Pacifiction – Tourments sur les îles (2022) d'Albert Serra

Polyniaiserie

Des rumeurs clapotent : la reprise hypothétique d'essais nucléaires en Polynésie française hérisserait le poil de la population locale. Heureusement, le Haut-Commissaire de la République veille au grain, en ne lâchant surtout pas des yeux la prochaine tournée des cocktails.

 

Des rumeurs font des bulles : Pacifiction serait un chef-d'œuvre. Mais il n'y a pas plus de chef-d'œuvre que d'essais nucléaires. On n'aura rien vu à Bora-Bora. Et que voir, quoi et comment quand un film s'offre avec un tel contentement, c'en est irradiant, en soirée mousse des intentions noyées sous l'écume publicitaire du gel Tahiti douche ?

 

On nous promettait d'être déniaisé avec élégance et suavité, on voit en réalité un cinéaste qui se paie la Polynésie et la pauvre en fait les frais, y déposant les graines de sa polyniaiserie somptuaire comme d'autres cultivent des tomates hydroponiques.

Le monoï ne protège pas des ultraviolets

 

(Roi Soleil couché)

 

 

 

 

 

Le seul réel dont témoigne Pacifiction tient dans la simulation d'une fiction, air connu. Précisément, le film d'Albert Serra enregistre l'absence des grands récits dont le manque donne aux paranoïaques l'occasion de délirer en croyant abusivement que seuls les simulacres (du cinéma) ont le pouvoir de dire la vérité aux simulacres (de la politique). Mais il aurait fallu, comment dire, dialectiser un brin, faire un effort quoi. Entre les simulacres il peut y avoir ou non rapport aussi. Les faux-semblants sont ici le jeu des gens qui jouissent de mal faire semblant, drapés dans le pli mauve et rose et orangé des couchants du Pacifique. On a beau cherché, muni d'un projecteur ou de jumelles, la nuit ne remue jamais, ouvrant seulement au jour d'après dont le règne est à l'éternel ourlé de la mer allée avec le soleil.

 

 

 

On aura rien vu à Bora-Bora, rien de rien du tout, sinon une forme esthète de bore-out.

 

 

 

Même abondamment massé à l'huile de monoï, le théâtre d'ombres qui fait des chichis des secrets d'alcôve de la géopolitique contemporaine est une vanité en grand format Scope, une grande saga de l'été ciné-télé. Mais attention, la macération des fleurs de tiaré Tahiti ne protège pas des ultraviolets. Le Haut-Commissaire De Roller est un roitelet nu aux pieds gonflés et sa nudité revient à un cinéaste qui, quand il n'a pas les chevilles qui enflent, a des ironies bien sélectives : moqueur sur les grands écrans festivaliers des coqs déplumés de l'empire français ; autrement plus admiratif des dirigeants qui font encore bander les foules, les vrais maîtres du monde, les vrais de vrais qu'il célèbre sur les réseaux sociaux en ne pipant évidemment mot de leurs forfaits, Trump et Poutine, ces grands pacificateurs.

 

 

 

Le Roi Soleil qui darde ses rayons d'ironie sur un empire qui ne persévère qu'en simulant, cet archipel de confettis, a le génie de faire oublier à ses courtisans qu'il fait mieux qu'eux dans la flagornerie en se couchant devant les grands monarques du moment. Roi Soleil couché.

 

 

 

 

 

« Calmez-vous, ça va bien se passer »

 

(le Kaa Serra)

 

 

 

 

 

Qu'une fiction soit le documentaire de son tournage est une vérité établie par Godard et Rivette à partir des films de Renoir et Rossellini. Même mouillée des sudations improvisées d'un acteur alcoolisé, Benoît Magimel pas plus crédible en étant filmé par trois caméras, l'allégorie d'un impérialisme fantoche n'en reste pas moins un documentaire sur son tournage. On dispose alors de plus de 150 minutes (taillés dans le gras de plus de 500 heures de rush) pour apprécier que, de l'autre côté du miroir d'océan pacifique de l'écran, on se sera tellement bien amusé, le sucre des cieux qui se dépose dans les cocktails, le bleu des vagues dont les rouleaux impressionnent, le flashy des boîtes de nuit comme des serres abritant faunes et plantes mais les secondes jamais vénéneuses et les premiers sans sauvagerie (voir le gentil trans du film, Shannah, dont la supposée duplicité - et s'il était là pour surveiller De Roller ? - est enrobée de plusieurs couches fatales de suavité, inoffensif à souhait).

 

 

 

Et puis les copains qui passent en surjouant, veste lamée, le désœuvrement en vérifiant s'ils sont bien filmés (mais avec trois caméras, on devrait y arriver), les amis du premier cercle comme Sergi Lopez que l'on invite à bord d'une croisière de luxe qui rejoint avec ses moyens propres, et un indéniable raffinement, la fête cynique de Sans filtre de Ruben Östlund.

 

 

 

Certains ont pu voir dans Liberté (2019) un documentaire dédié aux afters du FIDMarseille ; on peut voir en Pacifiction un autre documentaire sur les soirées plus richement arrosées de Cannes. C'est pourquoi l'on aura une pensée fraternelle pour Jean Renoir et Milan Kundera quand, tels qu'en en eux-même jamais l'éternité ne les change, les inculpabilisables dansent au bord du volcan tandis que nous autres écopons du cratère.

 

 

 

Un moment à retenir s'il fallait est celui où le copain catalan Lluis Serrat s'endort dans la voiture du Haut-Commissaire en occupant la place du mort, bercé par les effluves et vaticinations d'un homme dont la lucidité lui ferait voir dans les intrigues de couloir de la politique l'équivalent d'une discothèque ; et Satan d'en être le ténébreux DJ. Il suffira de sortir de la boîte de nuit du film pour se rappeler que les jeux de signe cryptiques de la politique tiennent moins de la drague homo que des coups de matraque. Pacifiction a le jeu de mots (pas si fiction) idoine à rappeler que la paix est un mirage, mais de quelle paix s'agit-il donc ? Vous en reconnaissez la rengaine dans la bouche de l'Amiral, drôle de sosie de Paul Vecchiali qui répète l'antienne du premier flic de France : « Calmez-vous, ça va bien se passer ». Rien ne se passe qui vous concerne dans les faits et vous ne saurez y échapper.

 

 

 

Pacifiction est un film de pacification comme on en parlait naguère en Algérie pour rester en terrain colonial. La pacification n'est pas l'apaisement, elle est encore moins la paix. La guerre est là, avec ses hautes et basses intensités, mais Albert Serra regarde ailleurs, là où Andy Warhol et Michelangelo Antonioni font les grands yeux d'hypnotiseurs du serpent Kaa. On en viendrait presque à lui préférer Michel Franco qui, dans Sundown (2021), s'amuse au moins à pousser le curseur de l'ectoplasme existentialiste vers la débâcle neurologique.

 

 

 

 

 

Le dandysme distracteur

 

(faire des manières pour faire diversion)

 

 

 

 

 

Albert Serra fait en vérité du cinéma chic et lounge en vendant au spectateur l'expérience confortable d'une petite distinction, celle d'en être, la sensation moelleuse de compter dans la coterie des gens dont le grand pouvoir consiste à jouir des immunités que procure un pouvoir quand il est pour les autres dévastateur. Et les autres c'est nous, on ne l'oublie pas. La misère n'est pas moins pénible au soleil.

 

 

 

La souveraineté royale du mal-semblant est un sujet fort risqué mais Narcisse ne peut s'empêcher de ne surtout pas y échapper, en se débrouillant a minima pour attraper le regard de l'autre qui jouit de savoir qu'il n'y a rien à savoir et faire, et qu'il n'y a plus à en souffrir. Le réel qui mord, lui, est hors-champ, dans l'organisation d'une manifestation que l'on ne verra jamais, malgré les efforts du seul acteur intéressant, Matahi Pambrun, l'intrigant local du film, autre sosie d'une galerie qui en compte plus d'un, tahitien celui-là de Marc-Antoine Vaugeois. Le réel intrigue encore ailleurs, ce sont les esprits du Koniambo avec qui les gardiens des rituels coutumiers parlementent dans un autre archipel du Pacifique, celui de la Nouvelle-Calédonie, ces esprits qui sont de puissantes fictions du réel si bien approchées et documentées par l'anthropologue Alban Bensa et le réalisateur Jean-Louis Comolli.

 

 

 

Comme son homologue français Bertrand Bonello, autre roitelet nu, Albert Serra a le dandysme distracteur. C'est-à-dire qu'il s'agit à chaque fois pour lui de faire des manières pour faire diversion. Bien sûr, le réalisateur est un obsessionnel qui travaille le même motif, celui de la grandeur des rois jamais aussi grands que quand ils sont nus, d'emblée avec un prince de la fiction à qui elle vient à manquer (Honor de cavalleria, 2006), ensuite avec trois rois porteurs d'une bonne nouvelle ne venant jamais (Le Chant des oiseaux, 2008). Les mythes ramenés à leur nudité expressive exigeaient de nous une plus grande croyance. Mais l'honneur de la cavalerie s'est transmuée depuis en une charge sonnante et trébuchante à faire fuir tous les oiseaux de paradis, les penseurs libertins convertis en suceurs de sang (Histoire de ma mort, 2013), le Roi Soleil incarné par l'acteur qui joua Saint-Just chez Godard (La Mort de Louis XIV, 2018), les sang-bleu jouant à cache-cache et touche-pipi avec Sade (Liberté). Comme on l'aura remarqué, une série ininterrompue de contresens historiques.

 

 

 

Que le cinéma soit une fête – mais distinctive, autrement dit une petite coterie exclusive. Le cinéma pour happy few, pas pour les happy many auxquels Le Joli Mai (1963) de Chris. Marker et Pierre Lhomme était généreusement dédié.

 

 

 

 

 

L'amour des vagues pour ne pas en faire

 

(la pacification, une correction)

 

 

 

 

 

Quand Pacifiction ne ressemble pas à une variation sous anxiolytique de Beau travail (1999) de Claire Denis, le film d'Albert Serra est la célébration des gens qui travaillent à sa place, l'acteur qui arrive cependant à tenir la rampe en suivant la ligne de sa propre fêlure, le chef opérateur qui doit sur-travailler en usant de trois caméras pour pallier aux déficiences d'un regard, des nappes électro comme du sirop de vanille. Et puis les critiques qui donneront tous les noms comme si les citer seulement suffisait, le Tabou de Flaherty et Murnau, les tableaux de Gauguin et les romans de Conrad et Melville, La Ligne rouge de Terrence Malick et L'Intrus de Claire Denis. On retrouverait les motifs associés du paradis (perdu) et du tabou (consistant à ne jamais y retourner), mais la perversité de la situation consiste à ne jamais, ô grand jamais, briser la règle élémentaire invitant à ne pas déranger les gens s'amusant si bien de faire si mal semblant. C'est cela le Royaume où prospère Albert Serra.

 

 

 

On nous dit aussi qu'Albert Serra a usé de la technique des oreillettes pour souffler à distance les répliques flasques à sa vedette. Pourquoi, alors, y sent-on moins une proximité avec Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967) de Jean-Luc Godard, qui ne tournait qu'à une seule caméra en posant des questions à ses acteurs, qu'une grande connivence avec Polisse (2011) de Maïwenn, sinon que la pensée démonique se réduit à la voix de son maître, surmoïque ?

 

 

 

Version électro (Pacifiction) ou version twist (le Tabou de Miguel Gomes), le paradis existe, celui d'un cinéma qui aime les vagues pour n'en faire surtout aucune. Le paradis des faux-semblants même si ses gardiens font si mal semblant. Surtout, son fruit défendu consiste à faire travailler les autres à sa place, le fruit bien gardé par la bourgeoisie qui s'en est faite la spécialité, il en va de sa survie qui a pour conséquence la sixième extinction. Ce paradis, l'on n'y est admis qu'en costards, tenue correcte exigée. La pacification est une correction.

 

 

 

12 novembre 2022


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