Mythologiques méridionales

Angèle (1934), Regain (1937)

Le Schpountz (1937), La Fille du puisatier (1940)

de Marcel Pagnol

L'art de Marcel Pagnol non seulement concilie comédie et tragédie, mais également allie le poème bucolique à la saisie ethnographique de ses ressorts, à la compréhension anthropologique de ses sédiments. Le mythologue des cosmogonies méridionales invente à sa mesure le cinéma parlant ; en sage-femme, il en assure la délivrance qui est l'art de mettre au monde les enfants des autres, dans la confrontation critique de la tradition héritée et de l'adoption qui l'oblige à se reconfigurer. Le cinéma de Marcel Pagnol est ainsi celui d'un midi natif. Le midi d'une tradition méridionale à l'épreuve de ses métamorphoses comme chez Ovide, comme chez Virgile. Et le midi d'un cinéma qui, devenu parlant, n'oublie jamais la meule des plans servant à ses moissons.

Angèle (1934)

Le mythe de la fille-mère à son midi

De quoi la fille-mère est-elle le mythe dont Marcel Pagnol serait le mythologue en cinéma ?

 

 

 

Sil y a mythe, c'est qu'il en existe des variantes, la fille-mère d'Angèle (1934) s'intercalant entre les deux premiers volets (Marius est réalisé en 1931 par Alexander Korda, Fanny par Marc Allégret en 1932) et le troisième de la trilogie marseillaise (Marcel Pagnol tourne lui-même l'adaptation de César en 1936), avant de la retrouver avec La Fille du puisatier. Par elle-même, la fille-mère affublée de l'enfant que l'on qualifiait lors de « naturel » ne veut rien dire. Elle est un état de fait, une réalité en excès aux normes motivant la série des fictions qui représentent alors autant de perspectives sur elle qui font sens dans le cosmos qui les suscite.

 

 

 

L'art de Marcel Pagnol non seulement concilie comédie et tragédie, il allie également le poème bucolique à la saisie ethnographique de ses ressorts, à la compréhension anthropologique de ses sédiments. Angèle est un miracle de film, aussi beau et grand que L'Aurore (1937) de F. W. Murnau ou un film de Frank Borzage. Comme si Hésiode et Claude Lévi-Strauss gambadaient ensemble dans les collines de La Treille à l'est de Marseille où le cinéaste, qui y a ses habitudes, tourne pour la première fois grâce aux décors construits pour l'occasion par Marius Brouquier.

 

 

 

Le film est âpre pourtant comme le sera Regain (1937), tous les deux adaptés d'un récit de Jean Giono ainsi que l'a déjà été Jofroi (1933) et ainsi qu'encore le sera La Femme du boulanger (1938). Si la fille-mère est un mythe, c'est déjà parce qu'il recouvre l'ensemble de ses variations. C'est aussi parce qu'il a ses « mythèmes », ses éléments caractéristiques et ceux d'Angèle possèdent leurs particularités. Ainsi, l'enfant naturel n'a pour Angèle (Orane Demazis) ni nom ni père, à l'inverse de ce qui se passe pour Patricia (Josette Day dans La Fille du puisatier) et Fanny (déjà Orane Demazis). On sait seulement que son premier homme est Louis (Andrex), un travailleur de passage dans la région qui a l'habitude de mettre ses copines sur le trottoir quand il les emmène à Marseille. Angèle estime pour sa part que le géniteur de l'enfant serait un marin à la blondeur scandinave. Ainsi, l'enfant mal né parce qu'il a été conçu hors les sacrements du mariage est moins la querelle d'un nom (le nom-du-père bien sûr, entre son géniteur absent et le mari qui occupe la place vacante jusqu'à son décès comme dans Fanny ou entre les parents et les beaux-parents comme dans La Fille du puisatier) que l'exigence nue de nue de l'adoption.

 

 

 

Le mythe dont est porteuse la fille-mère témoigne en effet d'un changement radical de structure, entre une tradition patrilinéaire qui a le sang pour loi immémoriale et son altération matrilinéaire dans l'inscription intempestive de l'adoption dans la filiation. La modification peut prendre du temps (vingt ans dans Fanny), mettre un terme aux rivalités de statut (La Fille du puisatier) ou bien augurer de nouvelles alliances paysannes (Angèle prépare ici le terrain à Regain). La tradition n'est pas immuable, elle s'ouvre continûment à ses critiques comme l'a montré l'anthropologue Talal Asad. Ses renégociations et modifications, elle les doit ici à la charge maternelle des mères qui sont des femmes répondant aussi à leur désir charnel (ce désir qui sera au centre de La Femme du boulanger).

 

 

 

Angèle est la fille aimée d'un paysan austère et bourru, Clarius Barbaroux (Henri Poupon, plus aride et moins débonnaire qu'un Raimu). Malgré les avertissements du valet de ferme Saturnin (Fernandel), elle est séduite par un homme de la ville qui l'y emmène pour la prostituer. Sur la recommandation de sa mère éplorée, Philomène (Annie Toinon), Saturnin la retrouve et la ramène chez elle. Mais le père n'accepte son retour qu'à la condition d'enfermer dans la cave sa fille fautive flanquée de son « bastard ». Il faudra alors redoubler d'efforts pour Saturnin, l'ouvrier agricole Amédée malmené par son maître mais si rusé (Édouard Delmont) et Albin (Jean Servais), le jeune habitant des hauteurs qui aime Angèle, pour enfin convaincre l'ogre Clarius d'accepter sa fille et son petit-fils. Il y gagnera dans la foulée un beau-fils, un nouvel ouvrier fidèle et même une nouvelle alliance des forces paysannes en présence.

 

 

 

Angèle côtoie ainsi les deux bordures extrêmes de la féminité, la putain marseillaise et une variante méridionale de la Vierge Marie. Son garçon, elle l'a fait au fond toute seule et la cave, avec son cheval et sa paille, abrite une autre scène de Nativité qu'éclaire au loin un portrait de Marie remisé. S'y donne toute la dimension native du cinéma de Marcel Pagnol, qui a gagné son autonomie en créant les studios en décors naturels de La Treille et le laboratoire qu'il fonde à Marseille en déléguant à un copain de lycée, Albert Assouad, le soin de traiter la pellicule de ses films.

 

 

 

Cette dimension native fait toute la force « naissancielle » d'un cinéma qui est celui de la première fois, la première fois d'y entendre déjà résonner des dialogues dans un milieu foulé par des pieds millénaires. Au moment où Marcel Pagnol tourne Angèle, Jean Renoir impressionné par la novation d'un cinéaste qui prend au sérieux le sonore réalise la même et avec son appui matériel Toni (et Blavette joue dans les deux films). D'autres s'en souviendront, ainsi Danièle Huillet et Jean-Marie Straub quand un lent plan-séquence entre Tirésias et Œdipe sur une charrette à bœufs dans De la nuée à la résistance (1979) d'après Cesare Pavese se ressouviendrait du génial panoramique répété reposant sur l'attelage de la caméra au centre de la meule que fait tourner le cheval. Le rémouleur de Sicilia ! (1999) fait quant à lui irrésistiblement penser à celui qu'interprète ici Blavette et ce dernier donne au valet de ferme Saturnin l'information nécessaire à retrouver Angèle perdue dans Marseille. C'est d'ailleurs la belle occasion d'une série fabuleuse de travellings suivant Fernandel depuis la gare Saint-Charles jusqu'en direction de la Canebière.

 

 

 

Le mythologue des cosmogonies méridionales invente à sa mesure et pour son propre compte le cinéma parlant ; en sage-femme, il en assure la délivrance qui est l'art de mettre au monde les enfants des autres dans la confrontation critique de la tradition héritée et de l'adoption, cette anomalie sauvage qui l'oblige à se reconfigurer en décentrant ses bases.

 

 

 

Si Angèle est la Sainte et la Putain, c'est qu'elle a dans le ventre la trace du désir de l'autre (et l'autre est l'homme) et celui-ci est suffisamment nébuleux pour se passer de toute incarnation, tout en accueillant une mêlée de désirs prohibés. Et d'abord celui de son père qui l'aime mais qui malgré tout ne peut s'empêcher, quand il la regarde partir en ville pour y faire les courses, de jeter un court mais vif coup d'œil sur son derrière. Plus tard, un mal lui fera gonfler le bras droit qu'il entoure d'un bandage. Entre ce regard furtif et ce membre en écharpe, se devine un désir refoulé dont la répression fait gonfler comme une outre l'hystérie paternelle. Ce qu'il garde au secret dans sa cave, c'est la prohibition même de son désir.

 

 

 

Si Angèle revient avec un enfant sans son géniteur, c'est qu'il le serait, lui, sur un plan évidemment fantasmatique. Sa colère prendrait aussi sa source dans le malheur d'un père dont le déshonneur serait qu'on le prenne alors pour son violeur.

 

 

 

L'enflure des désirs prohibés prendra également d'autres formes : la menace des coups de fusil pour tout intrus qui voudrait mettre le nez dans ses affaires ; un orage qui déverse une eau abondante dans la cave où Angèle est cachée, digne des pluies diluviennes de Noé. Aux orages explosifs de la fonction patriarcale que son désir obscur lacère, répond l'idiotie qui saurait la désœuvrer : celle d'Angèle dont le prénom la prédispose à l'angélisme ; celle de Saturnin puisque Fernandel renoue avec son rôle préféré d'ange intercesseur, que contrariera celui plus dur de Regain mais que rétablira dans son droit la figure du bossu dans Naïs (1945). Son prénom même, Saturnin, fait d'ailleurs signe en direction des fureurs archaïques de son maître, sorte de Chronos méridional qui semble vouloir déchiqueter sa fille.

 

 

 

Clarius Barbaroux est un barbare qui manque paradoxalement de lucidité sur les profondes racines de sa fureur et sa colère. L'aveuglement de l'homme dont le nom résonne avec celui de Barberousse réitère dès lors un autre mythe, celui d'Œdipe.

 

 

 

Un autre « mythème » est encore donné dans la lettre qu'Angèle a envoyée pour justifier son départ et que ses parents conservent comme une écharde dans le cœur. Cette lettre est un sortilège qui continue d'exercer ses effets de rayonnement mortifère et il est nécessaire, alors, de la brûler. Une autre lettre sera brûlée dans La Fille du puisatier mais, celle-là, par une mère qui contrarie le désir de son fils de rejoindre une femme au statut inférieur. Une dernière lettre, longtemps retenue, délivrera enfin sa vérité en différé dans le tardif Manon des sources (1952).

 

 

 

Dans Angèle, la charge revient à Albin de détruire la lettre qui fait le lit de garde-malade des espérances maternelles et des macérations paternelles. Il impose ainsi son autorité à son futur beau-père en assumant le déshonneur que ce dernier croit devoir porter comme une charge pour l'éternité. Au contraire d'un discrédit qui nuirait à la vente de ses récoltes, c'est une croyance nouvelle qui point à l'aurore, celle d'une tradition engagée à se renouveler. Le partage des rôles est souvent masculin, avec l'idiotie de Saturnin, la roublardise d'Amédée et la persévérance d'Albin. Mais il a pour cœur rayonnant la transgression à laquelle Angèle a succombé en en tirant bien plus que de la résilience, mais des puissances involontaires de réinvention sur ses bases mêmes de la tradition héritée.

 

 

 

Avec Angèle, le mythe de la fille-mère est à son midi et si la lumière y est souvent drue, elle réussit aussi à épouser les contours d'une géographie accidentée qu'adoucissent toutes les paroles qui abondent et fluent, réparent et qui cultivent. L'adoption calme les échauffements de sang en ouvrant aux nouvelles alliances paysannes qui se savent désormais altérées par la proximité toujours plus pressante de la ville. Cette ville d'où Angèle ramène une tasse de café qui jure avec les verres habituels et dans laquelle Amédée reconnaît un précieux indice à l'occasion d'un magnifique gros plan, aussi inattendu qu'il est digne des narrations indiciaires qui caractérisent davantage le cinéma d'Alfred Hitchcock.

 

 

 

Angèle est le grand film d'un midi natif. Midi d'une tradition méridionale à l'épreuve de ses métamorphoses comme chez Ovide. Et midi d'un cinéma qui, devenu parlant, n'oublie jamais la meule des plans dont il extrait son grain.

 

 

 

21 août 2024

Regain (1937)

La semence des renaissances

 

La fictive Aubignane s'est dépeuplée. Un plateau de Haute-Provence souffre déjà des affres d'une ruralité désertifiée qui connaîtra son essor en France bien après la guerre, quand l'industrialisation des techniques agricoles s'alignera sur les standards imposés par l'hégémonie de l'agroalimentaire mondial. La désertification a pourtant déjà commencé dans un pays où la composante paysanne reste encore majoritaire. Regain est la préhistoire d'une histoire qui a un double avenir, celui d'une moderne désertification autant que des résistances qui s'y opposent en trouvant dans la terre cultivée d'une tradition renégociée les semences pour qu'elle recommence.

 

 

 

Si le midi, ce pays de soleil, anticipe déjà le couchant de l'antique paysannerie, il prévoit tout autant son levant qui suivra dans la renaissance de ses actants, la terre, les cultivateurs et les semences, les techniques et les outils, les rivaux et les amis, toute une cosmogonie.

 

 

 

Le couchant viendra plus tard, avec les derniers sacs de farine qui font tout Le Secret de maître Cornille, l'une des quatre Lettres de mon moulin (1954), le dernier film tourné par Marcel Pagnol d'après Alphonse Daudet.

 

 

 

À Aubignane, il ne reste plus que trois habitants en effet : l'homme des bois Panturle qui pratique la chasse en solitaire et la Mamèche, une vieille paysanne d'origine piémontaise et qui a des allures de sorcière. Le troisième est en fait sur le point de quitter le pays : c'est le forgeron Gaubert que l'âge empêche désormais de travailler le fer, et qui prévoit de finir ses vieux jours à la ville pour y rejoindre son fils, Jasmin, petit fonctionnaire des PLM, ancêtre de la SNCF. Mais la sorcière tient à sa prophétie : si Panturle trouve une femme, alors le village renaîtra de ses cendres.

 

 

 

Le dépeuplement est au départ de Regain, troisième des quatre adaptations de Jean Giono après Jofroi (1933), Angèle (1934) et avant La Femme du boulanger (1938). La désertification est à son commencement, ses prémisses et il faudra 150 minutes pour travailler à ce que tout puisse à nouveau refleurir. Au début, la semence se raréfie ; à la fin, elle est recommencée. Un monde à l'agonie que le vieux forgeron Gaubert personnifie s'ouvre à la fin à sa renaissance que le ventre gros d'Arsule symbolise.

 

 

 

Regain est en cinéma l'équivalent à la fois des Bucoliques et des Géorgiques de Virgile. Les retrouvailles avec le style de la pastorale d'origine grecque inaugurée par Les Travaux et les jours d'Hésiode s'y marie, comme chez le poète latin, avec des allusions contemporaines. Le traité de la vie paysanne reconsidéré sur la base de ses fondamentaux (un chasseur apprend à devenir cultivateur et l'homme a besoin de deux femmes pour y parvenir) y affronte un contexte fait d'importation de blé canadien, de spéculation sur les prix et d'une confuse conflictualité politique. Y répond une nette et remarquable préférence libertaire pour les solidarités locales contre les obéissances exigées par les autorités républicaines, moquées ici via le zèle constipé du gendarme (Robert Le Vigan) qui met aux arrêts le rémouleur.

 

 

 

Regain ne déroule à cet égard en rien le tapis au pétainisme, mais bien plutôt à des paysans aussi éveillés que Louison et Bernard Lambert avec lesquels discute Jean-Luc Godard à l'occasion de ses deux séries télévisées coréalisées avec Anne-Marie Miéville, Six fois deux / Sur et sous la communication (1976) et France tour détour deux enfants (1979). Le même film aurait également préparé le terrain au grand diptyque de Georges Rouquier, Farrebique (1946) et Biquefarre (1984).

 

 

 

Le cinéma de Marcel Pagnol est celui des départs et ceux-ci s'apparentent souvent à des fuites : Marius qui prend la mer en délaissant Fanny ; Angèle qui part pour Marseille en tournant le dos à ses origines paysannes ; Irénée Fabre qui monte à Paris pour y assouvir ses ambitions de cinéma ; Aurélie, la femme du boulanger, qui fuit le domicile conjugal en trompant son mari avec un berger ; l'aviateur Jacques porté disparu en mission en laissant Patricia, la fille du puisatier, la responsabilité d'expliquer sa grossesse à sa famille ainsi qu'à celle de son amant. Si Marcel Pagnol a le goût des départs, c'est que ses personnages sont en partance, toujours sur le point de partir et s'ils s'en vont, c'est aussi dans l'espoir de revenir.

 

 

 

La partance invite donc autant au désamarrage qu'au redémarrage, dans l'hypothèse des retours et dans l'espérance des retrouvailles. La cyclicité chez Marcel Pagnol a ses figures privilégiées dans les techniques respectives de la meule utilisée par le rémouleur pour aiguiser les couteaux et dans le puits à eau dont la ressource vitale a pour sourcier l'art du puisatier.

 

 

 

Regain rayonne de la puissance des archétypes : avec la Sorcière qui se sacrifie à la réalisation de sa prophétie ; avec le Chasseur métamorphosé en Paysan ; avec la Femme qui est l'agent extérieur d'un processus de civilisation ; avec le Rémouleur qui est un rival rappelant la résistance des nomadismes face aux nécessités de la sédentarité. Et ce qu'il raconte est une histoire concentrée de 50.000 ans quand l'espèce humaine est passée de l'âge du Paléolithique à celui du Néolithique. Pour qu'un chasseur devienne un cultivateur, deux femmes auront joué un rôle crucial.

 

 

 

Il y a déjà la Mamèche, la vieille paysanne dont le sabir mêlé de piémontais raconte déjà beaucoup des mélanges et des migrations propres à ces régions provençales. Elle s'impose rapidement comme une figure de sorcière qui va hanter les lieux en détournant de leur chemin le rémouleur itinérant Gédémus Urbain et la femme qui l'accompagne en tirant sa charrette, Irène Charles, une chanteuse surnommée Arsule qu'il a sauvée d'un viol collectif perpétré par des charbonniers sans que le garde-champêtre n'y trouve rien à redire. La Mamèche est dans Regain une figure mythique et sorcellaire qui se sacrifie à sa prophétie (le village renaîtra dans l'amour de Panturle et d'une femme), tandis qu'Arsule est une autre figure de nomade et d'étrangère. En s'installant avec Panturle, elle va former avec lui un couple et un foyer dont la sédentarité est un prérequis dans la renaissance du village.

 

 

 

La Mamèche et Arsule représentent ainsi les deux polarités d'un mythe, celui de la civilisation du masculin par le féminin. Et ce procès de civilisation invite non seulement les gars du coin à se faire une santé nouvelle au contact de femmes qui sont étrangères à leur lieu, mais la tradition elle-même, jamais statique, à recommencer à partir des tours de roue ou de manivelle de sa réinvention continuée. Dans Regain, la campagne renaît ainsi dans une configuration neuve que borde la pressante proximité de la ville. Et tous les dons dont est riche la tradition, le soc conservé par Gaubert et transmis à Panturle, les sacs de grains et les pains offerts par le fermier L'Amoureux, sont une abondance qui discrédite les autorités locales. Les gardiens de la loi sont en effet des propagateurs d'injustice, contre Arsule violée et contre Gédémus qui, certes, la malmène mais après l'avoir sauvé d'un viol. Quant aux gros exploitants qui font sur les marchés l'acquisition du blé, s'ils sont capables de discriminer le bon grain du mauvais, ils veulent également l'acheter en dessous du prix reconnaissant la dureté du travail accompli et dont témoignent sur les mains des croûtes de sang.

 

 

 

Le lyrisme de Regain frôle souvent le risque du volontarisme qu'accentue la musique d'Arthur Honegger, mais son ampleur le rend toutefois inattaquable. La construction en décors réels du village grâce aux bons soins de Marius Brouquier invite à des plans en contreplongée qui voient les nuages en caresser les ruines. Le rémouleur joué par Fernandel marie exceptionnellement sa faconde et sa bonhomie habituelles à une cruauté inédite quand il fait marner Arsule, puis retrouve Panturle et veut la racheter pour le prix d'un âne et son harnais, avant d'éprouver le repentir de l'homme qui, voué à l'itinérance et le célibat, ne connaîtra peut-être jamais le bonheur de l'installation et du mariage. Les décès de Mamèche et Gaubert sont traitées avec une pudeur exemplaire, hors-champ pour l'un et sur la base d'une ellipse pour l'autre, comme des non événements qui s'épargnent les forçages du sentimentalisme et de la dramatisation. Les bienfaits de la solidarité, dans les relations avec L'Amoureux suivis par la volonté finale du fils de Gaubert de retourner dans les terres de son père, sont des bonheurs tellement concrets, avec la puissance native des pains et la veste que l'on fait tomber quand l'exige le travail des sillons à creuser. Enfin, l'amour de Panturle et d'Arsule est d'une force d'attendrissement inédite, y compris en regard des autres films de Marcel Pagnol. Il se traduit notamment à la fin par de magnifiques mouvements de caméra, avec ses travellings avant et arrière qui rapportent le travail de la terre aux élans de ses cultivateurs, et qui lient le champ de blé à la culture de la profondeur de champ.

 

 

 

La dernière grain revient cependant à Arsule, porteuse de l'enfant de Panturle. Le mythe de la fille-mère s'y éclaire par un puissant effet de contraste. À la différence de Fanny, Angèle et de la fille du puisatier, Arsule jouée par Orane Demazis n'est pas une fille-mère. Pour elle en effet, l'enfant qui viendra au monde aura une mère et un père, sans écart donc entre la fonction paternelle et le statut contingent de géniteur. Comment pourrait-on expliquer cette exception, si l'on écarte l'hypothèse des violeurs comme y invite la chronologie des événements et celle de Gédémus qui fait comprendre qu'il n'a jamais touché Arsule ? C'est qu'ici, la figure de l'adopté est moins l'enfant que la femme elle-même, Arsule qui participe à la revivification de la tradition par explicitation du procès de civilisation qui lui est attachée. En effet, le chasseur ne devient paysan que par la présence d'une femme qui, grâce à lui, en a fini avec le nomadisme. La sédentarité signe la fin d'une époque et le début d'une autre que Regain allégorie de la manière la plus lyrique et concentrée, du Paléolithique au Néolithique. La geste pastorale requiert ainsi une durée exceptionnelle de 2h30 pour y ramasser tout le sel d'une histoire recouvrant en réalité une dizaine de milliers d'années.

 

 

 

Regain est le film le plus lyrique et ouvertement cinématographique de Marcel Pagnol. Quand on pense qu'il l'a tourné simultanément avec Le Schpountz (1938) qui recourt à la mise en abyme pour offrir une extension contemporaine à l'illusion comique chère à Corneille, on devra admettre que le cinéaste est au faîte de son art. D'ailleurs, revoir Regain démontre à quel point il serait comme au carrefour de tant de cinémas aimés, en Union Soviétique avec La Terre (1930) d'Alexandre Dovjenko, à Hollywood avec Notre pain quotidien (1934) de King Vidor, Les Raisins de la colère (1940) de John Ford et L'Homme du sud (1945) de Jean Renoir. Gédémus le rémouleur a des allures chaplinesques quand il a maille à partir avec la loi et ses manières rudes de traiter Arsule qui doit tirer sa charrette comme une bête de somme aura peut-être inspiré le personnage de Zampano dans La Strada (1954) de Federico Fellini. Quant à l'acteur qui interprète le rôle de Panturle, Gabriel Gaborio, c'est étonnant à quel point il ressemble comme un frère à Maurice Pialat.

 

 

 

Regain n'est pas seulement un chef-d'œuvre qui fait à nouveau la preuve du génie éclatant comme le soleil de Marcel Pagnol, mais un film dont les semailles sont si amples et riches qu'elles sont porteuses d'un avenir qui concerne autant le cinéma que la paysannerie.

 

 

 

28 août 2024

Le Schpountz (1938)

L'épice de l'illusion comique

 

L'inspiration de Marcel Pagnol ne connaît en cinéma aucun tarissement durant la seconde moitié des années 30. Au contraire. La source est si vive qu'elle le conduit à alterner les tournages de Regain (1937) d'après Jean Giono et du Schpountz (1938) sur un scénario original tiré d'une anecdote survenue sur le tournage d'Angèle (1934), juste avant de poursuivre avec une autre adaptation de Jean Giono - la dernière : La Femme du boulanger (1938).

 

 

 

Le mot de « schpountz » est une invention sémantique du chef opérateur de Marcel Pagnol, Willy Faktorovitch, qui s'était un jour moqué d'un jeune impétrant venu sur le tournage d'Angèle pour convaincre l'équipe de ses talents de comédien. D'origine allemande, le mot signifierait d'abord le bouchon, avant de désigner par extension le simplet du village, le gars du coin dont la tête serait tout entière bouchonnée par son désir de faire du cinéma. De cette anecdote, Marcel Pagnol tire un film qui glisse dans les habits alors neufs de la mise en abyme un plaidoyer pour la dignité du genre comique.

 

 

 

Fernandel y excelle en « fada » qui pousse jusqu'au délire de la persécution et la paranoïa, en « jobastre » raillé par son oncle (Fernand Charpin) et qu'enivre une si haute estime de lui-même qu'il se monte le bourrichon quant à ses dons de tragédien. Son personnage d'Irénée est un aspirant à l'ascension sociale et la réussite qui a un melon énorme. Son explosion expose en milieu de parcours le pathétique de l'homme ridicule dont la tragédie tire tout son jus des effets d'auto-intoxication d'un esprit de sérieux qui le prédispose à prendre des blagues pour des révélations en se croyant immunisé contre tous les démentis du réel.

 

 

 

On pourrait dire du Schpountz qu'il est une illusion comique mais qu'il faudra comprendre aux deux sens indiqués par l'expression. L'illusion comique l'est pour qui fait rire à son détriment tant l'hallucination qui lui voile le regard réussit à différer le plus longtemps possible la vérité. La figure d'Irénée aurait pu être un très bon client pour les analyses de Clément Rosset sur les abus de l'illusion oraculaire et le réel perçu comme mauvaise doublure de ce qui devrait être. Mais l'illusion comique doit s'entendre aussi, et peut-être avant tout, dans le sens de la pièce éponyme de Corneille puisque Marcel Pagnol propose en effet ici une réflexion quasi baroque sur le théâtre en tant qu'il déborde et contamine toutes les scènes de la vie sociale, dans un jeu continué d'intrication, d'altération et d'interruption.

 

 

 

La conclusion peut alors renverser les termes mêmes de la proposition de départ : le « schpountz » moquait le vaniteux sans talent ; à la fin, il aura servi à établir le génie réel d'Irénée qui prolonge évidemment celui de son interprète. Le « schpountz » est ainsi l'enveloppe vide qui peut accueillir son paradigme, l'exemple valant pour tous les exemples (tant Irénée apparaît aux yeux des moqueurs pour son raffinement inespéré). Et faire que son incarnation excède le stigmate au point de le retourner comme un gant rend ainsi justice à un génie qui était toujours déjà celui de Fernandel. Le « schpountz » pourra à la fin désigner les fructueuses ambivalences de l'illusion comique en soulignant la dignité de la comédie, en capacité de voir le plus petit écart entre la bêtise et le génie comme entre la petite épicerie d'Éoures entre Marseille et Aubagne et celle du monde des plateaux de cinéma.

 

 

 

C'est la raison du grandiose de la scène éternellement drôle où Irénée offre à l'équipe de tournage cinq variations (craintive, pitoyable, interrogative, affirmative et hilare) d'une phrase tirée du code pénal : « tout condamné à mort aura la tête tranchée ». C'est qu'en effet le rire s'y divise entre ceux qui se marrent et ironisent en contrechamp sur la supposée nullité d'Irénée quand, nous, nous nous réjouissons du génie comique de l'interprète qui allie en virtuose la préciosité emphatique du personnage et l'alternance tout à fait crédible des registres d'énonciation de la phrase choisie. On croit même deviner l'altération d'un rire du côté de ceux qui ironisent en s'ignorant être déjà les acteurs d'une reconnaissance méritée.

 

 

 

Et puis, quand Irénée enchaîne en chantant « Je n'ai jamais compris l'amour » de Jean Manse, c'est dans l'abolition même du hors-champ et le soutien d'une musique extra-diégétique qui répond à celle qui, dit-il, résonne en son for intérieur, avant de partir dans la profondeur de champ en gambadant tel un faune renoirien. L'indistinction entre musique de fosse (diégétique) et musique d'écran (off ou extra-diégétique) témoigne alors pour une autre région de la mise en abyme où Fernandel rappelle qu'il s'est d'abord imposé en chanteur et humoriste à la fin des années 20, avant d'être repéré par Marc Allégret en 1930 pour rejoindre la distribution de son adaptation du Blanc et le Noir d'après Sacha Guitry en 1931.

 

 

 

Le Schpountz regorge encore d'autres trésors. L'épicerie en est une qui exerce ses effets de contamination sur le petit monde du cinéma, avec ses effets d'autorité (l'oncle d'un côté, le producteur de l'autre) et de toxicité (ses poissons avariés qui se doublent des poisons de l'esprit, du mépris social des Parisiens de passage à la rancœur du neveu adopté par un oncle dont il croit qu'il le méprise). Parmi les épices proposées, on trouvera d'étonnants condiments raciaux quand, notamment, Irénée se voit rappelé par ses proches à la honte de penser que son succès établi par des productions africaines lui permettra de se faire éventer par des « nègres ». Plus tard, un technicien de cinéma se plaindra que des réalisateurs étrangers soient désignés comme français, en étant toujours déjà contredit par le chef opérateur du film, Willy Faktorovitch, le chef opérateur à l'origine de la blague et d'origine ukrainienne. Enfin, le producteur lui-même, l'homme des studios « Yaourt-Meyerboom », informe avec force ses troupes que s'il est mis de côté des blagues dont elles sont coutumières, c'est en raison de son âge autant que de ses origines juives.

 

 

 

Et puis cette étrangeté : le personnage de Cousine, membre de l'équipe de tournage, est interprété par deux acteurs différents, Pierre Brasseur et Géo Forster, qui représentent deux facettes d'une figure efféminée, un homme entre les sexes, masculin par l'identité de ses acteurs mais féminin par ses manières. L'ambivalence des genres convient bien à un film qui tire ses meilleures épices des travestissements et réversibilités de son récit. Avec Jean Renoir et Sacha Guitry, Marcel Pagnol tire le plus grand cinéma de ses rapports dialectiques avec le théâtre.

 

 

 

Enfin, une évidence : revoir Orane Demazis, c'est reconnaître celle qui aujourd'hui lui succède, Ariane Ascaride, l'actrice solaire des films de Robert Guédiguian.

 

 

 

Si l'épicerie peut ici coiffer transversalement tous les mondes sociaux, économat, théâtre et cinéma, en attendant la boulangerie du film suivant, c'est en attestant que l'épice a des commerces qui, aussi variés soient-ils, peuvent également présenter à leurs consommateurs des produits avariés, qui tournent la tête en retournant le ventre. La fièvre du cinéma peut s'apparenter alors à ces « anchois des tropiques » qui peuvent entraîner l'indigestion.

 

 

 

L'épice serait au fond un genre populaire du pharmakon de Platon à Bernard Stiegler. Elle conserve, colore et assaisonne, elle soigne autant qu'elle peut alimenter bien des addictions. Si l'épicier est un pharmacien, et le pharmacien un droguiste, c'est dans le savoir que remédier toujours s'accomplit dans la proximité, critique et pharmacologique, des poisons.

 

 

 

14 août 2024

La Fille du puisatier (1940)

L'anomalie sauvage et la tradition des vaincus

 

Si la naissance est le modèle indépassable pour tout événement, son paradigme même, elle engage aussi chez Marcel Pagnol aux contentieux entre les générations, aux renégociations des partages familiaux et aux remises en question des autorités patriarcales. Naître ne va pas de soi, rien de purement ou seulement naturel dans la venue de l'enfant dont on ne sait pas toujours à qui il revient, à qui de droit il appartient : sa mère qui l'a porté ou bien son géniteur qui s'est absenté en manquant à ses devoirs paternels ; les beaux-parents de l'une qui la répudient ou ceux du second qui reconnaissent dans le nouveau-né la trace de leur fils disparu.

 

 

 

La venue de l'enfant et le problème nouveau qu'il pose à la tradition hante certains des films les plus caractéristiques de Marcel Pagnol, déjà la trilogie marseillaise avec César (1931), Fanny (1932) et César (1936), mais aussi Angèle (1934) et La Fille du puisatier (1940). Le nouveau-né n'est pas seulement la garantie vivante de la continuité de la tradition et de l'ordre de la filiation qu'elle défend, mais l'anomalie sauvage l'obligeant à recommencer radicalement quand elle sait faire accueil à l'événement d'un changement de mentalité qui semblait improbable du point de vue de la reproduction et de la succession des générations.

 

 

 

Que l'anomalie sauvage devienne créatrice et se fasse donc l'événement invitant la tradition à se réinventer sur ses bases mêmes : c'est le privilège des femmes qui deviennent mères, c'est celui des grossesses fautives avant qu'elles ne délivrent du nouveau à l'endroit du même.

 

 

 

La Fille du puisatier est d'abord porté par la reproduction du même. On y retrouve en effet beaucoup d'éléments déjà amplement labourés dans le cinéma de Marcel Pagnol, sans compter son travail littéraire et dramaturgique qu'il prolonge et élargit, toutes ses obsessions qui lui permettent de creuser encore et toujours cette même terre méridionale qu'il aime tant pour y déceler comme un sourcier de nouvelles nappes, des foyers neufs d'émerveillement.

 

 

 

Il y a déjà l'arrivée impromptue de l'enfant qui fait de la fille-mère un objet de réprobation pour son père, pourtant bon comme du pain blanc (même s'il porte le même froc rayé de peinture blanche à connotation spermatique que le boulanger du film précédent). En faisant exception à la suture de l'institution maritale et de la reproduction, la naissance est un écart paradoxal, une anomalie puisqu'il rappelle à la fille-mère qu'elle a eu une prédécesseure oubliée par les gardiens de la tradition, la Vierge Marie. Le hiatus entre le marial et le marital ne cesse pourtant d'être fécond en invitant à infléchir l'ordre de la reproduction depuis la nouveauté de l'adoption. 

 

 

 

Il y a également la dialectique des rapports de la présence et de l'absence que se partagent différemment la fille-mère et l'amant qui l'a engrossée. La première est en effet marquée d'une sur-présence fautive (sa grossesse hors mariage) avant de connaître le bannissement (Patricia est recueillie par sa tante qui a connu le même sort qu'elle). L'autre est quant à lui l'absent et son absence accentue la déliaison entre le réel et le symbolique, entre la situation de géniteur et la fonction de père (Marius prend la mer, l'enfant d'Angèle est de père inconnu et Jacques est un aviateur que l'on croit disparu en mission africaine). L'absence creuse ainsi un vide dans la présence pleine et vivante dont la tradition fait sa marque, avant d'autoriser les retours qui sont des retrouvailles autant qu'elles fondent des alliances nouvelles.

 

 

 

Il y a encore la rivalité des familles et des acteurs qui en incarnent les autorités, celle du puisatier (Raimu) et du commerçant (Fernand Charpin), qui en rejouent d'autres, celles des paysans dans Jofroi (1933) et des restaurateurs dans Cigalon (1935). Sans compter les luttes entre la figure du curé et celle de l'instituteur qui se répètent, de La Femme du boulanger (1938) à Manon des sources (1952), et qui trouve l'une de ses origines dans le fait que Marcel Pagnol est un fils d'instituteur. Le rapport de classe participe ainsi à exacerber les positions familiales : d'un côté, en voyant dans une demande de reconnaissance en paternité une affaire d'argent (pour les propriétaires du bazar) ; de l'autre, en tirant d'un ressentiment premier la persévérance rude d'un honneur retrouvé (pour le puisatier d'origine italienne).

 

 

 

Pourtant, c'est un même monde culturel qu'ont en commun le père de Patricia et celui de Jacques : le cosmos d'un droit méridional et coutumier en vertu duquel les mères appellent leur fils par leur nom de famille qui est celui du père. Le cinéma de Marcel Pagnol est puissamment doté d'une portée ethnographique sondant divers régimes de conflictualité : conflit entre les législations, coutumière et juridique (y rôde toujours une odeur de procès) ; antagonisme aussi dans l'attribution du nom-du-père sur un plan davantage psychanalytique, ce nom qui se double d'un non aussi, dans la rudesse de ses commandements et ses interdits.

 

 

 

Si le cinéma de Marcel Pagnol est obsédé par le motif du procès, jusqu'à s'en approcher le plus avec Manon des sources mais tout en refusant à se plier à ses formes judiciaires établies, il est aussi celui des anomalies sauvages et des exceptions : autrement dit, des jurisprudences qui rompent avec la transcendance des lois et la règle des normes dont la tradition coutumière est d'ordinaire un puissant relais.

 

 

 

La Fille du puisatier semble s'abreuver aux mêmes sources, tourne autour des mêmes puits. Et que dire de Fernandel que l'on retrouve dans son rôle favori, celui de l'ange intercesseur et placentaire ? L'idiot fait médiation entre les atavismes en les décrottant de leur bêtise et passe, d'Angèle au Schpountz (1937). Dans Naïs (1945), le bossu qu'il joue rappelle avec émotion à ses railleurs que sa bosse maudite cache en vérité deux ailes qui n'ont malheureusement pas pu se déployer. Et puis il y a cette lettre jamais arrivée à destination (si l'on parle comme Jacques Derrida), ou bien alors seulement de façon différée (si l'on adopte la perspective lacanienne), celle de Jacques que n'a pas voulu transmettre sa mère dans La Fille du puisatier et celle qui hante, traverse et irrigue toute la terre de Manon des sources.

 

 

 

Pourtant, Marcel Pagnol ne tourne pas seulement autour des mêmes puits à l'instar du cheval qui, en marchant, tire une eau précieuse des soubassements phréatiques de la terre. Il s'adonne aussi, à l'image des puisatiers Pascal et son assistant Felipe, à user des pendules et des baguettes (bien que Pascal dise sa préférence des premières aux secondes) et, surtout, des dynamites ouvrant de nouvelles sources. Accomplir le tour, le cinéaste en multiplie les images : dans le cadre avec le tour de manivelle pour Felipe faisant démarrer sa voiture ; hors-champ avec les hélices de l'avion de Jacques. Mais le tour n'est pas strictement un cercle, c'est une ellipse qui revient autant à ses noyaux de prédilection que son mouvement hélicoïdal s'élargit en accueillant les bruits du dehors, d'autres explosions dans le contexte immédiat de la Seconde Guerre mondiale et de la débâcle de l'armée française en juin 1940.

 

 

 

En effet, Marcel Pagnol commence à réaliser La Fille du puisatier à partir de la fin du mois de 1940 pour un tournage qui se clôt en novembre. Il décide alors de remanier le scénario pour inclure dans sa trame les événements de la guerre. Le petit périmètre géographique adopté, que triangulent Aubagne, Salon-de-Provence et La Treille à l'est de Marseille où il a ses habitudes, devient l'écho du destin français quand la défaite prend la figure du maréchal Pétain. La Fille du puisatier devient ainsi le premier film français tourné dans la zone libre et le premier à être projeté en zone occupée. C'est l'un des plus grands succès du cinéma français durant cette période et il ne le doit sûrement pas à son alignement au pétainisme.

 

 


Pourtant, La Fille du puisatier est un film exécré par l'occupant allemand. Les références à l'invasion de la Pologne irrite la Kommandantur qui commence à en censurer l'exploitation. Cela aura des conséquences pour la suite des aventures cinématographiques de Marcel Pagnol. On lui refuse de tourner à Paris des scènes de ce qui devait être une nouvelle trilogie, La Prière aux étoiles. Marcel Pagnol prend alors deux décisions radicales : il vend ses studios à Gaumont afin de se soustraire aux pressions l'invitant à tourner des films de propagande, avant de détruire les bobines impressionnées de La Prière aux étoiles afin d'empêcher Alfred Greven, et la Continentale qu'il dirige, de mettre la main dessus. Les ouvriers qui travaillent pour lui sont alors reconvertis en ouvriers horticoles afin de leur éviter le Service du Travail Obligatoire (STO) et le départ en Allemagne. S'il rejoint enfin le Comité d'organisation de l'industrie cinématographique de Vichy, c'est en croyant d'abord y mener un cinéma de résistance mais ce vœu échoue et il s'en retire en 1942 sans n'y avoir rien tourné. Marcel Pagnol ne revient au cinéma qu'après la Libération en 1945, avec Naïs.

 

 

 

Il y a, dans La Fille du puisatier, ce que Gilles Deleuze nomme une image-discours et, s'il n'en parle pas, préférant évoquer le grand passage final du Dictateur (1941) de Charlie Chaplin, cette image qui se soutient de l'énonciation d'un discours à valeur générique, autrement dit qui va bien au-delà du simple dialogue de circonstance, est d'une force politique qui reste encore étonnante. D'un côté, Marcel Pagnol décide d'inclure le discours radiophonique du maréchal Pétain du 17 juin. Une version ultérieure du film le remplacera par l'appel du 18 juin du général de Gaulle. Cette repentance fautive mutile la manière dont le cinéaste prend acte alors de la situation politique et comment il y répond par les moyens du cinéma. De l'autre, Patricia que joue Josette Day, alors la compagne du cinéaste, prend la parole aussitôt après celle Pétain dans un discours aussi ramassé que son lyrisme est intense.

 

 

 

Les deux discours ont dès lors valeur de champ-contrechamp, une puissante dialectique les aimante. Quand Pétain est la voix du défaitisme annonçant la collaboration avec le vainqueur allemand, Patricia est celle d'un autre combat qui continue dans le souvenir vivant des disparus. Ce qu'elle énonce alors est inoubliable : « Les morts des batailles perdues sont la raison de vivre des vaincus ». La prise de position est une vive réponse à la déprise assumée.

 

 

 

La tradition des vaincus s'oppose à la politique de la défaite, c'en est quasiment benjaminien et cette tradition est positivement sanctionnée par le retour miraculeux de Jacques. L'aviateur revient d'entre les morts pour rappeler aux grands-parents du nouveau-né qu'il est moins un objet de litige qu'un sujet dont ils sont les garants. Les morts des batailles perdues reviennent ainsi à la vie en découvrant l'enfant qui est le porteur de leur raison de vivre, celle des vaincus qui préfèrent, à l'ordre des défaites et des vainqueurs, le contre-ordre de la justice.

 

 

 

Jean Grémillon répondra au retour de l'aviateur chez Marcel Pagnol avec celui de l'aviatrice du Ciel est à vous (1944). Et le discours de Patricia connaîtra aussi un écho de l'autre côté de l'atlantique avec celui de l'instituteur dans Vivre libre (1943) de Jean Renoir. On n'oubliera pas d'évoquer la fin sublime des Dames du Bois de Boulogne (1945) de Robert Bresson. D'autres anomalies sauvages, d'autres événements dans le cinéma d'alors. Ces quatre grands films font en effet le grand carré de résistance du cinéma français. Fouiller dans les entrailles profondes de la terre, c'est moins pour y fuir le bruit de la guerre que pour en tirer la matière à de nouvelles sources, des naissances qui promettent de nouveaux tours de manivelle.

 

 

 

Il n'y a recommencement qu'en renégociant la tradition qui doit alors apprendre à savoir faire accueil aux enfants illégitimes autant qu'aux vaincus, qui sont l'eau et le sel de la terre.

 

 

 

18 août 2024