Situé à 327 km de Tunis, Gabès a beau abriter une oasis unique dans son genre en étant côtière, la ville n'est pas, loin s’en faut, la première destination touristique de la Tunisie. Outre le développement des activités portuaires remontant au début des années 70, avec la pêche au thon et les activités liées à la conserverie, les industries chimiques et pétrolières dominent cette région rude du sud-est tunisien, particulièrement riche en phosphate à l'instar de Gafsa, ce foyer de la révolution de 2011. Le minerai est extrait par le Groupe chimique tunisien (GCT), mastodonte public et premier employeur des gabésiens. La pollution est importante à Gabès en faisant courir des risques graves à la population. Un symptôme : les problèmes respiratoires saturent les structures hospitalières. L'arrivée par l'autoroute à Gabès est d'ailleurs saluée par une infrastructure en forme de forteresse, fata morgana de l'industrie chimique dont les retombées ne sont pas que financières. Une étude commandée en 2018 par la Commission européenne montre que 95% de la pollution atmosphérique est la résultante de l'émanation toxique des fumées, oxyde de soufre, ammoniac, fluorure d'hydrogène. La mer est, quant à elle, gorgée de phosphogypse, cinq millions déversés ces trente dernières années.
La quatrième édition du Gabès Cinéma FEN montre, depuis sa refondation en 2018, que le festival a le désir de s'inscrire durablement dans la région. Le recours au cinéma, en incluant l'art vidéo et même la réalité virtuelle, participe symboliquement à la redynamisation d'une cité encore largement tributaire du poids de ses industries. Le cinéma comme un poumon investi par les associations culturelles, mais aussi citoyennes et écologiques. Le cinéma pour respirer : beaucoup y croit et cela se voit, avec des résultats concrets. Une intense participation de jeunes bénévoles, des structures locales, culturelles ou universitaires qui pourvoient aux lieux de projection. Une programmation à la fois éclectique et ambitieuse. Des rencontres, débats et panels qui contribuent aux échanges en encourageant les jeunes de la région à investir la place. La part compétitive dédiée aux films, courts et longs, de la région, du Maroc à la Syrie, se complète de rétrospectives de qualité (après Tariq Teguia l'année dernière, cette année est dédiée au cinéma de Ghassan Salhab) et d'autres propositions de choix, la section Art Vidéo dirigée par Malek Gnaoui avec pour invité l'artiste libanais Rabih Mroué, El Kazma et son extension K Off (sous la direction de la commissaire Kenza Jemmali) pour les jeunes artistes émergents, et un Hackathon pour la réalité virtuelle ouvert aux étudiants.
Loin des flonflons rouge et or des Journées Cinématographiques de Carthage, le Gabès Cinéma FEN a, parmi les ferveurs qu'il suscite en attirant l'attention au-delà de la région, et même du pays, des concentrations nécessaires en faveur du cinéma. Y compris dans les deux ateliers dédiés à l'écriture critique et montés sur la base d'un constat partagé : le cinéma est fort parce que la critique l'est (à part quelques francs-tireurs comme Adnen Jdey, les plumes manquent en Tunisie – et si elles sont pléthores en France, la quantité a depuis longtemps fini de se dissocier de la qualité). Le nouveau film de Jilani Saadi (Insurrection) et la programmation de Rabih Mroué (on y retrouve entre autres Ici et ailleurs d'Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard), la projection tunisienne de La Rivière de Ghassan Salhab avec la rétrospective associée (on pourra voir en première mondiale les trois volets du triptyque, La Rivière ayant été précédé comme il se doit de La Montagne puis de La Vallée). Nous ne sommes à l'évidence pas à Tozeur. Le travail de la déléguée générale Fatma Chérif et du directeur artistique Ikbal Zalila est manifeste, et son exemplarité mérite d'être fraternellement saluée.
Voilà ce dont on a besoin, à Gabès comme ailleurs, et plus que jamais : que le cinéma nous fasse respirer et, contre les mirages pollués, que ses fata morgana aident à nous désintoxiquer.
17-20 mai 2022
Si la merde règne en Tunisie, les merdeux y sont forcément les rois. Le temps d'une nuit blafarde éclairée par les néons de la crise sanitaire, les parias s'agglutinent sous les pisseux auspices d'un faisceau divin indiquant l'étroite connivence des téléportations et des des tirages de chasse. Le couvre-feu est le couvercle d'une bouteille remplie d'un alcool bon pour les cocktails Molotov et son ouverture lâche dans les rues vides de Tunis des djinns hirsutes, électriques et azimutés. Une vague de laideur décoiffante, comme une bave écumante lancée à l'assaut du bon goût et de la correction, toujours policière. L'insanité en réponse, criarde et vitale, à la viralité prolongée de la crise sanitaire.
C'est la merde en Tunisie, le pays est une cocotte-minute branchée sur une fosse septique. Que faire alors, sinon y aller carrément, en y plongeant les mains, franchement, pour malaxer la merde et en extraire des éclats coupants comme le diamant, rappelant au rire sa vérité diabolique ? La merde est un règne que les merdeux, seuls, osent assumer franchement. Leur franchise tient alors d'un affranchissement qui a la transgression pour modalité, et la profanation pour fondement. Le fondement, c'est aussi le siège, postérieur ou derrière, le fion ou cul par où passe l'excrément que manipule un cinéaste érotomane et scatophile, non moins qu'alchimiste, tunisien de Bizerte qui a un œil rivé sur l’Italie (ses parias ont comme un air de famille avec ceux de Toto qui vécut deux fois).
Jilani Saadi s'y connaît donc, frayant en solitaire depuis vingt ans et l’inaugural et fracassant Khorma (2002) dans la zone franche où s'assemblent les parias qui s'affranchissent en improvisant l'inversion des polarités et des hiérarchies, centre et marge, laideur et beauté, faux et vrai. La farandole des gueux saadiens accueille aujourd'hui Oueld Jennet, un mari humilié par sa compagne et travesti en fille (le fidèle Mohamed Grayaâ, avatar tunisien de la créature de Frankenstein) qui rejoint Baya, une femme répudiée et sur-érotisée, et Mosmar, un boxeur mal fichu et gringalet, en prenant en charge Hadj, un vieillard muet, paralytique et cacochyme abandonné par son fils un soir d'insurrection. En partant le temps d’une nuit pour Tunis, c’est comme s’il partait à l’assaut d’une citadelle, moins pour la conquérir que pour la déborder, la noyer pour l’engloutir et en finir.
Après Bidoun 2 (2014), le patriarche s'entête donc à être la figure d'un corps en trop, tête débranchée et désormais intestins relâchés (on s'y attendait plus qu’un peu), l'encombrant dans lequel se reconnaît le réalisateur (il jouait d’ailleurs celui de Bidoun 2), lui qui jouit à fond du décentrement et la panique qu’il suscite, en pensant au démembrement recommencé de Dionysos, dieu païen des ivresses et l’ami du dieu Pan, le Faune. Le satiriste se sait toujours déjà un satyre.
La foire aux monstres qui montent à l'assaut de la capitale, un pur simulacre qui se dédouble en haussant le kitsch au carré, fait par conséquent droit aux invertis (parce qu'ils incarnent l'inversion des valeurs traditionnelles), aux freaks (parce qu'ils font sauter le verrou des catégories, la femme est monstrueusement belle, le nabot est monstrueusement fort, le vieillard cacochyme est peut-être dieu). On reconnaît la dimension révolutionnaire des monstres saadiens qui, peut-être, feraient signe, par-delà tout romantisme hugolien, aux freaks de Frank Zappa, qui jouissaient déjà de l'absence de tout contenu positif afin de se soustraire anarchiquement à toute récupération politicienne. La forme suit forcément en reléguant hors-champ la voix spectrale et obscène des Mabuse régnant réellement au sommet de l'État tunisien, tandis que l'éclatement des points de vue (caméras GoPro et drones) affirme un vif désir d'en finir avec tout centralisme (le démembrement du regard est dionysiaque).
Alors qu'il a été longtemps méprisé par l'industrie du cinéma tunisien qui lui aura fait souvent payer cher son goût des marges, Jilani Saadi soutenu par le producteur Chawki Knis a pu bénéficier d'un budget plus confortable qui lui a permis d'obtenir une reconnaissance marquée par deux prix, aux Journées Cinématographiques de Carthage et au Gabès Cinéma Fen. Insurrection a été distribué en salles en échouant à obtenir un réel succès. Découvrir ce film en salle permet pourtant de mesurer que si, de l'autre côté de la Méditerranée, nous sommes sortis de l'âge héroïque de la transgression en art, épuisée à force de simulations postmodernes, la transgression reste encore payante quand les spectateurs se réjouissent des excès, notamment langagiers, qui saillissent de l'écran en brutalisant les conventions d'un régime représentatif qui tarde encore à s'ouvrir aux réalités locales. Insurrection se veut alors un festin qui donne le tournis, il fait souvent mal au ventre aussi. Pas sûr qu'on en redemande, surtout que Jilani Saadi semble à la fin préférer à la radicalité parodique et profanatrice les aisances sans lendemain de la transgression. C'est à cet endroit que son film déçoit, en deçà des précédents, en retrait face aux audaces d'un Jean-Pierre Mocky ou d'un Marco Ferreri.
Si la tradition carnavalesque débouche toujours sur un procès, la parodie des rois mages (la bonne nouvelle de l'enfant messie a été remplacée par celle du vieux qui se fait dessus) se voit en effet balayée par un tsunami de pacotille qui fait péniblement office de coup de serpillière. Le bât blesse.
L'insurrection promise et tant attendue n'est finalement pas venue. À la place s'impose la volte-face d'un artiste démiurge qui sait bien que le vieillard cacochyme est un corps transitoire, obscurément mais décisivement raccordé au ciel gris des interventions divines. Les joies régressives consistant à barboter d’aise dans la fosse septique de la capitale tunisienne pour y trouver de nouveaux amis succombent devant l'autorité d'un père sévère rattrapé par ses réflexes hygiéniques. Il est à cet égard impossible de ne pas reconnaître la terrible proximité entre le final et le geste policier consistant à nettoyer à coup de bouteilles d'eau le fourgon où Hadj a déféqué. Encore un effort pour rejoindre Antonin Artaud et voir dans la merde comment en finir définitivement avec le jugement de Dieu.
Omar Belkacemi est un montagnard. Quand il descend de sa montagne de Petite Kabylie, c'est pour filmer un raz-de-marée peu raconté, celui des charrettes de licenciements initiées par l'État algérien durant la guerre civile des années 90. Son premier court-métrage réalisé en 2015 s'appelle justement Lmuja, autrement dit la vague, celle qui a déferlé dans la vie des travailleurs en ayant fracassé les familles. Mais une vague n'arrivant jamais seule, il y a l'autre vague aussi, celle qui monte et bouillonne le temps d'une extraordinaire séquence de bistrot tournée aux limites du documentaire et de la fiction, à l'endroit où le vrai et le faux écument en déposant sur la grève de l'écran des paroles pleines de crachat et de sel contre l'opportunisme cynique des décideurs qui ont profité du terrorisme pour organiser une attaque sans précédent contre la classe ouvrière algérienne. Alors, Lmuja ressemble furieusement à De quelques événements sans signification (1974) de Mostafa Derkaoui, ce jalon important du jeune cinéma marocain alors vite classé sans suite, jusqu’à aujourd’hui.
Le bistrot arabe s'expose dans les deux films ainsi, comme rarement sinon jamais : un lieu populaire d'expression où le commerce est celui des paroles politiques. Un territoire masculin distinct des espaces domestiques classiquement dévolus aux présences féminines, avec des douceurs mais aussi des silences qui en disent long en ouvrant les vannes d'une culpabilité qui noie un peu trop vite le drame sous des engloutissements inéluctables.
Après le temps des vagues s'échouant en contrebas des rochers accidentés de l'économique, du social et du politique, vient le temps des ascensions, sur les hauteurs kabyles que tutoient les nuages et où vit Omar Belkacemi qui y a tourné son premier long-métrage, très attendu.
L'ancien assistant de Youssef Chahine et de Tariq Teguia a en effet logé dans les creux de sa montagne kabyle une fiction en forme d'utopie dédiée aux rêveurs haïs par les agents dûment mandatés du ressentiment. Là-haut, Koukou est le simple d'esprit qui interpelle le ciel en se reconnaissant une fraternité avec les animaux, évidemment les oiseaux tel un cadet berbère des franciscains. Koukou est l'idiot que, seul, alourdit le savoir des traditions qui pèsent du poids quotidien des corvées ancestrales sur le corps des femmes, mère et sœur. Comme ami des ânes, l'idiot est le passeur angélique et l'accompagnateur placentaire d'une époque désertée par dieu, le porteur inconscient de la bonne nouvelle qui souffle comme le vent, la parole de poésie que ne veut en rien entendre le conseil des sages du village (une triade masculine qui pourrait faire rire si elle n'organisait pas systématiquement la répression bien connue des innocents). L'idiotie de Koukou n'y pourra rien. Le pouvoir ne comprend rien à l’impuissance. Et pas davantage Mahmoud, son frère aîné et professeur de philosophie à Béjaïa qui revient au village en vérifiant qu'il est revenu de tout, y revenant pour rien.
Le couple formé par Koukou et Mahmoud figure ainsi l'adret et l'ubac d'Argu, le versant solaire de la vallée et son versant plus froid et rude. Il y a la part ascensionnelle du film d'Omar Belkacemi et elle se déploie avec une photographie magnifique, en ne s'épuisant jamais à filmer la montagne cardinale, le jour et la nuit, d'en haut et d'en bas. Les ascensions s'accompagnent toutefois de descentes pas toujours bien négociées, notamment quand l'idiotie de Koukou débouche sur un angélisme des métaphores (l'oiseau sorti de sa cage), tandis que Mahmoud s'abandonne à un cynisme inapproprié (un vieux se pend, c'est l'heure de danser). La critique du partage traditionnel des rôles sexués se casse les dents sur le roc des partitions schématiques (les femmes sont belles et comme les mères le sont davantage), heureusement attendries par un sens précis de l'inscription documentaire. Placé sous le haut patronage de Dostoïevski et Nietzsche, Argu force la poésie en s'aveuglant sur ses intentions.
Argu est à l’évidence, criante, aussi sincère que la naïveté peut se confondre en simplismes. Proche de Koukou et même trop proche quand il se contente de plaindre le sort des femmes astreintes aux tâches ménagères, le film est éloigné de lui aussi quand on connaît un peu son interprète, Kouceila Mustapha, moins benêt folk que farfadet rock dont la présence émerveille les projections des Rencontres Cinématographiques de Bejaïa.
Omar Belkacemi est un arpenteur qui sait filmer et par cœur il connaît la carte de la Petite Kabylie. Il a des coups de génie quand il invite un vieil ami du village (joué par Mahfoud Mustapha, le vrai père de Koukou) à raconter l'histoire insolite d'une mosquée vaincue par le foot grâce à l'ajout d'une parabole, avant d'entonner un chant lui donnant irrésistiblement un air de samouraï (on croirait alors voir un acteur japonais, pourquoi pas Toshiro Mifune).
Ce qui manque au réalisateur, c'est la boussole du narrateur qui lui permettrait de tenir à distance les évidences piégées de la parabole. La boussole qui l'autoriserait encore à assimiler le suc des leçons nietzschéenne (le ressentiment à la source de la morale et s’en défaire est un gai savoir) et dostoïevskienne (avec l'idiot qui n'est pas un simple d'esprit mais l'être singulier quelconque dont l'exemplarité bouleverse l'existence des personnes rencontrées). Avec la boussole dans la poche, on ne se perdrait ni dans des choix de découpage problématique (pourquoi élire trois gros plans sur un plan général de femmes ?), ni dans de pervers effets de résonance (la femme qui tourne en rond est un autre oiseau, mais captif de la cage du plan), ni dans une critique si peu soucieuse des contradictions (les femmes sont belles pour autant que les hommes les dominent et cette beauté-là est aussi cela qu'il faut interroger).
Sans la boussole, Argu est une montagne accouchant d'une souris dont on sait avec Marx (cité ici avec Nietzsche et Dostoïevski) que leur critique réellement rongeuse n'en reste pas moins limitée.
On la devine pourtant entre deux tirades, la boussole du narrateur, quand Omar Belkacemi se retient de faire basculer son ode aux simples d'esprit dans les fracas mortifères du drame (on s'inquiétait alors de voir Argu finir comme Des souris et des hommes de John Steinbeck). L'éloge final et rapide de la fuite est, certes, insuffisant, mais il témoigne également de la capacité d'un réalisateur à se retenir de la tentation du pire. L'impuissance devient alors une force surgissant in extremis, la puissance de suivre un sentier escarpé entre l'adret des naïvetés sympathiques et l'ubac des critiques superficielles et faciles. La voie chaleureuse d'une pudeur et d'une vergogne qui rend justice à la civilité kabyle, et plus largement algérienne, cette silmiya dont l'éclat aura si intensément briller à l'occasion du Hirak.
La critique est aujourd'hui l'objet d'un grand clivage. La corporation qui en fait profession n'a de cesse de manquer à ses devoirs en maintenant sans reste l'écriture critique sous les pressions exercées par les industries culturelles et les agendas médiatiques. Les grandes revues à l'instar des Cahiers du cinéma indexent la rente d'une prestigieuse histoire sur les sentiers balisés d'une cinéphilie inoffensive, immunisée contre toute réflexion des rapports entre esthétique et politique, qui sont précisément des rapports critiques. Quant aux revues qui ont maintenu le cap de l'exigence, comme Trafic elles s'arrêtent. Le consensus règne dans la presse générale ou spécialisée, alors qu'il n'y a pas plus urgent que de se réemparer d'un terme dont la contemporanéité explose dans tous les sens à l'époque d'une crise généralisée : crise du capitalisme et des démocraties libérales tentées par le néofascisme, crise géopolitique démontrant que nous ne sommes toujours pas sortis du 20ème siècle en dépit de la fin du bloc soviétique, crise environnementale et climatique, crise sanitaire et anthropologique, qui devient avec l'anthropocène celle du vivant lui-même.
La crise, tous azimuts, multiplie ses métastases virales. C'est pourquoi la tâche urgente consiste à en produire impérativement la critique. La crise est la condition de la critique, elle y répond. Et on ne verrait pas pourquoi le cinéma y échapperait, lui-même malmené par des reconfigurations de fond, développement des plateformes, formatage et concentration des modes de production.
La critique déçoit alors qu'on y tient comme à la vie, question de pharmacologie. C'est depuis cette base qu'auront été menés à Gabès deux ateliers d'écriture critique en compagnie de participants gagnés au désir d'écrire non pas sur mais avec le cinéma, dès lors que le cinéma est meilleur si la critique l'est aussi. On a rappelé quelques fondamentaux parce que la critique recouvre un ensemble de gestes qui viennent de loin, de très loin : du geste paysan du criblage des grains, à celui du médecin qui établit un diagnostic ; de l'éducation citoyenne à l'époque de la démocratie athénienne, à l'enthousiasme de la Révolution invitant Kant à voir dans le jugement critique la voie d'une émancipation, à la fois esthétique et politique ; de la critique de l'économie politique de Marx, à celle de son contemporain Baudelaire tenant la partialité pour principe de l'ouverture du plus grand horizon ; de la critique selon Walter Benjamin qui doit témoigner d'une expérience du monde tout en assumant sa vertu polémique, aux jeunes-turcs des Cahiers du cinéma qui ont organisé une révolution symbolique en faisant passer les mots de la critique dans les images de cinéma.
La modernité en cinéma ne se comprendrait pas autrement qu'ainsi : le cinéma n'est pas immunisé contre la crise, il l'assume lui-même, l'Histoire l'y oblige, parce qu'elle est consubstantielle à l'espèce humaine après avoir découvert qu'elle était l'indestructible qui pouvait être détruit en dévastant la planète. D'où que l'on ne voie pas autrement la postmodernité que comme la forclusion du noyau critique de la modernité parce qu'en l'espèce, il s'agit de ne pas se réconcilier avec l'existant, qui est l'irréconciliable même.
Critiquer n'est pas opiner en croyant cultiver sa petite singularité alors qu'on ne fait qu’ânonner. Critiquer c'est partir de soi-même pour sortir de soi-même, c'est sortir de sa petite affaire personnelle au nom des forces impersonnelles soulevées par l'œuvre. Critiquer c'est surtout écrire en témoignant pour le spectateur que nous sommes et qui est en crise, et c'est tenter de cerner à partir des affections le grain des affects qui aident à penser et panser, bousculant les équilibres entre sens et vérité, entre sensibilité et intelligibilité. Critiquer un film ne consiste pas à interpréter en vertu d'un manque dont l'identification confère un pouvoir, mais à expérimenter un rapport avec lui en témoignant d'un rapport au monde, rapport désirant, à la fois constituant et destituant, toujours critique.
Critiquer c'est tenter l'impossible en tranchant tout en croyant au sens qui reste encore à venir ; c'est encore faire de l'écriture le site littéraire d'un improfanable secret, en même temps que le grain du secret constitue pour l'écriture son noyau de possibilité. Critiquer consiste enfin à se soigner du cinéma quand il est maltraité. C'est prendre soin de lui, de soi et des autres auxquels on s'adresse indiscernablement, l'autre qui est tout le monde et personne, l'autre qui est n'importe qui.
Critiquer est un geste, plus d'un et si la critique est un métier, il est celui de vivre en aimant le cinéma qui l'est de moins en moins.
C'est là notre viatique. Et l'on y pense d'autant plus fort aujourd'hui, à l'heure où nous écrivons ces lignes dans le savoir de la disparition de Jean-Louis Comolli. Le passeur a été un ami qui n'aura jamais cédé, passant de l'écriture critique au cinéma qui n'a jamais cessé de l'être, sur la part d'ombre nécessaire à ce que le cinéma ne soit pas que du semblant, le réel qui échappe à la calculabilité caractérisant la machine cinématographique, l'autre dont le cinéma a la garde en ne cessant pas d'être documentaire.
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