Il y a des gens qui se ressemblent et ne se ressemblent pas parce qu'il y a des mondes sociaux différents et s’ils se rassemblent, c’est seulement dans le montage rhapsodique du film construit comme un transport en commun. Une multiplicité de gens saisis dans la variété des mondes qu'ils habitent. Un peuple qui dirait nous. Oui, mais quel peuple ? Oui, mais quel nous ? Les gens qui sont des semblables sont-ils pour autant des égaux ?
Nous est un mot formellement rassembleur et réellement diviseur. Nous rassure en majeur, inquiète en mineur. La ligne B du RER est une voie ferroviaire hantée par plus d’une voix disant qu’il n’est jamais sûr que les lignes parallèles du social se rejoignent à l’horizon du national. Nous est le titre du film d'Alice Diop, son plus rassembleur qui est aussi son plus divisé. Le roman national est une fiction consensuelle, un leurre imaginaire dont le reste est encore ce qu’il nous reste à faire.
Il y a des gens
(le divers divisé)
Au commencement il y a des gens, une variété de gens, c’est cela la société mais n’est-ce que cela ? Pour commencer, une multiplicité différenciée est traversée par une voie du réseau express régional, la ligne B du RER qui est un moyen de faire circuler autre chose que des millions d’usagers.
Il y a des gens, ceux qui vont à la basilique Saint-Denis pour y commémorer la mort du roi Louis XVI et d'autres qui passent l'été à proximité du mémorial de la Shoah à Drancy. Il y a les enfants qui jouent dans la Cité 212 au Blanc-Mesnil et les personnes âgées d'un quartier pavillonnaire que visite une infirmière afin de leur prodiguer les soins nécessaires. Il y a les souvenirs filmés d'une mère et d'un père décédés, elle femme de ménage et lui ouvrier d'origine sénégalaise qui se sont établis à Aulnay-sous-Bois dans la Cité des 3000. Il y a aussi un écrivain d'origine corrézienne résidant à Gif-sur-Yvette et il y a, en clôture du film, la chanson d'un auteur-compositeur-interprète né à l'époque où existait encore la Seine-et-Oise, un département créé en 1790 dont la suppression en 1968 a donné naissance entre autres à la Seine-Saint-Denis et aux Yvelines. Il y a encore ceux qui, au début, observent la nuit tombant un cerf apparaître à l'orée du bois, et qui reviennent à la fin en participant à une chasse à courre dans la vallée de Chevreuse.
Une multiplicité de gens saisis dans la variété des mondes qu'ils habitent. Un peuple qui dirait nous. Oui, mais quel peuple ? Oui, mais quel nous ?
Il y a des gens qui se ressemblent et ne se ressemblent pas parce qu'il y a des mondes sociaux différents et s’ils se rassemblent, c’est seulement dans le montage rhapsodique du film construit comme un transport en commun. Les gens qui sont des semblables sont-ils pour autant des égaux ? Si la variété caractérise la vie des gens selon ce qui les rapproche et les distingue, la diversité n'est pas l'égalité et s'il y a un récit à faire du point des gens, c'est en reconnaissant immédiatement qu'il est divisé. Sur le plan sociologique, on dira qu'il y a une société pour autant qu'elle n'est pas une totalité close mais un processus social continué, différenciant et différencié. Sur un plan plus philosophique, on dira qu'il n'y a qu'un monde pour autant que ce monde abrite plus d'un monde, la différence des mondes dont se compose l'humanité en tant qu'elle est un être générique et universel.
Dans une perspective politique, on dira aussi qu'il y a le grand récit républicain, celui de la communauté nationale dont la vision organique est fixée par l'État qui a imposé ses slogans formulaires, national (« Faire France ») et civique (« vivre ensemble »). Et puis il y a le reste qui demande à ce qu'on en refasse l'histoire, à ce qu’on en réécrive le grand récit séculaire avant son effacement historique au tournant des années 90, l’histoire de la conflictualité sociale qui est le diviseur réel d'un peuple formel, lutte de classe et communisme. Il y a le peuple majuscule comme représentation consensuelle et étatique et il y a le reste de ses vies minuscules qui sont des existences subalternes et invisibilisées, opprimées et dominées, vies reléguées à la marge des représentations dominantes quand elles ne se retrouvent pas vouées au hors-champ – la « part des sans-parts » dont parle Jacques Rancière. Entre le Peuple (majuscule) et le peuple (minuscule), il y a des multitudes conflictuelles se bousculant au portillon d’un nous divisé, par défaut ou par excès.
Au commencement, donc, il y a des gens, une multitude de gens, une variété différenciée que traverse la ligne du RER B. Sur un versant comme une ligne de partage des eaux (depuis l'axe vertébral du grand fleuve de la communauté nationale). Sur un autre comme une ligne de démarcation (depuis les remous et débordements de l'antagonisme dont les effets de parallaxe soulèvent les draps de la différenciation sociale pour y voir le lit déchiré de la division politique). Nous est élémentairement ce pronom personnel qui dirait le pluriel des je qui le composent organiquement. Nous n'empêche cependant pas de poser qu'il y a plus d'un nous, plusieurs nous dont la différence ne contredit pas l’idée d’un nous commun. Nous dit alors aussi l'implicite d'un antagonisme entre nous et d'autres nous. Nous-mêmes, c’est nous autres, ce peut être nous et eux, eux si loin et nous si proches, ce peut être aussi nous contre eux, parfois tout contre. Nous est un mot formellement rassembleur et réellement diviseur. Nous rassure en majeur, inquiète en mineur.
Nous est le titre du film d'Alice Diop, qui est son plus rassembleur, qui est son plus divisé aussi.
La ligne B du RER,
trait unaire et diagonale conflictuelle
Le RER B est une voie qui traverse le cinéma d'Alice Diop, particulièrement La Mort de Danton (2011) et Vers la tendresse (2016). Enfin, un tronçon particulier de la ligne B, localisé, territorialisé. Le RER B a traversé la vie d'une cinéaste qui est née et a grandi dans la Cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois comme la ligne ferroviaire aura traversé la vie de ses parents, notamment sa mère Rokhaya, une femme de ménage qui prenait la ligne B à l'aube qui est déjà une heure de pointe pour les travailleurs et beaucoup parmi eux sont d'ascendance migratoire et coloniale. Les travailleurs de la nuit qui disparaissent à l'aurore. Le RER B est une caverne pariétale, une grotte ornée, parsemée des mains négatives qui font le titre de l'un des plus beaux films de Marguerite Duras, Les Mains négatives (1979). Regarder le second long-métrage documentaire d’Alice Diop après La Permanence (2016), c’est commencer à y apercevoir la part du négatif qui est la tache aveugle des nous fédérateurs, le négatif dont la nappe hante souterrainement les eaux calmes et claires de Nous.
Le RER B a été l'objet de plusieurs récits. D'abord Les Passagers du Roissy-Express, le journal de bord écrit par François Maspero et illustré par les photos d'Anaïk Frantz (éditions du Seuil, 1990), ensuite son adaptation radiophonique par Gilberte Tsaï et Jean-Matthieu Zhand pour France Culture en 2013, l'inspiration que ce texte a exercée sur une nouvelle de Jean Echenoz intitulée « Trois sandwiches au Bourget » publiée dans le recueil de nouvelles Caprices de la reine (éd. Minuit, 2014), sans omettre l'enquête de Marie-Hélène Bacqué, Retour à Roissy avec des photographies d'André Mérian, en guise de suite sociologique à l’enquête de François Maspero (éditions du Seuil, 2017). Alice Diop qui a été et reste encore une habituée du RER B a lu et relu Les Passagers du Roissy-Express. Elle a réalisé un court-métrage préparatoire à son long, accompagnée d'un aquarelliste, Benoît Peyrucq. Ce qu’a alors expérimenté la cinéaste, l'ancienne étudiante en sociologie visuelle qu’elle a été en fait toujours déjà le savait : les moyens de transport en commun induisent des mobilités différenciées, souvent contraintes, qui mettent à mal l'idée consensuelle de communauté quand elles ne la fragmentent pas. En ponctuant des territoires sociaux éloignés et différenciés, les stations de la ligne B ouvrent le rail à des tronçons qui ne sont pas que ferroviaires.
Le RER comme un moyen de circulation entre des territoires socialement distincts met en communication des mondes éloignés et distants, la distance tantôt exprimant une indifférence involontaire, tantôt ayant valeur de marque distinctive assumée. La voie de chemin de fer conjoint ainsi le séparé, elle relie le délié, elle met en rapport ce qui n'a pas de rapport, ligne de fuite du réel.
Ce que l'on attend d'un artiste en général, et d'un ou d’une cinéaste en particulier, c'est qu'il ou elle crée du rapport là où il n'y en a pas. « Aucun rapport » est un mot d'ordre consensuel par excellence, l’équivalent rhétorique du « circulez, il n’y a rien à voir » policier. Le dissensus commence avec la question du rapport, du non rapport en tant qu'il est quand même un rapport, impensé parce que non perçu. La question du rapport est celle du réel dont le montage à distance propose un tracé critique. La dialectique des rapports à partir de ce qui justement les nie est une affaire de transport, celui des métaphores qui font communiquer des espaces éloignés en les pensant comme séparés, celui des choix esthétiques qui coupent dans le liant des clichés en recoupant des prises de position politiques.
La ligne B du RER est un trait unaire pour parler comme Jacques Lacan, à savoir le support symbolique de la différence, l'inscription qu'il y a de l'un pour qu'il y ait de l'autre, de la distinction nécessaire à tout processus d'identification (comme un nom propre vaut pour un tout en se distinguant des autres). Le trait unaire relierait ainsi l’imaginaire consensuel de la communauté nationale. Le trait unaire tient cependant de la diagonale conflictuelle quand la symbolique républicaine et organique de la communauté nationale bute sur le réel de l'antagonisme, de plus d'un antagonisme – des rapports qu’il y a à l’endroit où il n’y en a pas parce que, peut-être, on ne les verrait pas. La ligne B du RER est une voie ferroviaire hantée par plus d’une voix disant qu’il n’est jamais sûr que les lignes parallèles du social se rejoignent à l’horizon du national. La ligne B du RER n’est pas qu’un trait unaire, c’est une cicatrice personnelle intime qui s'est déposée dans des archives familiales, c’est une basse souterraine qui fait vibrer les catacombes du roman national.
C’est pourquoi Nous est un film clivé, profondément, même s’il ne s’en laisse pas compter : d'un côté, qui croit bon et juste d'élargir le champ du roman national pour y inscrire la dignité de ses subalternes égale en droit à celle de ses rois (le consensus ne tient alors qu’à l’extension symbolique de son domaine, sa révision humaniste) ; de l'autre, qui sait tout aussi bien que la communauté nationale est une fiction déchirée par l'événement de la Révolution et des autres qui s’en sont suivies (le consensus est intenable sans dissensus, sans une critique radicale de sa fonction idéologique). Nous jouerait ainsi sur les deux tableaux, c’est pourquoi il marche plutôt bien (la réception est dithyrambique), mais sans avoir aussi toute la boiterie nécessaire à des déhanchés plus singuliers.
Ou, plutôt, le film d’Alice Diop brosserait le premier tableau, mais en le barrant d'un geste fou qui serait d'anamorphose, à l’instar du tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune, avec sa tête de mort barrant de manière oblique et anamorphique la représentation de ses précieux diplomates, seigneur et ecclésiastique. Une fois barré de sa diagonale, le tableau général de la communauté nationale augmentée par l’égale dignité de ses subalternes tient-il toujours ? Ou bien la diagonale en est l’atteinte portée à son intégrité, sa déchirure ouvrant la surface d’un imaginaire consensuel et organique sur le réel de l’antagonisme, qui n’est pensable que grâce aux soins d’un montage à la fois rhapsodique et dialectique, opérant par distance en tirant des échos lointains le sel des métaphores ?
La communauté nationale est une fiction
(y croire, un déni consenti)
La Mort de Danton et Vers la tendresse sont des histoires de déplacement, l’une entre Saint-Denis et Paris, l’autre en Seine-Saint-Denis avec une échappée du côté des Pays-Bas. Les histoires de déplacements racontent qu'il y a, avec l’ordre des places occupées, des assignations à résidence et des mobilités forcées (y compris dans la représentation, avec le comédien cantonné à des rôles attribués en fonction de sa couleur de peau comme avec les jeunes hommes qui ont conscience de coller aux stéréotypes virilistes auxquels on les associe). Les histoires de déplacement sont enfin des films construits pour déplacer le regard, qui circule librement entre les places en découvrant que personne n'est jamais tout à fait à sa place. N'importe qui étant toujours un peu à côté, jamais là où on croyait fixé. N’importe qui est le personnage, n’importe qui n’étant pas moins le spectateur aussi.
Déplacer est en cinéma la grande question du montage, qui est un démontage des évidences et des clichés au nom du remontage critique de leurs rapports impensés car inévidents, littéralement hypocrites (au sens premier où l’hypocrisie désigne alors une situation en dessous toute critique).
Nous a dans son jeu plusieurs cartes et c'est l'ensemble du jeu qui fait voir que les cartes, qui ont pour face les places occupées, entrent dans des rapports qui n'existeraient pas si on les considérait un par un. Les cartes, on les a déjà listées, vallée de Chevreuse et basilique cathédrale de Saint-Denis, quartier pavillonnaire de Drancy et logements HLM du Blanc-Mesnil, archives familiales et discussion avec un écrivain. Toutes cartes qui forment un paysage social, une carte au sens cartographique du terme qui a fait le choix, osé mais discutable, de sauter par-dessus le centre parisien pour investiguer les différences qui sont aussi des polarités entre le nord (populaire) et le sud (grand-bourgeois mêlé d'aristocratisme), comme à l'intérieur du nord (il y a un monde entre les catacombes basilicales et la place dionysienne). Nous est un film de montage à distance et chaque séquence a son dispositif de tournage particulier. Le montage à distance qui fait voir le rapport qu’il y a entre une basilique pleine et un mémorial vide, entre un roi dont on pleure la mort et un autre qui n'existe que dans le cœur de sa fille. Le rapport des femmes âgées qui ont des histoires d'immigration distinctes de celles des femmes plus jeunes qui prennent soin d'elles, celui des enfants qui regardent un feu d'artifice comme s'il était tiré pour eux. Le rapport entre un cerf à peine perceptible à l’orée du bois et les chiens lâchés à la fin pour se jeter sur lui et le dévorer. Montage à distance, mèche lente et explosive.
Le regard désirant restaurer des dignités blessées par la hiérarchie des représentations voit qu'il y a des regards circonscrivant le champ du visible autour de la cérémonie d'une mise à mort archaïque.
Le montage à distance induit une question de focale, longue quand Alice Diop filme des personnes éloignées d'elle socialement, plus courtes quand elle filme des gens plus proches d'elle. La paire de jumelles du suiveur s’impose d’emblée comme une prothèse jumelle de la caméra mais le désir de suivre une trace afin de faire entrer dans le visible ce qui y échappe n’appelle pas forcément à confondre le cinéma avec la vénerie mais le risque est à courir. Avec le réglage variable de la focale, Alice Diop raconte ses propres rapports, le nous qu'elle-même figure dans la saisie du regard de l'autre, des autres filmés qui sont des semblables sans toujours être des égaux. Dans les rapports qui se déduisent de ses cartes, le jeu est déjà une stratégie symbolique du contrechamp, compréhensif et critique, opposable au champ de l'hystérisation idéologique et de la stigmatisation médiatique qui, quelquefois, déborde dans celui des films, bien ou mal intentionnés, Les Misérables ou BAC Nord.
Dans cette perspective esthétique autant que politique, la question raciale apparaît comme une polarisation secondaire assez fine lorsque les travailleurs à domicile, au soin de la vieillesse française, sont d'origine africaine, maghrébine ou subsaharienne. Par l’intermédiaire de sa sœur qui est l’infirmière à domicile, Alice Diop se trouve un premier double symbolique, celui de la professionnelle du soin doublement prodigué, celui du traitement médical et de la relation humaine auquel répond en cinéma le soin du cadre (avec le hors-cadre si nécessaire) et de l’empathie (avec les gros plans et la durée qu’ils requièrent). Il y a aussi la construction de sa propre autorité symbolique à laquelle Alice Diop sacrifie beaucoup du temps de son film, avec des explications qui tiennent de l'explicitation (les archives familiales posées en arkhè de ses images, les images plus récentes prises au portable comme un cordon reliant le vieux pavillon familial avec le bébé). Avec des ripages aussi et c’est la conversation avec Pierre Bergounioux qui tient de l'office des égaux se parlant exceptionnellement en champ-contrechamp. Alice Diop se montre alors hésitante, comprimant malhabilement son propos sur la représentation des vies minuscules dans les fers d’un service des biens (son désir relèverait d’un devoir éthique) doublé d’un empirisme radical (si être c’est être perçu, les existences de peu ne seraient pas si elles n’étaient pas filmées par elle quand les gens n’attendaient personne pour produire leurs propres traces). L'écrivain corrézien étant alors invité à reformuler avec son phrasé littéraire si singulier ce qu’Alice Diop tente plus difficilement d’exprimer, racontant notamment la suture politique entre la démocratisation des régimes politiques et celle des arts et lettres (le propos est passionnant mais le dispositif malaisant d’être fonctionnel, bien limité en souffrant d’indexer la parole littéraire sur le sens unique de l’explicitation théorique).
Il y a enfin dans Nous une histoire de la place qui est une affaire de dialectisation du cadre, à la fois inclusif et exclusif, conjonctif et disjonctif, avec ceux qui sont au bord (la mère d'Alice Diop dans les premières archives familiales) ou au centre mais en ayant le regard fuyant (son père dans ses premières images à elle et quand son regard croise le nôtre, ses yeux clairs nous foudroient en douceur). Et avec ceux qui, mieux dotés et plus protégés, vivent autrement l'invisibilité sociale, en l’assumant dans les catacombes de la basilique ou bien lors du rallye dans les bois de Fontainebleau (à la lecture de François Maspero s’ajoutera celle des enquêtes sociologiques de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot). La visibilité a pour envers l’invisibilité qui n’est pas moins divisée, contrainte pour les uns et assumée pour les autres. Et le passage de l’une à l’autre peut être fatal, au cerf ciblé par la vénerie comme au roi dont il est avec ses bois un animal emblématique. On songe ici à Jean-Christophe Bailly, celui du Versant animal et du Parti pris des animaux : l’animal qui est l’être aux aguets a pour aire ou domaine le caché car son mode d’existence est l’imperceptibilité.
Avec Nous, Alice Diop brosse le tableau de la communauté nationale en l'élargissant pour y intégrer ses marges, y compris le mécano sans-papier malien qui vit dans sa voiture en vivant de la réparation de celle des autres et il suit le cerf en précédant le roi. En passant, la succession est magnifique, effet oblige du montage à distance, qui voit dans le sans-papier à la fois un être aux aguets potentiellement traqué et un roi nu mais égal en dignité que le Capet décapité. Le tableau brossé a ainsi élu ses figures privilégiées, le réparateur d'un côté, de l'autre l'infirmière à domicile, en attendant l'écrivain suivi par le chanteur qui diront tout haut et bien fort ce qu'Alice Diop pense mais seulement en le susurrant tout bas. Moyennant quoi, Nous soutient une chose en plan général qu’il contredit en diagonale même si la contradiction vient tardivement. C'est qu'elle voudrait bien y croire à la communauté nationale, après tout on nous en rebat les oreilles toute la sainte journée et, en plus, il faudrait perpétuellement montrer des signes d'adhésion pour celles et ceux qui sont désignés comme les ratés de l'intégration ou les retardés de l'assimilation.
Alice Diop y croit même si sa croyance tient d'un déni consenti. Elle sait bien que l’imaginaire de la communauté nationale est une fiction, si constituante soit-elle pour le discours républicain, mais quand même, elle n’ignore pas moins que son récit est blessé par la diagonale du trait unaire qui voit avec la différenciation sociale la ligne d'une division politique, même à distance, et dont la Révolution française est l’arkhè.
Les enfants de la révolution
(dans la révolution)
Nous-mêmes, nous autres qui ne sont pas toujours les mêmes, nous les semblables qui ne sommes pas toujours des égaux, nous et eux, nous contre eux, à distance ou tout contre, à côté : Nous est un titre consensuel et fédérateur, un titre trompeur aussi et Alice Diop tient la corde avant de faire sortir le cerf du bois, celui d’une violence dont les effets traversent tout son film en l’éclairant rétrospectivement. La première et la dernière séquences forment ainsi un champ-contrechamp à distance. Non seulement les observateurs sympathiques de la nature se révèlent sur le tard les suiveurs d’une chasse à courre, mais le cerf entraperçu au début du film est à la fin la cible d’un exercice sanglant de vénerie. La focalisation est une manière de dialectisation du visible et de l’invisible. La visibilité peut servir une opération symbolique de dignité rendue aux vivants comme aux morts, roi et déportés du camp de Drancy, les parents d’Alice Diop aussi qui sont leurs égaux sans autoriser l’indifférenciation des positions hiérarchiques et la relativisation des torts historiques. Elle peut également servir une entreprise de mise à mort signant les manières d’une classe qui persévère dans son être en dépit de l’Histoire.
Faire voir est donc un acte qui n’échappe pas à la division des dignités rétablies comme des soins prodigués, et des violences finissant en mort infligée.
Nous voudrait suivre le trait unaire de la voie ferroviaire de la ligne B du RER en faisant le grand écart, avec la communauté des semblables (il y a des gens qui vivent dans des mondes sociaux variés) qui n’est pas celle des égaux (la diversité sert de bariolage consensuel à l’inégalité réelle), Nous a beau s’intituler ainsi, son autrice voit l’antagonisme et son nom générique est celui de la Révolution. La Révolution française est présente au moins quatre fois dans le film, avec la mort de Louis XVI, le feu d’artifices du 14 juillet, le récit de Pierre Bergounioux confrontant Molière à Rousseau afin de montrer le parallèle dans l’histoire des démocratisations politiques et esthétiques, et « Ma France » de Jean Ferrat citant Robespierre. Cela peut donner des choses sublimes, ainsi les enfants qui regardent le feu d’artifices avec les yeux pleins de couleurs et de lumières. Les gamins de Seine-Saint-Denis sont des enfants des Lumières et de la Révolution et Alice Diop qui les regarde ainsi se compte parmi eux. Cela donne aussi des moments qui le sont moins, tantôt parce que des automatismes ne sont pas dénués d’ambivalences problématiques (le Mémorial de la Shoah, un passage obligé, est un lieu de mémoire saisi dans l’indifférence d’une jeunesse vivant à proximité, dès lors exposée à la rengaine critique des amnésies fautives), tantôt parce que le verbe littéraire ou poétique se retrouve soumis au service intéressé des intentions didactiques (l’écrivain et le chanteur explicitent tardivement ce que la réalisatrice aura longtemps gardé par devers soi durant tout le film).
Surtout, la Révolution apparaît dans Nous comme le nom de l’antagonisme principal qui diagonalise le trait unaire de la ligne B du RER quand elle est en réalité un régime de conflictualité secondaire. Car la Révolution est une séquence historique dont le legs est divisé, avec la naissance de la nation et de la citoyenneté, avec la création d’un nouvel État qui a succédé à la monarchie, l’État bourgeois au service du développement du capitalisme. Les anti-Lumières sont un courant idéologique réactionnaire qui doit dominer plus d’un esprit qui se rend à la basilique de Saint-Denis pour y pleurer la mort du roi Louis, ou bien participe à une chasse à courre dans un bois de la vallée de Chevreuse. Il n’est cependant qu’un courant conservateur au service de la perpétuation de l’État bourgeois, comme le fascisme l’a été hier, comme le néolibéralisme aujourd’hui. Comme l’a été le nazisme aussi, qui a entrepris la déportation systématique des juifs de France avec l’aide zélée des fonctionnaires et collaborateurs de la France occupée. À cet égard, Jean Ferrat est autrement moins restrictif quand, dans sa chanson, il évoque non seulement la figure de Robespierre, mais aussi celle d’Adolphe Thiers, massacreur de la Commune qui fut le berceau sanglant de la IIIème République.
La surdétermination du signifiant révolutionnaire participe ainsi à offusquer le réel de la lutte des classes dont la Seine-Saint-Denis est en Île-de-France l’un des terrains privilégiés, notamment dans le cadre du Grand Paris. De cela, Nous ne pipe mot ou alors dit peu, si peu, trop peu. Comment, par exemple, comprendre que la Cité Germain Dorel dite « 212 » est un reste du communisme municipal en voie de liquidation par une mairie passée à droite dure depuis 2014 et dont le chef de cabinet est aujourd’hui l’un des porte-parole du candidat néofasciste à l’élection présidentielle de 2022 ? Il revient aux enfants de la Révolution, autrement dit à nous, d’en pousser plus loin l’héritage en associant à l’abolition du capital celles des rapports de domination sexistes et racistes. Pour cela, il nous faudra dire nous mais en le réinventant radicalement. Un nous émancipé des rets des discours idéologiques. Un nous qui sera la déclaration d’un peuple qui manque, et qui reste encore à venir.
On pense parfois à Jean Renoir devant Nous, celui justement de La Vie est à nous (1936), de La Marseillaise (1937) aussi et, chasse oblige, de La Règle du jeu (1939). Aussi Jordan Peele, qui travaille la question des clivages raciaux caractérisant le refoulé du régime représentatif hollywoodien (le film d'horreur allégorise cette horreur-là), évoque la chasse (aux lapins) avec Get Out (2017) et a ensuite tourné un film qui, après tout, s'intitule Us (2019), autrement dit Nous. Mais revenons à Renoir. Jean Renoir est un fils de la Révolution, cela il l’a assumé. Alice Diop l’assume aussi mais en minorant l’héritage des vies ultérieures de la Révolution, ses éclaircissements et ses obscurcissements, ses assombrissements qui font la tristesse de plomb de notre actualité. La Révolution française a été le seul référent historique des Gilets jaunes, c’est dire comment le soulèvement populaire, aussi légitime soit-il, est aujourd’hui obscurci en étant privé de la mémoire des luttes ouvrières. La Révolution est ce qu’il faut révolutionner, programme de Marx et de Fanon, de Césaire et de Glissant quand ces derniers pensent à Haïti.
Nous est un mot fédérateur qui ne l’est qu’en divisant les communautés imaginaires. Le roman national est une fiction consensuelle, un leurre dont le reste est ce qu’il nous reste encore à faire.
17 février 2022