« J'ai marché sur le miroir d'une rivière pleine d'anneaux de couleuvre et de danses de papillons »
(René Char, « Suzerain », Le Poème pulvérisé [1945-1947], Fureur et mystère [1948],
éd. Gallimard-coll. « Poésie », 1962, p.
184)
La Senne, rivière enfouie, nymphe profanée et punie de l’avoir été. Ian Menoyot y a tourné plusieurs fois et, après bien des catabases, il en est revenu avec un triptyque dédié à l’ondine prostituée dont Bruxelles a bien profité avant de l’enfermer dans les souterrains d’un infernal voûtement. Comme si la princesse était devenue un dragon.
Le triptyque de la Senne est un poème orphique en trois panneaux qui ouvrent sur la fascination d’une reconsidération après toute sidération, d’un désœuvrement après toute volonté de néant. Alors la rivière morte-vivante débouche sur une vallée d’hospitalité, accueillante pour des ombres qui ont de l’avenir et des spectres qui durent, reliée souterrainement à une vallée alpine dont les paysages avèrent qu’elle est après la vallée de la Senne une autre vallée de la paix.
Vallée de la Senne
Voûtement, désenvoûtement
« L'amour s'en va comme cette eau courante / L'amour s'en va / Comme la vie est lente / Et comme l'Espérance est violente ». L'eau courante dont le cours est une noyade liquidant le temps fini des amours enfuies coule dans les veines de la Seine vue par Guillaume Apollinaire. Ou bien c'est la Seine quand elle est regardée dans Main pour main (2018) par Juliette Achard et Ian Menoyot du côté du Pont Napoléon III rebaptisé National, où le reflet d'un N inversé se rappelle aux ultimes miasmes de la sénescence impériale napoléonienne. Mais la Senne ? De Seine en Senne, l'homonymie invite à se mouiller en entrant dans le lit aux draps froissés et flotter en laissant l'imagination dériver au fil de l'eau, fil aussi tranchant qu'un rasoir ou qu'un couteau.
La Senne n'est pas moins suggestive que la Seine en effet et la regarder couler fait monter d'autres humeurs et d'autres alcools mélancoliques. La Senne fait émerger d'autres paysages aquatiques, elle laisse apparaître d'autres ruines dont l'accumulation sédimenteuse remonte à loin en effilant la pointe du présent. Vallée de la Senne est un poème médiéval, un poème d'amour, de mort et d'acédie dédié à une rivière morte-vivante. Si l'agonie est le réel de la Senne, la renaissance est quand même et reste malgré tout l'objet d'une hantise dont le désir se joue plan par plan en en faisant jouer les ricochets à la surface brouillée de la liquidation en cours.
Un cinéaste se fait nocher en remontant le cours de la rivière pour atteindre à la rive essentielle du sens caché dans son nom (rima dit la fente, la blessure, la crevasse, la déchirure ; ringor c'est enrager, c'est aussi ronger son frein). La Senne a des rictus, ses tourbillons sont des torsions, la rivière montre les dents : c'est un dragon englouti dont l'apparence monstrueuse est un donjon souterrain cachant une princesse dans l'attente qu'on la délivre. Quelle princesse ? Tantôt la Senne est radicalement ophélienne quand le lit riparien se confond avec l'image de la noyée shakespearienne, tantôt la Senne fait des siennes et des scènes quand Antinéa est possiblement un autre nom pour elle.
La putain séreuse
Captive du mépris de la cité qui lui doit tant, la Senne s'épanche comme une blessure honteuse et purulente. La Senne en a pourtant à raconter. Elle en a tant avalé mais la fluence grumeleuse de ses eaux lourdes est devenue une langue étrangère, le grommellement d'une bête inaudible pour beaucoup de ses riverains qui préfèrent demeurer sur les hauteurs fortifiées du marais (brôka en germanique, broeke en néerlandais). Sauf que, comme certains poissons malades aux tissus nécrosés, qui gonflent et perdent leurs écailles, Bruxelles la majestueuse est atteinte d'hydropisie. La disposition orphique de Ian Menoyot est une inclination qui lui fait voir la Senne comme la lymphe de Bruxelles (après tout, nymphe et lymphe partagent le même foyer étymologique, la fontaine d'eau de source à laquelle se rapportent les vierges par tradition). Mais le poète visionnaire voit aussi dans les rapports de Bruxelles avec la Senne l'empoisonnement du système lymphatique et la noyade de ses fonctions immunitaires par excès de sérosité.
La cité bruxelloise se présente ainsi : comme une cavité gorgée du petit-lait qui accable l'ancien sérum, l'ancienne nymphe déchue, dégradée en putain séreuse, en catin pestilentielle.
La Senne, son histoire glorieuse forme un amas de gravats qui s'amoncellent dans son dos. La rivière est difficile, sauvage, revêche. Moyennant quoi elle aura été coulée. Comme un cheval sauvage consentant à sa domestication, la Senne a d'abord accepté d'être la voie navigable ayant servi à l'accumulation primitive des richesses de la capitale belge. Pour réponse et gratification, les blanchisseries, brasseries et autres activités industrielles dont elle a autorisé le développement économique y ont continuellement déversé leurs déchets en n'hésitant pas à se plaindre du choléra qu'elle était alors censée charrier, plus généralement d'une insalubrité dont ces activités ont été directement les responsables. La Senne, son destin est placentaire : elle a permis au fœtus de passer et celui-ci a grandi en n'ayant plus aucune pensée favorable à l'endroit de son double intime, son passeur originel, son ami qui aura fini à la poubelle. La construction de son voûtement entreprise entre 1867 et 1871 a ainsi servi à refermer le couvercle de plomb sur le quasi-cadavre d'une rivière putrescente. Avec le voûtement la bouche est close parce qu'elle est devenue d'égout. Il se trouve que le projet urbain d'assainissement de la rivière est contemporain de l'écrasement de l'insurrection de la Commune de Paris. Une lourde pierre brisée recouverte de mousse l'indiquerait en s'apparentant à une pierre tombale au milieu des ruines : il s'agit toujours d'une mise en terre dégoûtante, d'un enfouissement de cadavres – l'ensevelissement comme un engloutissement.
Depuis, la Senne est devenue une rivière souterraine, asservie à l'évacuation des eaux usées de Bruxelles modernisée, polluée comme jamais par le nihilisme placentaire de la modernité capitaliste. Avec le voûtement la bouche d'égout est devenue fosse d'aisance, fosse septique. Si la station d'épuration de Bruxelles sud a promis d'en finir avec la pollution en 2007, une filiale belge de Veolia en cessant de retraiter les eaux de la Senne y a déversé deux ans plus tard pendant presque deux semaines toutes les eaux usées de la capitale et sa banlieue. L'économie bourgeoise est un système hydraulique dont les exigences de liquidités valent comme une liquidation dégueulasse et même une rivière a pu en faire les frais.
Hors tout humanisme et tout anthropocentrisme, on devra donc en convenir : les damnés de la terre sont toutes les formes de vie tombées sous l'emprise avilissante et prédatrice du capital. L'exploitation est profanation. Pourtant il y en a des tourbillons qui font voir l'origine dans le flux du devenir, n'est-ce pas Walter Benjamin ? La Senne, son histoire est dans son dos ; son origine est encore devant elle.
La nymphe avale, elle parle aussi
Liquidée, la Senne coule encore, morte-vivante, rivière zombie. Défunte sur le fil du constat documentaire d'une histoire finie, survivante sur celui de l'allégorie chargée de créances messianiques. Comme les amours mortes ressouvenues par le poète mélancolique, comme Bruges-la-morte décrite par l'écrivain symboliste Georges Rodenbach peu de temps avant la naissance du cinéma, la profanation de la Senne dure encore et sa bouche d'ombre parle à qui désire entendre son chant de mort et de résurrection. S'il y a élégie, c'est cependant de combat. Comment ? Déjà le poème de cinéma composé par Ian Menoyot travaille au photogramme près la nuance vert-de-gris comme s'il travaillait la matière filmique à l'eau-forte. C'est ainsi que l'aquafortiste peut tirer du glacis numérique une variabilité en terme de photosensibilité qui redonne à la lumière naturelle tout ce que lui retire une industrie des visibilités dont les composants électroniques proviennent de l'intérieur de la terre. Informé du travail esthétique d'Arnold Böcklin et Fernand Khnopff (dont un dessin illustre la couverture de l'édition originale de Bruges-la-Morte), le plan tend à la gravure en manière de lavis. La rouille s'allie au plomb pour assombrir le ciel et ainsi couronner le seigneur tyrannique du lieu qui écrase sous son talon de fer le vieux dragon poisseux en oubliant que sous la croûte d'écailles se cache la princesse attendant une délivrance rédemptrice.
Puisque le voûtement a enfoui la rivière en la faisant souterraine à l'instar de l'un des cinq fleuves des Enfers, l'inclination orphique du poème lui impose l'épreuve initiatique de la catabase. Le film de Ian Menoyot propose à cet égard des modulations sonores avérant que le mixage est inventif en excédant la seule part documentaire de l'enregistrement et de la captation. Il faut alors descendre et descendre encore pour faire sourdre le mystère d'une voix qui conjoint la vieillesse rebelle à l'immémoriale jeunesse. Malgré la bande passante des circulations ferroviaire et automobile dont les vrombissements sont l'un des vacarmes privilégiés de la modernité, la belle endormie a encore des tumultes. Elle présente toujours des nerfs à vif dont les terminaisons sensibles sont les notes sèches de violons des quatuors d'Anton Webern et Béla Bartòk arrachées aux grincements de frein des trains. La nymphe en a longtemps avalé, des mûres et des pas vertes. C'est un train dans la mine, ses boyaux sont langiens mais la percée est aussi héroïque que celle du Trou (1960) de Jacques Becker.
La nymphe parle aussi et les plans offerts à quelques jeunes visages épars et mutiques forment une petite communauté désœuvrée doublée d'une constellation attentive à son écho (on pense en particulier à la petite fille blonde qui lève les yeux, soulevée par l'intime conviction que son regard pourrait crever la poche grise et vaseuse du ciel). La Senne a un filet de voix exténuée, celle de l'allégorie en ses ruines. Depuis les tourbillons du bouillonnement, la voix impersonnelle est celle du monument en ruine qui ne dit pas je en n'ayant pas de petite affaire à soi. Parce qu'elle s'adresse à tous, transversalement, en montrant que le paysage a une vie composée des sédiments de la vie historique et des émotions imperceptibles qu'il est encore possible de lever et d'accueillir, de pétrir et de cultiver.
La Senne suivrait ainsi sa voie traversière comme une diagonale souterrainement reliant Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach au chenal inaugural dont l'antique foyer a accueilli la naissance du geste de Peter Nestler. La diagonale du poème cinématographique est une ligne de fuite qui sublime le constat documentaire par l'étude passionnelle en rechargeant de sens le procédé de la diffusion en flux continu ou streaming privilégié au temps du confinement.
La lymphe a le goût du sang et la voix éraillée de la Senne laisse filer un fragment du Monologue du sang de Robert Antelme, un poème écrit par l'auteur de L'Espèce humaine avant son arrestation et sa déportation (cf. Textes inédits Sur l'espèce humaine. Essais et témoignages, éd. Gallimard/NRF, 1996, p. 54-55). Après la captivité et la torture de celui « Qui se trempa dans tout mon nom », la blessure ne cesse pas de couler, elle ne cesse plus en s'épanchant de suppurer. La tente abandonnée d'un sans-logis évanoui montre ses lambeaux comme un filet de sang. C'est pourtant au sortir de la bouche d'ombre que l'épreuve du voûtement peut enfin déboucher sur le dehors du désenvoûtement. La dalle de la pierre tombale est brisée. Le sortilège aurait-il donc été levé ? Le poème orphique se fait alors contre-sort. Un seul raccord fait croître entre deux plans la présence follement vivante des mouettes. Un peu de durée fait apparaître au milieu de l'eau lourde, fugacement, une mine d'argent. Un fondu-enchaîné peut à la fin réussir à faire lever depuis la fosse septique d'éparses puissances résurrectionnelles. Les feuilles tremblent comme des paupières, elles battent comme des ailes de papillon. Tout un reverdissement parsemé – « Quand le vert de la terre... » – en relais poétique à l'éclosion des visages épars de la jeunesse, ces promesses aussi tenaces qu'indicibles.
Qu'à l'avenir déborde le lit de belles endormies
Dans Bruocsella ! (2013), Jeanne perdue dans la foule était imperceptible et, imperceptiblement, une nouvelle reine des marais. Et c'est comme si, entre tous, seule la Senne le savait en faisant de son écoulement le susurrement d'un secret magnifique. Dans Quand est-ce (2017), le devoir de mémoire pourrait nommer l'engloutissement paradoxal du passé sous le poids du civisme et du musée quand le passé serait autrement ce continent perdu comme l'Atlantide qu'un oubli pour voir permettrait peut-être de retrouver et de faire réémerger. Dans Vallée de la Senne, l'image d'Ophélie se mêle aisément à celle d'Eurydice mais le fondu-enchaîné dédié au réveil promis de la belle endormie fait voir aussi dans son lit chiffonné d'autres femmes martyrisées, Jane Scott dans Bruges-la-Morte, Madeleine dans Vertigo, toutes deux révélatrices de ce piège à fantasme masculin qu'est aussi la tentation orphique.
Le fondu-enchaîné donne également à voir cela et c'est ainsi que sa fascinante déhiscence autorise à ne pas ignorer ce qu'il en coûte à un ange de l'histoire de tremper ses plans dans les sueurs froides des romantiques Hugues Viane et John « Scottie » Ferguson. Le nocher lui aussi peut être mené par le bout du nez de ses romantiques rêveries et, en basculant, s'y noyer.
Sortir du voûtement est alors un début nécessaire mais ce n'est que le début ; le désenvoûtement romantique est une épanchement symboliste qui a de l'avenir si et seulement s'il fait déborder le lit des belles endormies. En attendant : « Comme la vie est lente / Et comme l'Espérance est violente ».
22 juillet 2020
Boulevards de la Senne
Un enterrement de la première classe
« Comme beaucoup de villes qui l'avaient précédé dans cette démarche, Bruxelles décidait, en 1865, d'enterrer la rivière qui la traversait de part en part, du sud au nord, la Senne » : c'est ainsi que l'architecte et urbaniste Anne Von Loo ouvre son étude intitulée « L'haussmannisation de Bruxelles : la construction des boulevards du centre, 1865-1880 » (Revue de l'Art, 1994, n°106, pp. 39-49).
Le projet initial de l'assainissement de la capitale belge, incluant le voûtement de la Senne refoulée pour cause sanitaire de son insalubrité, a entraîné l'ambition d'importer une construction urbaine récemment expérimentée à Paris : le grand boulevard haussmannien. La bourgeoisie belge rêve alors d'imiter en grand son homologue française et elle y aura mis les moyens pour s'offrir à elle-même le monument consacrant sa domination. Quinze ans plus tard, les grands travaux d'importation du modèle haussmannien se sont cependant soldés par un échec retentissant. En 1863, un avocat libéral qui admire Haussmann, Jules Anspach, devient bourgmestre de Bruxelles et s'adjoint les compétences de l'architecte Léon Suys parce qu'il voit plus grand que la seule question de l'assainissement. Le maire rêve en effet de diriger un vaste chantier urbanistique combinant l'amélioration de l'habitat ancien, la construction d'une grande voie de communication et la création de nouveaux bâtiments publics afin de ramener la bourgeoisie au centre-ville et une épidémie de choléra causant trois ans plus tard la mort de plus de 3.000 personnes lui donne l'occasion d'accélérer la concrétisation d'une utopie urbaine et prométhéenne dédiée à la gloire encore neuve de la bourgeoisie.
« Cet amalgame d'un vulgaire problème d'égout avec un projet légitime d'embellissement de la ville, est la première étape de ce qui peut être interprété aujourd'hui comme le scénario d'une erreur urbanistique » (ibidem, p. 40). L'organisation compliquée d'un chantier dont l'administration est laissée à la responsabilité de capitaux privés va inévitablement provoquer de nombreuses démolitions provoquant de multiples expropriations, mais également des opacités financières, des endettements profitables et des rumeurs de pots-de-vin qui ternissent largement l'éclat initial du projet. Le conseil de la ville décide alors en 1871 de reprendre à son compte l'entreprise urbanistique en cours, mais l'initiative publique, quand elle ne continue pas d'être émaillée de scandales financiers, se heurte pratiquement aux improvisations d'un modèle haussmannien impossible à importer tel quel. En 1879, les efforts conjugués de Jules Anspach (qui meurt cette année-là) et Léon Suys (qui décède sept ans plus tard) s'épuisent à ne pas pouvoir échapper au constat d'un double échec. D'une part parce que Bruxelles hérite d'un patrimoine immense mais difficile à valoriser ; d'autre parce que la bourgeoisie alors invitée à reprendre ses aises dans le centre-ville va au contraire le vider de ses forces économiques en le fuyant davantage encore pour lui préférer les banlieues résidentielles construites à la plus petite mesure d'une volonté qui est moins de gloire que de discrétion.
« La politique de la table rase, qui a relancé de manière éphémère les métiers de la construction, va à moyen terme déstabiliser le fonctionnement de la capitale, mettre sa gestion en péril et prolonger jusqu'à aujourd'hui ses effets sur le centre historique » (ibid., p. 48). La dégradation des quartiers du centre-ville va même se poursuivre jusqu'au milieu du siècle suivant en suscitant avec l'appétit des spéculateurs une crise immobilière partiellement résorbée à partir des années 1980 lorsque Bruxelles décidera d'entamer enfin la rénovation de son patrimoine. Depuis, à Bruxelles comme dans la plupart des capitales des pays riches, la gentrification refaçonne le paysage urbain en faveur de nouvelles classes bourgeoises plus mobiles, connectées et engagées dans les industries culturelles.
Du passé faisons table rase
La Senne a bien travaillé et son voûtement, comme on l'a bien compris, aura pris la forme chaotique d'un enterrement de première classe – une mise à mort du fait de la première classe. Le temps n'est plus désormais aux descriptions idylliques d'un poète comme Georges Fricx qui célèbre dans sa Description de la ville de Bruxelles en 1743 une « petite Venise du nord ». En 1888, Camille Lemonnier dépeint dans La Belgique un paysage de décrépitude qui accompagne ce qui reste de la Senne, cette eau vive qui n'a pas cessé de croupir et s'alourdir des nombreux poisons de son exploitation. La rivière engorgée y compris de son devenir déchet aura ainsi été punie d'avoir longtemps travaillé en ayant été refoulée depuis à l'intérieur de la terre comme l'un des fleuves des Enfers. Le voûtement est donc ce dont il faut savoir se désenvoûter pour voir comment le refoulement d'une rivière a précédé celui de ses populations laborieuses au nom des prétentions glorieuses d'une classe dont le triomphe prend toujours l'allure monumentale d'un tombeau.
Cela est ce que montre déjà Vallée de la Senne, poème orphique qui, en encourant le risque de s'y noyer, voudrait aussi sauver des eaux – eaux ophéliennes et nymphales, lymphatiques et séreuses – un vieux dragon dont les écailles recouvrent une princesse dans l'attente messianique qu'un chevalier vienne enfin la délivrer. Cela est ce qui se montre autrement Boulevards de la Senne dont la manière, toujours mélancolique, tient à ce que la veine orphique se fasse plus analytique désormais, avec le montage de ses citations littéraires (La Senne de Gustave Abeels et La Belgique de Camille Lemmonier) et photographiques (les cartes issues des archives de la ville de Bruxelles), avec celui de ses plans fixes et de ses panoramiques qui relient les boulevards (du Hainaut rebaptisé) Maurice-Lemonnier et Jules-Anspach de la place Fontainas jusqu'à la place de Brouckère. Inaugurée en 1897, la fontaine-obélisque Anspach dédiée au créateurs des « boulevards du centre » a été enlevée en 1973 au profit d'une station de métro. Seule la façade de l'ancien Café-hôtel Continental continue de tenir fièrement le haut du pavé, surmontée d'un gigantesque panneau publicitaire électrique signé d'une marque célèbre de boisson gazeuse originaire des États-Unis. Le nom de Coca-Cola signe par métonymie que la bourgeoisie belge, après avoir échoué à égaler les rêves de grandeur monumentale de la bourgeoisie française, a fini comme elle par être coiffée par le chapeau rouge et blanc de l'impérialisme américain.
« Du passé faisons table rase » promet L'Internationale d'Eugène Pottier, écrite à l'époque de la Commune de Paris et au plus fort des travaux d'assainissement et d'embellissement de Bruxelles. Avant d'être une maxime révolutionnaire nuancée par tous les marxistes hérétiques et les communistes hétérodoxes, à commencer par Walter Benjamin, c'est d'abord et avant tout une prescription bourgeoise qui fait de la destruction et de l'amnésie un rouage essentiel de sa machine de domination. La dialectisation des matériaux cités, des prises de vue et des paroles lues ou récitées peut alors donner à voir ce qui ne se voit pas, à savoir le réel d'un enfouissement ininterrompu sous la surface agglomérée d'une réalité bétonnée et bitumée. Les boulevards forment le tombeau urbain d'une rivière ainsi que de son peuple riverain de prolétaires et sa butée n'est plus qu'une façade publicitaire. Les panoramiques soulèvent l'épiderme du visible, le montage se fait scalpel du sensible, les citations témoignent pour les organes nécrosés et refoulés. Une capitale européenne a la patrimoine urbain qui rayonne et il faut alors la rigueur mortifiante de l'exercice d'un regard critique pour lui tirer avec les vers du nez la rigor mortis qui se cache dans son sourire.
Les proscrits
Il y a longtemps, très longtemps, les loups venues de la forêt de soignes venaient vers la Senne pour s'y abreuver. Les loups ont disparu avec elle comme ont disparu ceux qui ont vécu et travaillé à proximité de ses eaux capricieuses et laborieuses. La ville qui rayonne est celle d'un désastre qui ne s'avoue pas, un amoncellement de ruines et de gravats qui se voient en pensée quand elles se dérobent à la visibilité organisée à dessein par une cité soucieuse d'offusquer certains pans de son histoire et de sa réalité.
L'impossibilité de ne pas voir ce qui résiste à se montrer engage le montage à être dialectique en croisant le conjonctif avec le disjonctif parce qu'il n'y a rien que l'on ne saurait symboliser sans en passer par l'épreuve radicale de l'antagonisme. Ainsi, les accents dissonants de la composition de Henri Pousseur intitulée Trois Chants Sacrés pour soprano et trio à cordes (1951) peuvent rappeler les stridences de Hans Werner Henze accordées aux blessures de guerre de Boulogne-sur-Mer refoulées par les grands projets de reconstruction urbanistique décrits dans Muriel, ou le Temps d'un retour (1963) d'Alain Resnais d'après un scénario de Jean Cayrol. Le contexte était alors celui de la guerre d'indépendance des algériens. S'il a changé, il est aujourd'hui celui d'une guerre tous azimuts, officiellement contre le virus et le terrorisme, mais le bellicisme est si diffus et si élargi qu'il s'en prend à de plus en plus de monde, étrangers, musulmans, militants, Gilets jaunes.
On pense encore au poème de Saïdou Ly issu du recueil Des intégrations (éd. Le Chant des rues, 2015) qui, avec la voix même de son auteur, évoque une « capitale au corps unique / dans laquelle coulent plusieurs branches du ruisseau / menant vers des origines lointaines ». C'est enfin, avec la voix d'autres amis, Juliette Achard et Jean-Noël Boissé, un communard anonyme qui, exilé en Belgique, reconnaît peut-être dans l'enfouissement de la rivière avilie l'enterrement par la première classe de la classe qui s'est levée et soulevée en désirant avec les camarades de la Commune en finir avec toutes les classes.
Loups, prolétaires, révolutionnaires, étrangers et immigrés, tous ont convergé vers la Senne, première d'entre les proscrits dont le chant souterrain est la profonde ritournelle des opprimés et des sans espoir à cause de qui l'espoir nous est toujours redonné.
23 novembre 2020
Vallée des ombres
Les rayons verts
(l'impossibilité de ne pas voir)
Le mythe d'Orphée est une pierre d'orientation dont la pesée fait la pensée de Maurice Blanchot. « Écrire commence avec le regard d'Orphée » peut-il ainsi écrire dans L'Espace littéraire (éd. Gallimard-coll. « Folio essais », 1955 [1999 pour la présente édition], p. 232).
Avec Orphée, le mythe ouvre à l'écrivain engagé dans la pensée (qui est une pesée) de l'écriture la possibilité d'aborder les rives d'une antique dichotomie catégorique entre le visible et l'invisible, mais pour un franchissement menant à ce qu'il nomme « l'autre nuit » où, en regardant ce qu'elle dissimule, la dissimulation elle-même peut apparaître (ibidem, p. 227). Une nuit incessamment déliée de la relève laborieuse du jour, une nuit interminable au cours de laquelle l'invisible accède à sa propre visibilité – la nuit impersonnelle où on écrit comme on meurt sans fin. L'autre nuit est celle où erre Orphée impatient à la suite inspirée d'Eurydice, qui meurt avec elle en touchant au plus proche qui est le plus lointain de la vue sans objet – vue à l'état pur comme l'autre nuit est intransitive. En désirant l'œuvre c'est le désœuvrement qu'Orphée trouve sans jamais qu'il lui en fasse sa propriété. Orphée est ainsi la figure mythique d'une considération saisie depuis l'épreuve solitaire et aveuglante de la sidération, d'un regard ressaisi à plat depuis le fond de toute cécité.
Dans le tact d'un contact à distance dont porte témoignage le chant désœuvré d'Orphée, l'épreuve orphique est celle d'une « fascination » pour parler à nouveau en empruntant les mots de Maurice Blanchot. « La fascination est le regard de la solitude, le regard de l'incessant et de l'interminable, en qui l'aveuglement est vision encore, vision qui n'est plus possibilité de voir, mais l'impossibilité de ne pas voir, l'impossibilité qui se fait voir, qui persévère – toujours et toujours – dans une vision qui n'en finit pas : regard mort, regard devenu le fantôme d'une vision éternelle » (ibid., p. 29). En contractant l'écriture dont chaque mot pèse la pensée, la fascination décrite s'écrit ainsi : « Ce qui nous est donné par un contact à distance est l'image, et la fascination est la passion de l'image » (idem).
Ce qu'il s'agit alors de voir, autrement dit de toucher à distance dans l'indiscernabilité de l'immédiateté et de toute médiation, comme depuis l'indistinction de l'activité et de la passivité, c'est la vue elle-même dont les conditions demeurent paradoxalement invisibles. C'est l'œuvre qui se fait dans les actes qui ont le tact ou la grâce de n'épuiser jamais aucune des puissances de son désœuvrement. L'écriture s'abandonne à de telles parages qui sont les frayages d'une pensée qui excède ses propres objets et visées et, en se retournant sur elle-même, longe la limite incessante de sa propre impossibilité. L'impossibilité de ne pas voir est ce qui fait voir en se faisant voir désormais.
La blessure d'une faute incessante
Le mythe d'Orphée oriente le cinéma de Ian Menoyot dédié à l'épreuve d'une vue tournant autour du noyau obscur de sa propre cécité, qui est l'épreuve d'un regard se retournant dans le lit ruisselant de sa propre impossibilité, qui est celle d'une œuvre qui a le tact de prendre soin du désœuvrement dont elle est le chant réservé. « Le mythe grec dit : l'on ne peut faire œuvre que si l'expérience démesurée de la profondeur – expérience que les Grecs reconnaissent nécessairement à l'œuvre, expérience où l'œuvre est à l'épreuve de sa démesure – n’est pas poursuivie pour elle-même. (…) Il est inévitable qu'Orphée passe outre à la loi qui lui interdit de ''se retourner'', car il l'a violée dès ses premiers pas vers les ombres. Cette remarque nous fait pressentir que, en réalité, Orphée n'a pas cessé d'être tourné vers Eurydice : il l'a vue invisible, il l'a touchée intacte, dans son absence d'ombre, dans cette présence voilée qui ne dissimulait pas son absence, qui était présence de son absence infinie. S'il ne l'avait pas regardée, il ne l'eût pas attirée, et sans doute elle n'est pas là, mais lui-même, en ce regard, est absent, il n'est pas moins mort qu'elle, non pas mort de cette tranquille mort du monde qui est repos, silence et fin, mais de cette autre mort qui est mort sans fin, épreuve de l'absence de fin » (ibid., pp. 226-227).
Un film, deux films, trois films : Vallée de la Senne, Boulevards de la Senne, Vallée des ombres. À chaque fois, la Senne est là, on y retourne, la rivière est une sirène qui n'arrête pas de nous rappeler à son chant. La Senne ne cesse pas de s'épancher en donnant à entendre pour qui a le tact et l'amitié de désirer s'en approcher la ritournelle lointaine et presque imperceptible de ses secrets les plus intimes. La Senne, son chant est la blessure incessante d'une faute aussi fatale que le regard d'Orphée sur Eurydice et trois films ne sont pas de trop en effet pour brasser les flots d'un écoulement interminable et, en passant, sauver quelques peaux qui sont autant de plans d'un processus de liquidation s'apparentant à une desquamation. Le triptyque de la Senne offre dorénavant ses trois panneaux aux métamorphoses d'une rivière surexploitée à seule fin d'ériger Bruxelles en cité marchande, avant sa récompense sous forme de punition par enfouissement dans les souterrains infernaux du voûtement construit au nom des envoûtements haussmanniens qui ont possédé la bourgeoisie dans son projet catastrophique de reconquête du centre de la capitale belge.
La Senne a été profanée en devenant la femme publique de toute une cité, la nymphe prostituée dont les eaux lymphatiques ont alimenté l'enrichissement vampirique des marchands. Le tombeau de son voûtement pour cause d'insalubrité aura paradoxalement instruit aussi de la sacralisation de la rivière et du sacrifice de la paria dont la faute inavouée est un sang épais coulant infiniment dans le ventre de Bruxelles qui l'a oubliée. Comme Eurydice la rivière a été perdue par Orphée mais c'est pour mieux la retrouver, rivière sidérée qu'il faut désormais apprendre à considérer et reconsidérer, rivière fascinante dans la présence de son absence infinie qui se fait sentir au plus près, rivière vivante d'une mort incessante qui est l'impossible même – l'impossibilité de ne pas voir se fait voir dans l'œuvre en faisant voir qu'elle se tient au plus près d'un désœuvrement qu'elle ne peut épuiser, jamais. L'épuisé l'est de beaucoup de possibles, certes, mais assurément pas des puissances du désœuvrement.
Un film, deux films, trois films : « eins, zwei, drei, die Kuh ist mit dabei », chansonnette allemande à la malice enfantine (« un, deux, trois, la vache est là ») dont la comptine est relayée par un carton de Nouvelle vague (1990) de Jean-Luc Godard qui en réécrit cependant la ritournelle en pensant à la Soirée tyrolienne (1980) du compositeur autrichien Werner Pirchner : « eins, zwei drei, die Kunst ist frei ». Un, deux, trois : l'art est gratuit et son esprit est libre, gratuité d'un cinéma fabriqué sous la ligne bleue des Vosges de la marchandise et liberté créatrice des formes de son art. Liberté du poème cryptique et contemplatif (Vallée de la Senne), liberté du montage documentaire des matériaux et de l'analyse critique de leur mise en relation (Boulevards de la Senne), liberté des figures éparses d'une fiction évasive dédiée malgré le désœuvrement des liquidations historiques au désir des communautés (Vallée des ombres). Gratuité et liberté renouvelées avec le triptyque en vérifiant aussi qu'il est nécessaire de toujours répéter les efforts, et qu'en conséquence il ne faut pas craindre d'échouer encore. « N'importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » ainsi que l'indique Samuel Beckett dans Cap au pire (éd. Minuit, 1991 [1983 pour l'édition originale], p. 8).
La Senne coule d'une blessure incessante et fautive et sa coulée fait gonfler les multiples canaux du triptyque poétique dévoué avec peu à brasser beaucoup, passant et repassant dans le lit froissé de la putain séreuse afin que ses sassements et ressassements participent, même faiblement, à restaurer quelques promesses nymphales – de celles qui redonneraient au passé l'avenir dont notre présent asphyxié réprime férocement l'idée comme la possibilité.
L'or des mains vides
(l'autre nuit à contre-jour)
Orphée revient et sort des ténèbres, il émerge de la nuit qui dévore une bonne partie du tunnel. Parmi les graffitis hasardés sur un mur sale, le mot de « crématoire ». Un violon dans sa besace, Orphée revient car il sait qu'il doit redescendre encore une fois dans le ventre de la Terre dont les boyaux ont accueilli les fours pas banals d'une histoire infernale. Une catabase vient après l'autre, toujours, sans jamais que leur cycle n'épuise l'éternel retour d'une nécessité vertueuse quand elle est ainsi assumée. Dans le recueil de ses Chimères (1854), « El Desdichado » de Gérard de Nerval en a rappelé l'antique vérité : Orphée est une figure de la répétition, a « deux fois vainqueur traversé l'Achéron / Modulant sur tour à tour sur [sa] lyre / Les soupirs de la Saine et les cris de la Fée ». Le passeur à qui il faut payer d'or l'accès de la rivière souterraine, cet excès que Bruxelles aura voulu fautivement enfouir et refouler, est toujours Charon et il a désormais le visage amical et argenté d'un vieux sage presque amérindien, Boris Lehman. L'obole est l'étrange devise qui vient diviser le cours habituel des monnaies par l'or et l'argent sans mesure du soleil qui donne sans contrepartie, don absolu. Ses écus tachettent ainsi la Senne avant la sortie du tunnel que coiffe un pépiement qui est celui de la vie au matin, à l'aurore. La fin du voûtement peut alors ouvrir sur les promesses matinales et aurorales d'un jour inédit – le bleu du ciel, enfin – qui n'est pas celui de la relève positive de la nuit mais le prolongement éclairé de l'autre nuit qui dure et n'a pas de fin. L'autre nuit à contre-jour.
« En vérité, je me trouvais sur le rebord de la vallée d'abîme douloureuse » : la voix de Renaud Tefnin s'arrête ici mais la phrase dite continue cependant ainsi : « qui accueille un fracas de plaintes infinies ». La citation est évocatrice. Une amie indique qu'elle est extraite du roman Dans les arcanes de la toile de Daniel Léon, publié en 2015 par la Société des écrivains. Le récit accueille dans le genre prisé par la jeunesse de la fantasy un monde inquiétant de vases communicants où le mystère d'une mère disparue, en rompant avec les partages catégoriques et les équilibres symboliques qui caractérisent un petit coin de nature du côté des Pyrénées, fait tranquillement lever des puissances mêlées d'interrogation et de hantise, de familière étrangeté jusqu'à l'ébranlement, d'indistinction et de folie. Dans les faits, il s'agit d'une citation de citation, Dante derrière Daniel Léon, celui du Chant IV de l'Enfer de la Divine Comédie. C'est un petit caillou blanc comme il y en a d'autres et tous parsèment la Vallée des ombres retrouvant quelques-uns des visages de la Vallée de la Senne comme des brins d'herbes qui auraient entre-temps poussé et dont la croissance permet, malgré le treillis serré d'une nature alimentée par les courants souterrains de la Senne, des ramifications mieux prononcées.
Une pierre jaune, un fragment de récit elliptique portant sur des ombres terrorisées, un appel lointain à travers la forêt, des soupirs qui font frissonner l'air ainsi qu'en parle Alphonse de Lamartine en dédiant sa quinzième Méditation à Victor Hugo, un arbre abattu et un tas de bois comme une cahute, une voiture abandonnée pareille à un fossile de l'âge industriel, une ombre glissant le long du ruisseau, une sylve qui s'étonne de la vitesse du sang s'effaçant, la vision de mille âmes ruinées et l'autre vision de rayonnements fulgurants se disant avec la douceur du narrateur orphique et les mots empruntés de Dante de la Divine Comédie en deux temps, tirés d'abord du Chant IX de l'Enfer puis du Chant XXIII du Paradis, plus tard une naïade blanche et nue : dans la crypte du poème dédié aux puissances résurrectionnelles de la Senne, les signes aussi épars que les citations sont fugaces font une constellation hospitalière pour les ruines de l'art, du présent de l'histoire.
Et puis ce sont des visages mutiques comme la pierre et des voix incorporelles comme l'air. Hier encore alourdie d'une faute qui n'a jamais été la sienne et pour laquelle elle aura pourtant été punie, la rivière a désormais son lit qui s'étend et s'allège, qui bleuit, s'éclaire et s'adoucit. D'autres visages apparaissent, Boris Kish revenant de Bruocsella ! (2013). D'autres voix se font entendre, Juliette Achard, qui font entendre les paroles traçant en pointillé les contours d'un fragile repeuplement. D'autres paroles rapportées qui sont des citations devenues la prose de personne, de tout le monde et de n'importe qui. Philippe Lacoue-Labarthe : « Nous sommes les témoins que dans la honte vous récusez ». Rainer Maria Rilke : « Certes, il est étrange de ne plus habiter la terre ». Bertolt Brecht : « Songez quand vous parlez de nos faiblesses / À la sombre époque dont vous êtes sortis / Nous traversions les luttes de classes / Changeant de pays plus souvent que de souliers / Désespérés que la révolte ne mît pas fin à l'injustice / Nous le savons bien / La haine de la misère creuse les rides / La colère de l'injustice rend la voix rauque / Ô nous qui voulions préparer le terrain de l'amitié Nous ne sûmes pas devenir des amis / Mais vous quand l'heure viendra où l'homme aide l'homme / Pensez à nous avec indulgence ».
Un chant espagnol rappelle encore la faute belge de l'assassinat du leader indépendantiste congolais Patrice Lumumba, son corps perdu dans la terre et son âme qui réclame justice sans fin. À contre-jour, le bois perdu d'un bout de Belgique devient une zone d'accueil et d'hospitalité pour le doux fracas des plaintes infinies, plaintes des ombres et les spectres que réchauffe plus d'un rayon vert – la Toscane abritant le fantôme des ouvriers, des paysans et des mythes chère au cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, la forêt russe et post-soviétique de Stalker, l'Afrique noire colonisée de Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad.
Orphée revient, il remonte à contre-jour le courant dominant, il sort du tunnel comme l'enfant John Mohune dans le film de Fritz Lang. Orphée est un passeur, un ange, un médiateur évanouissant et ses catabases n'ont pas d'autre inspiration qu'une moisson de rayons verts. De fait, l'époque intervallaire n'a plus rien d'autre à désirer que le désœuvrement préféré aux activistes de la volonté de néant. Les mains du passeur sont vides, autrement dit elles sont pleines de l'or que la Senne a reçu du soleil et c'est ainsi que l'obole de Charon est devenue un trésor pour qui revient du pays des morts en pouvant annoncer aux vivants qui le sont de moins en moins la nouvelle des survivances préférable à la rengaine de la survie rance.
Alors, la grise Bruxelles peut reverdir – impossible de ne pas le voir – quand elle se voit comme ici ressaisie depuis les sels d'or et d'argent de la Senne, la nymphe ressuscitée. La vallée des ombres peut préparer à celle de la Roya, autre vallée de la paix.
28 novembre 2020
Au vert (2020)
La vallée de la paix,
en passant les frontières
C'est en laissant respirer les plans, dans la tenue d'un certain cadrage associée à celle d'une certaine durée, qu'un paysage vu coïncide étymologiquement avec le radical de son nom : le paysage de campagne est un champ entretenu pour y cultiver la paix. Le pagus hérité de l'époque romaine s'est déposé à la surface des plans – la page, le paysage, le plan – pour constituer le sol archéologique d'une manière d'habiter le monde en le contemplant à partir de la paix qui en fonde la promesse quand il ne s'agit pas de sa profonde vérité. C'est ainsi qu'il y a, au sens fort du terme, du pays et c'est ainsi qu'un plan de cinéma le vérifie en attestant qu'il y a là-bas ou ailleurs de l'ici et que, nous qui le regardons, même de loin, même à distance de l'écran domestique ou plus grand de cinéma, nous sommes dans la paix que son image qui la projette nous prodigue. C'est ainsi que le cinéma a pour vaste fond et origine le néolithique et certains de ses meilleurs praticiens ressemblent souvent à de grands paysans, Alexandre Dovjenko, John Ford, Kenji Mizoguchi, Georges Rouquier, Jean-Marie Straub, Souleymane Cissé. Et quelques algériens contemporains, Mohamed Ouzine et Abdallah Badis.
Un paysage compris ainsi, autrement dit considéré par un regard qui se tient et nous fait tenir en tenant à la radicalité de son sens, devrait nous engager à faire la paix, même quand le temps est à la guerre. La paix est en effet une question d'une grande radicalité. C'est une inquiétude radicale dès lors qu'à notre corps défendant nous nous retrouvons en guerre contre le monde que nous habitons en devenant le déchet immonde de la mondialisation du capital.
Si le paysage a la garde de la paix et si les paysans en sont les gardiens nourriciers, il inquiète pourtant en n'étant pas moins le site d'une intranquillité. Le paysage de campagne arrêté dans les principes esthétiques de sa représentation pour le monde occidental à l'époque classique, avec Poussin en génial parangon, n'est pas seulement le siège grandiose des grandes batailles épiques, mythologiques puis historiques. Le paysage dont le site promet qu'il est celui de la paix du monde peut en effet se voiler du trouble des paroles qui le parlent moins (le paysage bruit tout en étant fondamentalement mutique) qu'elles disséminent à sa surface le grain de récits avérant que la paix est une idée à laquelle on tient en temps de guerre. C'est une grande invention du cinéma, et c'est l'une des plus décisives, que d'avoir mis au point au moment de l'avènement de sa modernité une machine de montage dialectique qui appareille aux prises de vue des prises de son qui en discutent les aperçus. Au moment où l'image et le son entrent en synchronisation en sortant des studios pour affronter dans des appareillages plus légers la description documentaire de la réalité, l'un et l'autre entrent en conflit selon des esthétiques de la désynchronisation et de la disjonction qui renouvellent dans le champ cinématographique le choc des antagonismes purement visuel hérité du cinéma soviétique. Le cinéma dans son moment moderne a ainsi décidé de se porter un pas plus loin qu'à l'endroit balisé des équilibres mimétiques de la représentation classique pour se mettre en danger en pensant la crise qui caractérise le programme même de la modernité, dont l'utopie se divise concrètement entre l'enfer de ses trahisons et la persévérante promesse de leur rédemption.
Le paysage est muet, oui. Il n'empêche, une parole se fait entendre qui n'obscurcit pas la paix et l'imaginaire que son site expose, mais bien plutôt clarifie la situation réelle d'une promesse dans un environnement habité qui est aussi celui de l'antagonisme et du conflit quand il n'est pas celui de la guerre. Le paysage se fait voir et se donne à voir en offrant au regard la paix qu'il manifeste, oui. Il faut pourtant une voix incorporelle et le récit personnel qu'elle fait entendre pour comprendre qu'il y a des paysages impersonnels dédiés à la paix qui ne se gagne qu'à l'arrachée, arrachée au fond général de plus d'une guerre. Le paysage devient parlant mais ce n'est pas lui qui nous parle directement, il parle allégoriquement en parlant avec la voix de celui ou celle qui s'y est caché et l'a traversé.
« Y en a pas un sur cent et pourtant ils existent »
L'image du paysage est divisée – la paix promise, la guerre inévitable – et la division passe par le son qui est un tamis dont la force de discrimination rappelle à toute critique qu'elle est d'abord et avant tout, culturellement, un geste de séparation des grains paysan. Ainsi il y a, à l'image, les vallées qu'abrite le département des Alpes-maritimes, vallées accueillantes, tranquilles, verdoyantes. De loin elles semblent sans histoire, dédiées à la reproduction de la vie quotidienne comme à la saine composition des exigences rurales et des urgences urbaines. Et puis, au son, il y a les récits à l'instar de celui donné par la voix doucement exténuée de Rachel Sassi, et que le court film de Ian Menoyot dépose à la surface des paysages qu'il peut dès lors regarder autrement. C'est-à-dire en articulant sa contemplation pacifique à l'énonciation d'un récit dont la raison est celle de l'anarchisme, sa politique et sa répression politique.
Alors la vie quotidienne devient aussi celle d'une existence qui accepte au nom de la fidélité aux engagements à consentir sans résignation à vivre l'exception de la clandestinité. Alors, sans forçage, le présent se densifie de plus d'une histoire, de plus d'une traversée clandestine des frontières, par exemple celle des militants espagnols fuyant le franquisme en 1940 ou celle des résistants et partisans de part et d'autre de la frontière franco-italienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors, et sans volontarisme didactique, le présent se charge du présent quand les traversées clandestines concernent aujourd'hui les immigrants aidés et hébergés par l'agriculteur Cédric Herrou dans la vallée de la Roya située dans les Alpes-Maritimes, et dont l'action a d'ores et déjà permis de consacrer en 2018 le principe constitutionnel de la liberté d'aider autrui dans un but humanitaire.
Au vert témoigne ainsi, simplement et dans la croyance tenue que le cinéma n'a toujours pas épuisé son moment moderne, il témoigne pour les paysages dont la paix se joue en passant et repassant les frontières de la guerre, guerres d'hier, d'autres en cours. La frontière est une impasse quand elle est celle de la guerre entre les nations qui se prolonge dans celle des nationaux contre les étrangers et sa passe est l'affaire nécessaire de ceux qui veulent vivre en paix et faire la paix. Si Au vert témoigne de toutes ces histoires actuelles et inactuelles qui rappellent chaque paysage à l'intranquillité parfois imperceptible de son site, c'est aussi à partir du point de capiton d'une histoire en particulier, une histoire qui serait sûrement la moins entendue de toutes, la moins considérée et dont le récit a valeur de rédemption. C'est une autre histoire, une histoire contemporaine.
Le récit en question s'intitule « Se mettre au vert » et il est tiré d'un recueil intitulé Incognito. Expériences qui défient l'identification, publié d'abord en Italie en 2003 puis traduit en français en 2011 par les éditions Nux-vomica et Mutines Séditions. Dix récits autobiographiques couvrant les années 1970-2000 font entendre la diversité des voix anonymes de militants, des anarchistes italiens mais pas seulement, qui ont été contraints en raison de la répression qui s'est abattue sur eux à connaître l'épreuve radicale de la clandestinité. Ces expériences qui ont défié l'identification policière restituent ainsi les voix d'une autre politique imperceptible par les radars médiatiques, une politique minoritaire et révolutionnaire dont l'anarchisme est le nom et ses sujets si peu vus, décrits, commentés, appréciés. Ils sont nos contemporains, les presque inaudibles qu'il nous faut entendre et voir malgré tout, à partir des images et des sons qui ajointent nos efforts d'imagination à la réalité fidèlement respectée d'une relégation dans le champ des représentations quand il ne s'agit pas de minoration et d'invisibilisation.
Ces voix hantent les forêts alpines en se mêlant à celles des partisans d'hier et des immigrants d'aujourd'hui et elles ne sont pas moins dignes de la paix que
promettent les paysages qu'elles ont traversé. Alors que les vagues caressent des galets, une parole peut advenir et rouler dans la bouche en faisant monter discrètement l'écume des plans. C'est
la femme sans nom dont la voix raconte les perquisitions et l'éventualité de la clandestinité, les objets de cœur gardés auprès de soi comme autant de trésors inaliénables et l'enfant
provisoirement délaissé, la précarité des départs répétés, l'absence des compagnons et l'entraide comme un don. Et puis l'enthousiasme d'y être arrivé, qui est aussi la joie d'avoir réussi à
faire de nécessité vertu et le bonheur d'une imperceptibilité jusqu'au bout maintenue. Le récit personnel et anonyme de cette militante fait ainsi lever depuis les paysages des Alpes-Maritimes
tout un paysage impersonnel accordé au désir d'une vie de résistance et de dignité et son imperceptibilité rejoint à la fin celle de la paix dont, malgré la guerre des frontières, le paysage
demeure le gardien muet. La vallée est celle de la paix.
« Y en a pas un sur cent et pourtant ils existent », moment fameux des Anarchistes de Léo Ferré. On se dit désormais que, parmi les anarchistes, il y a des cinéastes qui, avec moins d'emphase et plus discrétion, mais non sans lyrisme, ont l'honneur de saluer leurs pairs en imperceptibilité.
23 novembre 2020
« N'importe quel taudis
Où la plante a pu prendre,
Le fruit a mûri,
La racine s'étendre,
Cratères en volcans,
Il a payé son dû.
Sable sous les paupières,
Cimes descendues,
Face aux grandes étendues
De la misère humaine,
Tous les muscles tendus
Et le tympan qui saigne,
Dans la douleur qu'il fait sienne,
Il a quand même obtenu
Des astres qui nous mènent
Que la vallée soit nue
Dans la vallée de la paix. »
(Gérard Manset, « La Vallée de la paix », 1994)