Les preuves sont suffisamment nombreuses désormais pour instruire l'actuelle vérité : le super-héros est devenu aujourd'hui une figure hégémonique dans l'imaginaire hollywoodien. Et même au-delà tant Hollywood façonne ou influence le champ global des représentations à l'ère spectaculaire. Une preuve à grande valeur symptomatique aura encore été donnée par Martin Scorsese. Lui-même y perd son latin (sa critique des superproductions Marvel), auteur d'un projet mûri de longue date (The Irishman) en forme de legs cinématographique mais seulement disponible sur Netflix (et l'office du film de lui donner alors les allures d'un hospice). De fait, les grands auteurs néo-classiques affrontent non seulement aujourd'hui le tournant académique de leurs œuvres (Martin Scorsese et Clint Eastwood, Paul Thomas Anderson et Alfonso Cuaron, les frères Coen et les frères Safdie), mais également le rétrécissement significatif de leur champ de manœuvre (on notera d'ailleurs que Netflix a produit la plupart de leurs derniers films).
De fait, les blockbusters poussent à l'inflation capitalistique d'une industrie toujours plus concentrée (un tiers des productions hollywoodiennes est directement ou indirectement estampillé Walt Disney), dès lors contrainte à couvrir un haut niveau de risques en cas d'échec au box-office en piochant jusqu'à l'abus des tent-poles et des franchises, des remakes et des reboots, des préquelles et des séquelles. Aussi florissante soit son industrie sur un plan strictement financier, Hollywood ressemble de plus en plus en réalité à un vaste champ de ruines pour la fiction et l'imagination, dominé par le regard hautain du super-héros qui a l'habitude de déblayer le terrain avant de rafler la mise.
Avec le super-héros, les vieilles mythologies, les antiques cycles épiques et héroïques bénéficient d'un massif coup de ripolin censément adéquat pour représenter l'humanité à l'époque hyper-industrielle, globalement otage des puissances prométhéennes qu'elle a déchaînées et qui lui promettent plus sérieusement la fin du monde que celle du capitalisme. Le super-héros figure ainsi avec une relative netteté le destin titanesque d'un monde hanté par le poids de sa propre disparition. Mais le fardeau spectaculaire d'un destin générique pressenti, quand il n'est pas programmé sur les rails de l'apocalypse environnementale, est paradoxalement aussi celui qui voudrait alléger des superproductions lourdes en termes matériels et économiques, mais qui entretiennent à force d'effets visuels et de pyrotechnie numérique nos antiques passions pour l'antigravitation icarienne.
Le super-héros pourrait donc être la version postmoderne du surhomme nietzschéen s'il n'était pas mû souvent, trop souvent par un mixte de raisons et de passions qui le place au-dessous de l'exigence éthique minimale requise par l'urgence maximale de la situation. D'un côté, le moment est suffisamment critique en effet pour appeler à la décision radicale et surhumaine du dépassement, bond du tigre ou saut quantique. De l'autre, le super-héros n'accomplit que trop rarement ce saut, humain trop humain, ou alors il fait semblant, en servant réellement, malgré d'intéressantes problématisations critiques, de supplétif mobilisé au secours du consensus actuel, malgré quelques corrections, aménagements et repentirs sur les versants de la race et du sexe.
Adulescence décomplexée
Marvel-Disney domine depuis dix ans le champ (le triomphe Avengers) mais s'essouffle (le dernier Spider-Man). Le rival proverbial DC-Warner est globalement à la traîne mais la distance est cependant réduite par quelques hits (Wonder-Woman et surtout Joker, carton commercial authentique et phénomène sociétal douteux). Malgré tout les choses changent, les lignes bougent significativement, même à la marge. Au cinéma, Glass (2018) de M. Night Shyamalan s'est récemment essayé à repenser la nécessité éthique du super-héros perçu comme une figure de l'exception et de la singularité dont le fol excès menacerait l'autoritarisme normatif d'une démocratie vendue au marché. Du côté de la télévision, on irait plus loin avec Damon Lindelof qui a plus récemment encore proposé un développement original de l'univers génial de Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons, extrayant le noyau de la race au fondement refoulé de la figure du super-héros. Surtout, ce qui s'impose avec une exacerbation symptomatique est le super-héros des temps nouveaux, ambigu et jouisseur, puéril et criminel, obscène et psychotique, putassier et racoleur, prophète de l'apocalypse pour autant qu'elle soit auto-réalisatrice et auto-fondatrice.
Badass qualifie en globish le nouveau super-héros type, accordé à jouer son rôle de défenseur ultime du bien en lui adjoignant cependant les manifestations régressives attestant qu'il est le héros narcissique de la déconne carnavalesque et de la jouissance assumée. C'est pourquoi il est une figure surexposée de l'obscénité, la plus expressive sûrement des tendances hollywoodiennes actuelles.
La figure par excellence de l'obscénité hollywoodienne exige notamment son dû, qui consiste à jouir en sachant faire jouir, soumettant sa jouissance au principe mimétique de la jouissance suscitée de l'autre côté de l'écran. Jouir c'est jouir au carré dans la conjonction forcée, spéculaire et spectaculaire, de la jouissance et de la connivence. On le sait, l'obscène est un substantif à l'étymologie compliquée, qui idéalement condenserait toutes les scènes faisant consoner ordure et mauvaise augure. Mais l'obscène peut s'entendre aussi comme l'indication d'un hors-scène qui gicle de la scène en s'étalant sur la tartine de l'écran en un mode rien moins que masturbatoire et éjaculatoire. L'humour graveleux et les blagues référentielles, les adresses conniventes faites au spectateur et les jeux sans conséquence de déconstruction de la narration, la play-list pop et l'hystérie du sujet qui ne veut rien lâcher de son immaturité, jusqu'à la référence partagée à Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick cependant dégraissé de tous ses éléments de problématisation critique concernant la violence et sa représentation, tout cela caractérise en effet les deux grands super-héros badass du moment, Deadpool pour l'écurie Marvel et Harley Quinn pour l'écurie rivale DC (à quoi le mash-up ?).
Jouir au carré au nom de l'humour au carré : vendu aux spectateurs pour qu'ils jouissent de se savoir non dupes, l'humour au carré est le lubrifiant nécessaire pour faire avaler aux blasés la bonne vieille pilule viagra de réflexes structurellement intouchés.
Des jouissances qui ne réjouissent pas
(moins une foire qu'une foirade)
Les blasés qui se croient blindés, protégés des duperies par un cynisme tous azimuts, s'aveuglent pourtant en ne remarquant pas ou plus qu'il y a encore des domaines qui s'ingénient à rester sacrés, immunisés contre toute transgression vraie, propriété lucrative et morale manichéenne, famille et deuil en paquets, consumérisme et virilisme à tous les étages. Le pantalon moule-burnes et les fringues dépareillées, le sadisme rigolard et les cosmétiques dégoulinants, la junk-food et la culture porno fagotent l'habit d'arlequin d'une adulescence décomplexée. C'est la star qui tire du profit symbolique d'un personnage de comics une mesquine opération de chirurgie esthétique au service d'une carrière en dents de scie. C'est la reine de la bouffonnerie qui se révèle poupée sentimentale, tigresse de papier au petit cœur de porcelaine.
On tape dur en rigolant fort, au-dessus et en-dessous de la ceinture. Mais les effets de distanciation sont neutralisés au bénéfice d'une participation maximale. La transgression hystérisée parce qu'elle n'est que mimée, simulée. Et la déjante d'être au pouvoir pour être seulement corrigée d'un sens très conservateur de la correction.
Les crapules toxiques se voient ainsi réhabilitées afin d'être habilités à tuer au service de l'État et l'inusable service des biens sert de cure rehab (Suicide Squad). Les non-dupes qui ont le sens de la déconne prennent un ultime plaisir anal à faire chier aux licornes de notre enfance kitsch une abondance de dollars avant de repartir faire la nique aux méchants (Deadpool). Les punkettes trentenaires qui regrettent leur adolescence à l'époque des années 1980 se révèlent des monstresses qui simulent (mal) le mal parce qu'elles sont d'incurables sentimentales (Harley Quinn). Les figures sont bariolées, elles rient de toutes leurs dents, mais le carnaval de leurs jouissances ne réjouit pas, c'est une fête triste, moins une foire qu'une foirade. L'obscénité est bien là, dans la simulation de la transgression carnavalesque, dans la jouissance cynique des incrédules au service foireux de la reproduction forcenée du consensus, dans le lifting immoral et factice de la vieille morale manichéenne. L'obscénité se tient en effet dans toutes les scènes des blockbusters où la surexposition hystérique est celle d'un hors-scène, celui qui sait bien que le vieux monde du capitalisme agonit mais qui, quand même, voudrait croire encore en la jouissance puérile et adulescente de sa moribonde persévérance.
Pas loin de là, à Washington, veille leur père sévère. Les super-héros hollywoodiens peuvent bien s'agiter sur les écrans du monde entier et faire semblant de croire et faire croire qu'ils figurent l'avant-garde clownesque du carnaval qui sauvera le monde de son sérieux apocalyptique, les trublions turbulents qu'ils sont font honneur à Donald Trump.
7 février 2020
1) Suicide Squad (2016) de David Ayer
Malade – à en crever
Suicide Squad est un film qu'il faut prendre vraiment au sérieux. Car le blockbuster simili-punk et proto-fluo raconte quelque chose. Plutôt, il bredouille son propos qui ne se réduit pas à la tactique systématiquement perdante du partenariat industriel DC Entertainment et Warner Bros. Elle consiste à coller visqueusement à la roue de la fortune du duo Marvel Studios-Walt Disney Pictures en essayant de rattraper à n'importe quel prix et n'importe comment le temps perdu – qui, comme le dit pourtant une chanson populaire, « ne se rattrape plus ».
Suicide Squad est un film incontestablement malade, oui, mais cependant pas du tout au sens où l'entendait naguère François Truffaut. Un film perdu-fondu dans un magma audiovisuel (pas loin de ressembler au bain d'acide préféré du Joker) pour duquel le cinéma ne serait dès lors plus qu'une étoile lointaine et morte, un soleil éteint. De sa lumière fossile irradieraient encore quelques signes épars, une danse de Salomé revenue de Metropolis de Fritz Lang, un commando formé de crapules à l'instar des Douze Salopards de Robert Aldrich, une micro-bombe longée dans le cou comme dans New York 1997 de John Carpenter. Comme pour nous rappeler qu'il y eut un temps où des films à vocation populaire, appareillée à des logiques industrielles, ne cédaient pourtant pas totalement sur l'intelligence et la sensibilité du spectateur. Le blockbuster en question est effectivement un film malade à en crever, frappé de cette hystérie rageuse et fatale caractérisant l'ultime convulsion de qui voudrait absolument convaincre par tous les moyens, tout en posant que la conviction commande de vaincre l'autre. L'autre, autrement dit le spectateur, cobaye plus ou moins volontaire ou consentant, toujours plus fatigué aussi d'une énième variation post-moderne du « traitement Ludovico » prescrit par ce docteur Knock qu'est devenu Hollywood, une industrie presque définitivement convaincue que le traitement doit être pire que le mal diagnostiqué. Comme si l'imbécillité profonde pouvait soigner une débilité légère.
Suicide Squad est donc un film malade à en crever. Sans vergogne il brutalise son spectateur en lui refourguant la compressive simplification d'un imaginaire dont quelques précédents exemples cinématographiques (de Tim Burton à Christopher Nolan) tenaient bon en croyant qu'il y avait encore quelque nécessité à prendre les formes afin d'en respecter minimalement le fond. Un film malade à en crever et la présente critique consisterait alors aussi à achever la bête malade (si l'on ne veut pas crever à son tour parce qu'il y a des seuils de la bêtise et certains sont fatals). Un film malade à en crever en ce que, bêtement, il confond l'épaisseur vécue d'un personnage avec le mitraillage de fiches résumés illisibles pour le spectateur. Et sa bêtise est telle qu'il ne sait même plus quel est l'usage minimal du flash-back (il y en a un au milieu du film qui surgit pour dire ce que n'importe quel spectateur pas encore définitivement abruti avait déjà aisément intégré). Un film malade à en crever qui sacrifie encore bêtement la cohérence visuelle et imaginaire d'un univers issu des comics en raison des réquisits hyper-capitalistiques d'une concurrence de franchises gagnée par celle qui se donne au moins le temps de donner du temps à ses figures pour que leur mise en relation offre un petit bénéfice de complexité poussant quelquefois des situations autrement archétypales un tout petit peu au-delà des seuls calculs algorithmiques.
De la cagoule au slip
Suicide Squad a un auteur, tout à la fois producteur, scénariste et réalisateur, David Ayer, spin-doctor ayant su brillamment reconvertir son expérience militaire dans la marine au bénéfice de quelques cartons hollywoodiens, des scénarios de U-571 de Jonathan Mostow et S.W.A.T. de Clark Johnson à Sabotage et Fury). Un auteur, enfin, un pilote mène jusqu'au bout de sa logique cybernétique son tout petit bout décharné de récit : sa raison d'être relève bel et bien de la mission-suicide. Et, au vu des chiffres de l'exploitation qui mérite son horrible appellation, la mission-suicide est sur le plan strictement commercial une incontestable réussite.
Suicider le cinéma est donc une mission qui justifie de dépenser la bagatelle de 175 millions de dollars. On relèvera entre deux prurits acnéiques et trois giclées spermatiques le rêve caché de la punkette Harley Quinn, la furieuse compagne du Joker, à savoir être mère au foyer (on est un poil déçu, il faudra alors se rattraper une nouvelle fois avec Arielle Holmes dans Mad Love in New York des frères Safdie). Ou bien celui d'un officiel du département d'État (détenir quelques dossiers classés secret-défense appartenant à l'Iran). Il n'y a aucune raison d'être ici surpris, l'Iran est définitivement devenu l'ennemi idéologique numéro un pour Hollywood qui est synchrone avec Washington depuis l'échec irakien et le désastre syrien (l'intervention impérialiste en Irak en 2003 aura en effet permis de favoriser la confessionnalisation islamique de ce qui reste de son État laïc au bénéfice de la communauté chiite et, en face, de Daech né en réaction sunnite aux ruines de cette confessionnalisation jusqu'à déstabiliser le voisin syrien). On note encore l'entrain de l'usé Will Smith qui sait qu'il joue l'ultime ressaisie de sa carrière plombée par ses plaidoyers pro-scientologie. Et puis aussi une segmentation raciale des rôles quelque peu problématique (le seul Amérindien convié au festin se fait exploser la tête au bout de cinq minutes, les quatre Afro-américains sont à des titres divers d'horribles crapules, l'Asiatique est une Japonaise qui n'a que cinq secondes pour pleurer sur la compression de sa biographie).
Que l'on pense encore à la pauvre figure sévèrement écaillée de Killer Croc, qui n'est pas le nom d'une friandise molle et fluorescente mais le sobriquet de celui qui a pour seule exigence de disposer dans sa cellule d'un abonnement illimité à une chaîne musicale diffusant en continu du gangsta-rap (le cerveau reptilien est de toute évidence le morceau de cervelet ciblé par une telle entreprise de décervelage). On apprend enfin à la toute dernière minute qu'un psychothérapeute aura veillé à ce que les acteurs, sous haute addiction de la méthode stanislavskienne, ne succombent pas à l'esprit sombre et tourmenté de leurs rôles respectifs (attention, on ne rit pas). Toutes choses rabotant aux encoignures à la fois sociologiques et géopolitiques les ambitions for the fun de cet esprit badass qui domine de plus en plus le genre (depuis les succès de la série Kick-Ass et de Deadpool). L'ambition se joue là désormais, soit faire descendre l'esprit des super-héros moulés dans leurs costumes saillants de la cagoule au niveau du slip.
Rehab
Surtout, on aura été attentif à ce que raconte vraiment Suicide Squad, enfin au propos qu'il bredouille au milieu d'une médication confondue avec l'addiction nécessaire à entretenir l'intoxication forcenée du spectateur. Puisque le film s'en tient à son pitch pour ne jamais en sortir, le voici : une bande d'immondes crapules croupissant en prison pour divers crimes est réunie par une femme autoritaire et haut-fonctionnaire d'État afin de combattre un péril qui l'aurait été par Superman s'il ne faisait pas semblant d'être mort. Et Batman au fait, il est où ? S'il a bien voulu assurer le prologue et l'épilogue, il semble s'être aussi fait porter pâle.
Au terme du film qui justifie son exaspérant battage en redoublant la mission-suicide d'une bêtasse opération de rachat (le badass a aussi des limites morales), on aura compris que, dans l'esprit du tâcheron David Ayer, le monde se divise strictement en deux catégories. D'un côté, c'est la réhabilitation pour les crapules dont la crapulerie peut servir à nouveaux frais la crapulerie d'État (le terme anglo-saxon de rehab pose idéalement la refonte du motif mythique et idéologique de la seconde chance en le situant au niveau de la désintoxication dont la chimie serait dès lors autant physiologique que morale). De l'autre, c'est l'habilitation qui elle-même se divise en deux en distinguant ceux qui l'ont (la fonctionnaire d'État décrétant qui doit mourir et qui doit vivre) de ceux qui ne l'ont pas (ainsi elle assassinera tranquillement ses propres cadres en considérant qu'ils ne sont pas, contrairement à ceux à qui l'on offre la seconde chance d'une réhabilitation, habilités à poursuivre une aventure à hauts risques).
Moyennant quoi, le spectateur de la représentation en béton armée d'un monde configuré par la raison obscène de ce qui peut être appelé a minima de proto-fascisme n'aurait d'autre choix, entre deux crapuleries, que de choisir celle de la réhabilitation. Trump est à côté, pas loin, le surmoi veille aux affaires. Parce que, après tout, on est sûr de ne pas vouloir être du côté de ceux qui, disposant de la jouissance mortelle de l'habilitation, ont droit de vie et de mort sur les autres – mieux lotis, on l'a compris, s'ils sont en rehab. Mieux vaut alors éviter de passer sous de telles fourches caudines car la vie, la vraie, est ailleurs, moins visqueuse. Elle serait déjà présente dans tous ces films qui, au moins, ne partagent pas l'onéreuse préoccupation de suicider le cinéma en y décrétant l'habilitation de leurs spectateurs sous la condition symbolique de l'action mortelle des crapules réhabilitées par la raison d'État.
9 août 2016
2) Birds of Prey
(and the Fantabulous Emancipation of One Harley Quinn) (2019) de Cathy Yan
La montresse simule
Harley Quinn n'y va pas avec le dos de la cuillère, elle rue dans le brancard et ne manque pas une occasion de se faire remarquer. Après tout le Joker l'a larguée et il faut moins le faire savoir (la gamine au cœur brisé est pudique et sentimentale) que le faire sentir au monde entier (l'amoureuse éconduite est teigneuse et revancharde). Harley Quinn est une monstresse au fond sympa. Il est vrai que l'héroïne carnavalesque et punk de DC Comics se montre tous azimuts. Elle s'offre à la vue de tous, du spectateur compris qu'elle interpelle franchement en rigolant de l'abattage d'un quatrième mur en carton-pâte, elle s'affiche dans le maquillage outrancier et les tatouages rigolos, elle s'exhibe dans le fatras de ses breloques et ses piercings, elle s'expose dans ses tenues dépareillées et fluo, flashy et lacérées. Harley Quinn s'agite et ricane et cogne à tout va car elle aime mêler la castagne à la déconne. C'est pourquoi elle fend les crânes et fracasse les tronches avec la jubilation d'une gosse qui irait pour la première fois se défouler et s'enivrer à la fête foraine.
La monstresse déconneuse est une ado frondeuse qui aime rien tant que se montrer et s'exposer, elle fait même même exploser l'usine chimique de Gotham qui lui rappelle trop les élans acides de son fameux amoureux qui a changé sa vie. Harley Quinn est une reine de la bouffonnerie (arlequin et queen), on va voir cependant que c'est une tigresse de papier qui cache mal un cœur en porcelaine (comme on est loin des lazzis de Polichinelle).
Poupée adulescente
Harley Quinn est une tigresse, une monstresse d'un type connu, c'est une adolescente. Mieux ou pire, c'est une adulescente, une trentenaire de 2020 qui poursuit la chimère de son adolescence durant les années 1980. Et le blockbuster qui lui est dédié ne l'est pas moins, hystérique à fond les ballons dès lors que l'immaturité est le fond saturé d'acides gras de l'affaire comme un produit de junk-food, tiraillé par les exigences dégoulinantes de la jouissance forcenée (les lardons), du sentimentalisme épais (le cheddar) et du manichéisme incontournable (les œufs). Le tiraillement n'invite pourtant pas à faire boiter et dérailler une superproduction qui roule sur les roulettes d'un programme bien rôdé depuis le succès des films dédiés au super-héros badass de la franchise concurrente (Deadpool de Marvel, celui qui dit tout haut ce que les autres pensent tout bas, à savoir qu'il est bon, si bon de mimer la transgression, voilà l'obscénité).
Pas de boitement ou de boiteries en effet ici, malgré les blagues furibardes et les godasses désappariées de l'héroïne qui auraient pu lui donner un vague air chaplinesque. L'horizon demeure davantage Marilyn Monroe repeinte aux couleurs criardes du female revenge tarantinien. Malgré l'abattage réel de Margot Robbie puisque l'actrice est également l'initiatrice du projet ainsi que sa productrice, elle qui, voix de canard et mirettes écarquillées, arrive parfois à donner un peu de chair à la poupée fêlée, mannequin brutal en apparence (on voudrait penser à Hans Bellmer) mais au fond réellement sentimental (on est plus proche de Poupée de cire, poupée de son de France Gall).
Anti-érotique à l'inverse de la Catwoman de Tim Burton, Harley Quinn est la fille cool qui prend au sérieux ce que cool que veut dire. Cool, Harley l'est tellement. Elle l'est absolument en poussant si loin le principe de refroidissement propre au cool qu'elle ne suscite à la fin ni trouble ni désir, au point d'étouffer dans l'omelette norvégienne la transgression dont elle serait le postmoderne parangon. L'hystérie cool refroidit tout, c'est l'excitation factice du mannequin, de la poupée, du cadavre, de l'inorganique. En réalité, Harley Quinn est une monstresse non seulement parce que la trentenaire persévère hystériquement, autrement dit pathétiquement, dans une adolescence passée et dépassée, mais surtout parce que l'adulescente extatique fait de la transgression une signature fallacieuse, un objet non pas d'émancipation comme le vend le titre secondaire du film mais de simulation, et seulement de cela.
Harley Quinn est une tigresse de papier parce qu'elle est la reine bouffonne du semblant. La super-nana cinglée est en fait une gentille frangine avec un cœur gros comme ça. C'est là aussi la raison profonde de son immaturité dont l'hystérie est la tapageuse et exténuante expression puisqu'elle veut faire croire le contraire de ce qu'elle est (le mal est d'apparence, la cause du bien son essence). Tout en ne se remettant pas dans le même mouvement d'avoir été larguée (précisément parce qu'elle n'est pas une méchante à la hauteur des ambitions réellement carnavalesques de son ancien compagnon).
Vraie fausse méchante
Monstresse adulescente, la tigresse de papier a le cœur en porcelaine mais elle est pudique, elle se montre pour en cacher la vérité sentimentale. Alors, que fait-elle ? Harley Quinn simule.
Harley simule déjà en croyant rejouer fidèlement le grotesque de Orange mécanique (1971) alors que le baroquisme pop et distancié du film de Stanley Kubrick adapté d'Anthony Burgess a pour ambition critique de problématiser les raisons sociales de la violence, ses instrumentalisations politiques, ainsi que sa représentation cinématographique (quand la violence est dans le film de Cathy Yan moulée dans une esthétique aporétique comme un jean serré ou slim consistant à brutaliser le spectateur tout en lui disant que sa brutalisation est la condition nécessaire de sa jouissance, voilà encore l'obscénité). La monstresse simule encore quand le virilisme saturé de testostérone est donné comme un moyen privilégié d'émancipation féminine pour elle et ses copines de galère, exemplifié en passant par des bonshommes qui haïssent les femmes aussi en raison d'une homosexualité inavouée (Ewan MacGregor est vraiment nul comme méchant même si le rapport avec son lieutenant peut, mais alors de très très loin seulement, rappeler un peu les relations troubles des personnages de James Mason et Martin Landau dans La Mort aux trousses). Harley simule enfin quand l'adulescente chipie surjoue les éléments pulsionnels d'un principe souverain de jouissance pour le mettre au service moral du bien très classiquement identifié au sauvetage d'une enfant comme au juste combat contre tous les syndicats du crime.
Le noyau obscène et cynique de l'ironie postmoderne se situe pour Hollywood à cet endroit-là, en faisant croire que donner aux femmes (l'actrice et productrice Margot Robbie, la réalisatrice sino-américaine Cathy Yan et la scénariste Christina Hodson) les moyens d'investir le terrain spectaculaire des blockbusters mettrait l'industrie du divertissement global à l'heure du mouvement féministe identifié au hashtag #MeToo. Or, rien n'est plus faux, vraiment. C'est bien pourquoi la monstresse immature simule l'adolescence transgressive pour servir au fond, et très hystériquement, un consensus puéril qui biberonne au virilisme, au moralisme et au consumérisme.
Harley Quinn existe pourtant, il y a un beau film pour en témoigner, c'est Arielle Holmes la fille de feu, la nymphe shakespearienne et sylphide du réel qui a rejoué sa vie pour en déjouer les pièges mortels dans Heaven Knows What – Mad Love in New York (21012) de Josh et Ben Safdie. Quant à la fausse Harley Quinn, qui fait bien pâle figure à côté de la vraie en effet, on se dit enfin que le Joker aura eu raison de larguer une fausse méchante qui simule le mal en roulant en vérité pour le bien de l'antique manichéisme hollywoodien.
6 février 2020
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