Straub ! Le nom est un point d'exclamation. Il dit la clameur de l'être pour l'une des plus belles clairières du cinéma. Straub ! Le nom sonne comme une frappe exclamative.
Moins un coup de poing qu'une main tendue, deux, trois, quatre avec celles de Danièle Huillet. Hisser le cinéma avec une rigueur nouvelle s'accomplit aussi avec une infinie générosité, à l'endroit où il ne redescendra plus jamais, en dépit des forfaits commis en son nom. Le cinéma est alors l'invention d'une forme radicale qui fait deux choses à la fois – voir ce qui résiste au regard en prêtant l'oreille à ce qui n'aura pas été entendu.
Aux côtés de Danièle Huillet, Jean-Marie Straub est un grand cinéaste moderne, l'un des plus grands apparus au tournant des années 60 avec Jean-Luc Godard. Eux et lui se sont en effet ressaisi du cinéma afin de l'orienter dans une direction nouvelle, à la fois critique des formes académiques qui tournent le dos aux urgences de l'époque, et créatrice de formes neuves dans la relecture d'œuvres du passé qui font voir la possibilité, dans le présent aliéné, d'un autre présent, émancipé.
Les cinéastes de rupture se dédient à des continuités historiques, lisibles seulement souterrainement. Ils ont ainsi inventé des rapports nouveaux entre l'image et le son pour faire voir, par la parole, ce qui est enfoui dans le paysage. Car le paysage ment en ensevelissant ce qui en est la condition et la restauration de ce qu'il y a de non visible dans cette condition exige aussi le déterrement des textes. Le geste est celui d'une archéologie pour le premier couple égalitaire de l'histoire du cinéma.
Aucun scénario original, aucune vedette mais une économie artisanale et un refus tranché du spectaculaire. Le recours patient est celui des textes confrontés aux paysages, des lectures s'affrontant aux durées, à l'air et aux pierres. Au milieu des ruines de la modernité prenant l'allure des statues et monuments qui pèsent de tout leur poids pour écraser les vaincus, des blocs lacunaires sont agencés, des constellations critiques fusent en faisant exploser le marbre du consensus.
Des écrivains français comme Duras et Corneille mais aussi Barrès et Mallarmé, des écrivains italiens comme Franco Fortini, Cesare Pavese et Elio Vittorini, des auteurs d'expression allemande comme Engels, Kafka et Hölderlin, des compositeurs comme Bach et Arnold Schoenberg : au service des œuvres préexistantes dont ils prélèvent quelquefois seulement des fragments, le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet est, fière et frondeuse, une pédagogie de la résistance et beaucoup de spectateurs y résistent encore, les uns intimidés par un soit-disant formalisme hermétique, les autres par une exigence intellectuelle inhabituelle. Pourtant la culture les intéresse moins que les énigmes dispersées dans le monde sensible et les langues qui en font résonner la poésie : énigmes des paysages muets et des textes devenus illisibles en ayant rejoint la tradition ; énigmes de l'histoire humaine qui est divine en étant celle d'une libération de la sphère des besoins.
Il n'y a cinéma qu'à la condition d'une épreuve, la forme résultant des frictions du réel et de l'idée. Une fois l'épreuve assumée dans ses ultimes tours dialectiques, s'impose le plus beau : le monde de l'égalité de toutes choses, une fois déliées de leur hiérarchie (culturelle ou naturelle), est toujours aussi celui de la différence, du réel qui se répète en étant à chaque fois un recommencement (d'où qu'il existe plusieurs versions de leurs films, le découpage identique mais les prises différentes).
Machorka-Muff et Nicht versöhnt. Le trait y est net, l'évidence tranchante, celle du couperet. On est soufflé par la vitesse narrative, avec les ellipses faisant passer un air frais dans le cinéma de la RFA qui sent alors le renfermé. Non seulement elle prépare à la célérité élocutoire d'Othon, mais elle sèche aussi les incertitudes en faisant un sort à l'obscurité ou la nébulosité bêtement prêtées à l'art de Straub et Huillet. Comme s'il fallait continuer le travail là où il s'était arrêté avec Le Diabolique Docteur Mabuse (1960) de Fritz Lang.
On reste admiratif, surtout, que ce diptyque de la jeunesse ait eu le courage et l'insolence (déjà, celle d'Ernesto) de rappeler à l'Allemagne fédérale ses généalogies fautives, preuves à l'appui (avec le montage d'archives dans le court et celui des manchettes de journaux dans le moyen, le banc-titre fonctionnant alors comme un banc des accusés). Et puis ce n'est pas rien, il y a l'amitié gardée pour l'antifasciste persécuté, sûrement juif et non moins communiste, lui qui a subi dans sa chair des brutalités que leurs auteurs voudraient bien se faire pardonner en portant les habits neufs du libéralisme. Il y a aussi l'enfant adopté témoignant qu'il y a une autre loi familiale que celle du sang. Il y a enfin l'amour, autre évidence indiscutable. Il a pour corps de jeunesse celui de Danièle Huillet en portant dans le générique le nom de Straub : et, pour ultime éclat, un coup de feu dont la déflagration aura des échos terribles du côté des enfants engagés à faire sécession de la société de leurs pères en finissant par se faire dévorer par eux.
Et puis, déjà, les pierres : elles mentent en servant à dresser des monuments ; elles disent la vérité des ruines du présent. Quand les pierres ne sont pas parlées par ceux qui les manipulent dans l'érection des statues exposant qu'ils sont les vainqueurs du moment, elles parlent un langage muet, un cri dans l'attente du regard qui saurait les écouter. Claudel n'avait pas menti, l'œil écoute aussi.
Chronique d'Anna Magdalena Bach. L'opération est à la fois d'extraction et de restitution. Une opération de sauvetage de la musique de Bach de ses arraisonnements, culturel (le trésor exclusif de la bourgeoisie) et instrumental (l'illustration comme en abuse le cinéma). Une opération de restauration des conditions historiques et matérielles de sa production (pas une composition jouée qui ne résulte pas d'un rapport de pouvoir et ne soit pas l'expression d'un enjeu de luttes). L'extraction est celle d'un or jamais expurgé du travail de mineur qui l'aura nécessairement accompagnée. Le Bach-film est le tout premier projet de Straub et Huillet et il a exigé plus de dix années d'efforts qui nourrissent plus d'un rapport avec la vie de labeur du compositeur. Il fallait en effet que plusieurs conditions soient réunies, notamment les moyens nécessaires à l'enregistrement en son direct des douze morceaux joués, tous filmés en une seule prise. Douze plans-séquences sur un ensemble de 114 plans dont la durée représente 53 minutes sur un total de 92 minutes. Il leur fallait également convaincre le claveciniste, organiste et chef d'orchestre d'origine néerlandaise Gustav Leonhardt d'interpréter Bach, le musicien étant à l'époque loin de faire l'unanimité du côté des gardiens de l'académie. Pour le reste, la confiance revient aux documents divers, manuscrits, comptes-rendus, lettres mais aussi gravures (par exemple de Canaletto) dont le montage fait l'économie des artifices décoratifs de la reconstitution.
S'il y a reconstitution historique, c'est au sens d'une puissance esthétique nouvelle, à la fois destituante et constituante : le son direct contre les post-synchronisations mensongères ; le filmage des musiciens qui travaillent réellement quand ils jouent ; le point de vue exclusif de la seconde épouse de Bach qui réinscrit le génie consacré dans la réalité d'une vie entière de labeur, de vexations et de douleur. Les pages de solfège se poursuivent alors en lettres et en faveurs décrivant par le menu les voyages et les quêtes, les rivalités et les ambitions auprès des princes et des mécènes. La musique jouée par Bach est ainsi parlée, à distance et au style indirect, par sa compagne et celle-ci met en lumière, avec une vitesse d'énonciation qui aurait la puissance venteuse d'Éole, ce qui se cache dans les intervalles de la gamme chromatique dont le musicien était un expert virtuose. Le dernier plan est aussi beau que la fin de Frontière chinoise de John Ford : Bach n'est plus mais il se tient encore debout, ayant vécu en immortel.
Le Bach-film c'est le cinéma Lumière qui s'est enfin donné les moyens du son, tout un pan d'histoire de la musique savante occidentale restitué dans une actualité ayant valeur documentaire. C'est aussi, avec une densité narrative qui prolonge celle de Nicht versöhnt, la restitution de la vie entière d'un travailleur racontée par son aimée qui l'aura si peu connu, tout en montrant sa lucidité au sujet de ses difficultés professionnelles.
C'est enfin, comme souvent chez Straub et Huillet, et l'on reconnaît là une dette contractée envers le cinéma de Carl T. Dreyer, un film de procès. Les documents se présentent ainsi comme les preuves d'une témoin qui est l'avocate de son mari, défendant non pas le génie mais l'artiste comme producteur soumis aux rapports de pouvoir de son temps. Anna-Magdalena Bach n'est pas la femme qui fait le procès de son mari (elle n'est ni Vitalina Varela, ni l'épouse de Tolstoï chez Wiseman), mais l'avocate qui le sauve des représentations qui le flouent. La défense est un plaidoyer contre le cliché bourgeois du « génie incréé » (Pierre Bourdieu) ; c'est encore un rappel bouleversant qui fait voir entre les notes les fantômes des enfants morts, en bas âge ou dès la naissance.
Il faut alors réécouter La passion selon saint Mathieu ou la cantate Ich habe genug pour voir que les orgues et les clavecins représentent les cercueils des enfants disparus. Le Bach-film est l'équivalent du Kindertotenlieder de Gustav Mahler, un chant sur la mort des enfants.
Le Fiancé, la comédienne et le maquereau. Cinq blocs hétérogènes constituent le site allégorique de violences supposées périphériques dans une Europe de l'ouest où l'on parlait alors peu de racisme et jamais de sexisme. Un plan-séquence à valeur documentaire (la prostitution est la nuit des rapports de sexe), la captation d'une pièce de théâtre (l'anti-Theater de Fassbinder y joue Les Criminels de Bruckner), une poursuite digne d'un film noir (on se croirait dans un film de Lang ou de Tourneur), un mariage suivi par un coup de feu (encore un, après celui de Nicht versöhnt). Femmes et noirs font alliance parce qu'ils se reconnaissent comme les pairs de violences qualifiées plus tard d'un adjectif qui aujourd'hui fait peur, celui d'intersectionnel (ou de consubstantiel si l'on préfère alors suivre la sociologue Danièle Kergoat et le féminisme matérialiste dont se réclame son travail). Pasolini se voit débordé par Mizoguchi.
Entre le fiancé (noir) et la comédienne (blanche), le maquereau opprime moins en raison de sa couleur de peau que pour les profits auxquels n'échappe pas le mariage, cette « prostitution légale » dont parlait déjà Balzac. De la rue nocturne au salon domestique, c'est la remontée d'un feu qui, quand il éclate, éteint le feu divin de l'Amour décrit par Jean de la Croix. Derrière la fenêtre, un arbre tremble. Dehors est encore un crépitement.
D'un coup de feu l'autre : l'Allemagne est divisée en deux et l'ouest à l'intérieur de lui-même. La violence, aussi, n'est pas identique à elle-même quand, en suivant Brecht dont la dernière phrase tirée de Sainte Jeanne des abattoirs sert de titre secondaire à Nicht versöhnt, la violence qui règne se sépare de l'autre qui aide contre elle. L'autre violence, on en fait l'expérience en regardant les films de Straub et Huillet, qui dérangent nos habitudes en invitant à rompre avec notre confort de spectateur. La violence qui règne est à la reproduction de l'oppression ; l'autre aide à s'en émanciper. Cela n'est pas abstrait, c'est un travail concret accompli à l'épreuve des films qu'ils auront réalisés.
Othon. On n'avait encore jamais entendu au cinéma parler ainsi le français. L'oreille est une caverne qui peut se remplir de pus, cela a été décrit dans la pièce de Bruckner. C'est un grand scandale : le français de Corneille, nous en sommes mutilés. C'est cela aussi la culture quand elle s'entend comme déculturation linguistique. Ce scandale résonne sur les hauteurs de Rome, la ville d'un exil qui désormais se poursuit après l'Allemagne. Amplifiée par des choix stupéfiants (l'accent italien de la plupart des acteurs, le bruit des automobiles en contrebas, la vitesse de l'élocution comme dans une screwball comedy de Hawks), la langue de Corneille est travaillée par l'expérimentation de son actualité.
Othon se présente aussi comme la meilleure critique de Mai 68, celle qui rappelle aux foules bruyantes et rassemblées qu'en haut le pouvoir parle une langue lointaine et incompréhensible, appropriée à sa conservation. Se rassembler et faire du bruit c'est déjà bien, mais cela ne suffit pas à faire la révolution, on le sait bien. Les vestiges du mont Palatin sont un site idéal pour apprécier la friction de deux types de ruines : les vestiges d'une antiquité qui persévère dans son credo impérial et les voitures dont la circulation se confond avec celle du capital. On n'est pas encore sorti de l'empire romain, Geschichtsunterricht – Leçons d'histoire (1972) le montrera encore à partir d'un roman inachevé de Brecht, Les Affaires de Jules César. Enfin, entre ce con d'Othon, héros falot investi par le désir et les intérêts des autres, il y a deux femmes, Camille et Plautine, nièce et fille du vieil empereur Galba, et les deux lui diront non. Elles sont sœurs d'Antigone, autre figure du non qui aura été celui de Straub à l'époque où il s'est refusé à faire la guerre d'Algérie.
Othon, c'est l'homme de trois râteaux, Camille et Plautine, on l'a vu, et déjà Poppée qui est montée dans son lit afin d'accéder à celui de Néron ainsi que le sénateur en relate au début le cuisant souvenir. Les trois râteaux d'Othon racontent en diagonale qu'on n'est jamais homme de pouvoir sans être celui de l'amour interdit qui est toujours celui d'une impuissance consentie, l'incalculable contre tout calcul. Les bouches parlent, parfois féroces. C'est Lacus complotant avec Martian à l'occasion d'un plan-séquence qui est un coup de génie, travelling-avant et caméra à l'épaule, les acteurs de dos poussés par le texte, Jean-Claude Biette et un certain Jubarite Semaran, impressionnant, qui n'est autre que Straub lui-même.
Mais la première d'entre elles est cette bouche d'ombre investie au terme du plan d'ouverture, un panoramique clos par un zoom exceptionnel parce qu'il était impossible de faire autrement, plus de trente ans avant Operai, contadini. L'anfractuosité est une autre caverne pour des ruines muettes, le cri des partisans et résistants qui pendant la guerre y ont caché des armes. Sur cela aussi « les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ».
Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schoenberg. Plus que des prolégomènes de circonstances à la réalisation de Moïse et Aaron, ce court-métrage est une déclaration – les anglo-saxons diraient un statement : une prise de position. Là encore, il s'agit de remettre les pendules à l'heure de l'Histoire.
L'heure est alors à la montée du nazisme et ce qu'elle appelle comme pensée de la situation : de la part de Schoenberg en réponse à une lettre de Vassily Kandinsky l'invitant à rejoindre le Bauhaus en 1923 ; de la part de Brecht à l'occasion d'un discours prononcé au Congrès international des intellectuels contre le fascisme en 1935. La lecture des documents invite ainsi à leur confrontation dialectique. Premier temps : le compositeur témoigne d'une lucidité extrême sur l'insécurité que l'Allemagne qui s'apprête à se livrer au nazisme fait subir aux Juifs, évoquant déjà la possibilité de l'extermination. Il voit ce qui se prépare : « Danger imminent, peur, catastrophe » sont les mots qui accompagneront la création de sa Musique d'accompagnement pour une scène de film composée entre 1929 et 1930.
La lucidité se refuse pourtant aux incorporations politiques, sionisme et communisme renvoyés dos à dos. Deuxième temps : Brecht insiste sur ce point que l'on ne peut décemment faire une critique de la barbarie qui vient sans faire la critique de celle qui l'aura rendue possible, à savoir le capitalisme. On repense alors au personnage de Schrella dans Nicht versöhnt, persécuté comme juif mais aussi comme militant antifasciste, peut-être communiste. L'ennemi judéo-bolchevique indiquait bien que les nazis avaient un même ennemi à deux visages, juif et communiste, et la déliaison des deux figures de l'ennemi du nazisme est une faute politique. Troisième temps : si Schoenberg fait directement la critique de Kandinsky, Brecht fait indirectement celle de Schoenberg ; il n'empêche que la musique de ce dernier reste un puissant témoignage d'une époque sur le point de s'effondrer.
La lucidité est désespérée quand elle n'est pas politiquement organisée, indexée sur une critique radicale du nazisme qui doit en conséquence entraîner une critique non moins radicale du capitalisme. La prise de position est nécessaire mais non suffisante, il y faut aussi une prise de parti, quoi qu'en dise aujourd'hui quelqu'un comme Georges Didi-Huberman. On pense alors à ce que disait à la même époque Walter Benjamin, répondant à la gravité de la situation par « l'organisation du pessimisme ».
L'organisation du pessimisme était à l'ordre du jour dans les années 30, elle l'est encore en 1973 quand Straub et Huillet tournent leur film, un autre bâton de dynamite. Les archives parlent d'elles-mêmes : photographies avec le cadavre des communards ; filmées avec le largage de napalm étasunien sur le Vietnam ; écrites avec la relaxe des ingénieurs des fours crématoires et des chambres à gaz. La barbarie a commencé avant le nazisme, elle s'est poursuivie après. La défaite du nazisme n'est pas celle de la barbarie et l'on peut se demander s'il a été réellement défait, c'était déjà la question de Nicht versöhnt et Machorka-Muff.
Danger imminent, peur, catastrophe demeurent les parques d'un capitalisme qui, non seulement, détruit l'humanité mais s'en prend également à tout le vivant, dévastant désormais les conditions d'habitabilité de la Terre. Prendre position avec Schoenberg, c'est prendre parti aussi avec Brecht. Le spectre du communisme a toujours de l'avenir.
Moïse et Aaron. C'est la grande querelle paradigmatique, celle des rapports fraternels, rivaux et antagoniques entre eikon et eidolon, l'image tiraillée entre le côté de l'idole et celui de l'idée. Moïse est l'homme de l'idée qui se soutient de l'irreprésentable, la voix du dieu unique dont la loi se déposera dans la pierre et ses tables. Aaron, lui, est l'homme d'une certaine idée du peuple, épuisé et impatient, qu'il faut alors contenter en remuant les restes de ses vieilles divinités.
Entre le révolutionnaire puriste et le réformiste pragmatique, le conflit joue en éclatant dans tous les domaines. Straub et Huillet ont d'abord réussi l'impossible en ayant donné abri à l'opéra inachevé de Schoenberg avec l'enceinte offerte par l'amphithéâtre Alba Fucense situé dans les Abruzzes. D'une part, la paire de cinéastes révoque sans condition le spectaculaire hollywoodien des Dix Commandements de Cecil B. DeMille, qui trahit Moïse en adoptant la perspective exclusive d'Aaron. De l'autre, ils se souviennent des chevauchées de John Ford en allant même un cran plus loin que L'Évangile selon Matthieu de Pier Paolo Pasolini.
La matérialité est d'une puissance inouïe, elle tranche dans la représentation en révélant son sédiment concret. L'opéra est à l'épreuve du réel dès lors qu'il s'agit d'en réaliser l'idée : avec la musique préenregistrée et segmentée en unités raccord avec le découpage, et puis les voix captées en prise directe ; avec la peau rougie par le soleil, et puis les bruits de pas et de souffle des danseurs. Les miracles eux-mêmes sidèrent parce que l'effet spécial est soumis à la dure loi du réel, avec le serpent que l'on retrouvera dans Antigone, avec la terre qui s'abreuve du sang. Et puis c'est la grande faille sismique qui jaillit en plein milieu, avec ces deux panoramiques en 16 mm. sur les plaines du Nil, comme deux plaques tectoniques.
Tout frotte, les frères qui ne s'entendent pas sur la conduite du peuple et sa pastorale, la parole et l'image, ce que l'on a en tête et ce que l’on voudrait dire mais dont l'expression en trahit l'idée, la fiction et le documentaire qui en témoigne. Tout ébranle, l'axe des prises de vue qui répondent à l'invention dodécaphonique de Schoenberg, ce plan noir qui se révèle progressivement une nuit des étoiles. Tout est friction et c'est ainsi que l'on vérifie la constellation des actualités du matériau adapté. Un se divise en deux mais la division est toujours originaire. Travailler à deux permet de mieux en apprécier l'idée qui fracture les peuples et brise les fraternités. Un terme, présent dans le passage lu par Danièle Huillet et issu de la Bible de Luther, en exprime la vérité intensifiée jusqu'à la brûlure par les développements monstrueux de l'Histoire : lager, camp.
La judéité retrouvée contre le nazisme triomphant est un plaidoyer pour toutes les minorités révolutionnaires, valable de l'autre côté du Nil avec le peuple palestinien opprimé par Israël, valable aussi contre un hédoniste néo-païen et sectaire, valable encore pour une jeunesse allemande insurgée contre les fausses réconciliations. Les panoramiques, jamais complets, toujours fragmentaires, n'ignorent pas qu'il y a une faille dans la révolution, entre la pureté de son idée et sa réalisation concrète. Ils sont aussi une main tendue aux jeunes spectateurs de Nicht versöhnt qui, comme Holger Meins à qui le film est dédié, meurent dans les prisons de la bourgeoisie allemande.
Toute révolution est un coup de dés. Cela fait plus de dix ans que Straub et Huillet font du cinéma et, si leur premier film parlé en français est Othon (1969) – Chronique l'était aussi mais avec la voix off de l'actrice allemande interprétant Anna-Magdalena Bach –, leur premier film tourné sur le sol français est Toute révolution est un coup de dés. La raison en est la Guerre d'Algérie à laquelle Straub a dit non quand il avait 25 ans, condamné par contumace en 1958 avant son amnistie prononcée en 1971. Un siècle avant, c'était la Commune de Paris. Un siècle plus tard, les années 1970 sont celles d'un double mouvement, d'un côté l'épuisement du gauchisme perdu dans un hédonisme inconséquent ou la lutte armée, de l'autre le rapprochement des communistes et de la social-démocratie, en France et en Italie. La révolution annoncée en 1968 n'a donc pas eu lieu. Othon en aura tôt établi le constat, dès la fin de la séquence française et le début de l'automne chaud italien.
On sait que Gilles Deleuze riait de cet échec en rappelant que les révolutions échouent toujours, tandis que ce qui persévère ce sont les processus, les devenirs-révolutionnaires. La Commune de Paris est le nom de cette réalité contradictoire, un échec imposé au prix du sang par les versaillais, un devenir dont témoigne Toute révolution est un coup de dés. Il y a alors besoin d'un site (le Mur des Fédérés au Père-Lachaise), d'un texte (le poème Un coup de dès jamais n'abolira le hasard de Stéphane Mallarmé, publié en 1897), d'amis (neuf, parmi lesquels Danièle Huillet, Michel Delahaye, Marilu Parolini, Dominique Villain, Manfred Blank) et d'autres à qui le film est dédié (Frans van de Staak, Jacques Rivette, Jean Narboni). Et un titre trouvé chez Jules Michelet.
Le poème est une énigme, le Mur des Fédérés en est la crypte. La communauté des amis récitant chacun à leur tour une partie typographiée en cultive le trésor, à l'épreuve du compréhensible. Marx avait écrit que la Commune est un sphinx pour la bourgeoisie. Et le poème de Mallarmé rend justice à son auteur taxé d'hermétisme alors qu'il a accueilli l'événement en inventant la forme à la hauteur de sa puissance de novation. « Rien n'aura eu lieu que le lieu, sinon, peut-être, une constellation » dit son poème. La communauté des amis est ainsi la constellation rassemblée autour d'un feu dont une flamme est le poing tendu de Danièle Huillet, dix ans avant celui de Noir péché (1988). Ce feu continue de brûler, il suffit de jeter un œil de l'autre côté du Mur des Fédérés, comme y invite le dernier plan.
Le mur est moins à abattre qu'à sauter pour voir, mais quoi ? Paris endormi, Paris qui rêve peut-être aussi de ce quelque chose qui aura longtemps été rêvé par l'humanité dont, avant Marx, Empédocle avait parlé. Le hasard, jamais, n'abolit l'imprévisible dont la révolution est une forme politique à sauver des déterminismes alourdissant la vieille roue du marxisme-léninisme.
Klassenverhältnisse. Kafka est le groom de l'hôtel continental Amérique, cette loi qui s'ouvre pour tout le monde sauf pour lui. Son roman inachevé, comme l'opéra de Schoenberg et le roman de Brecht, permet déjà de faire un sort aux cinéphiles qui, alors, idolâtrent encore l'Amérique : Wim Wenders avec Paris, Texas et Sergio Leone avec Il était une fois en Amérique. Deux plans, et pas davantage, ont été tournés là-bas, Statue de la Liberté et fleuve Oklahoma, autres plaques tectoniques après la paire de panoramiques de Moïse et Aaron. Car l'Amérique est partout et nulle part ; ainsi Hambourg où les cops courent après Karl Rossmann, comme dans une bande de Chaplin.
L'Allemagne, Straub et Huillet y reviennent après vingt ans d'absence en adoptant un tour opposé (leur Amerika dure deux fois plus longtemps que Nicht versöhnt mais avec une narration qui court sur quelques semaines seulement, et pas sur un demi-siècle comme précédemment), tout en conservant une solidarité pour les opprimés, manifeste avec la fraternité des grooms. L'Amérique est partout en étant l'empire d'une trahison sans limite, car y règnent les rapports de classes reconduits du vieux monde. Il n'y a pas un axe, un raccord, un cadre qui, protégés des jouissances dans l'équivalence fallacieuse des deux côtés du manche, ne témoignent pas des petits procès qui, de pièce en pièce, réitèrent la victoire des forts qui sont hystériques sur les faibles qui, eux, se taisent.
Karl c'est l'enfant Ernesto mais vu sous un autre angle, la bonté inentamable malgré les petits coups de canif, le coupable idéal en écopant de la culpabilité de ceux qu'il déçoit, le paria qui perd au fur et à mesure toutes ses peaux héritées et son identité pour à la fin se faire appeler Negro. Si Amerika selon Straub et Huillet est la meilleure adaptation de Kafka, c'est à rebrousse-poil d'un kafkaïsme de cinéma fixé dans un festival baroque dont la première édition remonte au Procès de Welles. Ce qui fait la différence est le question de la honte et de la libido, déjà posée par Othon où le pouvoir se joue dans la question des alliances et des mariages, qui l'est encore avec Moïse et Aaron où le peuple qui préfère aux idées les idoles y sacrifie tout, les orgies préparant aux sacrifices qui sont des suicides collectifs.
L'Amerika version Straub-Huillet est un film riche en valeurs d'usage : sur le rapport à Kafka (le retour au texte expurge les scories du kafkaïsme), sur le rapport de la cinéphilie à l'Amérique (les Etats-Unis y sont dégraissés de toute mythification) et de l'Amérique comme utopie (perdue avec le plan new-yorkais sur la Statue de la Liberté surveillée par un hélicoptère, elle brillerait encore un peu dans le dernier plan tourné sur les rives du Mississippi), sur le rapport à l'actualité politique (le discours triomphant sur la lutte des classes dissoute dans l'individu-roi ne fait pas oublier qu'il n'est que l'individualisation des rapports de classes) et géopolitique (en 1984, les USA ont déjà gagné sur l'URSS).
Et puis la libido (encore). Elle est ici aussi bruyante que silencieuse, c'est le désir des autres dont la viscosité saisit Karl en en faisant un objet honteux de déception et de rejet. Karl est le rebut du désir des autres, son déchet. La chose est drôle quand il fait tout pour éviter de tomber dans les bras d'une femme, émouvante quand ses malheurs résonnent avec ceux d'une camarade de galère. La chose est terrible quand on comprend que le garçon envoyé en Amérique, puni pour avoir commis une faute avec la domestique, est le violé et les violeurs d'être sans vergogne. La violence éhontée est un viol réitéré de la honte elle-même dont l'Amérique est devenue l'empire, partout et nulle part à la fois.
Une visite au Louvre. Revenir à Cézanne dont les peintures de la montagne Sainte-Victoire montrent qu'elle vient du soleil, et les paroles des boules de feu quand il juge les chefs-d'œuvre de la tradition dont il hérite et que conserve le musée du Louvre. Après Cézanne (1989), Une visite au Louvre continue ainsi d'explorer les conversations du peintre avec le poète aixois Joachim Gasquet, mais dans la perspective du jugement critique, avec les œuvres aimées (la Victoire de Samothrace, Véronèse, Titien et Tintoret, Murillo, Delacroix et Courbet), les autres peu appréciées (les primitifs comme Uccello et Giotto, Fra Angelico et Cimabue), quand elles ne sont pas franchement exécrées (Ingres et David).
La voix de Julie Koltaï est formidable. Elle a des fureurs qui conviennent aux saillies de Cézanne, portée par des scansions inédites qui reviennent aux modalités de lecture inventées par Straub et Huillet, qui auront innové également de ce côté-là. Les paroles du peintre retranscrites par Gasquet redeviennent une voix qui a pour première vertu de décrocher littéralement les œuvres de leur lieu d'exposition. Le musée conserve mais la conservation, si elle est nécessaire pour transmettre la tradition, induit aussi un refroidissement qui caractérise ses missions culturelles. Les paroles de Cézanne sont du feu, des flammes qui redonnent vie aux œuvres, les uns qui résistent ou non à leur agression, les autres qui sont célébrées et que l'on regarde comme on ne les avait jamais vues.
C'est une dispute et le spectateur a tout loisir d'y participer, d'accord ou non avec Cézanne, pour s'accorder avec ses critiques ou bien pour les critiquer. Après tout, Kant lui-même qui a fait de la philosophie le tribunal de la raison a toujours dit qu'on ne pouvait le comprendre qu'en le critiquant. Le programme critique kantien, contemporain des Lumières et de la Révolution est resté celui de Jean-Luc Godard comme de Straub et Huillet.
C'est donc la deuxième vertu du film, qui remet le jugement critique au centre du jeu, la critique qui revivifie autant qu'elle mortifie. Le sang revient, dans la toile ou le marbre. Le dernier plan, un panoramique à 360° qui accompagne les dénivelés d'un coin de Toscane où coule un ruisseau qui alimente la série des films tournés d'après Femmes de Messine d'Elio Vittorini, Operai, contadini (2001), Il ritorno di figlio prodigo et Umiliati (2002), montre qu'il y a des leçons de regard qui ont été retenues en ayant réussi à faire le saut entre la peinture et le cinéma.
On peut alors apprécier Une visite au Louvre comme un grand film sur l'usage créateur de la critique, évidemment valable pour la critique de cinéma qui l'est généralement si peu.
Mais il y a encore une troisième vertu, quand les atermoiements du Louvre à exposer Courbet finit dans un appel à l'insurrection, l'incendie du musée comme ceux du palais des Tuileries, du Palais-Royal et du palais de justice au temps de la Commune dont le peintre a été l'un des acteurs, et Jules Vallès aussi que Cézanne évoque. Une visite au Louvre bouleverse alors en dévoilant qu'il est également un film de genre, un film d'évasion comme Le Trou de Jacques Becker. Juger des œuvres, c'est les décrocher des cimaises de la culture, leur redonner vie en les sauvant. C'est les voler en leur donnant le moyen de s'évader.
NB : Il existe deux versions d'Une visite au Louvre, une première d'une durée de 44 minutes, la seconde de 49 minutes. L'intérêt aurait consisté à montrer les deux dans la foulée, en respectant ainsi le souhait de Straub et Huillet. Le distributeur Capricci en a décidé autrement et c'est non seulement dommage, mais tout à fait critiquable. Car Une visite au Louvre est un diptyque, comme c'est le cas du dernier film de Straub, La France contre les robots (2020), et le papillon a besoin de ses deux ailes pour voler. La culture se débrouille toujours pour mutiler et clouer l'art qu'elle dit célébrer. Comme Cézanne avec les toiles aimées, il faut décrocher les films de Straub et Huillet.
27 janvier 2023