Du rôle du soju sur la caméra portée
Hong Sang-soo ressasse de plus en plus mais si le ressassement peut faire dialectique en relançant le sassement des origines, la stagnation menace de tout figer avec les froidures de l'hiver. Avec Hotel by the River ses piétinements font très peu crisser la neige puisque le cinéaste semble se contenter de répéter entre somnolence et somnambulisme le dispositif de Grass en y ajoutant les désœuvrements du cœur de Seule sur la plage la nuit. Les alambics narratifs raffinés peuvent encore parvenir à distiller quelques précieuses ivresses et c'est le cas avec l'amnésie et ses effets de répétition de Yourself and Yours (2016) ou les surprises de la narration déconstruite du Jour d'après. Quand le dispositif est plus imprécis, l'alambic moins bien entretenu, le sens de la scène du cinéaste ne suffit pas toujours à pallier une inconsistance au moins fidèle aux intermittences éthiques et sentimentales de ses personnages. Le recours exceptionnel à la caméra portée ne modifie guère la donne, sinon qu'avec le léger tremblement des cadres ce choix est homogène avec des vies déséquilibrées que ne stabilise pas le gel des habitudes et des routines.
À côté des dispositifs cristallins aux arêtes extrêmement effilées de certains films comme La Vierge mise à nu par ses prétendants (2000), Conte de cinéma (2009), HA HA HA (2010) et In Another Country, les films moins diamantins et plus relâchés de Hong Sang-soo accueillent des vides que ne contrebalancent pas vraiment des pleins quand ils sont seulement remplis des humeurs et motifs habituels. Ainsi, comme le saké chez Yasujirô Ozu, le soju aide toujours à donner à des repas arrosés des accents comiques lorsque les exaltations se vivent comme des enflures grotesques (les emportements de Yoo Joon-sang restent à ce titre irrésistibles).
Peut-être que la consommation d'alcool de riz (quand il est transparent) ou de tapioca (quand il est opaque) exerce des effets sur les mouvements d'une caméra pour une fois détachée de son pied en s'ajoutant aux zooms intempestifs qui fragilisent autrement le cadre. Mais l'ivresse est refroidie par un hiver qui semble s'être installé dans le cinéma de Hong Sang-soo, sans atteindre aux gouffres personnels suggérés par Seule sur la plage la nuit hanté par la possibilité de la fin du couple formé par le cinéaste avec son actrice Kim Min-hee.
Convalescence, hibernation
La somnolence est peut-être une convalescence. Il sera toujours temps de refaire le point avec le 24ème long-métrage de Hong Sang-soo, La Femme qui s'est enfuie, Ours d'argent à Berlin (le film prévu pour sortir en France le 30 septembre prochain est distribué par Capricci). En attendant on retient de Hotel by the River entre deux vides le bruit blanc d'un homme dont le voyage d'hiver connaît un terme qui laissera sur le seuil ses deux fils et les larmes quasi-lynchiennes des deux amies qui sont les anges assurant au mortel le passage de l'autre côté de la rivière. Sur fond blanc de la rivière gelée un arbre désolé fait idéogramme de la cristallisation des tristesses qui se touchent du bout des rameaux dénudés. L'émotion juvénile d'un vieux monsieur et la tendresse charnelle des deux jeunes femmes sont de pudiques et fragiles beautés dont le secret forme un écho assourdi par un film collant tellement à l'idée de sa possibilité qu'il vaudrait surtout comme une esquisse.
Hotel by the River est un film fantomatique et intervallaire, sauf que l'intervalle dure et s'étire depuis Grass. Le bruit blanc devient alors celui d'un film qui va un cran plus loin dans la différence la plus infra-mince, en bricolant dans l'infime des désastres assourdis. Mais là aussi où sa nécessité s'évanouit dans un ennui qui n'est pas disponibilité au temps pur au-delà toute volonté mais vacuité possible d'un style qui repose sur lui-même et ses effets de literie cosy.
Si l'hiver est la saison de la convalescence, il est aussi celle de l'hibernation. Quand le cinéaste hiberne, les films sont seulement rêvés mais leur auteur rêve aussi qu'avec le printemps il pourra à nouveau tourner un film en cessant de tourner complaisamment autour de l'arbre désolé de leur possibilité.
1 août
2020
Post-scriptum du 23 août 2020 :
Patrice Rollet au sujet de Manny Farber : « Peut-être faudra-t-il, non contents de ressasser les combats gagnés depuis longtemps pour les séries B ou de continuer de défendre le style bas de casse contre les prétentions arty affichées, différemment mais aussi bien, par les blockbusters hollywoodiens que par ce qui reste de l'art et essai européen, s'attacher à tout ce qui, ici et là, n'a pas encore été enseveli sous les oripeaux du grand art mais peut l'être à tout instant (rien de pire qu'un film argenté qui mime une série B ou que la valorisation pseudo-culturelle des laissés-pour-compte du cinéma d'auteur) et télescoper violemment, mais désormais ans aucune forme de condescendance camp, les genres apparemment les plus éloignés (du plus commercial au plus expérimental). Peut-être faudra-t-il aussi désenfouir, voire accompagner, le termite qui sommeille en chaque éléphant blanc et le ronge de l'intérieur, si ce n'est aborder en termite, avec la myopie calculée d'une taupe, l'œuvre éléphant blanc pour s'efforcer de dégager ce qui en elle excède le vouloir-dire toujours un peu m'as-tu-vu de son créateur » (Descentes aux limbes. Confins du cinéma, éd. P.O.L./Trafic, 2019, p. 62-63).