S'il y a bien un cinéma qui nous donne à respirer en un temps où l'asphyxie déborde largement le périmètre de la crise sanitaire, c'est le cinéma documentaire. Le documentaire n'est pas un genre, c'est l'une des modalités circonstanciées de son régime de vérité. Le versant documentaire du cinéma est en effet celui qui peut donner des nouvelles du monde en proposant les formes qui en portent le témoignage singulier, images et sons dont les rapports, accords et désaccords s'expérimentent à l'épreuve renouvelée du réel. Le réel s'impose ainsi comme la condition de possibilité du cinéma documentaire, son arkhè, par là où il commence et ce qui commande qu'il recommence à chaque fois que l'on affirme l'inépuisable du monde. Alors que le cinéma de fiction en privilégie l'option tantôt par saturation (l'industrie des blockbusters est engagée dans une surcapitalisation proportionnelle à l'appauvrissement tendanciel des imaginaires), tantôt par déliaison (l'auteur d'une certaine idée du monde tourne le dos à ses réalités au bénéfice de la promotion signée de son nom), le cinéma documentaire a encore des histoires à nous raconter qui sont les récits nécessaires à habiter le monde et dont les habitants sont l'incarnation.
Tenir au monde réel par les fictions constituantes de ses habitants et y demeurer quand il ne s'agit pas d'y persévérer lorsque la tendance est à l'immonde : voilà ce que montrent les films documentaires qui, en dépit d'une économie réduite invitant aussi à plus de liberté, ne cèdent ni sur l'inscription ni sur l'écriture - autrement dit ni sur le réel qui est l'imprévisible, ni sur les traces spectrales qui en assurent les temporalités complexes et différées.
Des raisons de croire au monde, on ne cessera jamais de le répéter : c'est la vocation documentaire du cinéma quand le témoignage des beautés et des blessures réelles engage, avec la dignité des personnes filmées, l'invention des formes sensibles vérifiant que les rigueurs esthétiques portent aussi des exigences politiques. Le printemps qui est la saison du refleurissement l'est donc autant pour un cinéma confiné qui n'a pas moins besoin de respirer. Confiné pour des raisons sanitaires, le cinéma l'est aussi intrinsèquement quand les surenchérissements volontaristes de l'imagination sont un empire représentant trop souvent une mutilation des rapports dialectiques entre documentaire et fiction. Le cinéma l'est encore et autrement quand les pressions au formatage télévisuel, mais aussi un certain suivisme de codes issus de l'art contemporain, entraînent au simulacre documentaire face auquel même les festivals les mieux intentionnés ne sont pas toujours protégés.
Une association comme Images en Bibliothèques propose annuellement une liste des films recommandés lors de la manifestation du Mois du Film Documentaire et son établissement est le fait de sa commission nationale composée de vidéothécaires et d'acteurs des catalogues de référence, CNC (Images de la culture) et BPI (Les Yeux Doc). Images en Bibliothèques constitue une formidable plate-forme pour permettre d'apprécier, malgré les difficultés de visibilité des films, la réelle vitalité du cinéma dans la perspective de son versant documentaire. C'est notamment grâce au travail de l'association que le printemps est arrivé, revenant en 2020 puis en 2021, pour nous aider à retrouver notre souffle à l'aide des films dont l'enthousiasme a pour condition le réel et pour transcendantal le documentaire. Le printemps du cinéma n'est plus un slogan commercial quand un art persévère à voir et à donner à voir que le monde est un dehors plus grand que les dedans anémiés ou saturés de ses confinements.
17 mai 2020 - 16 mai 2021
Pour l'amie sociologue du réalisateur, il existe trois types de sortie quand on est un Palestinien vivant dans un camp libanais comme le copain Reda qu'il filme depuis dix ans : la drogue, la lutte armée, l'émigration. Mahdi Fleifel se propose d'en ajouter un quatrième : l'iconisation. Noir et blanc et format « Scope », effets tremblés et raccords cut, citation de la Barcarolle d'Offenbach et ambiance inquiétante (il faut toujours se méfier des films qui préfèrent à l'ingénieur du son le sound-designer). Comme Reda a une grosse ressemblance avec Robert De Niro, en faire une espèce de Jake La Motta palestinien est une tentation visiblement irrésistible. Quand le réel revient tambouriner à la porte, le réalisateur exilé au Danemark ne sait plus quoi faire. Alors il bégaie les images de l'horreur de telle manière à ce qu'elles exposent le désaveu éthique du poseur arty.
Toute biographie tient du roman et tout récit généalogique relève de l'enquête policière. Un grand-père italien parti s'établir à New York dans les années 60 et qui est mort assassiné à la fin des années 70, voilà une énigme familiale ouverte à qui en désire la résolution. L'énigme, Giacomo Abbruzzese en hérite en en faisant l'objet d'un film mené comme une enquête mobilisant classiquement preuves (films super 8 transférés sur VHS, photographies et diapositives) et témoins (de part et d'autre de l'Atlantique). Si l'enquête est policière, c'est qu'il y a eu un crime mais celui-ci est d'un type particulier qui caractérise l'opacité propre à toute filiation.
Une fois que le réalisateur a fait un sort aux réflexes mythologiques accompagnant une propension romanesque (Claudio a beau ressembler à Joe Pesci dans un film de Martin Scorsese, il n'est pas mort comme Al Pacino dans L'Impasse de Brian De Palma), le crime apparaît enfin pour ce qu'il est : un fait divers même pas consigné dans les journaux. L'enquête policière laisse place alors à la quête existentielle (avec le goût du nomadisme partagé avec une tante) et l'énigme s'efface au profit du mystère d'une vie aux multiples ramifications (Giacomo Abbruzzese se découvre un sympathique oncle d'Amérique). Si fait sens la référence finale à Batman (l'assassinat par balle des parents comme fondation mythologique), l'ombre de Luigi Pirandello l'emporterait pourtant, celui de Un, personne et cent mille, des identités plurielles et conflictuelles et des « plis singuliers du social » dont parle le sociologue Bernard Lahire dans son analyse de la complexité de l'individu.
Si le crime c'est l'abandon qui nourrit les fantasmes et les blessures, le contre-don consiste à préférer à l'énigme d'une vie son mystère persistant. Comme un éclaircissement sous la pluie qui à la fin s'offre doucement au regard de la mère du réalisateur.
L'imaginaire de la start-up nation cède vite devant la réalité stricte de ses lieux : ici c'est la Fury Room, espace pour tout casser dédié aux cadres qui pourraient bien péter un câble ou la gueule à leurs managers. Le film produit dans le cadre des formations assurées par les Ateliers Varan est aussi à l'étroit dans son format TV Strip-tease que le jeune prolétaire qui s'occupe de tout dans un local réduit au risque de l'accident de travail, quand ce n'est pas l'asphyxie (paradoxe : on respire infiniment mieux dans l'ancienne mine de Storgetnya d'Hovig Hagopian). Le jeune homme emporte pourtant la mise en incarnant à la fois une figure du nouveau prolétariat contemporain et la réjouissance d'écouter du Mozart avant de pouvoir enfin devenir pompier : c'est-à-dire être utile à la vieille dame en lui ramenant son chat. Le visage inentamé d'un gamin surexploité oppose un vif démenti à la fausse jeunesse du startupper en chef, enfant naturel du vieux Giscard.
L'avis de la plateforme Tënk sur laquelle est disponible le film de Pierre Boulanger promet que son film sait éviter l'écueil du patronage. Pourtant, Bachar à la ZAD fonctionne sur le registre bêtement édifiant de l'exemple instructif. Le titre est rigolo et le couple formé par Adil et Bilel est éminemment sympathique, c'est la prime au réel et là n'est pas la question. Le problème consiste plutôt dans l'étroitesse des raccords qui font passer des gamins de banlieue en pays exotique lorsque l'animatrice d'un atelier théâtre les emmène à Notre Dame des Landes, à la conscience d'une solidarité populaire des zones à défendre incluant le quartier de Grigny où ils habitent. La prime au réel se réduit alors à un empirisme au rabais : un peu d'expérience vécue et hop, le tour est joué. L'édifiant consiste donc dans la reprise indiscutée du vieux réflexe marxiste de la prise de conscience. Sauf que la survalorisation de l'empirisme induit, de facto, une dévalorisation de la politique, homogène au consensus post-politique actuel.
Qu'est-ce qu'un usager quand on ne le considère pas seulement comme le titulaire d'un service public ? Celui ou celle qui a l'usage de soi et dont l'usage est un souci, soit une vie inséparable de sa forme. Pour l'usager, la relation n'est pas d'appropriation mais d'exposition à un désœuvrement originaire, une intimité sans relation sinon avec un inappropriable, un exil de soi auprès de soi-même. Qu'est-ce qu'une bibliothèque ? L'espace public qui accueille ses usagers en recueillant le mystère de leurs usages, au-delà toute raison pratique, motivation intéressée ou utilité. Au-delà même de la notion de service.
Il ne s'agit pas ici d'épuiser un monde social par souci d'exhaustivité monadologique comme chez Frederick Wiseman. Le beau film de Clément Abbey qui se concentre au niveau du premier étage de la BPI préfère retenir ses tentations formalistes – travelling latéraux à la Resnais, profondeur de champ soumis aux symétries architecturales des photographies d'Andreas Gursky – quand son tact se voue aux usages de soi des usagers. Un tact amplifié par le chuchotement prescrit dans les échanges à l'intérieur de la bibliothèque. La propension esthétisante se voit ainsi rédimée par une grande question éthique. Chaque usager rencontré figure en effet une singularité quelconque, autrement dit l'exemple d'une forme de vie à nulle autre pareille. Des êtres tels que nous importe leur quel, voilà à quoi se dédie Bibliothèque publique : des amis de trente ans, une vieille dame qui traque un indice dans une chanson improbable, un passionné d'histoire, une femme réjouie d'écouter du baroque, un pianiste acharné, trois étudiants qui travaillent ensemble sur ce qu'est la notion de démocratie.
Des parlures, des sourires, des postures : des signatures. Et le film moins de créer des relations entre eux qu'il fait entendre à distance les résonances - qui sont des affaires de délire et de désir, qui sont des mystères - qu'il y a entre les usagers dont les usages sont des manières et des mondes. Des styles de vie qui sont des formes de vie. Le contraire du lien social dont la valeur consensuelle fonde le cœur limité de la sociologie de Serge Paugam.
La globalisation a un goût de café particulier. Deux frères colombiens se lancent à l'assaut du marché chinois avec, en poche, une marque de café mais le pays est aussi vaste qu'un continent et sa préférence va traditionnellement au thé. Pressés de tout côté par les acteurs de la chaîne économique, clients, vendeurs et torréfacteurs, les apprentis capitalistes expérimentent l'écart qu'il y a entre une imagerie publicitaire nourrie de comics et dédiée au super-héros échappé d'une vie ordinaire et la réalité qui substitue à l'évasion rêvée une capture au nom de la règle d'une concurrence forcenée et faussée. Coffee Man consigne la désublimation progressive sans en rajouter dans la description de son processus. Le capitalisme est un sacerdoce ingrat, une vie de solitude qui embrouille les fraternités. Un frère qui passe son temps à jouer perpétuellement au représentant de commerce et l'autre travaille à peaufiner dans le détail une image de marque avec une obsession névrotique. Jusqu'au carton final qui nous apprend qu'avec la mondialisation et la réussite éclair qu'elle promet, il y a de plus en plus d'appelés et proportionnellement toujours aussi peu d'élus.
Kimie Tanaka a de belles idées quand le storytelling publicitaire devient l'aveu off des chimères avant les désillusions. Ou bien quand un chat blanc occupe à peine le vide existentiel de l'un des deux frères. Et puis la réalisatrice sait intimement de quoi elle parle. Kimie Tanaka est en effet d'origine japonaise, elle a étudié l'analyse économique en Inde, à New York et à Singapour avant de s'installer à Lyon en tournant entre deux documentaires des clips et des pubs (pour les bonbons Haribo comme pour une marque de café disparue répondant au nom de... Coffee Man).
L'île de la Réunion est moins un trait d'union (entre la métropole et les outre-mers) qu'un lieu de contradiction. La pauvreté d'un territoire périphérique y côtoie en effet les nouvelles constructions immobilières ; le poids du colonial oblige encore à des migrations déstructurant les familles. Soutenue par Petit à Petit Production qui suit les dernières réalisations de Claire Simon, Olivia Martin a peu l'esprit d'un Jean Rouch quand elle aligne les opinions critiques, certes moins rêches aux oreilles quand elles s'énoncent en kréol réyoné. Elle en a davantage en s'aventurant à filmer sur les côtés, par exemple en suivant la piste des chiens ou bien en captant une cérémonie seulement au niveau des pieds de ses participants.
C'est un premier film et on n'y voit que la naïveté des intentions. La revendication répétée des particularismes culturels déboucherait presque sur une forme de « séparatisme » (pour reprendre ironiquement le vocable consensuel en vigueur), si elle ne s'arrêtait pas sur le seuil obligé des soutiens institutionnels hexagonaux, Scam et Sacem, Angoa et CNC.
Le sexe est ce dont on parle sans arrêt. Le sexe est non seulement un discours qui porte sur la sexualité, mais également une pratique discursive qui accompagne l'histoire de la consécration de l'individu depuis l'antiquité gréco-romaine. Le sexe est partout aujourd'hui mais, comme l'a montré Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité, sa vérité est divisée entre une morale médicale (scientia sexualis) et une technique des plaisirs (ars erotica). C'est le second aspect qui intéresse Lysa Heurtier Manzanares quand elle invite une dizaine de personnes à lui parler de sexe. Elle renoue ainsi avec le dispositif de l'aveu mais le sujet qui parle en même temps qu'il est le sujet de ce dont il parle n'est pas celui du christianisme ou de la psychanalyse. On pourrait dire alors que le cinéma a inventé son champ propre de l'aveu mais en préférant ici au sexuel, qui sature la sphère médiatique, les fragments de l'érotique.
Récits de soi en plein air et durée des plans, jeu optique du zoom avant et arrière et variations lumineuses des parcs et jardins où se jouent les scènes de l'aveu : l'intimité s'expose et son visage expose, avec la confiance nécessaire à l'aveu, la parole renouvelée des rapports de l'individualité et de la sexualité. Si le sexe est une énigme qui peut s'interposer entre soi et soi, l'érotique en serait la résolution mais son aventure exige de hasarder une expérimentation dont la construction est sans modèle. Aller au-delà des réflexes viriles, des positions sexuées, des traumas ou de l'emprise maternelle participe ainsi de l'aventure de soi. On note cependant le consensus autour de la pénétration, un mot indiscuté par les témoins masculins et féminins, hétéro comme homo, alors que le terme a été largement remis en question, par Jean-Luc Nancy (le corps pénétré est un corps blessé) comme par Maïa Mazaurette (qui suit Bini Adamczak et Martin Page en lui préférant le néologisme de circlusion).
Le flou des souvenirs dépose sa brume émolliente sur le film qui s'en inspire. Anastasia a le mal du pays natal, la Russie de ses parents. La mort de son père l'invite à prendre la route et ainsi conjurer une hantise qui a pour image originaire et fondatrice une inscription mystérieuse sur le mur d'une maison : Satan. L'usage récurrent du logiciel Google Earth rythme le road-movie ralenti entrepris par Anastasia et ses deux copines en lui rappelant en même temps son impossibilité native : le pays perdu est le « dépays » dont l'imaginaire nourrit, Russie oblige, une « nostalghia » intarissable. La réalisatrice a beau scénariser les valses hésitations de la mémoire et de l'immémoire à partir des réflexions d'Anastasia ; elle a beau demander à son opératrice Marine Atlan de filmer les trois jeunes femmes comme si elles étaient des personnages de fiction : rien n'y fait. Le pays qui existe moins qu'il consiste comme idéalité devient celui d'un film qui existe à peine davantage et dont l'idée est une inconsistance évanouissante, balayée par les neiges que sait filmer l'autrice de Daniel fait face.
Harmonique : Jean Oury introduit la psychothérapie institutionnelle dans la clinique de Valmery près de Chambord en 1949 qui est l'année de la création par Pierre Henry et Pierre Schaeffer de Symphonie pour un homme seul, première pièce de musique concrète. 70 ans plus tard, l'institution est toujours là et elle propose comme pratique de soin l'écoute musicale, de Robert Schumann à Morton Feldman, de Franz Schubert à Alan Vega. Grande fugue joue élégamment à saute-mouton avec la ligne de démarcation des musiques diffusées à tel point que le film donne l'impression que le in est du off et inversement. Le décalage du son par rapport à l'image induit avec l'indétermination relative de sa source d'émission une tendance à l'intériorisation.
Les musiques qui composent les paysages sonores d'une institution de soin pas comme les autres le sont autant pour ses patients dont les solitudes hésitent entre assonances et dissonances. En équilibre sur la ligne de crête distinguant l'objectif et le subjectif, Sarah Klingemann compose son film avec un sens sûr du montage des images et des sons qui tiendrait de l'atonal. Si l'ouïe est la vue du dedans comme le dit Pierre Schaeffer dans un carton, Grande fugue donne à voir ce que nomme mal la folie qui, ici, se parle moins qu'elle s'écoute.
Recueillir les archives personnelles des familles françaises victimes de l'entreprise génocidaire nazie constitue l'une plus importantes missions du Mémorial de Shoah. Collecter pour conserver et pour exposer : la dimension muséale et archivistique est constitutive d'une institution de mémoire qui affronte aujourd'hui les nouveaux défis que lui pose concrètement la fin de l'ère du témoin décrite par l'historienne Annette Wieviorka. Avec le temps passant, la mort emporte en effet les témoins directs des événements et leur succèdent les témoins indirects, particulièrement les enfants légataires d'une mémoire opaque et fragmentaire. Décrire par le menu le travail des bénévoles du Mémorial de la Shoah dans le collectage des documents familiaux est l'impulsion première du documentaire de Ludovic Cantais mais il s'agit aussi pour lui d'aller plus loin.
D'un côté, on peut dire que le cinéma documentaire n'est pas avare en films traitant de la question du judéocide et la voix de Claude Lanzmann est un spectre qui ne hante pas seulement les couloirs du Mémorial. De l'autre, on peut se dire aussi que l'on n'aura jamais assez de films qui, comme J'aimerais qu'il reste quelque chose, touche radicalement au noyau de la narration comme devoir et comme passion. La passion du récit est d'abord celle des narrateurs qui sont les héritiers d'intimes récits personnels dont la portée est universelle. Le témoin témoignant pour les témoins qui manquent bouleverse en sauvant des noms et des histoires du néant génocidaire de l'Histoire.
C'est ainsi que le film de Ludovic Cantais documente le hors-champ de l'institution en montrant comment les témoins qui ont la passion de la narration sont les médiateurs d'une émotion qui fait toute la difficulté mais tout le prix du travail des bénévoles. Il décrit enfin comment la passion du récit a pour bords extrêmes la volonté d'effacement de toute trace de la culture juive sur la Terre et la contre-entreprise d'enrayer le programme d'anéantissement du nom juif par Hitler, interminable, incessant.
Le format télévisuel induit, avec la représentation formatée, un consensus qui ne rend pas justice à une figure intellectuelle aussi importante que discutable. Le portrait dédié à Mona Ozouf s'appuie logiquement sur l'essai d'ego-histoire Composition française signé par une fille de militants bretons qui, devenue l'une des spécialistes de la Révolution française, a privilégié la politique des girondins à celle des robespierristes au nom de la défense des particularismes écrasés par le rouleau compresseur du centralisme républicain. Ce qui l'autorise à céder à une expression problématique quand le citoyen dépouillé de la tradition est un individu dont la nudité le prédestinerait aux camps. Le court-circuit est idéologique en identifiant la Révolution comme le foyer des totalitarismes du 20ème siècle.
Composer l'universel avec le particulier afin de préférer à l'abstrait un universalisme concret est ce qui cependant permet à Mona Ozouf d'être relativement immunisée contre l'inflation du discours communautariste dans l'espace public et médiatique. Tout en signant les pétitions d'Alain Finkielkraut sur la pseudo-hégémonie du décolonialisme dans l'université suspecté de relayer la cinquième colonne d'un « islamo-gauchisme » fantasmé. Ou bien encore de relativiser la domination masculine critiquée par le féminisme matérialiste en faisant de la tradition aristocratique de la galanterie l'habit de prestige du consentement. Mais l'hagiographie n'attend pas et si, en plus, participe à l'hommage le rappeur prosélyte Abd al Malik, alors le consensus serait achevé en achevant d'y trouver un réel intérêt.
Il y a la table de dissection qui accueille la rencontre entre une machine à coudre et un parapluie selon la géniale formule d'Isidore Ducasse et il y a Man Ray qui envisage le surréalisme comme la rencontre entre les pièces de William Shakespeare et les objets mathématiques conservés par l'Institut Poincaré. Quentin Lazzarotto tourne son troisième film pour le compte du prestigieux institut présidé par Cédric Villani entre 2009 et 2017 et il rend hommage à l'artiste surréaliste qui a sorti des armoires où ils étaient en train de prendre la poussière des objets mathématiques en leur donnant une nouvelle vie sous une autre lumière.
Une fois que l'on aura mis de côté un habillage clinquant (citations shakespeariennes déclamées face caméra par un jeune comédien trop expressif, roulements de synthé accablants), on aura tout le loisir de s'intéresser de plus près à l'approche esthétique de Man Ray qui a organisé les noces de l'art et des mathématiques au nom du rêve qu'ils ont en commun, celui d'imaginer l'inimaginable. C'est pourquoi l'on passe l'éponge sur les fautes (Hamlet de Laurence Olivier n'est pas un film hollywoodien mais anglais) et les oublis (le rôle de la topologie dans la psychanalyse de Lacan, proche des surréalistes dans les années 30). En prime, on rira d'une blague à mèche lente dont la détonation aura mis 80 ans avant de s'accomplir, quand un objet mystérieux dans la collection d'une nouvelle exposition aura finalement révélé qu'il n'est que le support d'un objet mathématique.
Le film de David Mambouch n'est pas une captation vidéo du ballet de Maguy Marin créé à Angers en 1981 et dédié au travail de Samuel Beckett, mais une tentative de recréation cinématographique. Au moins deux performances et deux caméras ont été en effet nécessaires pour donner de May B une image qui ne se réduise pas à une simple mise en boîte.
D'un côté, la scène qui abrite la chorégraphie est soumise à un découpage cinématographique sans pour autant que le morcellement fasse surgir du nouveau. Tantôt par facilité (les gros plans font surtout voir l'argile recouvrant les visages, généralement peu expressifs), tantôt par redondance (le moment de masturbation collective filmé en travellings latéraux gauche-droite et vice-versa ou l'affrontement en deux groupes filmé évidemment en champ-contrechamp). Comme le découpage ne produit aucun montage qui aurait la capacité critique d'interroger la pièce, la captation refusée débouche malgré tout sur une forme de théâtre-ballet filmé.
De l'autre, le spectacle est si fort qu'il emporte les réserves, du chant de noël sublime de Gavin Bryars à l'argile qui recouvre le plateau comme de la chaux, en passant par le grand départ final qui fait puissamment écho avec Sátántangó de Béla Tarr. Le paradoxe reste cependant que le luxe d'un film « maison » (David Mambouch est le fils de Maguy Marin) et très bien produit, notamment soutenu par la région Auvergne et le CNC, s'étend en incluant la générosité des contributeurs d'une plateforme de crowdfunding.
Il est significatif de voir à quel point les deux auteurs de Ne nous racontez plus d'histoires ! s'appliquent à en démentir le titre. Aller à la rencontre de part et d'autre de la Méditerranée des témoins vivants de la guerre d'Algérie, c'est expérimenter, avec la pluralité conflictuelle des mémoires, le moment où les lignes de divergence ont aussi des points de convergence. D'une part, l'idéologie se substitue à l'histoire en se manifestant tantôt par excès avec la forme monolithique de la propagande algérienne, tantôt par défaut avec les points aveugles de l'enseignement français. D'autre part, le grand récit national apparaît grevé de contradictions comme on le voit des deux côtés, qu'il s'agisse des porteurs de valises et des harkis, des anciens appelés critiquant l'usage de la torture et des luttes fratricides entre FLN et MNA.
Aux acteurs de terrain, donc, de prendre le relais pour témoigner d'une complexité des faits qui, étrangement, n'inclut jamais le travail des historiens spécialisés dans la construction symbolique d'une mémoire transfrontalière et partagée à distance des États. La naïveté des choix formels (la facilité des ponctuations musicales, un découpage maladroit, une voix off hésitante) et l'imprécision de la narration (la forme épistolaire est contredite par des tournages partagés) fragilisent un film néanmoins sincère qui a bénéficié de l'aide d'une mentor incontournable (Habiba Djahnine) et des regards amicaux (Djamil Beloucif et Malek Bensmaïl).
L'école privée Fourio près de Toulouse est l'un des très rares établissements scolaires qui, en France, dispense ses enseignements élémentaires, lire, écrire, compter, aux enfants dits « dys » soit dyslexiques, dysphasiques, dyspraxiques, dyscalculiques et dysorthographiques. Marie Béchaux se sait de toute évidence être précédée par de profitables exemples (Être et avoir de Nicolas Philibert en 2002, A ciel ouvert de Mariana Otero en 2013) en nourrissant la plus grande empathie pour l'institution et la plus grande attention pour ses jeunes usagers. C'est la question de la culture comme soin partagée par l'institution scolaire et le cinéma documentaire.
Les scansions bucoliques rappelant qu'il n'y a pas, anthropologiquement, d'éducation et d'acculturation sans agriculture et les instants dédiés à une enfance échappant au regard des autorités professorales sont de bonnes pistes même si celles-ci ne sont pas nouvelles. Les « dys » ne sont certes pas l'objet d'un regard misérabiliste mais ils parviennent difficilement à être autre chose que les sujets exemplaires d'une institution scolaire valorisée par un film dont la musiquette indique qu'il ne veut surtout pas disconvenir à ces autres autorités ou maîtres que sont les programmateurs-éducateurs de France Télévision.
Au mieux, Passagères, de la réalité à la fiction est le making-of d'un téléfilm diffusé sur Alsace 20 et le Réseau des Télévisions du Grand-Est, avec extraits circonstanciés et contrechamps du côté du tournage. Au pire, le documentaire consacré à l'atelier des femmes qui ont écrit le scénario du téléfilm cache une vieille opération de patronage qui, à son corps défendant, raconte cependant deux ou trois choses sur les rapports entre le cinéma de fiction et le cinéma documentaire, comme entre les quartiers populaires et la représentation qu'en ont ceux qui n'y habitent pas. D'un côté, la violence symbolique dénote des formes plus ou moins fines que prend un rapport de pouvoir. Exemple : le comédien Olivier Achard impose avec toute l'autorité qui est la sienne un changement de scénario en demandant après coup sa légitimation auprès du groupe qui ne peut ne pas se rallier à son choix, bien entendu.
Un autre exemple : quand la vedette Natacha Régnier rencontre les femmes de l'atelier, l'interlocution est moins celle d'un échange égalitaire qu'une valorisation de sa seule présence auprès des femmes sollicitées à jouer les figurantes du film qu'elles auront scénarisé. C'est l'autre côté, strictement cinématographique celui-là, du patronage : le documentaire est relégué à l'arrière-plan afin de servir de certification ou de caution d'authenticité à la fiction. La fiction est à l'avant-plan de la représentation, le documentaire du côté de la figuration. Voilà une hiérarchie qui reconduit un même rapport de domination pliant une cité populaire, celle de l'Ill à Strasbourg, aux conventions du drame social.
Souvent la critique use et abuse de la métaphore immersive pour qualifier des films qui, souvent en fiction (comme c'est le cas avec les longs-métrages d'Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu), mobilisent un régime hyper-réaliste dont les effets sophistiqués simulent un réel toujours déjà perdu. Avec l'optique immersive, la distance nécessaire entre le spectateur et l'écran est abolie au nom des surenchères de l'émotion fusionnelle et le prix qu'il faut payer en est le sacrifice de l'écart et du recul nécessaire à la pensée. Le réel fait retour quand il fait brutalement irruption dans les expériences traumatisantes d'une immersion qui n'est pas un choix mais une contrainte authentiquement vécue, par exemple à l'occasion du naufrage d'un bateau de réfugiés syriens au large des côtés grecques et turques en octobre 2015.
Parmi les rescapés, il y a l'artiste Amel Alzakout qui, accidentellement, a filmé pendant quatre heures son calvaire en aidant à rappeler à la métaphore immersive que ses simulacres pyrotechniques ont des inconséquences éthiques. Purple Sea ouvre sans forçage la coulée des images arrachées du désastre à la poétique des flux amniotiques, des transmissions sanguines et des ruptures de membranes natives. Au milieu des mains géantes, des corps agglutinés et des déchets qu'ils risquent de devenir, les formes se décomposent et se recomposent sans cesse dans un quasi-plan-séquence d'une heure dont l'élan est comme une poussée, entre le sang maternel et le bleu du ciel. Faire des images est un geste de résistance à la noyade quand on voit Amel Alzakout tenant à la caméra comme à son gilet de sauvetage.
Il y aurait plus beau encore quand les sifflets et cris étouffés avec l'appareil sous l'eau autorisent aussi une forme de retenue à l'émotion extrême provoquée par une phénoménologie radicale de la catastrophe subie. Alors se fait entendre en off la voix de la réalisatrice qui nous parle depuis le temps de l'après à Berlin, doucement, par légères bouffées impressionnistes, en redonnant ainsi au spectateur la possibilité de retrouver sa respiration. L'immersion, le spectateur ne s'y noie pas mais la comprend en accueillant une expérience de survie haussée au niveau d'un exercice de penser ce qu'il y a de naissanciel dans le fait même de faire des images.
Les femmes politiques sont-elles des hommes politiques comme les autres ? Quatre femmes partagent le même constat. Leurs histoires personnelles se ressemblent, deux ont des parents d'origine turque, les deux autres ont des racines algériennes. L'une est de droite, les trois autres sont de gauche, PS, Europe-Écologie-Les Vert, radicaux de gauche. Elles se réjouissent de la loi instituant la parité en politique et discutent des implicites idéologiques d'un discours comme celui de la diversité dont le consensus contredit cependant l'universalisme abstrait de l'idéologie républicaine.
L'intégration dans la sphère des professionnels de la politique et de la représentation parlementaire semble aller tellement de soi que le documentaire qui s'y consacre s'autorise un manque à peu près total de problématisation. Les rencontres avec le secrétaire national du PS, les anciens compagnons du milieu associatif ou les militants de RESF montrent à quel point pourtant la politique politicienne éloigne sensiblement des réalités du terrain. Cela est bien dans le film de Patrick Séraudie mais le portrait télévisuel est tellement balisé que le réalisateur n'arrive même pas à le voir.
Le 1er mai 2020 a-t-il eu lieu ? Natacha Thiéry essaie d'en capter les traces fragiles, les signes fugaces, les minuscules épiphanies, reconnaissant que le confinement crée non seulement une situation étrange de suspension du temps historique, mais possède aussi une valeur d'étouffoir des luttes. Après L'Eau des bois, c'est une autre lettre cinématographique qui voudrait bien frayer un chemin entre Chris. Marker (le Japon comme terre du dépays) et Alain Cavalier (le journal filmé est un journal manuel et parlé). On est d'accord sur tout : la pauvreté tue, la violence sexiste tue, le virus tue et l’État protège peu quand il ne précarise pas.
On retient une belle idée : en levant la patte, les chats du temple de Gotokuji dressent le poing en entonnant silencieusement L'Internationale. Le problème tient à ce qu'un accord de fond soit le ciment d'un consensus coulé par une voix tellement affectée que ses manières bavardes dissipent la sincérité des constats. Malgré l'inspiration littéraire d'Annie Le Brun, le film programmé au dernier Cinéma du Réel dans la sélection « Front(s) Populaires(s) » manque d'inspiration comme d'insufflation, à la différence des quelques poches de résistance amicalement documentées, quartier où résonne Jean Ferrat et cinéma La Clef. Confinement ou pas, le cinéma sous cloche du moi moi moi reste toujours irrespirable.
D'abord, l'entrée en matière : il y a quelque chose de cérémoniel dans l'aspersion des êtres qui s'apprêtent à entrer dans la danse, et déjà on remarque un ralentissement dont on ne sait pas encore s'il procède de l'image ou des corps. Crowd de la chorégraphe franco-autrichienne Gisèle Vienne est une pièce d'une force peu commune, extrayant de la jeunesse livrée à corps perdus dans les raves des années 90 des saccades et des ralentis avérant que la lumière des stroboscopes et le rythme des images vidéo sont passés directement dans les corps. Le deuxième temps de Si c'était de l'amour est consacré au travail de la danse et les micro-modulations désirées par la chorégraphe servent les glissements moléculaires de la sensualité et de la brutalité qui sont le tempo même de la génération X.
Mais, très vite, un troisième temps vient contaminer le précédent dès lors que les fragments des représentations (Mulhouse, Berlin, Vienne, Amsterdam, Lausanne) se mêlent à ceux des répétitions, en même temps que les discussions entre les danseurs mélangent aux hypothèses fictionnelles de leurs personnages des fantasmes et des fabulations indécidables. Comme on l'a vu avec Brüder in der Nacht (2016), le cinéma de Patric Chiha puise ses propres effets de séduction dans une réflexion sur la séduction disant l'ambivalence érotique des corps pris par le commerce des signes qu'ils échangent. La séduction permet ainsi au documentaire de s'amuser de la fiction comme d'un genre qui recoupe aussi l'identité sexuelle comme performance, en jouant d'effets de contamination et miroitement.
Si ce jeu n'est pas toujours aussi séduisant qu'il le prétend, il représente cependant la face solaire et ludique d'un monde dont la face obscure et tragique se dévoile à la fin dans les extraits d'archives du Palace en 1988. Crowd est l'ode funèbre d'une jeunesse ayant fait des boîtes de nuit les caveaux glorieux de sa décomposition ralentie. Si c'était de l'amour qui en examine le rayonnement fatal et fossile voit aussi dans les séductions de la fiction une ressource symbolique de distance, d'immunité et de protection pour la jeunesse d'aujourd'hui.
Une jeune troupe de comédiens trentenaires du « Nouveau Théâtre Populaire » sis au Maine-et-Loire ; une organisation autogérée où les postes techniques changent d'année en année ; plusieurs adaptations programmées de Balzac pour célébrer avec la dixième année une fréquentation qui s'élève à 10.000 spectateurs désormais : la réussite est aussi sympathique que le documentaire qui s'y dédie en ne nourrissant aucune autre ambition. Un pas plus loin et ce serait comme une émission de télé-réalité mais expurgée de ses clashs et les obscénités de l'extimité : mis à part un peu de sang coulant d'un nez et un genou vrillé, rien n'arrive. Les problèmes d'argenterie sont évacués en raison du succès, l'autogestion des pratiques n'invite jamais à élargir le champ politique de l'anarchisme, tout le monde vote comme un seul homme les décisions. Quand le genou tourne en faisant mal, le je-nous est un cliché trop parfait pour tourner rond. Une certaine image bucolique du consensus culturel à l'heure épidémiologique où la culture crève d'asphyxie.
La cinégénie du lieu s'impose d'évidence : à Erevan, une ancienne mine accueille aujourd'hui un centre thérapeutique pour asthmatiques. Alors que dans le court Après le travail, la cave de la Fury Room est un lieu irrespirable montrant le caractère asphyxiant du modèle de la start-up, la clinique souterraine arménienne est au contraire un site fait pour retrouver la respiration, y aiderait la qualité des minéraux de la mine de sel.
On apprécie que Hovig Hagoupian, fraîchement diplômé de la Fémis, ne se satisfasse pas complètement de l'aspect cinégénique induisant facilement le côté monumental des plans larges et de la profondeur de champ. D'une part en comprenant intimement le sens d'une catabase (en grec, cata dit en bas, basis en marche) : depuis Gilgamesh et Homère, Virgile et Dante, Jules Verne et Gaston Bachelard, Damon Lindelof et David Lynch, la descente dans le souterrain se comprend toujours en effet au sens d'une descente à l'intérieur de soi-même, de son corps qui est aussi un corps d'images. La mine à l'air raréfié est la clinique d'un second souffle. D'autre part en ouvrant les plans à la qualité de l'air que l'on respire et qui fait entendre une parole aussi rare que précieuse quand l'ambiance caverneuse incline aux murmures.
La cinégénie invite bien sûr aux rêveries post-apocalyptiques (Day of the Dead de George A. Romero) mais le documentariste n'oublie pas de prendre soin des corps et de leurs images sur le modèle de la femme de ménage qui nettoie une table de ping-pong en chantant un air traditionnel.
Si la bonhomie de King Naat Veliov est irrésistible, c'est la jovialité du trompettiste tsigane qui invite à élargir le cadre et creuser la profondeur de champ pour qui s'intéresse vraiment à la musique des Balkans. Le documentaire que lui consacre Michele Gurrieri prouve sa perspicacité en ne se contentant pas d'enregistrer les flots de la musique continuellement déversée des poumons aux embouchures et pavillons des instruments à cuivre.
Le succès du Temps des gitans (1988) d'Emir Kusturica qui a popularisé le genre et l'un de ses rois mérite d'être interrogé aussi. Élargir le cadre consiste ainsi à partir d'un centre, Kočani en Macédoine, pour déplier en cercles concentriques une carte des migrations musicales et culturelles : sur un bord avec les influences ottomanes qui appartiennent à des musiciens issus d'une communauté minoritaire ; sur un autre avec le goût des métissages pratiqués par le King, qui s'inspire pour ses nouvelles compositions entre autres du jazz, du raï comme des musiques indiennes, tout en variant de styles en fonction de la commande qui lui est faite, cérémonies traditionnelles, masterclass à Tournus ou concerts à Paris, Turin jusqu'au Québec. Perspicace, le film de Michele Gurrieri l'est encore en explorant une vaste profondeur de champ afin de souligner la valeur rituelle d'un fond musical dont le prestige fait rayonner un pays plutôt épargné par la désagrégation de la Yougoslavie, mais quand même divisé entre sa majorité slave et orthodoxe et sa minorité rom et musulmane.
On saisira mieux ainsi la dimension dynastique d'une culture musicale transmise dans la fermeture des familles qui répond à la relégation sociale dont est victime une communauté bénéficiant pourtant en Macédoine d'une meilleure représentation en termes linguistiques et politiques. La perspective ethnographique est même si passionnante qu'elle arrive à déboucher sur un constat de nature politique concernant la World Music : le monde entier aime danser sur les ivresses cuivrées d'une musique folklorique qui voyage mieux avec ses rois qu'avec la plèbe de ses praticiens. Le Temps des Gitans est aussi celui de ses dynasties.
Dans son précédent film qui est aussi son premier, Le Cahier de Susi (2013), le photographe Guillaume Ribot issu d'une famille de résistants déportés tombait par hasard sur la photographie d'une petite fille assassinée à Auschwitz qui l'a emmené dans un voyage en Europe recoupant l'histoire de la destruction des Juifs par le nazisme. Avec Vie et destin du livre noir, le judéocide est désormais appréhendé à partir du front de l'est, celui de l'exécution par les groupes d'intervention nazis (Einsatzgruppen) de plus d'un million et demi de juifs dans les territoires occupés de Pologne, des pays baltes et d'Union soviétique. C'est la première phase de la Shoah que les historiens ont appelé la « Shoah par balles ».
Le film de Guillaume Ribot raconte en particulier comment à l'antisémitisme nazi a historiquement succédé un antisémitisme stalinien qui a clos après guerre l'enquête russe de grande ampleur menée par des intellectuels afin de documenter l'entreprise génocidaire nazie. C'est une histoire terrible et complexe, avec ses protagonistes comme l'acteur et metteur en scène Solomon Mikhoels, le journaliste Ilya Ehrenbourg et le romancier Vassili Grossman, son comité d'action antifasciste parti aux États-Unis en 1943 pour y trouver des soutiens et des financements (c'est Albert Einstein qui a donné l'idée d'un livre noir sur les exactions nazies), ses horreurs hitlériennes (la découverte du camp de Treblinka par Grossman) et sa terreur stalinienne (la focalisation des victimes juives et l'accusation des collaborateurs soviétiques débouchent sur un antisémitisme soviétique qui culmine avec le complot des blouses blanches et cesse avec la mort de Staline en 1953). Le Livre noir est interdit en 1947 et, grâce à la fille d'Ilya Ehrenbourg, il ne sera publié en Russie qu'en 2010.
Le film de Guillaume Ribot qui s'y dédie est un montage d'archives richement documenté, qui alterne images de propagande et extraits de films de fiction (Eisenstein et Vertov, Donskoï et Khoutsiev), tandis que les citations littéraires sont dites par Mathieu Amalric, Denis Podalydès et Hippolyte Girardot. Les qualités du film sont aussi ses défauts quand il revient au commentaire de dire comme d'habitude le vrai qui manque à des images mensongères, en jouissant d'un écrin sonore (bruits d'ambiance et musiques) qui pousse un peu plus le tout vers la fiction. D'où que le passé joué privilégié par le film de Guillaume Ribot touche moins que le présent incarné du film de Ludovic Cantais.
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