Le Tournoi dans la cité (1928) et Le Bled (1929)
La commande
et le relatif
Jusqu’à présent, le cinéma de Jean Renoir n’a pas convaincu, ni dans ses ambitions (l’adaptation en costumes de Nana en 1926), ni dans ses fantaisies (Sur un air de charleston en 1928 et La Petite Marchande d’allumettes en 1928). Les échecs commerciaux se répètent, en menaçant non seulement ses fonds propres, mais le respect professionnel de la corporation. Stratégiquement, le cinéaste accepte alors diverses commandes pour continuer à travailler et se faire la main, d’abord avec le mélodrame Marquitta (1927) produit pour la Société des Artistes Réunis, déjà mieux reçu que Une vie sans joie, remontage sorti la même année du mélodrame Catherine, le premier film tourné par Jean Renoir avec Albert Dieudonné en 1924. Ensuite nous trouvons un diptyque commandité par la même société de production, Les Films Historiques, avec Le Tournoi dans la cité (1928) tourné à Carcassonne dans le cadre des fêtes du bimillénaire de la cité médiévale et Le Bled (1929), co-produit avec le Gouvernement général d’Alger afin de célébrer le centenaire de la conquête française de l’Algérie. Si les deux derniers films muets ne représentent vraiment pas l’un des sommets de l’œuvre renoirienne, il n’en demeure pas moins que ces films de circonstance, tous les deux scénarisés par Henry Dupuy-Mazuel, proposent quelques éclats dont les secrets ont réussi à jaillir des contraintes de la commande et des carcans de la propagande.
Avec Le Tournoi dans la cité, Jean Renoir s’en remet au genre du film d’histoire dont le parangon demeure dans le cinéma français les deux versions de L’Assassinat du duc de Guise, celle de 1902 par Ferdinand Zecca et celle de 1908 par André Calmettes et Charles Le Bargy, d’autant qu’ils partagent la même période historique (la France de la Renaissance et des huit guerres de Religion opposant catholiques et protestants entre 1562 et 1598). Le film a dans son jeu de riches atouts (le tournage sur les fortifications de Carcassonne, les décors en studio de l’architecte Robert Mallet-Stevens, l’utilisation de la pellicule panchromatique y compris pour les intérieurs, l’interprète de François de Baynes est un véritable épéiste récompensé aux jeux olympiques, les costumes de la maison Sauvaget et les perruques de la maison Pascaud). Mais aussi de réelles faiblesses (les historiens ont rappelé qu’il n’y avait eu aucun tournoi à Carcassonne lors de la visite du jeune roi Charles IX et sa mère Catherine de Médicis et le champion d’escrime a cassé plus d’une fois son épée sur le tournage). Il n’empêche que le film possède quelques qualités, déjà en proposant un portrait moins caricatural de Catherine de Médicis, plus conciliante qu’intrigante. Ensuite et surtout en riant sous cape d’une histoire où la guerre de Religion est cet antagonisme de second plan auquel se substitue le différend sexuel conduisant des rivaux à s’entre-tuer pour le cœur d’une femme. C’est bien simple, les nobles se comportent avec la même puérilité que les appelés de Tire-au-flanc (1928), ils se battent sur les hauteurs de Carcassonne pour des rivalités sexuelles qui, dans un plan génial, laissent indifférent les habitants de la ville en contrebas. Le monde si convenu, réglé et ritualisé de l’aristocratie devient par moments un beau bordel, qui se dissipe dans l’étonnant plan final où le vent souffle et fait s’envoler les masques comme les déchets d’une histoire disparue.
Il y a d’autres insolences dans Le Bled qui est un film plus intéressant encore. La glorification de la colonisation française de l’Algérie, de toute évidence présente en plan général, ne cesse cependant d’être relativisée en plans plus rapprochés. Comme l’a montré Jacques Rivette dans le premier volet de son triptyque documentaire dédié à Jean Renoir pour la série Cinéastes de notre temps (1967) de Janine Bazin et André S Labarthe, la recherche du relatif est l’un des traits du génie renoirien. Dans Le Tournoi dans le cité, le comique des affaires de sexe bousculant le théâtre aristocratique est une marque franche du relatif. Dans Le Bled, Jean Renoir propose davantage de pistes pour diagonaliser les charges de la propagande. Ainsi, l’introduction documentaire avec l’arrivée depuis Marseille sur Alger, si elle amorce la fiction sentimentale entre le désargenté Pierre Hoffer et la jeune héritière Claudie Duvernet, se conclut malgré tout, implacablement, par la misère des enfants autochtones. Un autre moment significatif est celui où l’oncle de Pierre, Christian, exemple du gars parti sans ressources de la métropole et qui s’est enrichi en Algérie, lui explique la grandeur de la colonisation, de l’arrivée des troupes de Charles X à la fertilisation des terres algériennes. Non seulement le film prend à cette occasion allégorique des accents eisensteiniens (lorsque les tracteurs succèdent aux canons), mais les soldats ressemblent étrangement aux soldats de plomb du rêve de l’héroïne de La Petite Marchande d’allumettes. Enfin, Pierre est surtout convaincu de rester en Algérie parce qu’il sait Claudie pas loin d’ici. Là encore, la chair l’emporte, concrètement et relativement, sur les abstractions générales du discours, qui par ailleurs ici oublie que la population autochtone a été réduite avec une brutalité inouïe d’un tiers en conséquence de la colonisation.
Le Bled, s’il respecte la hiérarchie raciale distinguant la minorité coloniale occupant l’avant-plan et le peuple des colonisés relégués à l’arrière-plan, trouve de quoi tracer malgré tout des lignes de fuite. Les inserts documentaires y sont nombreux, ainsi que des inserts animaliers de toute beauté (celui des deux ânes enlacés). Pierre retrouve un ami du régiment, Zoubir, dont l’hospitalité, corrélée à la forte présence documentaire des lieux et de gens, annonce à bien des égards Le Fleuve (1951). Une pluie champêtre est battante comme le cœur bat la chamade et on reconnaît la même disposition lyrique et cosmogonique à l’œuvre dans Toni (1934), Partie de campagne (1936) et Le Déjeuner sur l’herbe (1959). Le citadin se découvrant un goût pour la paysannerie préfigure aussi Maréchal à la fin de La Grande illusion (1937). Enfin, après celle de Catherine, la poursuite finale est spectaculaire, enchaînant chasse à la gazelle, course en voitures puis à cheval et en chameaux jusqu’aux limites d’un désert digne des Rapaces (1924) d’Erich von Stroheim. De fait, Jean Renoir a réalisé avec Le Bled comme l’équivalent français d’un western et s’il avait continué sa carrière en Algérie, la proximité esthétique avec le cinéma de John Ford n’en aurait été que plus accentuée.
27 mars 2020
On purge bébé (1931)
Ah ! Toto
L'humour insolent de Jean Renoir a pu consister en ceci : tourner son premier film parlant notamment pour y faire entendre une chasse d'eau. Avec On purge bébé l'adaptation d'un vaudeville de Georges Feydeau qui date de 1910 se donne des circonstances très précises. Il faut, au moment de franchir le cap décisif du parlant, un succès à Jean Renoir et son ami le producteur Pierre Braunberger pour rassurer les financeurs à qui ils ont présenté le projet plus difficile d'adapter La Chienne d'après le roman de Georges de La Fouchardière. Tourné en une semaine, monté la semaine suivante, distribué dans la foulée, On purge bébé cartonne et le succès commercial rassure tout le monde quand il s'agit de se lancer dans l'aventure de La Chienne qui sera une autre paire de manches. Jean Renoir est un réalisateur pragmatique, il n'en est pas moins un anarchiste intuitif. Le huis-clos théâtral de l'appartement bourgeois des Follavoine où l'enfant constipé refuse de prendre sa purgation au grand désespoir de ses parents est un aquarium grossissant où y sont exaspérés les traits d'une mentalité bourgeoise pour le moins confinée.
Jean Renoir s'amuse visiblement beaucoup en jouant de la variabilité des prises (longues quand elles épousent le jeu des interprètes, courtes en imposant à la théâtralité les ruptures franches du découpage filmique) et ses acteurs aussi qui vont jusqu'à quelquefois bredouiller pour faire sentir le plaisir à incarner les archétypes (la palme va évidemment à Michel Simon dans le rôle du cocu Chouilloux mais on retient aussi la rapide apparition comique de Fernandel en cousin cocufiant). Avec On purge bébé, l'adaptation de la pièce se double ainsi de son documentaire et c'est ainsi que, dans un périmètre qui va être rapidement dominé par Sacha Guitry et autrement par Marcel Pagnol, Jean Renoir fait déjà la différence. Il se distingue aussi en ouvrant le bal depuis le regard de la bonne dont la douceur d'attitude et les regards suggestifs à l'adresse de ce pauvre Chouilloux offrent le contrepoint tendre à l'hystérie des Follavoine. Jean Renoir s'amuse également d'enregistrer avec les dialogues à double sens de Feydeau toute une mousse sonore faite de cris, souffles, râles, marmonnements, grommellements, et onomatopées dont l'écume monte en étant chauffée par le réel partout présent mais innommable : la merde. L'aquarium grossissant est aussi un cabinet d'aisance à la tuyauterie bouchée.
Entre l'évocation de Plombières-les-Bains où l'on soigne les diarrhéiques à celle Châtel-Guyon où les soignés y sont les constipés, il y a une humeur scatologique qui charrie la vérité première et dernière d'un monde où les pots de chambre sont un commerce dont les affaires subliment la réalité répugnante de ses usages et où les femmes des commerçants se plaignent d'avoir à s'occuper de l'excrétion de leurs enfants. Au final, la purgation est bue mais par le père et le fonctionnaire du ministère de la guerre qui apprend en passant qu'il est cocu. À force d'avoir été trop longtemps retenue, la merde éclabousse. La fameuse théorie du bouchon que Jean Renoir a reprise de son père au nom d'une passivité vertueuse, sagement accordée aux courants naturels du vivant, trouve alors une étonnante déclinaison dans la question concrète du débouchage des tuyaux dont le motif reviendra explicitement dans les films de guerre et d'évasion, La Grande illusion (1937) et Le Caporal épinglé (1962). Quand l'enfant Toto envoie littéralement chier le fonctionnaire du ministre de la guerre, on reconnaîtra enfin et sans hésiter le grand frère d'Ernesto, le héros du conte pour enfants de Marguerite Duras, Ah ! Ernesto (1972), adapté au cinéma par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avec le court-métrage En rachâchant (1982), digne héritier en insolence et anarchisme d'On purge bébé.
6 août 2020
La Chienne (1931)
De l'air
D'emblée, Jean Renoir annonce la couleur : un petit théâtre de Guignol avec ses marionnettes, le bourgeois Cassandre qui annonce un drame social, puis le Gendarme qui arrive en évoquant une comédie morale, avant que Guignol ne les expulse de la scène à coup de bâton en rappelant que la pièce que l'on va nous jouer n'est ni l'un ni l'autre mais une histoire sans leçon ni morale, pleine de pauvres hommes qui ressemblent aux spectateurs comme à des frères. C'est donc cela La Chienne, ni un drame social ni une comédie morale mais un peu des deux en même temps. La Règle du jeu (1939) tiendra de la « fantaisie dramatique » ou du « drame gai ». Une fiction de l'entre-deux dont les balancements sont des boitements et des déboîtements, des boiteries qui brouillent les conventions marquant les genres, bousculent les repères, font vaciller les certitudes du spectateur.
L'adaptation cinématographique du roman éponyme de Georges de la Fouchardière affiche ainsi sa théâtralité. Assumée, elle se poursuit en effet avec l'encadrement d'une scène de repas professionnel étonnamment filmée depuis le passe-plats, elle se prolonge encore avec la scansion donnée par toutes ses embrasures de fenêtres ajointant plusieurs espaces scénographiques, pour se conclure avec le retour fantaisiste du petit théâtre de Guignol en plein milieu d'une rue de Montmartre. Le petit théâtre s'expose d'entrée de jeu également avec l'ouverture antique et parodique de Boudu sauvé des eaux (1932), dont la vérité première est la vérité dernière de l'auteur de l'ultime Petit théâtre de Jean Renoir (1970). La théâtralité est un opérateur esthétique de mise en relation des sites éloignés comme des tonalités contraires : par exemple les intérieurs construits dans les studios de Billancourt et les extérieurs montmartrois du côté de la place Émile-Goudeau ; par exemple le grillage des caisses derrière lesquelles s'activent des employés à la triste mine et les belles vitrines exposant les dernières œuvres de peintres aux identités douteuses ; par exemple le comique des scènes de ménage et l'horreur nue de la pulsion criminelle. Jean Renoir goûte ainsi la gamme infinie des différences au risque du différend public et critique, favorable aux mélanges impurs d'une cinématographie qui sait bricoler dans l'intervalle du théâtre stylisé et du documentaire social.
C'est pourquoi il n'y a pas dans La Chienne un seul espace qui n'apparaisse pas confiné et étriqué, miné par le même air gris et vicié qui traverse en effet le bureau de la bonneterie où officie le caissier Maurice Legrand comme les galeries d'art où se monnaient cher des œuvres sans auteur, l'appartement où l'employé de bureau est martyrisé par sa compagne comme le petit meublé où il entretient sa maîtresse Lulu en se faisant passer pour l'artiste-peintre qu'il est et n'est pas à la fois. L'air est vicié en effet, saturé des humiliations qui circulent entre des personnages qui n'ont qu'un affect en commun, qui n'est autre que la haine. De fait, Maurice Legrand est moqué par ses collègues tout autant que par sa femme acariâtre qui lui préfère le souvenir de son défunt mari censément mort en héros sur le front, ce qu'il n'est pas comme on le découvrira. Quant à sa maîtresse, Lulu, elle est molestée, battue et insultée par son maquereau Dédé qui la pousse à tirer le maximum de son nigaud d'amant qui, découvrant le pot-aux-roses (elle fourgue les toiles à Dédé qui les revend aux marchands d'art), subit une nouvelle humiliation qui est celle de trop.
Humilié par sa femme, va encore, mais par sa maîtresse qui lâche en riant à gorge déployée son dégoût du pauvre homme qu'elle trompe au nom de l'amour vache qu'elle voue à Dédé, c'en est trop pour celui qui passe à l'acte en laissant attribuer la responsabilité de son crime à son rival. C'est ainsi que la « chienne » du titre, si sexiste soit-il, n'apparaît pas moins animal que l'homme qui la tue comme une bête sauvage, tout en se soustrayant avec un rare cynisme à des responsabilités pénales incombant par subterfuge au salaud qui, s'il était le maquereau de la victime, n'en demeure pas moins innocent de son meurtre. Comme dans Le Crime de monsieur Lange (1935), La Règle du jeu (1939) et Le Journal d'une femme de chambre (1946), le personnage le plus faible peut être le vecteur d'une pulsion de mort qui, impersonnelle, traîne dans l'air vicié en minant les poumons de ceux qui le respirent. Sauf qu'ici, la faiblesse est une apparence, un théâtre imperceptible et plus subtil que les manières fortes du pauvre mec condamné à mort pour l'échec social qu'il représente aux yeux des jurés bourgeois, une parade masquant une volonté criminelle plus sévère que la brutalité du maquereau. Ce dont se souviendront Fritz Lang en tournant avec La Rue rouge (1945) le remake hollywoodien de La Chienne, puis Claude Chabrol avec Que la bête meure (1969).
Le meurtre de Lulu dans La Chienne est une séquence qui reste encore incroyable aujourd'hui, capable de témoigner du plus sordide tout en jouant des ressources de suggestion du hors-champ. La répétition du gros plan du coupe-papier marque la double frappe mentale de la pulsion de mort qui s'actualise dans une ellipse révélant le cadavre ensanglanté d'une femme étendue sur son lit souillé, son tueur lui couvrant le visage de baisers comme s'il lui léchait le sang. En bas, les badauds se rassemblent autour d'un trio des rues qui joue et chante un vieil air parisien, cela respire l'air du réel. Dans les hauteurs du studio, le vampirisme nécrophile est manifeste, brûlant, seulement tenu à distance par l'embrasure de la fenêtre. Et, sur son rebord, un chaton noir dont l'animalité offre le paradoxe d'un tendre contrepoint aux grumeaux de la bestialité humaine. Lulu peut alors rejoindre Lili (La P'tite Lili d'Alberto Cavalcanti en 1927 avec Catherine Hessling mais aussi Jean Renoir, adaptation de la chanson La P'tite Lili composée en 1912 par Ferdinand-Louis Bénech et Eugène Bavel), mais aussi Loulou (Loulou de Georg W. Pabst en 1929 avec Louise Brooks) et Lola-Lola (L'Ange bleu de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich en 1930), en attendant les héroïnes respectives de Lola Montès (1955) de Max Ophüls et Lola (1960) de Jacques Demy. dans une constellation de la « femme fatale » aimantée par le souvenir du démon Lilith dont la tradition médiévale et judaïque racontait qu'elle était la première femme d'Adam avant Eve, revalorisée depuis par les peintres préraphaélites et les féministes de « Choisir la cause des femmes » en 1971.
La fonction des fenêtres est à considérer à l'aune de La Chienne dans toute sa nécessité esthétique, puisqu'il s'agit de faire passer un peu d'air frais dans des espaces confinés caractérisant des milieux étriqués. D'un côté de la rue, un couple ranci se chamaille avec une aigreur coutumière mais, en face, une mère fait tranquillement son ménage et une petite fille apprend le piano. La fenêtre fait passer un peu d'air, oui, mais elle divise aussi les espaces (entre le dehors impressionniste de la chanson de rue et le dedans saturé du sang de l'appartement de studio). Comme, par prolongement et extension mimétique, les figures qui les habitent, tous clivés, tous duplices, le caissier qui se rêve peintre et dont les toiles sont reconnues et monnayées sans lui, sa maîtresse préférant aimer le souteneur qui la brutalise que l'employé de bureau qui sans le savoir les fait vivre, la veuve qui découvre que son premier mari n'est pas mort à la guerre, celui-là et le héros qui se retrouvent à la fin en sans-abris préférant au théâtre vicié de la vie de bureau ou domestique les haillons d'une clochardise assumée en toute liberté. L'appariement du naturalisme et de l'impressionnisme, Eric Rohmer y reviendra avec son premier long-métrage, Le Signe du lion (1959-1962). Avec la fin du film de Jean Renoir, s'ouvre enfin une piste libertaire empruntée avec plus d'évidence par Boudu tourné l'année suivante, offrant une nouvelle fois à Michel Simon l'occasion de faire montre d'un immense talent qui sait justement frayer dans le monstrueux.
Pour résumer, dans La Chienne, les faibles se révèlent d'inimaginables criminels machiavéliques, le sort des forts consiste à ce qu'ils soient condamnés à mort pour la mauvaise image qu'ils renvoient d'eux et les œuvres d'art vivent une vie sans auteur dans la circulation marchande et le circuit de l'argent. La puissance des images renoiriennes consiste bien dans un jubilatoire brouillage des clichés, que redouble l'observation à la fois lucide et fascinée d'un monstrueux que la vie en société a depuis longtemps banalisé. Dans La Chienne aussi, les morts ne le sont pas vraiment, les individus changent d'identité sociale comme les serpents de peau ou les chats ont plusieurs vies, tandis que la vie impersonnelle, inorganique et intempestive de la pulsion se fixe sur des objets partiels (le coupe-papier) et des machines (les horloges, le piano mécanique que l'on retrouvera dans La Règle du jeu).
Le cinéma le plus vivant, celui où l'air circule le plus, n'ignore vraiment rien de ce que la vie se confond, en raison même de ses agencements prothétiques et de son machinisme, avec le non-mort dont la pulsion nomme la souveraine et indifférente précipitation – sa vérité catalytique.
17 mars 2020
La Nuit du carrefour (1932)
La nuit tous les gars sont
gris
La Nuit du carrefour, quand on y repense, de quoi se souvient-on ? Des images imprécises, floues, entêtantes. Les réminiscences vagues d'un drôle de rêve. Une route de campagne qui disparaît au fond dans l'épaisseur grise du brouillard, une pluie battante qui fait lever dans l'air un paysage de boue, le fracas d'une course-poursuite dans la nuit au bord de l'implosion, une enquête criminelle engluée dans une pâte humaine impure et grumeleuse, une atmosphère au couteau où les indices apparaissent comme des phalènes avant de disparaître sur fond noir, un somnambulisme des figures pâles qui flottent entre le type abstrait et l'acteur qui concrètement l'incarne. Une odeur de terre mouillée, une sensation de cauchemar. Une matité de l'image et du son, accordée à un récit troué.
La deuxième adaptation cinématographique d'une enquête du commissaire Maigret est l'un des films les plus étranges de Jean Renoir, qui a d'ailleurs si peu intéressé André Bazin qu'il n'a pas écrit à son sujet tandis que Jean-Luc Godard y a vu au contraire non seulement le plus grand film policier du cinéma français mais un très grand film d'aventures. Les anecdotes sont nombreuses pour expliquer l'étrangeté d'un film qui semblerait de prime abord si éloigné de l'impressionnisme libertaire d'un réalisateur qui allait enchaîner en tournant Boudu sauvé des eaux (1932). Aux côtés de Jacques Becker dans le rôle de l'assistant de réalisation, le futur théoricien du cinéma Jean Mitry a raconté avoir perdu deux bobines entre le laboratoire de développement et la salle de montage. D'autres éléments ont été rapportés, des erreurs de continuité dues à la script-girl, des incidents techniques causées par les intempéries et les soûleries auxquelles se serait régulièrement adonné Jean Renoir sur le tournage. L'un des biographes de Jean Renoir, le critique Pascal Mérigeau, soupçonne la véracité du récit de Jean Mitry tout en rappelant que le roman de Georges Simenon n'est pas non plus l'un des moins embrouillés qu'il ait écrit. Depuis, le mystère n'a pas désépaissi.
C'est l'un des beaux paradoxes de cette Nuit du carrefour dont l'opacité intrigue justement en contrariant la clarté de son intrigue policière. Intrigue (un monde sensible dont la matérialité est si prégnante qu'elle engloutit des pans entiers de fiction) contre intrigue (le récit policier dont le postulat consiste à partir de l'obscurité pour remonter le cours de l'éclaircissement). D'un côté de la « fable contrariée » comme le dirait Jacques Rancière, Jean Renoir s'amuse comme toujours des trafics du faux avec ce petit théâtre coincé au carrefour d'Avrainville dans l'Essonne (en réalité la « Croix Verte » à Bouffémont dans le Val-d'Oise) où s'agitent et gesticulent faux pompistes et garagistes, vrai couple danois qui ment cependant sur la nature familiale de ses relations, ainsi qu'un agent d'assurances qui surjoue sa bêtise de Français moyen en faisant partie de la combine. L'assassinat du diamantaire juif néerlandais puis de sa femme donne ainsi l'impulsion d'un monde révélé au carrefour du faux (du côté d'une fiction qui a la préoccupation de l'affabulation) et du vrai (du côté de l'enregistrement documentaire des extérieurs franciliens alourdis par l'hiver).
La nuit, tous les gars sont gris, de quel côté de la
loi qu'ils soient.
De l'autre, le cinéaste libertaire s'amuse à n'en faire qu'à sa tête, il multiplie les parenthèses, les crochets et les sorties de route, se lançant ici dans une course-poursuite nocturne et contemporaine de celle à la fin du Testament du docteur Mabuse (1932) de Fritz Lang, expérimentant là une dilatation des scènes où s'engorgent étrangetés (la danoise opiomane en poupée contemporaine de la victime de Vampyr tourné en France par Carl T. Dreyer la même année) et cocasseries (les manières artificielles des garagistes, le sourire sardonique du frère Pierre Renoir dans le rôle de Maigret). L'accent danois d'Else Andersen jouée par Winna Winfried, anticipant celui d'Anna Karina chez Jean-Luc Godard, fait non seulement entendre une inflexion altérant la clarté de la langue française, mais elle rappellerait également l'origine culturelle de l'estrangement (Hans Christian Andersen, Jean Renoir connaît bien puisqu'il a adapté en 1928 La Petite marchande d'allumettes).
Au carrefour du réalisme et de l'onirisme, le récit policier se fait conte de fée, avant Lost Highway (1996) de David Lynch et L'Homme de Londres (2007) de Béla Tarr. Quant à la littérature de Georges Simenon, poussée dans les retranchements d'une adaptation jamais servile, elle montre que son réalisme relève autant des féeries du nord que des cauchemars métaphysiques de Georges Bernanos.
18 mars 2020
Boudu sauvé des eaux (1932)
Panique et diplopie
Le prologue est drôle et le rire est audacieux. On y voit en effet danser un faune, qui tente avec sa flûte de séduire la nymphe derrière laquelle il court en vue de la lutiner. Le décor est une pauvre toile peinte, la petite scène est affublée de deux colonnes de carton-pâte bousculées dans une maladresse assumée par l'acteur principal, Charles Granval, qui est aussi à l'époque sociétaire de la Comédie-Française. Le naturalisme associé à Jean Renoir en prend un sérieux coup au derrière et c'est irrésistible. Le démon du théâtre satyrique attraperait ainsi par la queue le récit naturaliste en faisant de la main-mise bourgeoise sur la culture antique et ses fantasmes d'atticisme un magasin de farces et attrapes. Le naturel ne tient dans le cinéma renoirien qu'à apparaître comme l'artifice qu'il ne peut cacher davantage, pareil à un démon sorti d'une fente obscène qui est l'écart propre au cinéma entre la théâtralité de la représentation et sa monstration en prise de vue documentaire.
Jean Renoir est le plus classique des cinéastes français parce qu'il est le plus moderne et réciproquement. À cet égard, Boudu sauvé des eaux est l'un de ses premiers chef-d'œuvre. Produit et génialement interprété par Michel Simon, le film de Jean Renoir est une apologie tranquille de l'anarchisme et Jean Vigo s'en souviendra quand il tournera deux ans plus tard L'Atalante avec le même acteur dans le rôle du père Jules. Mais si l'anarchisme est plus remuant et turbulent, plus tragique aussi chez le fils de Miguel Almereyda et auteur de Zéro de conduite (1933), l'esprit libertaire est une comédie qui fait du vagabond chaplinesque l'avatar moderne du satyre. Pan ou Faunus, Boudu met littéralement en panique le couple Lestingois qui l'héberge après que le mari, libraire de son état du côté du quai de Conti, ait sauvé de la noyade le héros qui s'est depuis le pont des Arts jeté dans la Seine. Précisons tout de suite que la panique relève ici du genre strictement sexuel, Boudu charriant avec lui des eaux et des griseries qui vont monter et ruisseler dans la maison comme si la Seine en crue s'y déversait elle-même en la transformant en bateau ivre.
Classique, Boudu sauvé des eaux l'est en jouant classiquement les unités de lieu, de temps et d'action. De la maison Lestingois le film extirpe les scènes caractéristiques de la vie quotidienne de la petite-bourgeoisie d'alors, avec Édouard son maître de maison qui fricote en douce avec la domestique Anne-Marie, tandis que l'épouse prénommée Emma (un prénom mérité aux yeux de celui qui tournera un an plus tard une adaptation de Madame Bovary de Gustave Flaubert) est une bourgeoise désœuvrée par l'inattention à laquelle la voue son mari, y compris sur le plan sexuel. Théâtral, le film de Jean Renoir adapté d'une pièce éponyme de René Fauchois (elle-même inspirée du dramaturge toscan Augusto Novelli) l'est assurément, il surenchérit même sur cette théâtralité en suivant deux directions complémentaires. D'un côté, le jeu diversement appuyé des acteurs connaît bien sûr son summum burlesque avec Michel Simon rivalisant de grimaces et de simagrées, moderne Diogène. Il laisse autant voir aussi des individus tenter de coller laborieusement à leurs rôles sociaux (avec le bourgeois cultivé épris de littérature, la domestique qui se réjouit d'avoir Monsieur dans son lit, et Madame qui traînasse et s'ennuie dans une forme froide et rentrée d'hystérie) et des acteurs saisis en train de s'amuser du jeu de l'autre (quand Charles Granval oblige pour rire Michel Simon à répéter ses borborygmes ou quand, dans le rôle d'Anne-Marie, Séverine Lerczinska ne peut s'empêcher de jeter des coups d'œil à la caméra).
C'est comme si le spectateur louchait, autant amusé par des personnages qui sont à eux-mêmes leurs propres caricatures que par des acteurs qui se réjouissent. À ce premier effet de diplopie répond un second qui accentue bien avant Le Carrosse d'or (1952) l'idée d'une mise en abyme généralisée, amorcée par le prologue comique et satyrique. D'un autre côté, on relève la combinaison de plusieurs éléments formels : le recours répété du cadre dans le cadre exemplifié par le motif renoirien par excellence qu'est la fenêtre ; l'usage des couloirs dans l'appartement autorisant avec la profondeur de champ de jouer entre les avant-plans et les arrière-plans ; le développement du champ sonore avec ses phénomènes de circulation de part et d'autre du cadre jusqu'à la dissipation relative des dialogues dans le bruit ambiant. Moyennant quoi, la théâtralité est si bien assumée qu'elle se voit comme poussée jusque dans ses extrêmes limites. Les cadres se multiplient, les scènes aussi qui non seulement sont toutes reliées, la chambre de Monsieur et celle de Madame, la cuisine et l'antichambre, les appartements privés et la librairie, la maison des Lestingois et la rue de l'autre côté de la vitrine, jusqu'au pont des Arts au-dessus de la Seine, mais aussi fonctionnent en cercle concentrique. Le théâtre est partout, in et off, dans l'image et hors l'image, qui excède la limite des plans en avérant le privilège renoirien d'un cadre moins centripète que centrifuge. La théâtralité est radicalisée de telle sorte que le cinéma en finit lui-même par sortir de ses gonds, comme l'évier rempli de vaisselles déborde de l'eau du robinet ouvert par Boudu qui a bien sûr oublié de le refermer.
Panique chez les Lestingois. La culture bourgeoise repose sur l'hypocrisie admise des avantages patriarcaux et des partages hermétiques (du point de vue du mâle dominant qui a deux femmes, l'épouse pour la vitrine et la servante pour l'arrière-cuisine), elle se retrouve brouillée par Boudu qui est un démon des renversements (il casse tout, met cul par dessus tête, bouscule les conventions) et des inversions (il mélange les usages pour les moquer et confond les femmes qui sont interchangeables en effet). Diplopie chez les spectateurs. Le cinéma (renoirien) révèle qu'il est en effet du théâtre au carré. Le théâtre s'expose en sur-cadrant la théâtralisation intrinsèque à la vie sociale. Il se montre également en tant qu'il est documenté par le film lui-même jusqu'à documenter les effets qu'il exerce sur le réel, qu'ils soient sensibles (les badauds rassemblés derrière la vitrine pour voir le film se faire) ou moins perceptibles (Boudu se promène au début dans la rue filmé en longue focale dans une prise de vue qui projette Michel Simon dans une vue Lumière). Lubricité généralisée, dans la fiction comme dans sa représentation, avec les eaux de l'excitation sexuelle que Boudu fait écumer, dans le mélange impur des genres hétérogènes (théâtres bourgeois et satyrique, comique burlesque et impressionnisme documentaire, fiction théâtralisée et théâtralité au carré).
Oui, Boudu sauvé des eaux est un film classique d'une étonnante modernité, avec ses gags en hommage à Charlie Chaplin (le vagabond reverse l'argent d'une aumône involontaire au bourgeois qui fait croire qu'il a les poches percées) comme avec ses saillies intempestives dont se souviendra Jean-Luc Godard (c'est par exemple le poète sur son banc, furieux et incompréhensible, joué par l'assistant du cinéaste, Jacques Becker). Et puis « Les Fleurs du jardin » de Léo Daniderff, chanson dans l'air du temps et tube bébête bon pour l'inconscient. Enfin, le film ne raconte pas grand-chose, presque rien, entre deux tentatives de noyade plus ou moins assumée un homme glisse à la surface du monde. Boudu coule entre les mondes sociaux comme l'eau fuit des tuyaux percés et aucun cadre social ne peut en canaliser la libre fluence. Le billet de loterie gagnant, le mariage avec Anne-Marie ne sont pas pour lui, la fixation et la stabilité ne font pas son désir. L'eau est le fil dont le cours inspire toujours Jean Renoir, on l'a vu avec La Fille de l'eau (1924), on le verra encore dans Partie de campagne (1936), The Southerner – L'Homme du sud (1945), The River – Le Fleuve (1950) et Le Déjeuner sur l'herbe (1959). L'eau est le flux par excellence et Boudu est son ange, son être mythique (et peut-être même la relève onirique du héros meurtrier du film précédent, La Chienne en 1931, incarné par Michel Simon), le démon d'un naturalisme qui est profondément un vitalisme.
L'homme qui a tué sa chienne est devenu celui qui perd le goût de vivre en perdant son chien. C'est qu'il est lui-même un chien comme l'a été Diogène de Sinope qui préfère la compagnie des canidés à celle des humains. L'animal barbu et blond à la fin ne retrouvera pas le chien noir et frisé qu'il a répudié et pour lequel il s'est foutu à l'eau. À la place c'est une chèvre qui rappelle à l'homme-chien du cynisme pris à la lettre (le kunisme diogénique) qu'il est aussi un satyre bacchique, compagnon de Dionysos. La chèvre bêle cependant autre chose, c'est quasiment imperceptible : le bouc du tragos est l'animal totem des boucs émissaires, toujours susceptibles d'être sacrifiés.
Le vagabond n'est un être mythique qu'à avoir fait les frais d'un meurtre originaire que la bourgeoisie est toujours prête à recommencer, au nom des impératifs exigés par sa propre conception de la générosité, du patronage et de la charité.
25 février 2020
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